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Projets de rencontres 2006-2007

Les conversions de cens

Centre d’études médiévales d’Auxerre - Table ronde, 27-28 octobre 2006
Laurent Feller

Texte intégral

1Dans le cadre d’une recherche entamée sur la circulation des richesses au Moyen Âge, la réflexion s’est dirigée vers la question de la conversion, c’est-à-dire du passage d’une forme à une autre dans la mesure des valeurs (argent contre nature, objets dont l’usage se transforme en s’échangeant, conversions monétaires).

2Un cycle de trois rencontres est prévu afin de débrouiller une question complexe qui devrait permettre au groupe d’éclairer la question de la valeur des choses au Moyen Âge.

3La première rencontre sera consacrée aux conversions des redevances dans la seigneurie (nature/argent, proportionnelles aux récoltes ou fixes, faisant ou non place au travail forcé).

Prélèvement en argent ou en nature ? Pour une problématique de la conversion des cens.

Argumentaire.

4Le choix opéré par le seigneur de prélever ses redevances en argent plutôt qu’en nature est un problème encore mal connu. Les solutions inventées dans le cadre de la seigneurie sont multiples et parfois contradictoires. Je propose, dans les lignes qui suivent, d’exposer quelques-unes d’entre elles. La question est importante. Elle met en cause la perception qu’ont les seigneurs de l’évolution de leurs revenus et détermine les moyens qu’ils mettent en œuvre pour accroître ou, à tout le moins, maintenir ceux-ci. Les implications des choix opérés sont très nombreuses. Trois au moins sont essentielles :

  • le rapport au marché

  • la place du travail forcé dans l’économie seigneuriale,

  • l’émergence et la généralisation (ou non) du salariat dans l’économie rurale.

5La rencontre que l’on se propose d’organiser en octobre 2006 aurait pour but d’éclairer par des études de cas aussi bien que par des réflexions méthodologiques cette difficile question qui est au cœur de l’économie de la seigneurie.

6On propose, dans les lignes qui suivent, une esquisse des différentes solutions trouvées, à travers la bibliographie classique du sujet.

Prélèvement fixes en argent.

7Les prélèvements fixes en argent supposent l’existence de marchés proches, donc aussi de garanties sur les transactions, ainsi que la présence de monnaies en quantité suffisante. Les inconvénients, pour le seigneur, du prélèvement en argent sont clairs : il est certes déchargé du souci d’avoir à commercialiser lui-même sa production, mais en même temps, il ne tire pas avantage des variations de cours et, d’autre part, subit de plein fouet soit les altérations monétaires, soit les hausses des prix nominaux lorsqu’elles se produisent. L’inflation, que ce soit celle des prix ou celle de la monnaie, altère évidemment les revenus des possédants.

8Dans L’économie rurale et la vie des Campagnes une considération fondamentale sur la rente foncière se trouve au cœur de la démonstration de Georges Duby : celle-ci est tendanciellement orientée à la baisse, dès le xiie siècle. La première raison en est que les redevances sont fixes. Qu’elles soient stipulées en argent, et une inflation des prix ou le simple mécanisme de l’érosion monétaire entraîne, plus ou moins rapidement, une dégradation des revenus seigneuriaux. Si elles sont stipulées en nature, le seigneur ne profite pas de l’éventuelle hausse de la productivité de la terre, c’est-à-dire que les améliorations apportées par le paysan à sa tenure n’entraînent pas de hausse de son revenu. Or, en France, le passage aux cens en argent aurait été général dès le xiie siècle, aggravant une crise des revenus qui devient structurelle et conduit la plupart des lignages nobles à s’endetter. Ainsi, au xiie siècle, dans le Mâconnais, une vaste tenure doit le cens, assez élevé, de 10 sous par an. Un rapide calcul permet à Georges Duby de montrer que cette somme ne représente que 2 à 3 % du revenu brut du tenancier, estimé sur la base de la vente de l’ensemble de la production 1. Même en admettant que 1/5e de celle-ci soit réservée à la semence, le pourcentage de la récolte réservée à couvrir le montant de la rente foncière demeure effectivement infime. Les cens sont stables et même immuables, la coutume interdisant au seigneur de les relever. De ce fait, les revenus fonciers, tirés du paiement par le paysan de l’équivalent d’un loyer, deviennent insuffisants. Dans le Mâconnais, les seigneurs n’ont eu d’autre réaction que le recours au crédit, aisé à obtenir et apparemment peu dangereux étant donné l’importance des superficies de terres détenues. Ils subissent en effet une crise permanente de trésorerie. Ils sont riches, mais manquent de liquidités. Ce phénomène est commun à toute l’aristocratie européenne mais les solutions trouvées sont extrêmement différentes, puisqu’elles vont de l’endettement au bouleversement des modes de gestion des terres. Ces affirmations doivent être regardées de près et nuancées.

