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« Le strabisme effrayant du doute est dans mon œil » : comment regarder les religions romantiques ?

“Doubt’s Dreadful Squint is within my Eyes” : How to Approach Romantic Religions ?
Esther Pinon

Résumés

L’étude de la religion dans la littérature romantique soulève des difficultés spécifiques à une époque en proie au doute. Comment saisir sans la réduire l’infinie diversité d’un mouvement qui dit sa propre inquiétude spirituelle ? Après avoir envisagé des réponses ontologiques (substituer à la notion de religieux celle du sacré) et rhétoriques (questionner l’écrit en tant que construction littéraire), la présente étude proposera de faire du doute même le moteur d’une lecture féconde : dès lors qu’il est choisi et assumé le « strabisme effrayant » du hibou de Victor Hugo pourrait bien être le moyen paradoxal de voir mieux.

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Texte intégral

  • 1  A. de Musset, Fantasio, in Théâtre complet, éd. S. Jeune, Paris, Gallimard, coll. » Bibliothèque d (...)
  • 2  Ibid.
  • 3  Sur la fantaisie dans l’œuvre de Musset, voir S. Ledda, L’Éventail et le dandy. Essai sur Musset e (...)

1En 1834, Alfred de Musset crée le personnage de Fantasio, étudiant munichois qui, pour fuir ses créanciers, revêt la défroque d’un bouffon mort. Dans les jardins du roi de Bavière, il donne à une princesse vêtue en jardinière des leçons d’horticulture et de relativisme. Pour lui apprendre à se défaire des certitudes que sa royale éducation a un peu trop bien greffées dans son esprit, il s’efforce de lui prouver qu’une tulipe bleue est aussi une tulipe rouge. La princesse Elsbeth s’amuse et s’agace : « Tu me fais l’effet de regarder le monde à travers un prisme tant soit peu changeant »1, lui dit-elle. Et Fantasio de rétorquer : « Chacun a ses lunettes ; mais personne ne sait au juste de quelle couleur en sont les verres »2. Véritable credo de la fantaisie mussétienne3, cette dernière réplique pourrait également faire figure de mise en garde adressée à quiconque aborde le fait religieux en littérature : chacun lit à travers sa propre culture, à travers sa propre croyance ou incroyance, à travers les verres bleus ou rouges de sa foi, de son athéisme ou de son agnosticisme, verres qui peuvent, sinon déformer les textes, du moins les colorer d’une nuance peut-être trompeuse et dont il faudrait savoir se défier.

1. Le crépuscule du doute

2Sans doute l’entreprise est-elle plus délicate encore lorsque l’on considère des époques, ou des courants littéraires qui eux-mêmes peinent à définir la couleur de l’écran de croyances qui teinte leur vision du monde. C’est notamment le cas du mouvement romantique. Dans le vaste poème qu’il rédige à partir de 1855 et qu’en toute simplicité il intitule Dieu, Victor Hugo donne la parole à un hibou qui incarne la quête anxieuse de celui qui veut voir et savoir :

  • 4  V. Hugo, Dieu,éd. R. Jounet et E. Blewer, in Œuvres complètes. Poésie IV, Paris, Robert Laffont, c (...)

Le réel, quel qu’il soit, vide ou source féconde,
Voilà ce qu’il me faut, voilà ce que je sonde.
Je suis le regardeur formidable du puits ;
Je suis celui qui veut savoir pourquoi ; je suis
L’œil que le torturé dans la torture entr’ouvre4.

  • 5  Ibid., p. 637.

3Mais le hibou avoue que la quête – et donc la torture – sont sans fin, parce qu’il ne peut voir clair et net : « Le strabisme effrayant du doute est dans mon œil », admet-il5. Au XIXe siècle, l’antique oiseau du savoir se perd dans l’ombre ; son regard nyctalope ne suffit plus à percer l’obscurité d’un temps que tous ou presque s’accordent à tenir pour crépusculaire. Hugo l’affirmait déjà vingt ans plus tôt dans la préface des Chants du crépuscule :

  • 6  V. Hugo, préface des Chants du crépuscule, in Œuvres complètes. Poésie I, Paris, Robert Laffont, c (...)

