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La spécificité de l’objet religieux au regard du culte des ancêtres des Vietnamiens en France réinterprété à partir du bouddhisme

The Specificity of Religion as an Object of Enquiry: the Case of the Vietnamese Ancestor Cult in France Reinterpreted by Buddhism
Jérôme Gidoin

Résumés

En s’appuyant sur une enquête ethnologique consacrée à la pratique du culte des ancêtres des Vietnamiens dans un contexte bouddhique en France, cet article insiste sur la dimension réflexive de la recherche. Il en ressort que l’objet religieux se donne difficilement à voir et à saisir, en particulier parce qu’il est le terrain privilégié des valeurs incorporées qui échappent à la dimension verbale. Parallèlement à un exposé concis des spécificités du bouddhisme et du culte des ancêtres vietnamiens, puis des modalités de leur juxtaposition au Vietnam et de leur contact inédit en France, il s’agit d’aborder les impondérables de l’enquête (tensions intersubjectives et malentendus) auxquels le chercheur a dû faire face, mais aussi la manière dont il a su en tirer parti pour interroger son terrain. Se pose la question de l’altérité, et de façon sous-jacente, celle de l’éthique du chercheur dans le cadre d’une étude sur le fait religieux aujourd’hui.

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Texte intégral

1Sous la forme d’un témoignage inspiré de mon expérience ethnologique de terrain, je propose de mettre en perspective mon approche empirique de l’objet religieux, en tâchant d’apporter des éléments de réflexion plus généraux. Dans le cadre de ma thèse de doctorat (2009), j’ai réalisé une enquête sur les pratiques d’hommage aux défunts vietnamiens dans des pagodes vietnamiennes de la région parisienne. Ces hommages rassemblent généralement des familles qui effectuent des rituels de deuil ou qui honorent leurs défunts à l’occasion d’un hommage anniversaire. Ce phénomène s’apparente à une forme de réinterprétation du culte des ancêtres à partir du bouddhisme en France. Au fil du texte, je présenterai le terrain dans ses grandes lignes, mais je vais surtout insister ici sur la dimension réflexive de ma recherche.

1. La construction de l’objet religieux

2L’objet religieux, comme tout objet de la réalité sociale, ne se donne pas à voir tel quel. En socio-anthropologie, l’objet n’existe pas en soi comme une chose, on le construit progressivement au cours de ses recherches. En m’en tenant à ma propre expérience, je commencerai par parler de l’écart qu’il y a entre les représentations que l’on a ou que l’on élabore avant d’aller sur le terrain et la réalité que l’on découvre en s’y confrontant. Mes représentations relatives au culte des ancêtres des Vietnamiens, avant d’entreprendre mes recherches, étaient en effet assez éloignées des pratiques d’hommage aux défunts que j’ai pu observer dans les pagodes par la suite.

3Il faut savoir qu’au Vietnam, le culte des ancêtres est un culte familial qui se pratique dans l’espace domestique, où se trouve en général un petit autel consacré aux ancêtres dans la pièce principale de la maison. Or, en France, les familles pratiquent de moins en moins ce culte chez elles, voire plus du tout, ce qui rend les conditions d’accès au terrain très limitées. Je suis donc allé enquêter dans des pagodes vietnamiennes de la région parisienne parce que je savais que l’on y organisait des rites funéraires et des hommages anniversaires aux défunts. Intuitivement, je me suis dit qu’il devait probablement y avoir un rapport à établir entre ces hommages à la pagode et le culte des ancêtres, tout en sachant par ailleurs que le culte des ancêtres et le bouddhisme sont deux cultes distincts qui se juxtaposent chez la grande majorité des Vietnamiens. J’allais découvrir que le culte des ancêtres, dans ce contexte bouddhique en France, était un objet difficile à identifier. A-t-on encore affaire à un culte des ancêtres ? La notion d’ancêtre est-elle encore pertinente ? En fait, rendre hommage aux défunts à la pagode ne va pas de soi. L’installation d’autels consacrés aux ancêtres dans les pagodes ne relève pas de la tradition, en France comme au Vietnam. Si les familles, en France, délèguent leur culte aux moines, c’est en grande partie parce que la religiosité familiale du culte des ancêtres s’est peu à peu effritée avec le temps. Et les moines y trouvent leur intérêt puisqu’ils accroissent ainsi le nombre de leurs fidèles. L’espace cultuel bouddhique se présente alors comme une solution de rechange pour continuer à honorer dignement ses défunts en France.