9Il faut tout d’abord considérer une question de principe : les seigneurs ne sont jamais restés inertes face aux mutations économiques et les ont même parfois provoquées. Il faut ensuite examiner la façon dont, face aux sollicitations, les réactions se sont organisées. Sans sauter aux conclusions, il est déjà licite de dire que la situation de rentier et ses contradictions n’a pas été majoritaire en Europe.

La capacité de la réaction seigneuriale.

10À cet égard, la réaction des seigneurs anglais face à l’inflation des années 1170-1220 est remarquablement éclairante 2. Alors que les prix augmentaient de façon brutale – faisant passer le prix du quarteau de blé de 2 shillings en moyenne au xiie siècle à 8 shillings en 1193 et à une moyenne des prix oscillant entre 3 shillings 4 pence et 4 shillings 10 pence entre 1210 et 1252 3 – les seigneurs abandonnèrent massivement la vieille méthode de gestion de leurs terres, fondée sur la ferme, pour prendre eux-mêmes la direction des exploitations mises alors en faire-valoir direct. Jusque là, en période de parfaite stabilité des prix, l’ensemble d’un domaine était confié pour une longue période à un opérateur économique, le fermier, à charge pour lui de verser une somme fixe chaque année, la ferme. Le seigneur ne se mêlait pas, alors, de l’organisation concrète du travail ni de celle du prélèvement.

11L’inflation avait certainement été perçue comme une menace pour les revenus seigneuriaux et comme une forme d’injustice, puisque le fermier s’enrichissait en profitant des hauts prix agricoles et en reversant une part de moins en moins grande du revenu du domaine au seigneur. L’exploitation directe apparut comme une solution d’autant plus logique que, au même moment, le roi entreprenait d’énoncer des critères de définition de la liberté, afin de déterminer qui était justiciable des cours domaniales et qui était justiciable du roi et bénéficiait de la common law, ce qui permit de faire revivre la catégorie juridique des non-libres, jamais abolie, mais peu utilisée dans le processus de production jusqu’au début du xiiie siècle. De fait, en l’espace d’une quarantaine d’années, le choix opéré fut celui du faire-valoir direct reposant sur un système de corvées extrêmement lourd, le villainage étant alors imposé à tous ceux qui ne pouvaient formellement revendiquer leur liberté. Le passage à la gestion directe des domaines par les seigneurs répondait donc à une double motivation, économique, le maintien des revenus, et idéologique, le maintien des statuts.

12Le point de savoir jusqu’à quel point le choix était économiquement rationnel est toujours en débat, les coûts d’exploitation des domaines ayant alors tendu à devenir très lourds du fait de l’administration qu’il fallut mettre en place et qu’il fallut aussi rémunérer. Les modalités du passage de la ferme au villainage mériteraient sans doute d’être présentées de façon détaillée.

Prélèvements fixes en nature

13En Italie, la réaction a été différente. Le système juridique était protecteur et difficile à manipuler. Les coutumes locales étaient puissantes et l’existence de communautés rurales fortement structurées empêchait les changements trop brutaux et trop rapides. Toutefois, dès lors que les données de la vie changent, notamment avec l’accélération, dès le xiie siècle, de la circulation monétaire et l’habitude tôt prise de la fréquentation du marché, des politiques différenciées sont mises en œuvre.

