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Dissertatio

Conflits politiques et hérésie dans le Midi sous Philippe le Bel : la figure de Pierre Autier dans le registre de Geoffroy d’Ablis et les sentences de Bernard Gui

Mémoire de master 2 en histoire médiévale, sous la direction d’Alessia Trivellone, université Paul-Valéry Montpellier 3, soutenu le 13 septembre 2023
Jean-Baptiste Bres

Notes de la rédaction

Historique
Reçu : 29 février 2024 – Accepté : 5 juin 2024

Texte intégral

  • 1 Parfois orthographié Pèire Autier ou encore Pierre Authié selon les auteurs, le choix a été fait ic (...)
  • 2 Trois de ses actes, conservés à Barcelone aux Archives de la couronne d’Aragon (perg. Jaime 1, 2143 (...)
  • 3 C’est en effet comme des hérétiques « parfaits » – ou plutôt « accomplis » – que sont désignés la p (...)
  • 4 Les comtes de Foix, réputés hérétiques depuis leur implication dans la croisade albigeoise, n’étaie (...)
  • 5 Leurs dépositions sont conservées dans le manuscrit Paris, Bibliothèque nationale de France, lat. 4 (...)
  • 6 Les sentences de Pierre Autier et de ses compagnons, prononcées par Bernard Gui, sont conservées da (...)
  • 7 L’analyse des actes conservés du notaire par Anne Brenon montre, en effet, que Pierre Autier avait (...)
  • 8 Sur l’insurrection menée par Bernard Délicieux et la place de sa répression dans le jeu politique c (...)

1Pierre Autier est une figure bien connue de l’hérésie dite « cathare »1. Ce notaire pyrénéen, originaire de l’actuel Ax-les-Thermes, a exercé durant la seconde moitié du xiiie siècle au service du comte de Foix Roger-Bernard III (1265-1302)2, mais il est surtout connu pour avoir été traqué, durant la première décennie du xive siècle, par l’Inquisition, considéré alors comme le meneur des derniers perfecti heretici3, qui prêchaient encore dans le Midi. Tout d’abord, l’inquisiteur de Carcassonne, Geoffroy d’Ablis, ayant réussi à faire pénétrer ses agents dans le comté de Foix, traditionnellement hostile à l’Inquisition4, entend, entre 1308 et 1309, la confession de dix-sept accusés issus de la famille ou de l’entourage proche de Pierre Autier5. Au même moment, son confrère toulousain Bernard Gui condamne plus de quatre cents « croyants » et compagnons de l’hérétique, puis parvient à capturer ce dernier qui finit par être brûlé vif le 9 avril 13106. Si les sources conservées de la procédure de ces deux inquisiteurs – le registre de Geoffroy d’Ablis et les sentences de Bernard Gui – présentent ainsi Pierre Autier, aux côtés de son frère Guillaume et de son fils Jacques, comme le pivot d’un petit groupe de prédicateurs autour desquels gravite une importante communauté accusée d’hérésie, l’enjeu du démantèlement de cette dernière par l’Inquisition pose question. Ce notaire, en effet, respecté et influent auprès du comte de Foix7 est subitement pourchassé pour hérésie à un moment clé de l’histoire du Midi : après une période de révoltes contre l’Inquisition, menées notamment par Bernard Délicieux et soutenues dans un premier temps par Philippe le Bel, la répression royale et inquisitoriale s’abat désormais sur les insurgés8. Cette concomitance interroge alors quant à un éventuel rôle politique de Pierre Autier dans ces événements.

1. Historiographie et objectif de l’étude

  • 9 Les aveux obtenus par Jacques Fournier sont conservés dans le manuscrit Città del Vaticano, Bibliot (...)

2Pour autant, si Pierre Autier est resté célèbre dans l’historiographie, c’est en tant qu’hérétique, puisque, en plus des deux sources inquisitoriales précitées, il est encore mentionné dans les dépositions de vingt-sept accusés, confessés dans les années 1320 par l’évêque de Pamiers Jacques Fournier, qui traque les derniers membres de la communauté de l’ancien notaire9.

  • 10 C. Schmidt, Histoire et doctrine de la secte des cathares ou albigeois, t. 1, Paris/Genève, 1849, p (...)
  • 11 Sur cette question, voir notamment la synthèse donnée récemment dans J.-L. Biget, « L’histoire du “ (...)
  • 12 La dernière monographie en date sur Pierre Autier le présente, en effet, comme le « dernier des cat (...)