  • 1  R. Bastide, « Mémoire collective et sociologie du bricolage », L’Année sociologique 21 (1970), p.  (...)

4Il n’y a donc pas un objet « culte des ancêtres » immuable, statique, qui se donnerait à saisir tel quel. Et cette remarque est assurément généralisable à tout objet de recherche en socio-anthropologie du religieux. Les phénomènes religieux syncrétiques en situation migratoire et post-migratoire ont toutefois la particularité d’être très mouvants. C’est pourquoi d’un point de vue méthodologique, il m’a semblé nécessaire d’adopter une approche dynamique envisageant le religieux en termes de changement, à la manière de Roger Bastide1. Dans ce contexte issu de l’exil, mon objet n’existe qu’à titre d’hypothèse de travail. Le terme « culte des ancêtres » constitue un point de départ, il est au cœur de mes réflexions, mais en même temps il pose problème dans sa confrontation au terrain. Un jour, une nonne de la pagode de Joinville-le-Pont, où j’ai démarré mon enquête, m’affirma qu’il n’y avait pas de culte des ancêtres à la pagode, que cela faisait partie des croyances et des pratiques populaires, et non du bouddhisme. Il ne pouvait donc pas y avoir selon elle de culte des ancêtres dans un espace bouddhique. Sa réaction m’avait quelque peu décontenancé. Cette mise en doute de mon objet m’avait en même temps permis d’avancer. Je comprenais par exemple qu’il y avait à la pagode un usage informel du terme « ancêtre » – informel, mais bien réel puisqu’on utilisait souvent le terme, surtout les fidèles. Autre exemple avec un retraité bénévole à la pagode de Bagneux, un des mes interlocuteurs privilégiés, qui me confia un jour que le culte des ancêtres était erroné de son point de vue, qu’il n’avait plus de sens. En fait, pour lui, le bouddhisme avait pris le pas sur le culte des ancêtres traditionnel. Il faut voir qu’un grand nombre de Vietnamiens arrivant à l’âge de la retraite, redécouvrent le bouddhisme et « approfondissent » comme ils disent souvent. Le rapport de cet homme à ses défunts, sa manière de leur rendre hommage, étaient vraisemblablement en train de muter. Il se trouvait dans un « entre-deux cultuel ».

5Quoi que l’on fasse, il y a toujours un décalage, un écart entre ce que l’on peut appeler le « réel de référence » et les données que l’on recueille, de même qu’entre ces données et nos interprétations :

  • 2  J.-P. Olivier de Sardan, La rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l’interprétation (...)

L’hypothèse réaliste, qui postule l’existence d’un réel de référence relativement et partiellement connaissable par l’enquête, ne doit pas être confondue avec l’illusion réaliste, qui croît en un accès direct et objectif à ce réel de référence, et oublie que ce dernier est une construction sociale2.

  • 3  P. Berger et T. Luckmann T., La construction sociale de la réalité, Paris, Armand Colin, « Bibliot (...)

6La réalité est construite socialement comme le rappellent les socio-anthropologues américains Berger et Luckmann dans leur ouvrage La construction sociale de la réalité3. Le principal mérite de la posture constructionniste (ou constructiviste) de ces auteurs – qui n’a rien à voir avec l’anarchisme épistémologique de l’ultra-constructivisme post-moderniste – est de rompre avec le naturalisme et le positivisme, sans renoncer à un objectif de véracité.

7Que l’on avance vers une meilleure compréhension du terrain, que nos interprétations soient de plus en plus plausibles, il y aura toujours un écart par rapport au réel observé, puisqu’il n’y a, du moins dans cette façon d’appréhender les choses, que des interprétations de la réalité. Cet écart ne constitue en rien un handicap. Au contraire, il représente même une condition de la connaissance, car c’est à partir de cet écart que l’on peut formuler des hypothèses, construire son objet et avancer vers davantage d’intelligibilité. Tout repose ensuite sur

  • 4  J.-P. Olivier de Sardan, op. cit. p. 9, 11.

l’adéquation empirique des énoncés, c’est-à-dire sur l’adéquation entre le réel de référence pris comme objet et les interprétations et théorisations qu’en propose le chercheur, autrement dit et pour être encore plus précis, […] sur la rigueur empirique de l’anthropologue, et plus généralement du chercheur en sciences sociales […], indexée à un double rapport d’adéquation : (a) le rapport d’adéquation entre l’argumentation et les données d’enquête ; (b) le rapport d’adéquation entre les données d’enquête et le « réel de référence »4.