Tout aujourd’hui, dans les idées comme dans les choses, dans la société comme dans l’individu, est à l’état de crépuscule. De quelle nature est ce crépuscule ? De quoi sera-t-il suivi ? Question immense, la plus haute de celles qui s’agitent confusément dans ce siècle où un point d’interrogation se dresse à la fin de tout. La société attend que ce qui est à l’horizon s’allume tout-à-fait ou s’éteigne complètement. Il n’y a rien de plus à dire6.

4En 1836, dans Jocelyn, Lamartine prête le même constat à un personnage pourtant éclairé par la foi :

  • 7  A. de Lamartine, Jocelyn, in Œuvres poétiques, éd. M.-F. Guyard, Paris, Gallimard, coll. » Bibliot (...)

Un grand peuple, agité par l’esprit de ruine,
Fait écrouler sur lui tout ce qui le domine ;
Il veut renouveler trône, autels, mœurs et lois ;
Dans la poudre et le sang tout s’abîme à la fois.
Oh ! pourquoi suis-je né dans ces jours de tempête
Où l’homme ne sait pas où reposer sa tête,
Où la route finit, où l’esprit des humains
Cherche, tâtonne, hésite entre mille chemins,
Ne pouvant ni rester sous un passé qui croule,
Ni jeter d’un seul jet l’avenir dans son moule ?
Métal extravasé qui bouillonne et qui fuit,
Court, ravage et renverse, et dévore et détruit,
Et, consumant la main qui touche à son cratère,
Déracine le siècle et l’homme de la terre !
Heureux, du moins, heureux que la lueur de foi
Vive encor dans mon œil et marche devant moi,
Et, séparant mes pas de la foule élancée,
Trace une route à part à ma pauvre pensée,
Route qui mène ailleurs que celle d’ici-bas,
Et que Dieu même éclaire, et qui ne finit pas7 !

5Le personnage de Lamartine désigne ici clairement l’orage qui aurait, selon lui, obscurci le ciel de ses contemporains : cette « tempête », c’est celle de la Révolution. Nombreux sont ceux qui accusent, outre la Révolution, les philosophes du XVIIIe siècle : s’ils voient le monde en rouge et noir, « c’est la faute à Voltaire » – aux yeux des romantiques, le siècle des Lumières n’éclaire pas, il brûle. Mais quelle que soit l’origine désignée du mal – celui que l’on nomme « le mal du siècle » – le diagnostic est clair : les générations romantiques ne savent plus à quel saint se vouer.

  • 8  V. Hugo, « La Conscience », in La Légende des siècles. Les Petites Épopées, éd. C. Millet, Paris, (...)

6En quoi croire en effet, et comment croire quand, après des siècles de respect institutionnalisé du trône et de l’autel, on a préconisé tour à tour, et en quelques décennies, le culte de l’Être suprême, celui de la Raison, celui de l’Empereur, puis de nouveau celui du trône et de l’autel, concurrencé d’ailleurs par le culte naissant du progrès ? De ce bouillonnement de l’Histoire qui entraîne une instabilité à la fois politique, idéologique et religieuse découle une inquiétude métaphysique qui se fait sentir dans tout le romantisme et se traduit par d’innombrables hésitations, revirements et déchirements spirituels. Là encore les métaphores sont éloquentes. Les romantiques éprouvent tantôt la conscience torturante d’être regardés d’en haut par un Dieu contre lequel les hommes se seraient révoltés en coupant la tête de celui que l’on pensait son élu sur terre (le roi), tantôt l’angoisse tout aussi déchirante de n’être pas regardés, d’être abandonnés sous un ciel où ne demeure qu’un œil vide ou crevé : à un pôle, « La Conscience » de Hugo : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn »8, à l’autre « Le Christ aux oliviers » de Nerval qui proclame :

  • 9  G. de Nerval, « Le Christ aux oliviers », Les Chimères, in Les Filles du feu, Les Chimères, éd. J. (...)

En cherchant l’œil de Dieu, je n’ai vu qu’un orbite
Vaste, noir et sans fond ; d’où la nuit qui l’habite
Rayonne sur le monde et s’épaissit toujours9.

  • 10  R. Peter, Alfred de Musset, Paris, La Bonne Presse, coll. » La Noble France », 1943.
  • 11  H. Lefebvre, Musset, Paris, L’Arche, 1956, p. 87.