3Ainsi Charles Schmidt, le premier historien à s’être penché sur cette figure, le présente comme le chef des « prédicateurs cathares » du début du xive siècle dans sa célèbre Histoire et doctrine de la secte des cathares ou albigeois, publiée en 184910. Cette synthèse est considérée comme le point de départ d’une historiographie, aujourd’hui remise en question par plusieurs historiens parce qu’elle unifie tous les mouvements de l’Europe médiévale condamnés par les clercs comme des hérésies « dualistes », et, notamment, celle que l’on qualifiait jusqu’alors d’albigeoise, dans un seul ensemble, le « catharisme », alors même que les hérétiques méridionaux ne sont jamais nommés ainsi dans les sources inquisitoriales11. Pourtant, jusqu’à présent, dans l’ensemble des travaux centrés sur la figure de Pierre Autier, celui-ci est toujours présenté comme un « cathare », voire comme le dernier d’entre eux12.

  • 13 M. Roquebert, L’épopée cathare…, op. cit., p. 631.
  • 14 R. Weis, Les derniers cathares : 1290-1329, trad. B. Bonne, Paris, 2016, p. 15.

4Surtout, les historiens ayant travaillé sur les trois sources inquisitoriales qui le mentionnent ont croisé les différentes dépositions et sentences pour tenter de reconstituer au mieux le parcours, le mode de vie et même la doctrine de l’hérétique, sans vraiment questionner la véracité des témoignages utilisés. Au contraire, Michel Roquebert, qui a consacré un chapitre du dernier tome de son Épopée cathare à Pierre Autier, compare chaque déposition des registres de Geoffroy d’Ablis et de Jacques Fournier à « un véritable petit roman et quasiment, parfois, un reportage sur la vie en Sabarthès aux alentours de 130013 », de même que René Weis, qui, dans sa monographie sur Les derniers cathares, trouve que ces mêmes sources « offrent des aperçus si vivants et si imagés de la vie médiévale dans le Languedoc qu’on a l’impression, en tournant leurs pages, d’assister à un documentaire télévisé tourné il y a sept siècles14 ». Ces affirmations peuvent se comprendre dans la mesure où ces dépositions sont assez exceptionnelles et fourmillent de détail sur la vie quotidienne des prévenus. Pour autant, il ne faut pas négliger que les sources à l’étude restent des documents produits par l’Inquisition et il est alors légitime de se demander quelle peut être la part d’exagération, voire d’invention et de mensonge, dans ces confessions.

5De plus, alors que les travaux précédents ont privilégié une approche religieuse de la dissidence incarnée par Pierre Autier et ses compagnons, cette étude se propose de questionner les enjeux politiques qu’a pu masquer la procédure inquisitoire menée contre cette communauté.

  • 15 Le registre de Jacques Fournier n’a quant à lui pas pu bénéficier de l’analyse approfondie appliqué (...)

6Dans cette optique, le choix a été fait d’analyser en profondeur le registre de Geoffroy d’Ablis et les sentences de Bernard Gui, afin de dégager quelques pistes de réflexion à partir de leur étude critique15.

2. Le contexte de production des sources de l’enquête de Geoffroy d’Ablis et Bernard Gui

7Ces deux documents constituent sans conteste des sources d’envergure, tant les informations qu’ils contiennent sont denses et riches de détails concernant la procédure des deux inquisiteurs. Cependant, lorsqu’ils sont étudiés, il est nécessaire de prendre en compte leur partialité.

  • 16 Jean-Louis Biget, dans son compte rendu de l’édition du Liber Sententiarum par A. Pales-Gobilliard, (...)
  • 17 C. Molinier, L’Inquisition dans le Midi de la France au xiiie et au xive siècle : étude sur les sou (...)
  • 18 C’est la conclusion que tire Jean Duvernoy dans l’introduction de sa propre traduction du registre, (...)