8D’un autre côté, c’est aussi à partir de cet écart que l’on risque de sur-interpréter la réalité, d’autant plus que le fait religieux revêt un grand pouvoir de fascination.

2. Les limites de la dimension verbale

  • 5  P. Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 111-165.
  • 6  L. Vandermeersch, « Le nouveau confucianisme », Le Débat 66 (sept.-oct. 1991), p. 16.
  • 7  R. Pottier, « La place du corps dans les processus de socialisation : l’exemple du confucianisme » (...)

9L’expérience religieuse se passe bien souvent de mots, ou plutôt implique un rapport ambigu avec le langage. Les valeurs incorporées sur lesquelles elle repose, échappent en grande partie à la dimension verbale, consciente, et par conséquent au cadre de la réfutation théorique5. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne la religiosité familiale du culte des ancêtres vietnamien, d’inspiration confucéenne, axée sur un sens aigu du rite mobilisant en premier lieu la dimension corporelle. Il est difficile pour un Occidental de concevoir cette dimension religieuse attachée au ritualisme des Vietnamiens (comme des Chinois). Le sinologue Léon Vandermeersch écrit que le « confucianisme fonde la culture en donnant aux valeurs qu’elle exprime une dimension de transcendance morale qui ailleurs n’existe qu’au plan religieux »6. Ajoutons que l’intériorisation de ces valeurs morales, « sur lesquelles repose l’harmonie de la vie sociale (et familiale) passe par l’apprentissage (et même l’incorporation) de comportements strictement codifiés qui recouvrent à la fois des manières de s’exprimer et des attitudes corporelles »7.

10Les mots peinent à exprimer un savoir pratique, ce « sens pratique » théorisé par Bourdieu. Ce qui explique souvent un certain décalage entre ce que les gens font et ce qu’ils disent. Lorsque que j’interrogeais les fidèles sur les raisons qui les avaient conduits à transférer leur culte des ancêtres à la pagode, les prétextes du manque de temps et de place revenaient systématiquement. Or il est ressorti de mon enquête que ce sont surtout des enjeux symboliques attachés aux valeurs filiales et à leur transmission aux générations descendantes qui ont déterminé leur choix. La plupart des fidèles viennent à la pagode pour signifier avec leur corps un message symbolique à l’endroit de leurs défunts, ce qui leur permet de réactualiser les valeurs de la piété filiale, socle axiologique de la culture vietnamienne.

  • 8  M. Granet, La religion des Chinois, Paris, Albin Michel, « Spiritualités vivantes », 1998, p. 218.

11L’écart entre le dire et le faire est indissociable de l’écart entre normes et pratiques, entre ce qui relève de l’officiel et ce qui relève de l’officieux. J’ai constaté par exemple qu’il y avait chez les moines et chez les nonnes, de même que chez certains fidèles très investis dans le bouddhisme, une double posture vis-à-vis de la pratique du culte des ancêtres, et dont ils s’accommodent parfaitement. En fait, le bouddhisme des Vietnamiens s’apparente à ce que l’on pourrait appeler, faute d’avoir trouvé un autre terme plus pertinent, un bouddhisme « populaire ». Plus généralement, leur rapport au religieux se caractérise assez bien par ce que le sinologue M. Granet a appelé un « syncrétisme pragmatiste »8, c’est-à-dire un rapport au religieux qui n’a pas grand-chose à voir avec le bouddhisme doctrinal et parfois érudit des moines, ni même avec l’image officielle que ces derniers tendent à vouloir associer au bouddhisme vietnamien en France.

  • 9  P. Parlebas, Contribution à un lexique commenté en science de l’action motrice, Paris, INSEP, Mini (...)

12Concrètement, pour faire face à ces difficultés liées aux limites de la dimension verbale, j’ai insisté sur l’observation des pratiques rituelles, en portant dans un premier temps mon attention sur les « conduites motrices », au sens où l’entend le socio-anthropologue P. Parlebas, c’est-à-dire comme « des comportements moteurs en tant qu’ils sont porteurs de signification »9. J’interrogeais ensuite les personnes à partir de mes observations dans le cadre d’entretiens approfondis. Observations et entretiens, évidemment, interagissaient.

3. Un objet difficile à saisir

  • 10  G. Condominas, « Les sociétés indochinoises – Les Vietnamiens », in A. Leroi-Gourhan et J. Poirier (...)