7Toute la difficulté, pour le lecteur, consiste à saisir sans la réduire l’infinie diversité d’un mouvement littéraire qui dit son propre désarroi spirituel, et oscille sans cesse entre élans religieux et instinct du doute – d’autant plus que chez chaque auteur, toutes les nuances du « prisme tant soit peu changeant » d’Elsbeth coexistent bien souvent, et qu’une même œuvre peut accueillir tour à tour l’espoir et le désespoir, la foi exaltée et le scepticisme désabusé. C’est sans doute la raison pour laquelle l’œuvre de Musset, par exemple, a pu donner lieu à tant de lectures contrastées voire contradictoires. Ainsi, en 1943, une anthologie commentée par René Peter, parue dans la collection « La Noble France », dirigée par l’archevêque du Mans, compose, à l’aide d’un habile montage de citations, le portrait d’un Musset patriote et bon chrétien, à la mode vichyste10. Au contraire, en 1956, le critique marxiste Henri Lefebvre s’appuie essentiellement sur Lorenzaccio pour faire de Musset un « novateur violent » et un « anarchisant »11 – quand la foi est en jeu, la bonne foi n’est pas toujours de mise.

2. Au prisme du sacré

  • 12  B. Constant, De la religion considérée dans sa source, ses formes et son développement, éd. T. Tod (...)
  • 13  M. Leiris, Le Sacré dans la vie quotidienne, in La Règle du jeu, éd. D. Hollier, Paris, Gallimard, (...)
  • 14  R. Debray, Jeunesse du sacré, Paris, Gallimard, 2011, p. 105. Cf. V. Hugo, Le roi s’amuse, éd. A.  (...)

8Même sans la moindre mauvaise foi, il demeure difficile d’être certain que l’on contemple en toute lucidité l’inquiétude religieuse des romantiques – la faute toujours aux verres colorés de Fantasio et à cette inquiétude même qui est aussi à entendre au sens étymologique, comme une « intranquillité », un mouvement incessant qui tend à brouiller les images. Peut-être faut-il alors élargir le champ visuel en substituant à la notion de religieux celle du sacré, plus ouverte à la diversité des croyances, et qui permet d’échapper à la dialectique de l’orthodoxie et de l’hétérodoxie. La notion du sacré peut paraître anachronique, appliquée au romantisme. Au XIXesiècle, « le » sacré est un impensé : le substantif n’apparaît qu’au début du siècle suivant, lorsque les premiers travaux de sociologie, d’ethnologie et d’anthropologie construisent la notion. Mais la chose peut exister sans le mot, et le sacré s’avère particulièrement approprié pour rendre compte des mutations spirituelles qui se jouent à l’époque post-révolutionnaire. Il porte en effet en lui une relativité qui permet de rendre compte des variations de ce que Benjamin Constant nomme prudemment, et peut-être faute de mieux, le « sentiment religieux »12 – sentiment de respect profond, voire d’adoration ou de terreur, sentiment du mystère aussi, semblable à celui qu’inspire la religion, mais qui peut se transporter vers d’autres objets. Certes, chacun tient « son » sacré pour absolu, mais d’une société à l’autre, voire, dans les sociétés sécularisées ou en voie de sécularisation (ce qu’est la société dans laquelle évoluent les romantiques), d’un individu à l’autre, il n’est pas deux sacrés identiques, ainsi que l’ont montré les travaux du XXe et du XXIsiècle : dans Le Sacré dans la vie quotidienne, conférence prononcée au Collège de sociologie le 8 janvier 1938, Michel Leiris proposait déjà à chaque être de tenter de « discerner quelle couleur a pour lui la notion même de sacré »13 ; dans un ouvrage récent, Régis Debray affirme lui aussi la relativité du sacré, non sans humour, ni réminiscence romantique d’ailleurs, puisqu’il pastiche une réplique du François Ier de Hugo dans Le roi s’amuse : « Souvent sacré varie, bien fol est qui s’y fie »14. Variable, le sacré est aussi double : en latin, sacer désigne à la fois le sacré et le maudit, ce qui ne peut être touché sans être souillé, mais aussi ce que l’on ne peut toucher sans recevoir une souillure. Le sacré est à la fois faste et néfaste, il est à la fois dans le totem et dans le tabou.

  • 15  Ch. Baudelaire, Les Fleurs du mal, éd. C. Pichois, Paris, Gallimard, coll. » Folio classique », 19 (...)