8Pour ce qui est du Liber Sententiarum, les sentences, naturellement, émanent directement de l’inquisiteur, tandis que les culpae, résumés des aveux des prévenus censés prouver leur culpabilité, proviennent certes de ces derniers, mais de façon très indirecte, les notaires opérant une véritable reconstruction des dépositions16. Le registre de Geoffroy d’Ablis, quant à lui, a d’abord été considéré comme un document présentant les minutes mêmes des interrogatoires de l’inquisiteur17 et retranscrivant donc fidèlement les paroles des accusés, mais il s’avère qu’il s’agit plutôt de copies des procès-verbaux originaux18. En plein milieu du manuscrit, en effet, sur le même feuillet qu’une déposition de 1309, se trouve une comparution de 1319 – alors même que toutes les autres confessions du registre sont datées entre 1308 et 1309 –, ce qui confirme qu’il s’agit de transcriptions ultérieures et ce qui interroge quant à la fidélité des copies (fig. 1).

Fig. 1 – Déposition d’Athon du Château datée de 1319 et copiée par le même notaire directement à la suite de sa déposition précédente de 1309 (Paris, Bibliothèque nationale de France, lat. 4269, fol. 52r°).

Fig. 1 – Déposition d’Athon du Château datée de 1319 et copiée par le même notaire directement à la suite de sa déposition précédente de 1309 (Paris, Bibliothèque nationale de France, lat. 4269, fol. 52r°).
  • 19 La condamnation au « mur strict » implique d’être incarcéré dans une cellule étroite, aux fers et a (...)
  • 20 Il s’agit du notaire Pierre de Gaillac (Geoffroy d’Ablis, Acta Inquisitionis…, op. cit., p. 333-361 (...)
  • 21 Il apparaît évident à la lecture de ces dépositions que les deux lettrés, dénoncés par d’autres acc (...)

9De plus, même si l’on considère ces dépositions comme fidèles aux paroles des accusés, il est primordial de garder une certaine dose de scepticisme face aux informations qu’elles contiennent. Bien qu’il soit difficile de connaître les conditions de l’interrogatoire de chaque accusé, il est évident que les aveux ont tous été obtenus sous la contrainte. La torture fait partie de la procédure normale de l’Inquisition et il est probable que, sur l’ensemble des prévenus recensés dans les deux sources à l’étude, y ont été soumis les 156 pour lesquels il est précisé qu’ils ont été incarcérés avant leur interrogatoire. Quant aux autres, la simple menace d’une condamnation au « mur strict19 » ou au bûcher ou, au contraire, la promesse de grâces contre des aveux satisfaisants, constituent déjà une pression suffisante pour avouer ce que l’inquisiteur veut entendre. Enfin, le registre de Geoffroy d’Ablis renferme deux cas tout à fait atypiques d’accusés lettrés ayant écrit eux-mêmes leurs aveux20, mais leur démarche semble être surtout motivée par leur propre intérêt21, ce qui implique d’être d’autant plus prudent quant aux informations qu’il est possible d’extraire de leurs dépositions.

3. Quelle réalité et quels enjeux de l’accusation d’hérésie ?

  • 22 A. Brenon, « Pèire Autier (c. 1245-1310). Le bon homme cathare de la dernière chance ? », Archives (...)
  • 23 Ces perfecti heretici, hérétiques « accomplis » ou « revêtus », après avoir reçu le rituel du conso (...)
  • 24 Bernard Gui, Liber Sententiarum…, op. cit., p. 329, 451 et 501.
  • 25 Bernard Gui, Liber Sententiarum…, ibid., p. 229-233.

10Une fois tous ces biais identifiés et analysés, que peut-on alors vraiment tirer de ces deux sources ? Tout d’abord, il convient de ne pas surestimer la cohésion et le degré d’organisation de la communauté de Pierre Autier pourchassée pour hérésie. L’historiographie a jusqu’à présent considéré Pierre Autier comme le restaurateur, cent ans après la croisade, d’une « véritable petite Église cathare, étonnamment bien structurée22 ». Pourtant, dans les deux sources étudiées, l’ancien notaire et les quinze autres « bons hommes » de sa communauté ne sont présentés que comme des perfecti heretici, se distinguant des simples credentes par leur mode de vie23, sans qu’il ne semble exister de véritable hiérarchie entre eux. Seules deux culpae et une sentence de Bernard Gui qualifient Pierre Autier et un autre perfectus hereticus d’« anciens »24 – terme qui semble refléter une marque de respect et de déférence plutôt qu’un degré hiérarchique –, tandis que deux autres culpae évoquent l’existence d’un « diacre majeur » des hérétiques réfugié en Sicile25, mais ces mentions restent très vagues et anecdotiques.