13Le sentiment religieux des Vietnamiens est difficile à définir. Il « résulte d’un enchevêtrement inextricable d’un fonds de croyances autochtones auxquelles sont venus se mélanger confucianisme, taoïsme et bouddhisme importés de la civilisation chinoise »10. Les Vietnamiens se préoccupent peu d’établir des frontières, passant aisément d’un culte à l’autre. Leur religiosité se caractérise donc par une assez forte propension au syncrétisme. La situation en exil amplifie la difficulté, en raison de l’inévitable processus d’acculturation au contact de la société d’accueil et des diverses formes de reconfigurations culturelles et religieuses qui peuvent en résulter. Si l’on observe avec attention les spécificités respectives du bouddhisme vietnamien et du culte des ancêtres, ainsi que les modalités de leur cohabitation au Vietnam puis en France, on se rend compte que l’on a affaire dans ces pagodes à un phénomène inédit de réinterprétation, une sorte d’« ancestralité revisitée » présentant de nouvelles modalités d’interactions entre les deux référents religieux.

14Par ailleurs la notion de « culte des ancêtres », d’un point de vue socio-anthropologique, ne se réduit pas au seul domaine religieux, mais touche également à la parenté et au politique. Dans ce contexte post-migratoire, elle implique une multiplicité de problématiques interconnectées liées entre autres à la mémoire, à l’identité, à l’ethnicité et au rapport à la mort. La pagode vietnamienne en France offre ainsi un cadre social complexe, un réservoir de sens multiple à partir duquel les individus élaborent diverses formes de continuité religieuse et culturelle.

  • 11  J. Gidoin, « La pagode, lieu de mémoire d’un bouddhisme vietnamien transnational », Carnets de Géo (...)
  • 12  D. Schnapper, « Le sens de l’ethnico-religieux », Archives de sciences sociales des religions 81 ( (...)

15Je m’arrêterai enfin sur ce qui me paraît constituer une des spécificités du religieux aujourd’hui, à savoir son caractère mobile et transnational. Les frontières du religieux semblent de plus en plus mouvantes. Le bouddhisme vietnamien en terre d’exil revêt une dimension transnationale (essentiellement en Europe, aux États-Unis, au Canada et en Australie), si bien que l’on peut raisonnablement avancer l’idée d’une diaspora vietnamienne bouddhiste11. J’ai pu observer que la dimension internationale (globale) du bouddhisme vietnamien – indissociable de l’exil de millions de Vietnamiens après 1975 – déterminait fortement la situation de cette religion à l’échelon national (local), en l’occurrence en France, en engendrant une situation paradoxale. Le niveau international, traversé par des enjeux politiques, est lié au sort des religieux au Vietnam et à la défense des libertés religieuses (mises à mal par le régime communiste). Le niveau national est quant à lui axé sur les préoccupations des exilés, qu’elles soient d’ordre religieux, culturel, identitaire, mémoriel ou encore eschatologique. Ce niveau local, post-migratoire, est essentiel, car ce sont les laïcs sympathisants qui, par leurs dons, permettent à la pagode de réaliser ses projets. Sans ces dons, qui proviennent principalement des offrandes en espèces effectuées par les fidèles qui ont délégué leur culte des ancêtres aux moines, le bouddhisme vietnamien n’aurait pas pu se développer en terre d’exil. Dans ces conditions, on comprend que ce sont les générations descendantes qui assureront la relève. Or ces dernières ne se sentent plus du tout concernées aujourd’hui par les questions politiques qui pouvaient animer leurs aînés. À cette contradiction s’en ajoute une autre, qui lui est intimement liée : la dimension ethnique du bouddhisme vietnamien en France – que l’on peut qualifier d’« ethno-religion »12 – va à l’encontre de son message universel, auquel sont de plus en plus sensibles les jeunes. Notons que le bouddhisme vietnamien, bien qu’il semble être la forme de bouddhisme la plus répandue en France aujourd’hui (ses fidèles représenteraient environ 60 % des bouddhistes de France), reste aussi, en raison de son communautarisme, le plus méconnu.

16Le cadre dans lequel est imbriqué mon objet initial, le culte des ancêtres, est donc bien complexe. La question qui se pose est de savoir comment ajuster son échelle d’observation pour appréhender l’objet, entre le local et le global.