9Cette relativité et cette dualité du sacré permettent donc d’envisager dans toute sa richesse et dans toute sa variété l’intense chatoiement spirituel que compose la littérature romantique. De l’exaltation par un Chateaubriand du Génie du christianisme aux blasphèmes d’un Baudelaire qui chante des « Litanies de Satan »15, en passant par ce que l’on a nommé, un peu improprement d’ailleurs, et avec une intention à l’origine polémique, le « panthéisme » des romantiques, on rencontre les réalisations diverses et très contrastées de ce qui est au fond un même sentiment, une même quête. La notion du sacré autorise à ne pas les opposer, en louant les uns et condamnant les autres en fonction d’une posture religieuse ou idéologique, mais à les envisager comme un tout. Les romantiques avaient d’ailleurs semble-t-il conscience de ces possibles anamorphoses du sacré. Ainsi, dans le proverbe Quitte pour la peur, Vigny analyse sans en avoir l’air, par l’entremise du personnage du duc, la sacralisation de l’amour, à l’œuvre chez nombre d’artistes romantiques. Il y voit un mécanisme de substitution d’une forme de sacré (intime) à une autre (institutionnalisée) :

  • 16  A. de Vigny, Quitte pour la peur, in Œuvres complètes I. Poésie et théâtre, éd. F. Germain et A. J (...)

10Exigez-vous que je vous parle du grand monde, et que je vous raconte l’histoire de l’hymen ? – Vous dire comment le mariage, d’abord sacré, est devenu si profane à la Cour, si profané surtout ; […] comment notre reine fastueuse a nécessité nos alliances calculées, et comment on les a toutes réglées en famille, d’avance et dès le berceau (comme la nôtre, par exemple) ; vous raconter comment la religion (irréparable malheur peut-être !) s’en est allée en plaisanteries, fondue avec le sel attique dans le creuset des philosophes ; vous décrire par quels chemins l’amour est venu se jeter à travers tout cela, pour élever son temple secret sur tant de ruines, et comment il est devenu lui-même quelque chose de respecté et de sacré, pour ainsi dire, selon le choix et la durée : vous raconter, vous expliquer, vous analyser tout cela, ce serait par trop long et trop fastidieux ; vous en savez, je gage, autant que moi sur beaucoup de choses16

11Il n’est pas anodin que la pièce se déroule sous Louis XVI, c’est-à-dire entre les deux grands points de bascule que sont la pensée des Lumières (Voltaire est d’ailleurs nommé à deux reprises par les personnages) et la Révolution française (dont l’imminence est suggérée dans la pièce par une allusion à la révolution américaine) : sous les dehors d’une conversation élégante et spirituelle, Vigny montre les métamorphoses du sacré en marche. La même conscience d’une dimension historique du sacré est également perceptible chez Nerval. Son syncrétisme est en vérité une autre manière d’envisager les mutations d’un sentiment religieux que l’on découvre ou redécouvre soumis au temps. Les pérégrinations sur les chemins du Valois de Sylvie, qui sont aussi une tentative de renouer avec un passé perdu, sont ainsi précédées par une méditation sur la nature d’un présent troublé et troublant :

  • 17  G. de Nerval, Sylvie, éd. S. Ledda, Paris, GF-Flammarion, 2013, p. 11-13.

12Nous vivions alors dans une époque étrange, comme celles qui d’ordinaire succèdent aux révolutions ou aux abaissements des grands règnes. Ce n’était plus la galanterie héroïque comme sous la Fronde, le vice élégant et paré comme sous la Régence, le scepticisme et les folles orgies du Directoire ; c’était un mélange d’activité, d’hésitation et de paresse, d’utopies brillantes, d’aspirations philosophiques ou religieuses, d’enthousiasmes vagues, mêlés de certains instincts de renaissance ; d’ennui des discordes passées, d’espoirs incertains – quelque chose comme l’époque de Pérégrinus et d’Apulée. L’homme matériel aspirant au bouquet de roses qui devait le régénérer par les mains de la belle Isis ; la déesse éternellement jeune et pure nous apparaissait dans les nuits, et nous faisait honte de nos heures de jour perdues17.