  • 26 Il s’agit du manuscrit Lyon, Bibliothèque municipale, P. A. 36 édité récemment par Yvan Roustit : N (...)
  • 27 Voir A. Brenon et D. Zbiral, « Le codex cathare occitan de Lyon : un livre de Pèire Autier ? », Arc (...)
  • 28 Bernard Gui, Manuel de l’inquisiteur, trad. française G. Mollat et G. Drioux, t. 1, Paris, 1926, p. (...)

11Surtout, après l’examen du contexte de production des deux sources étudiées, il est légitime de s’interroger sur la foi que l’historien peut accorder à la description de cette contre-Église hérétique dans les dépositions et les culpae qui abondent pourtant de détails sur les rituels, le mode de vie ou encore la doctrine de Pierre Autier et de ses compagnons. Les inquisiteurs n’ont certainement pas tout inventé et il est d’ailleurs frappant de constater que l’une des seules sources conservées produites par des « bons hommes »26 contient un rituel de consolamentum qui correspond assez bien aux descriptions des accusés et pourrait même avoir appartenu à Pierre Autier27. Pour autant, ce document ne laisse transparaître aucune trace de la doctrine dualiste que prêtent les sources inquisitoriales à l’ancien notaire et qui pourrait bien n’être que le reflet des idées préconçues des inquisiteurs et, notamment, de Bernard Gui, qui le considère comme un « manichéen du temps présent28 ».

12Si la véritable nature de cette communauté pourchassée pour hérésie reste donc difficile à percevoir, il en va de même quant à l’enjeu de toute cette procédure inquisitoire. L’analyse des deux sources à l’étude révèle cependant l’importance du rôle de Pierre Autier et l’étendue de son influence. Si l’ancien notaire, en effet, est le plus abondamment cité parmi la quinzaine de perfecti heretici de sa communauté et qu’il apparaît comme la cible principale des inquisiteurs, c’est que son réseau de sociabilité est exceptionnel : parmi les plus de 600 accusés d’hérésie qui figurent dans le registre de Geoffroy d’Ablis et les sentences de Bernard Gui, 274 d’entre eux ont été identifiés comme plus ou moins liés à Pierre Autier. Cet immense réseau, qui s’étend du Sabarthès jusqu’au nord du Toulousain, en passant par le Carcassès et le Lauragais (fig. 2), interroge quant à l’influence politique qu’a pu avoir le notaire d’Ax et la raison de sa traque par l’Inquisition.

Fig. 2 – Carte du réseau de « croyants » de Pierre Autier recensés dans le registre de Geoffroy d’Ablis et les sentences de Bernard Gui (DAO Jean-Baptiste Bres).

Fig. 2 – Carte du réseau de « croyants » de Pierre Autier recensés dans le registre de Geoffroy d’Ablis et les sentences de Bernard Gui (DAO Jean-Baptiste Bres).
  • 29 C’est en tout cas ce que confesse Raimond, un autre frère de Pierre Autier, devant Geoffroy d’Ablis (...)
  • 30 Les habitants de Carcassonne et d’Albi dénoncent les abus de l’Inquisition et s’insurgent depuis 12 (...)
  • 31 Une déposition du registre de Jacques Fournier indique, en effet, une amitié entre les deux personn (...)

13Cette dernière démarre au tournant du xive siècle, lorsque Pierre Autier et son frère Guillaume, après un exil en Lombardie, reviennent clandestinement en Sabarthès, alors qu’ils sont accusés d’hérésie et que leurs biens ont été confisqués29. Au même moment, l’inquisiteur Nicolas d’Abbeville parvient à faire capituler les bourgeois carcassonnais, qui s’étaient violemment insurgés contre l’Inquisition, et ouvre un grand procès à Albi avec l’évêque Bernard de Castanet pour réprimer les Albigeois séditieux30. Or, il semble exister un lien entre Pierre Autier et Guillaume Garric, un des meneurs de ce que Bernard Gui a nommé la « rage carcassonnaise », et, dès lors, il ne serait pas impossible que le notaire d’Ax ait pu jouer un rôle dans ce mouvement qui a tenté de s’opposer aux abus de l’Inquisition31.