4. Des malentendus

17Au cours de l’enquête, l’apparition de situations relationnelles tendues, voire conflictuelles, était assez fréquente. Mon travail a souvent consisté à mettre en évidence des détails inaperçus ou minorés de la réalité. Cette entreprise d’explicitation, d’objectivation dirait Bourdieu, ne laisse jamais les acteurs concernés indifférents. J’évoquerai rapidement, à travers quelques exemples, certaines tensions intersubjectives auxquelles j’ai dû faire face, et aussi la manière dont je crois en avoir tiré parti.

  • 13  M. Augé, Pouvoirs de vie, pouvoirs de mort, Paris, Flammarion, 1977, p. 83.

18Certains malentendus étaient liés aux convictions religieuses et éthiques des enquêtés, je vais y revenir. D’autres, probablement à mes propres préjugés plus ou moins conscients, de même qu’à certains de mes présupposés théoriques. J’avais par exemple une vision assez occidentale du bouddhisme qui se prêtait mal à la compréhension de ce que je pouvais observer dans ces pagodes. D’autre part, une connaissance livresque du culte des ancêtres en général, et de celui des Vietnamiens en particulier, bien que savante, n’est pas dépourvue, au mieux, de représentations assez figées de la réalité, au pire, de clichés ou de surinterprétations. Avec le recul, je pense avoir eu quelquefois une vision trop systématique de la logique lignagère propre au culte des ancêtres, ce qui implique au fond qu’aucun acte individuel ne peut échapper à la logique du groupe. Or quand on a ce genre de schéma en tête, on peut passer à côté de certaines subtilités qui relèvent d’initiatives individuelles, en particulier dans le rapport de force qui s’exerce entre aînés et cadets, ou encore entre individus et institution. C’est une critique que l’on pourrait également adresser à l’éminent anthropologue M. Augé quand il parle de « totalitarisme lignager » pour signifier « qu’aucun événement individuel ne peut échapper à l’interprétation et qu’aucune interprétation ne sort du cadre délimité par le système lignager »13.

19Par ailleurs, en réalisant mes observations, j’avais adopté une grille de lecture de la réalité inspirée par la socio-anthropologie du bricolage de Roger Bastide, parfois complétée par une approche bourdieusienne, et ce cadre théorique impliquait une posture, une certaine manière de voir les choses. Observer la réalité avec des problématiques étayées sur des notions comme « pratiques informelles ou officieuses », « usage social » du religieux, « bricolage » culturel, identitaire et religieux « en train de se faire », quand bien même elles ne sont pas formulées explicitement, cela peut donner l’impression aux enquêtés que l’on dévalorise leurs pratiques religieuses et culturelles. D’autant qu’un grand nombre de personnes avec lesquelles je me suis entretenu, sans forcément s’en rendre compte, combinaient des préoccupations à la fois d’ordre pratique, éthique, métaphysique, puisant à différentes sources religieuses. Je me souviens d’un homme, fervent bouddhiste depuis la retraite, qui, comme tant d’autres personnes de cette génération, me faisant part de ses représentations eschatologiques, mêlait des propos relevant tantôt d’une éthique bouddhiste, tantôt de croyances en des entités surnaturelles inspirées de la religiosité populaire vietnamienne.

20Enfin, ma distance d’enquêteur, mes outils intellectuels réflexifs visant à explorer une réalité qui ne se donne pas à voir, représentaient un autre facteur de tension. Cette posture, purement méthodologique, ne correspondait pas vraiment à ce que l’on attendait de moi. Ce malentendu relève en partie de la différence de point de vue entre des « acteurs engagés », en l’occurrence dans une religion qu’ils redécouvrent avec beaucoup d’intérêt en France, et un observateur externe, ni bouddhiste, ni vietnamien, et jeune. De plus, l’expérience religieuse leur permet également de conjurer les traumatismes de la guerre, de l’exil, et les effets de l’éclatement familial. Cette situation engendra quelquefois une forme de conflit des interprétations. La foi s’éprouve, c’est une expérience intime, difficile à intellectualiser, qui passe moins par la dimension cognitive, consciente, que par la dimension infra-consciente du rapport au corps.

5. Altérité et engagement dans l’étude du fait religieux

21On s’engage sur un terrain avec sa subjectivité, ses valeurs, et des préjugés qui nous échappent et qui peuvent déterminer des partis pris ou certains types d’engagements. Ce n’est pas un problème en soi, cela fait même partie de toute recherche. La « neutralité axiologique » est certes fondamentale, au cœur de toute éthique de la recherche, en particulier lorsque se pose la question de l’intégration sur un « terrain religieux », mais elle reste un idéal que l’on ne peut jamais totalement atteindre. Pour ma part, il m’a paru difficile de savoir comment m’intégrer sans trop m’impliquer pour garder ma liberté d’enquêteur.