13Là encore, la religion stricto sensu laisse place au sentiment du sacré, les contours nettement définis du dogme se dissolvent dans le tourbillon tout à la fois suave et vertigineux des « enthousiasmes vagues », éclos au lendemain de l’orage révolutionnaire.

3. À la lumière de la rhétorique

14Une autre solution possible, pour regarder le romantisme et ses religions ou religiosités, consisterait non plus à adopter la vision panoramique du sacré, mais à passer les textes au microscope de la rhétorique. Tout écrit sur la religion ou la foi demeure en effet nécessairement une construction littéraire, et mérite d’être étudié en tant que tel, d’autant plus que les romantiques, s’ils se libèrent aisément des règles prosodiques et dramaturgiques classiques, ne se défont pas, en revanche, des cadres de la rhétorique, ainsi que l’observe Julien Gracq dans Lettrines :

  • 18  J. Gracq, Lettrines II, in Œuvres complètes, éd. B. Boie, Paris, Gallimard, coll. » Bibliothèque d (...)

15J’aimais […] ces invocations profuses, mais éloquentes, qui font du romantisme français (je n’ai jamais vu que la critique le marquât beaucoup) une queue mi-oratoire, mi-sensible à la logorrhée coruscante, au vibrato ampoulé de la Révolution. Comme si une démangeaison persistante du tréteau et de la tribune – après le sabre de l’Empire et vingt années de silence imposé dans les rangs – avait trouvé sur d’autres cordes et dans un registre inattendu une issue de secours à sa clameur rhétorique inapaisée : ce qui distingue le ton de la poésie de Hugo, de Musset, et même de Lamartine, du romantisme allemand, anglais ou russe, ce n’est pas tant le mixage plus ou moins subtil de Byron, de Rousseau, de Goethe, de Chateaubriand ou d’Ossian que l’écho, encore à peine endormi dans les rues, des harangues de Vergniaud ou du pathos des Jacobins18.

  • 19  G. Apollinaire, « Zone », Alcools, Paris, Gallimard, coll. » Poésie », 1998, p. 7.
  • 20  P. Verlaine, « Art poétique », Jadis et naguère, Paris, Gallimard, coll. » Poésie », 1979, p. 234.

16Une fois de plus, l’Histoire est là qui imprime sa marque sur le romantisme : elle modèle les formes autant qu’elle nourrit la pensée. Peut-être cette tendance à l’éloquence, cet usage particulier de la rhétorique, est-il le signe distinctif de la poésie romantique française. L’inquiétude spirituelle ne s’éteint pas avec le romantisme, les générations suivantes l’éprouvent encore (elle affleure, par exemple, jusque chez Apollinaire, qui écrit dans « Zone » : « Et toi que les fenêtres observent la honte te retient / D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin »19). Mais elle change radicalement de forme : « Prends l’éloquence et tords lui son cou », enjoint Verlaine dans son « Art poétique »20.

  • 21  A. Rimbaud, Lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny, in Œuvres complètes, éd. A. Guyaux et A. Cervoni, (...)

17L’éloquence romantique, parce qu’elle a fini par être érigée en modèle, a subi les foudres et le mépris des auteurs de la fin du XIXe siècle, qui faisaient à leur tour leur révolution poétique : « Tout garçon épicier est en mesure de débobiner une apostrophe Rollaque ; tout séminariste en porte les cinq cents rimes dans le secret d’un carnet », écrit à propos de Musset Rimbaud dans la seconde Lettre du voyant21. Sans doute vaudrait-il pourtant la peine d’écouter ce que les apostrophes de Musset ou les antithèses de Hugo, par exemple, ont à nous dire du regard que leurs auteurs portaient sur la religion de leur temps. Ces procédés rhétoriques permettent en effet de donner forme à ce qui n’en a pas, de dire ce qui est encore, à l’époque, très largement indicible : le doute religieux. En un sens cette rhétorique va jusqu’à instiller le doute – et le phénomène est alors vraisemblablement involontaire – au cœur même des professions de foi les plus exaltées, celle qui se veulent les plus assurées. Le travail du verbe est là, visible, voyant parfois, qui rappelle que la parole poétique n’est pas une pure émanation du sentiment, moins encore une manifestation spontanée de la foi. Elle est bien, en dépit de toutes les variations sur l’inspiration et l’enthousiasme, un travail, une construction. Si la « Lettre à M. de Lamartine » de Musset peut produire une sensation de léger malaise à la lecture, c’est probablement moins parce que l’auteur était un rimeur désinvolte, comme l’en accusait Lamartine lui-même, que parce qu’il était un bon rhétoricien – trop bon peut-être. Une discordance se fait sentir entre la sincérité de la foi à laquelle prétend le poème et sa littérarité, que le choix de la forme de l’épître met en évidence :

  • 22  A. de Musset, « Lettre à M. de Lamartine », in Poésies complètes, éd. F. Lestringant, Paris, Libra (...)