  • 32 Sur cet épisode, voir notamment J. Favier, Philippe le Bel…, op. cit., p. 329-337 et 344-389.
  • 33 Cet événement est rapporté plusieurs fois dans les deux sources à l’étude : Bernard Gui, Liber Sent (...)

14Pour autant, Pierre Autier et ses compagnons semblent, dans un premier temps, relativement épargnés par la répression inquisitoriale, d’autant qu’entre 1301 et 1303 les révoltes carcassonnaises et albigeoises, désormais menées par Bernard Délicieux, sont appuyées par Philippe le Bel, alors en conflit avec la papauté32. La situation s’inverse cependant à partir de la mort de Boniface VIII : le roi réaffirme alors la souveraineté pontificale sur l’Inquisition et réprime sévèrement les insurgés qui, ralliés derrière Bernard Délicieux, ont ensuite voulu se tourner vers le roi de Majorque pour obtenir gain de cause. Cinquante bourgeois sont pendus à Limoux en novembre 1304, suivis par quatorze consuls de Carcassonne en septembre 1305. Or, cet événement est concomitant avec les premières actions concrètes menées par l’Inquisition contre Pierre Autier, puisqu’en septembre 1305 son fils Jacques est capturé à Limoux33.

  • 34 Bernard Gui, Liber Sententiarum…, op. cit., p. 189 et 539.
  • 35 Bernard Gui, Liber Sententiarum…, ibid., p. 1185-1205 et 1241-1253.
  • 36 Géraud de Rodes, neveu de Pierre Autier, confesse, en effet, en mai 1308, avoir déjà déposé six ans (...)

15Cependant, il faut attendre la nomination de Bernard Gui à Toulouse en 1307 pour que la répression s’abatte véritablement sur la communauté de Pierre Autier : deux de ses « croyants » sont brûlés vif dès le premier sermon général de l’inquisiteur en mars 1308 et l’ancien notaire est lui-même condamné à mort deux ans plus tard34. Si Bernard Gui s’attèle ensuite à démanteler et pourchasser l’ensemble de la communauté de Pierre Autier jusqu’en 1323, il est également résolu à châtier définitivement Bernard Délicieux et Guillaume Garric, les meneurs de l’agitation languedocienne qu’il a lui-même subie lorsqu’il était prieur du couvent dominicain de Carcassonne, et leurs sentences sont également compilées dans le Liber Sententiarum35. Geoffroy d’Ablis, de son côté, avait été aux prises, dès sa nomination comme inquisiteur en 1303, avec l’enquêteur royal Jean de Picquigny, qui s’était rangé du côté de Bernard Délicieux, tandis qu’au même moment il avait, semble-t-il, déjà fait comparaître devant lui un des neveux de Pierre Autier36.

4. Conclusion

  • 37 La première décennie du xive siècle est, en effet, marquée par trois grandes affaires d’hérésie, qu (...)

16En définitive, cette étude ne prétend pas apporter de conclusions tranchées, mais se propose plutôt, au contraire, de renouveler l’approche historiographique sur Pierre Autier, en remettant en question des informations qui ont jusqu’à présent été considérées comme des données objectives permettant de retracer le mode de vie, les rituels et même la doctrine du « bon homme ». Après avoir replacé les sources inquisitoriales dans leur contexte de production, il apparaît en effet bien difficile, en tant qu’historien, de distinguer le vrai du faux, la donnée factuelle de l’exagération ou de la déformation, parmi cet amas de témoignages biaisés, modelés par l’Inquisition. Surtout, la concomitance entre la répression des agitateurs languedociens et celle dirigée contre Pierre Autier interroge quant à une éventuelle motivation politique des inquisiteurs, à une époque où l’accusation d’hérésie permet de régler les conflits37.

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Notes

1 Parfois orthographié Pèire Autier ou encore Pierre Authié selon les auteurs, le choix a été fait ici de rester au plus proche de la version latine de son nom, à savoir Petrus Auterii, en gardant une francisation classique.

2 Trois de ses actes, conservés à Barcelone aux Archives de la couronne d’Aragon (perg. Jaime 1, 2143) et à Paris aux Archives nationales (Trésor des chartes, J 879, 73 et 79), attestent de son activité notariale dans les années 1270-1280.