22Comme il n’y a pas d’accès au terrain possible sans une intégration minimale, je devais négocier en permanence ma légitimité et ma place d’observateur, entre prise de distance, pour préserver un regard distancié, et engagement, pour gagner la confiance des personnes que j’observais. Il fallait en particulier accepter les codes confucéens fondés sur une hiérarchisation des rapports sociaux où prévaut le droit d’aînesse, sans en être totalement tributaire, afin de préserver une marge de manœuvre. Je me retrouvais très souvent dans des situations ambivalentes et contradictoires, car j’étais certes un chercheur, mais aussi un individu appartenant à la jeune génération, c’est-à-dire en position d’infériorité dans la hiérarchie sociale, qui devait plus ou moins se soumettre à la volonté des aînés. Certaines personnes très investies dans la religion, qui avaient l’âge de mes parents, voire de mes grands-parents, virent aussi en moi une sorte de fils ou de petit-fils idéal, adepte du bouddhisme, l’authentique voie de la sagesse à leurs yeux. Elles auraient aimé me convertir. Par honnêteté, car je ne suis pas devenu bouddhiste, je dus remettre fréquemment les choses au clair en leur rappelant que je me contentais d’observer ce qui se passait au sein de la pagode, les rites et les prières, sans y participer au même titre que les fidèles. N’étant affilié au bouddhisme ni par la foi, ni par tradition culturelle, ni par mon appartenance ethnique, je crois que je suis resté, malgré le temps passé sur le terrain, un « intrus » pour les gens de ces pagodes qui n’ont jamais véritablement saisi ma posture de chercheur. Ils s’obstinaient à croire que je faisais une thèse sur le bouddhisme. Quand je leur parlais d’hommages aux ancêtres, je sentais chez eux une incompréhension. Cette attitude peut s’expliquer par le fait que ces personnes qui redécouvrent le bouddhisme en France abandonnent peu à peu une certaine tradition religieuse, autrefois structurée par le culte des ancêtres.

23Dans le rapport à l’autre, il existe une part d’irréductibilité, et c’est encore probablement plus vrai dans le contexte de la recherche sur le religieux. Mieux vaut y voir une invitation à l’enquête plutôt qu’un obstacle. Je me souviens de ma rencontre avec Mme Thach, une fidèle de la pagode de Joinville-le-Pont. Avant de faire sa connaissance, je l’avais remarquée parce qu’elle me paraissait particulièrement fervente, voire mystique. J’avais un peu de mal à comprendre son bouddhisme. Un jour, en l’accompagnant tout une journée à l’occasion de cérémonies de deuil exceptionnelles consacrées à un grand vénérable vietnamien, je découvrais un peu mieux son rapport intime à cette religion ; j’accédais en quelque sorte à son point de vue interne. Je constatais que son bouddhisme combinait avec une grande souplesse de multiples références religieuses, ce qui rendait de l’extérieur ses propos contradictoires. Elle me déclara par exemple qu’« il ne fallait pas penser aux intérêts et rechercher l’harmonie », alors qu’elle me parlait sans cesse de ses préoccupations mondaines, de la réussite professionnelle de son fils, du fait qu’elle envisageait la religion comme une arme de combat pour affronter les aléas de la vie. Il était intéressant de voir comment elle intégrait l’hommage rendu aux ancêtres dans une sorte de bouddhisme « à la carte » censé représenter désormais la culture vietnamienne en France. Elle assimilait le vénérable défunt à un ancêtre qui devenait une figure paternelle tutélaire. D’autre part, son rapport intersubjectif avec le Bouddha laissait à penser qu’elle le considérait de la même manière qu’un ancêtre, mais élevé au statut d’« ancêtre suprême ».

6. L’exotisme

24On « exotise » souvent le » sacré » des religions qui ne nous sont pas familières, quelles que soient les formes qu’il prenne. Lorsque j’ai débuté mon enquête, les cérémonies que j’observais avaient tous les attraits de l’exotisme : un culte adressé aux défunts, c’est-à-dire à la présence censément effective de leur esprit, – parfois des cérémonies de conjurations des âmes errantes –, dans le cadre social communautaire et « villageois » d’une pagode où l’on parle exclusivement le vietnamien, avec ses odeurs d’encens et de cuisine mêlées. Or pour les participants, cela n’a rien d’exceptionnel. Comme le souligne J.-P. Olivier de Sardan à partir de sa connaissance des sociétés africaines :

  • 14  J.-P. Olivier de Sardan, op. cit., p. 303, 304.