Mais ce que j’ai senti, ce que je veux t’écrire,
C’est ce que m’ont appris les anges de douleur 
Je le sais mieux encore, et puis mieux te le dire,
Car leur glaive, en entrant, l’a gravé dans mon cœur :

Créature d’un jour, qui t’agites une heure,
De quoi viens-tu te plaindre et qui te fait gémir ?
Ton âme est inquiète, et tu crois qu’elle pleure :
Ton âme est immortelle, et tes pleurs vont tarir.

Tu te sens le cœur pris d’un caprice de femme,
Et tu dis qu’il se brise à force de souffrir.
Tu demandes à Dieu de soulager ton âme :
Ton âme est immortelle, et ton cœur va guérir22.

18Le caractère oratoire très prononcé de cette prosopopée des « anges de douleur », avec ses anaphores, ses rythmes binaires et ses antithèses tend, sinon à démentir, du moins à brouiller l’idéal de la poésie comme miroir des secrets « gravés dans le cœur » : à l’écoute de ce discours véhément que le poète s’adresse à lui-même, il est difficile de ne pas songer qu’il est peut-être moins convaincu, moins fervent qu’il ne le laisse entendre, et qu’il cherche vraisemblablement à se persuader d’une vérité consolante dont au fond il serait mal assuré.

19Les deux modes de lecture – la vision macroscopique et ontologique qu’offre le prisme du sacré et la vision microscopique et en apparence plus formaliste que permet la rhétorique – ne s’opposent pas, au contraire. Sans doute sont-elles à conjuguer et à articuler, parce qu’elles se complètent et s’éclairent l’une l’autre. L’étude des procédés rhétoriques dont usent les romantiques montrerait par exemple que dans leur quête d’un sacré nouveau et personnel, ils demeurent absolument imprégnés des formes de la rhétorique religieuse, et que celles-ci modèlent leur parole jusque dans les textes où ils remettent en cause la foi chrétienne ou ses dogmes. Vigny par exemple, dans ses Poèmes antiques et modernes, fait siens les motifs et le vocabulaire des livres saints, imite la simplicité biblique, mais pour mieux mettre en question la justice divine, suggérer le scandale inexplicable du mal. La dernière strophe du « Déluge », poème qui montre deux enfants innocents et pieux abandonnés de Dieu et de ses anges, s’achève sur ces mots :

  • 23  A. de Vigny, « Le Déluge », Poèmes antiques et modernes, dans Œuvres complètes I. Poésie et théâtr (...)

Ce fut le dernier cri du dernier des humains.
Longtemps sur l’eau croissante élevant ses deux mains,
Il soutenait Sara par les flots poursuivie ;
Mais quand il eut perdu sa force avec la vie,
Par le ciel et la mer la terre fut remplie,
Et l’arc-en-ciel brilla, tout étant accompli23.

  • 24  Évangile de Jean, 19, 30.

20Vigny imite ici le style biblique, à tous les niveaux : il réécrit la Genèse, en faisant très nettement du déluge une création à l’envers (les eaux qui s’étaient rassemblées en un seul lieu au deuxième jour s’étendent au contraire sur toute la surface de la terre), et il superpose à cette re-création vétérotestamentaire (qui est en vérité une destruction) une réécriture des Évangiles et du « Tout est consommé »24 du Vendredi saint. Grâce au travail du style et de l’intertexte, le châtiment voulu par Dieu est donc ironiquement et amèrement montré comme un chaos, où tout se mêle, les éléments et les époques de l’histoire sainte, le bien et le mal. L’arc-en-ciel, traditionnel symbole d’alliance, devient ici un signe inquiétant : lors de la création du monde, Dieu sépare des ténèbres la lumière ; ici il la diffracte, la décompose – vu au prisme du doute et de l’inquiétude, l’arc-en-ciel revêt des couleurs sombres. La charge n’est que plus forte et plus amère d’être modelée sur la rhétorique des textes sacrés qu’elle subvertit.