14Ainsi, par exemple, pour faire face à l’érosion de leurs revenus, les évêques de Florence construisirent, au début du xiiie siècle, une véritable politique territoriale. Ils s’efforcèrent de valoriser, littéralement, le contrôle seigneurial qu’ils exerçaient sur les bourgs et les villages relevant de leur ressort afin d’accroître leurs revenus. Entre 1210 et 1230, ils usèrent de leur capacité à contraindre, le district, pour augmenter les loyers de la terre et, surtout, pour les convertir, préférant avoir des revenus fixes en grain plutôt qu’en argent, afin de pouvoir agir sur le marché urbain. Les paysans concernés résistèrent du mieux qu’ils purent. Il y eut des actes de rébellion et de violence dans la plupart des communes rurales que, théoriquement, ils contrôlaient. Des procès se déroulèrent – ce qui nous permet d’être informés. À la fin, si les évêques ne parvinrent pas à alourdir effectivement le montant des redevances, ils réussirent au moins à convertir leurs loyers en nature et donc à ne plus subir l’érosion d’une rente purement monétaire 4.

15En Lombardie, à Origgio, c’est à la fin du xiie et au début du xiiie siècle que les vieux cens en argent sont convertis en cens en nature 5. Dans le Padouan, le xiie siècle voit une modification identique puisque l’on passe alors d’une redevance à part de fruits à une redevance fixe, mais en nature, plus lourde pour l’exploitant, mais rassurante pour le seigneur et profitable à ses finances 6. Dans les deux cas, la présence de marchés urbains actifs incite puissamment les seigneurs à vouloir accéder aux produits, parce qu’ils sont de haute valeur et que l’utilisation du marché est extrêmement rémunératrice. La conversion des vieux cens en deniers en loyers en nature est donc un signe économique positif, même si ses conséquences sur l’économie paysanne sont, elles, loin d’être favorables aux cultivateurs du sol.

16En Languedoc, les éléments essentiels du prélèvement sont mis en place au xie siècle 7. À ce moment, la taxe centrale est la tasque, qui est proportionnelle aux récoltes. Son montant varie du 1/4 au 2/7e de celle-ci. Peu à peu, elle est elle aussi changée en une redevance stable et fixe en orge. Toutefois, les seigneurs languedociens ne s’arrêtent pas là, puisqu’ils finissent par convertir cette redevance en deniers, selon un rythme irrégulier.

17Si le passage d’une redevance proportionnelle à une redevance fixe peut donner lieu à un alourdissement du prélèvement, en revanche, le recours à l’argent tourne à terme au désavantage du seigneur, dans la mesure où les tasques, comme les cens, ne peuvent être aisément réévaluées au fur et à mesure de l’érosion des monnaies. Dans ce cas, on peut penser que des besoins de trésorerie ont dû pousser les seigneurs à effectuer une seconde conversion, du prélèvement fixe en nature au prélèvement fixe en argent. Toutefois, les terres nouvellement défrichées donnent lieu en Languedoc à des taxes plus lourdes – contrairement à ce que l’on voit en Angleterre où les défrichements donnent naissance à des tenures libres.

Programme

18Les points qui précèdent ont besoin d’être examinés de près et confrontés aussi bien aux données auxquelles sont confrontés les médiévistes que passés au crible de réflexions problématiques. Cette réflexion s’inscrit dans le prolongement de celle menée depuis la fin des années 1990 au sein du LAMOP sur le prélèvement seigneurial 8 et dont les importants résultats sont soit publiés, soit en cours de publication. Il s’agit d’un point tout à fait essentiel et sur lequel on est dans l’impossibilité, actuellement, de conclure efficacement, ou simplement de voir clair. On propose en conséquence de réunir une table ronde en octobre 2006. Celle-ci devrait réunir une vingtaine de chercheurs venant d’Italie, d’Espagne, d’Allemagne et d’Angleterre.