Une bonne partie des représentations populaires locales relatives à la sorcellerie, aux génies, à la transe, aux charmes magiques s’insère dans la trame routinière. L’intervention des génies dans la vie quotidienne ou l’efficacité pratique des ‘‘fétiches’’ vont de soi. Tout cela se situe dans le registre du banal, très loin des significations exotiques, poétiques ou dramatiques que ces pratiques peuvent avoir pour un œil occidental. Ancêtres, esprits, sorciers ou charmes magiques sont des significations de proximité, pour lesquelles le doute est suspendu, et qui n’ont pas besoin de légitimation14.

  • 15  G. Condominas, L’exotique est quotidien, La vie quotidienne d’un village montagnard du Vietnam, Pa (...)

25C’est à partir du moment où l’atmosphère de la pagode m’est devenue familière, que l’exotique est devenu quotidien, pour reprendre l’oxymore de Georges Condominas15, que le processus de la recherche a de toute évidence commencé.

  • 16  J. Gidoin, « Un certain regard durkheimien et maussien sur la réinterprétation du culte des ancêtr (...)
  • 17  D. Hervieu-Léger et J.-P. Willaime, Sociologies et religion : approches classiques, Paris, P.U.F., (...)

26Le fait de ramener la religion au cœur de l’explication du social par le social – à la manière de Durkheim16 mais en laissant de côté le paradigme dichotomique sacré vs profane, assez discutable –, présente un grand intérêt méthodologique pour remédier à la tentation de l’exotisme. Il est en effet intéressant d’aborder l’aspect fondamentalement social du religieux, en soulignant le lien entre sentiment d’appartenance et système de valeurs commun nécessaire au vivre ensemble. Dans le même ordre d’idée, on peut aussi faire référence à ce que la sociologue D. Hervieu-Léger a appelé le « sacré de communion »17. En m’appuyant sur une étude de cas réalisée auprès d’une famille, j’ai ainsi montré qu’un ensemble de cérémonies de deuil à la pagode, par-delà le décor, l’atmosphère et la mise en scène qui ne laissaient pas de fasciner l’observateur (profusion d’offrandes de fruits exotiques, de fleurs, d’encens, de gâteaux et de mets végétariens, disposées devant les nombreux autels de la pagode ; odeur de l’encens envahissant même la rue ; port d’un bandeau blanc autour du front en signe de deuil ; récitation de mantras en hommage au bouddha scandée par le chant des moines et l’effectuation de prosternations…), pouvait être interprété comme une entreprise de mise en ordre des relations intrafamiliales dans le contexte post-migratoire après la mort du patriarche, le chef symbolique de la lignée.

Conclusion

27Les malentendus et les tensions auxquels est confronté le chercheur ne sont jamais vécus agréablement, et s’ils peuvent compromettre une enquête de terrain, ils permettent aussi de l’interroger et de faire avancer la recherche. Certaines difficultés propres à l’enquête socio-anthropologique prennent davantage d’ampleur quand on étudie un phénomène religieux, en particulier celles qui sont liées aux questions de l’altérité et du positionnement du chercheur sur le terrain (entre engagement et distance).

28Mon absence d’engagement dans le bouddhisme a d’une certaine manière limité mon accès au terrain. Si je m’étais investi dans le bouddhisme, j’aurais accepté un statut au sein d’une communauté de croyants et de pratiquants, et perdu la distance nécessaire à la recherche. J’aurais de plus accepté un rôle au sein d’une hiérarchie sociale car l’ethos d’inspiration confucéenne reste très présent dans ce contexte bouddhiste, au niveau des relations interpersonnelles. Impossible dans ces conditions de traiter mon sujet qui ne porte pas sur le bouddhisme en lui-même, mais sur la réinterprétation des pratiques d’hommage aux défunts à partir du bouddhisme. Si je suis resté d’une certaine manière « extérieur » à la communauté bouddhiste, malgré ma présence sur le terrain dans la durée, cela ne m’a pas empêché de participer à certains rites populaires lors des grandes fêtes comme le Tết (Nouvel An) ou le Vu Lan (la fête de la piété filiale), ni même de participer à certaines activités associatives, en somme de bénéficier de points d’observations internes.