21De même, Musset, dans « Rolla », poème par excellence du doute et des tourments spirituels des enfants du siècle, instaure une dissonance troublante entre fond et forme. L’anecdote qui fait le cœur de ce long poème narratif est scandaleuse : un jeune homme ruiné dépense le peu qu’il lui reste pour s’offrir une nuit avec une petite prostituée de quinze ans auprès de laquelle il se suicide au matin. Mais pour relater cet épisode dont il fait l’emblème du désarroi de sa génération perdue et sans foi, Musset déploie toutes les ressources de la rhétorique du sermon : la fameuse « apostrophe rollaque », loin d’être un trait d’artificielle emphase, en est l’un des procédés, de même que les nombreuses paraboles qui viennent se greffer sur le récit initial. Se mêlent ainsi inextricablement l’aspiration aux croyances perdues et le désespoir rageur, le parfum de l’immoralité et l’idéalisation de la pureté, le tout uni dans le souffle de l’éloquence sacrée, comme dans cette apostrophe au siècle qui semble prononcée ex cathedra, et s’achève en un chant païen :

  • 25  A. de Musset, « Rolla », in Poésies complètes, op. cit., p. 381-382.

Ô mon siècle ! est-il vrai que ce qu’on te voit faire
Se soit vu de tout temps ? Ô fleuve impétueux !
Tu portes à la mer des cadavres hideux ;
Ils flottent en silence, – et cette vieille terre,
Qui voit l’humanité vivre et mourir ainsi,
Autour de son soleil tournant dans son orbite,
Vers son père immortel n’en monte pas plus vite,
Pour tâcher de l’atteindre et de s’en plaindre à lui.
Eh bien, lève-toi donc, puisqu’il en est ainsi,
Lève-toi les seins nus, belle prostituée.
Le vin coule et pétille, et la brise du soir
Berce tes rideaux blancs dans ton joyeux miroir.
C’est une belle nuit, – c’est moi qui l’ai payée.
Le Christ à son souper sentit moins de terreur
Que je ne sens au mien de gaieté dans le cœur.
Allons ! vive l’amour que l’ivresse accompagne !
Que tes baisers brûlants sentent le vin d’Espagne !
Que l’esprit du vertige et des bruyants repas
À l’ange du plaisir nous porte dans ses bras !
Allons ! chantons Bacchus, l’amour et la folie !
Buvons au temps qui passe, à la mort, à la vie !
Oublions et buvons ; – vive la liberté !
Chantons l’or et la nuit, la vigne et la beauté25 !

22L’ambiguïté profonde de ces vers, où l’austère rejet d’un présent corrompu et le rêve des plaisirs insouciants emportent une foi égale, est en quelque sorte caractéristique du romantisme, temps de l’entre-deux et de l’entre deux sacrés.

23Peut-être le regard le plus sûr que l’on puisse jeter sur ces temps incertains est-il celui qui accepte justement cette dualité, celui qui, sachant qu’il ne pourra jamais tout à fait ôter les verres colorés de Fantasio, se munit de surcroît de lunettes à double foyer, de deux modes de lecture entre lesquelles il faudrait osciller sans cesse, au risque du vertige. Il s’agirait alors d’en revenir au doute, non plus subi mais choisi et assumé, pour une lecture délibérément empathique. Le lecteur ferait alors sien le strabisme du hibou de Hugo, non pas un strabisme convergent, qui enfermerait l’herméneute dans ses croyances préalables, mais un strabisme divergent, qui lui permettrait d’accueillir les doutes des autres, quitte à affronter des apories. Peut-être le doute, a priori paralysant, s’avèrerait-il alors fécond : le « strabisme effrayant » n’est pas seulement ce qui trouble le regard ; voir délibérément double, avec le doute dans l’œil, c’est aussi (sans doute ?) une manière de voir plus, de voir mieux.

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Notes

1  A. de Musset, Fantasio, in Théâtre complet, éd. S. Jeune, Paris, Gallimard, coll. » Bibliothèque de la Pléiade », 1990, p. 121.

2  Ibid.

3  Sur la fantaisie dans l’œuvre de Musset, voir S. Ledda, L’Éventail et le dandy. Essai sur Musset et la fantaisie, Genève, Droz, 2012.