19Cette réunion devrait être la première d’un cycle de trois au cours desquelles on se propose d’examiner plusieurs aspects du thème de la conversion. Les deux autres seraient « L’expertise », à qui fait-on appel pour mesurer les valeurs ou identifier l’utilité des objets ? et « L’occasion », c’est-à-dire le remploi avec ou sans changement de destination d’objets nouvellement acquis par le marché, le butin ou toute autre forme d’acquisition (on pense par exemple au « Bacini » de Pise, où des plats de céramique à usage de vaisselle sont transformés en décorations architecturales après le sac de Mahdiya).

20On trouvera ci-après la liste des personnes susceptibles d’être présentes à cette réunion.

  • Laurent Feller (Université de Paris 1) : Introduction

  • Mathieu Arnoux (Université Paris VII/EHESS) : Redevances en argent et redevances en nature en Normandie aux xiie et xiiie siècle.

  • Pere Benito (Université de Barcelone) : Conversions de cens en Catalogne.

  • Monique Bourin (Paris 1) : Conversions de cens en Languedoc au xiiie siècle.

  • Nicolas Carrier (Université de Lyon III) : Redevances en nature et redevances en argent en Faucigny entre xiiie et xve siècles.

  • Sandro Carocci (Université de Rome 2) : Les conversions de cens en Italie.

  • Julien Demade (CNRS/LAMOP) : Les versements des tenanciers de Simonshofen.

  • Chris Dyer (Université de Leicester) : Rents in kind : their disappearance and survival, 1100-1300.

  • Ludolf Kuchenbuch (Université de Hagen) : Die Rolle der Geldzinse im Rheinland Ende des 9. Jahrhunderts (im Verhältnis zu Realabgaben und Frondiensten).

  • Carlos Laliena (Université de Saragosse) : Les conversions de cens en Aragon.

  • Catherine Letouzey (Université de Paris 1) : Conversions de cens dans les domaines de la Sainte-Trinité de Caen en Angleterre et en Normandie.

  • Daniel Pichot (Université de Rennes) : L’évolution des cens en Bretagne et dans le Haut Maine aux xie et xiie siècles.

  • Luigi Provero (Université de Turin) : Les transformations du prélèvement seigneurial dans le Piémont oriental aux xiie-xiiie siècles.

  • Phillipp Schofield (Université de Aberyswyth) : Conversions de redevances en East Anglia.

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Note de fin

1 G. Duby, La société aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise, Paris, 1953, p. 388.
2 P. D. A. Harvey, “The English inflation of 1180-1220”, in Past and Present, 61 (1973), p. 3-30.
3 C. Dyer, Making a Living in the Middle Ages. The people of Britain, 850-1520, Londres, 2003, p. 120.
4 C. Wickham, “La signoria rurale in Toscana”, in G. Dilcher et C. Violante (Ed.), Strutture e trasformazioni della signoria rurale nei secoli x-xiii, Bologne, 1996, p. 343-409, ici p. 407.
5 R. Romeo, “La signoria dell’abate di Sant’Ambrogio di Milano sul comune rurale di Origgio nel secolo xiii”, in Rivista storica italiana, 69 (1957), p. 340-377 et p. 473-507. Réimpr. sous forme de volume, Assise, 1970.
6 G. Rippe, Padoue et son contado (xe-xiiie siècle), Rome, 2003 (BEFAR, n° 317).
7 M. Bourin-Derruau, Villages médiévaux en Bas-Languedoc: genèse d'une sociabilité (xe-xive siècle), Paris, 1987.
8 M. Bourin et P. Martinez Sopena (Ed.), Pour une anthropologie du prélèvement seigneurial dans les campagnes (xie-xive siècles). Réalités et représentations paysannes, Paris, 2004.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Laurent Feller, « Les conversions de cens »Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre | BUCEMA [En ligne], 10 | 2006, mis en ligne le 08 septembre 2006, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cem/466 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cem.466

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Auteur

Laurent Feller

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