29Mon sujet de recherche, à un autre niveau, pose une difficulté qui s’insère dans un champ de réflexion relativement nouveau. L’hypothèse d’une diaspora vietnamienne à l’échelle mondiale via un bouddhisme transnational renvoie à un type de problématique lié à la globalisation du monde, impliquant un changement de paradigme : le monde n’est plus occidentalo-centré, ce qui oblige les chercheurs en sciences sociales à revoir leurs outils conceptuels. On découvre entre autres que l’individualisme occidental ne constitue pas le point d’aboutissement inéluctable d’un processus social universel.

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Notes

1  R. Bastide, « Mémoire collective et sociologie du bricolage », L’Année sociologique 21 (1970), p. 65-108.

2  J.-P. Olivier de Sardan, La rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, « Anthropologie prospective n° 3 », 2008, p. 9.

3  P. Berger et T. Luckmann T., La construction sociale de la réalité, Paris, Armand Colin, « Bibliothèque des classiques », 2012.

4  J.-P. Olivier de Sardan, op. cit. p. 9, 11.

5  P. Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 111-165.

6  L. Vandermeersch, « Le nouveau confucianisme », Le Débat 66 (sept.-oct. 1991), p. 16.

7  R. Pottier, « La place du corps dans les processus de socialisation : l’exemple du confucianisme », in Approches de la culture matérielle. Corps à corps avec l’objet, M. P. Julien et J. P. Warnier (dir.), Paris, L’Harmattan, « Connaissance des hommes », 1999, p. 47.

8  M. Granet, La religion des Chinois, Paris, Albin Michel, « Spiritualités vivantes », 1998, p. 218.

9  P. Parlebas, Contribution à un lexique commenté en science de l’action motrice, Paris, INSEP, Ministère de la jeunesse, des sports et des loisirs, 1981 (définition de « conduite motrice » p. 27-32).

10  G. Condominas, « Les sociétés indochinoises – Les Vietnamiens », in A. Leroi-Gourhan et J. Poirier (éd.), Ethnologie de l’Union française, t. 2, Paris, PUF, 1953, p. 571.

11  J. Gidoin, « La pagode, lieu de mémoire d’un bouddhisme vietnamien transnational », Carnets de Géographes 6 (2013), « Géographies des faits religieux », dossier coordonné par F. Dejean et L. Endelstein.

12  D. Schnapper, « Le sens de l’ethnico-religieux », Archives de sciences sociales des religions 81 (janvier-mars 1993), p. 149-163.

13  M. Augé, Pouvoirs de vie, pouvoirs de mort, Paris, Flammarion, 1977, p. 83.

14  J.-P. Olivier de Sardan, op. cit., p. 303, 304.

15  G. Condominas, L’exotique est quotidien, La vie quotidienne d’un village montagnard du Vietnam, Paris, Plon, 1965.

16  J. Gidoin, « Un certain regard durkheimien et maussien sur la réinterprétation du culte des ancêtres des Vietnamiens en France », in Relire Durkheim et Mauss, Émotions : religions, arts, politiques, L. Jacquot et J. P. Leveratto (dir.), Nancy, Presses Universitaires de Nancy – Éditions Universitaires de Lorraine, 2014, p. 97-112.

17  D. Hervieu-Léger et J.-P. Willaime, Sociologies et religion : approches classiques, Paris, P.U.F., « Sociologie d’aujourd’hui », p. 191.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jérôme Gidoin, « La spécificité de l’objet religieux au regard du culte des ancêtres des Vietnamiens en France réinterprété à partir du bouddhisme »Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires [En ligne], 15 | 2016, mis en ligne le 15 février 2016, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cerri/1578 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cerri.1578

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Auteur

Jérôme Gidoin

Jérôme Gidoin est docteur en anthropologie culturelle et sociale et membre du CANTHEL (Centre d’anthropologie culturelle de Paris-Descartes – EA4545 – Faculté SHS Sorbonne). Il s’intéresse à l’inter-culturalité et à l’inter-ethnicité dans le contexte migratoire et post-migratoire, à la socio-anthropologie du religieux, notamment aux rites sino-vietnamiens et occidentaux. Il a récemment publié « Un bouddhisme vietnamien de France ? Des hommages aux défunts comme facteur d’émergence identitaire » in Le Vietnam, une histoire de transferts culturels, aux éditions Demopolis, 2015, p. 81-94. À paraître en 2016 : Les défunts à la pagode, la bouddhisation du culte des ancêtres chez les Vietnamiens de France, l’Harmattan (collection Connaissance des hommes).

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