4  V. Hugo, Dieu,éd. R. Jounet et E. Blewer, in Œuvres complètes. Poésie IV, Paris, Robert Laffont, coll. » Bouquins », 1986, p. 627.

5  Ibid., p. 637.

6  V. Hugo, préface des Chants du crépuscule, in Œuvres complètes. Poésie I, Paris, Robert Laffont, coll. » Bouquins », 1985 », p. 677.

7  A. de Lamartine, Jocelyn, in Œuvres poétiques, éd. M.-F. Guyard, Paris, Gallimard, coll. » Bibliothèque de la Pléiade », 1963, p. 595.

8  V. Hugo, « La Conscience », in La Légende des siècles. Les Petites Épopées, éd. C. Millet, Paris, Librairie Générale Française, coll. » Le Livre de Poche », 2000, p. 68.

9  G. de Nerval, « Le Christ aux oliviers », Les Chimères, in Les Filles du feu, Les Chimères, éd. J. Bony, Paris, GF-Flammarion, 1994, p. 324.

10  R. Peter, Alfred de Musset, Paris, La Bonne Presse, coll. » La Noble France », 1943.

11  H. Lefebvre, Musset, Paris, L’Arche, 1956, p. 87.

12  B. Constant, De la religion considérée dans sa source, ses formes et son développement, éd. T. Todorov et É. Hoffmann, Arles, Actes Sud, coll. » Thésaurus », 1999, p. 29.

13  M. Leiris, Le Sacré dans la vie quotidienne, in La Règle du jeu, éd. D. Hollier, Paris, Gallimard, coll. » Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 1118.

14  R. Debray, Jeunesse du sacré, Paris, Gallimard, 2011, p. 105. Cf. V. Hugo, Le roi s’amuse, éd. A. Ubersfeld, in Œuvres complètes. Théâtre I, Paris, Robert Laffont, coll. » Bouquins », 1985, p. 925.

15  Ch. Baudelaire, Les Fleurs du mal, éd. C. Pichois, Paris, Gallimard, coll. » Folio classique », 1996, p. 161-163.

16  A. de Vigny, Quitte pour la peur, in Œuvres complètes I. Poésie et théâtre, éd. F. Germain et A. Jarry, Paris, Gallimard, coll. » Bibliothèque de la Pléiade », 1986, p. 743-744.

17  G. de Nerval, Sylvie, éd. S. Ledda, Paris, GF-Flammarion, 2013, p. 11-13.

18  J. Gracq, Lettrines II, in Œuvres complètes, éd. B. Boie, Paris, Gallimard, coll. » Bibliothèque de la Pléiade », 1995, t. II, p. 315.

19  G. Apollinaire, « Zone », Alcools, Paris, Gallimard, coll. » Poésie », 1998, p. 7.

20  P. Verlaine, « Art poétique », Jadis et naguère, Paris, Gallimard, coll. » Poésie », 1979, p. 234.

21  A. Rimbaud, Lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny, in Œuvres complètes, éd. A. Guyaux et A. Cervoni, Paris, Gallimard, coll. » Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 357.

22  A. de Musset, « Lettre à M. de Lamartine », in Poésies complètes, éd. F. Lestringant, Paris, Librairie Générale Française, coll. » Le Livre de Poche », 2006, p. 446.

23  A. de Vigny, « Le Déluge », Poèmes antiques et modernes, dans Œuvres complètes I. Poésie et théâtre, éd. citée, p. 41.

24  Évangile de Jean, 19, 30.

25  A. de Musset, « Rolla », in Poésies complètes, op. cit., p. 381-382.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Esther Pinon, « « Le strabisme effrayant du doute est dans mon œil » : comment regarder les religions romantiques ? »Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires [En ligne], 15 | 2016, mis en ligne le 15 février 2016, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cerri/1507 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cerri.1507

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Auteur

Esther Pinon

Esther Pinon est agrégée de lettres modernes et docteur en littérature française. Sa thèse, Le Mal du Ciel. Musset et le sacré, est parue aux éditions Honoré Champion. Ses recherches portent sur le sacré et la spiritualité dans la littérature des XIXe et XXe siècles, et plus particulièrement sur la rhétorique du doute dans la poésie romantique.

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