3 C’est en effet comme des hérétiques « parfaits » – ou plutôt « accomplis » – que sont désignés la plupart du temps Pierre Autier et ses complices dans les registres inquisitoriaux qui les mentionnent, tandis que, selon les dépositions contenues dans ces mêmes sources, ils se seraient eux-mêmes présentés comme des « bons hommes », des « bons chrétiens » ou encore des « amis de Dieu ».

4 Les comtes de Foix, réputés hérétiques depuis leur implication dans la croisade albigeoise, n’étaient naturellement pas enclins à laisser l’Inquisition pénétrer sur leurs terres. Durant l’ensemble du règne de Roger-Bernard III, cela ne se produit qu’à deux reprises : voir C. Pailhès, Les comtes de Foix. Des Pyrénées au trône de France xie-xive siècle, Villemur-sur-Tarn, 2022, p. 187.

5 Leurs dépositions sont conservées dans le manuscrit Paris, Bibliothèque nationale de France, lat. 4269, dont l’édition et la traduction d’Annette Pales-Gobilliard a été utilisée dans la présente étude : Geoffroy d’Ablis, Acta Inquisitionis Carcassonensis contra Albigenses ann. 1308 et 1309, éd. et trad. française A. Pales-Gobilliard, Paris, 1984.

6 Les sentences de Pierre Autier et de ses compagnons, prononcées par Bernard Gui, sont conservées dans le manuscrit London, British Library, Additional 4697, dont l’édition et la traduction française d’Annette Pales-Gobilliard a été utilisée dans la présente étude : Bernard Gui, Liber Sententiarum Inquisitionis Tolosanae, éd. et trad. française A. Pales-Gobilliard, 2 vol., Paris, 2002.

7 L’analyse des actes conservés du notaire par Anne Brenon montre, en effet, que Pierre Autier avait un rôle d’importance dans la politique comtale de Roger-Bernard III, voir A. Brenon, Pèire Autier (1245-1310) : le dernier des cathares, Paris, 2006, p. 37-48.

8 Sur l’insurrection menée par Bernard Délicieux et la place de sa répression dans le jeu politique capétien, voir J.-L. Biget, « L’extinction du catharisme urbain : les points chauds de la répression », Cahiers de Fanjeaux, 20 (1985), p. 305-340, plus précisément p. 312-316 ; J. Favier, Philippe le Bel, Paris, 1994, p. 316-342 ; M. Roquebert, L’épopée cathare, t. 5 (La fin des amis de Dieu, 1244-1321), Paris, 2007, p. 569-615.

9 Les aveux obtenus par Jacques Fournier sont conservés dans le manuscrit Città del Vaticano, Biblioteca apostolica Vaticana, lat. 4030, dont la traduction française de Jean Duvernoy a été utilisée dans la présente étude : Jacques Fournier, Registrum confessionum et depositionum haereticorum Valdensium et Albigensium in civitate Appamiis annis 1318-1325, trad. française J. Duvernoy, 3 vol., Paris, 1978.

10 C. Schmidt, Histoire et doctrine de la secte des cathares ou albigeois, t. 1, Paris/Genève, 1849, p. 347-357.

11 Sur cette question, voir notamment la synthèse donnée récemment dans J.-L. Biget, « L’histoire du “catharisme” occitan : un nœud de questions », Cahiers de Fanjeaux, 55 (2020), p. 13-34.

12 La dernière monographie en date sur Pierre Autier le présente, en effet, comme le « dernier des cathares » : A. Brenon, Pèire Autier…, op. cit.

13 M. Roquebert, L’épopée cathare…, op. cit., p. 631.

14 R. Weis, Les derniers cathares : 1290-1329, trad. B. Bonne, Paris, 2016, p. 15.

15 Le registre de Jacques Fournier n’a quant à lui pas pu bénéficier de l’analyse approfondie appliquée aux deux autres sources, le temps imparti pour cette étude ne permettant pas de traiter cette volumineuse source.

16 Jean-Louis Biget, dans son compte rendu de l’édition du Liber Sententiarum par A. Pales-Gobilliard, souligne ce problème : J.-L. Biget, « Le Livre des sentences de l’inquisiteur Bernard Gui. À propos d’une édition récente », Le Moyen Âge, 111/3 (2005), p. 605-620, ici p. 607.

17 C. Molinier, L’Inquisition dans le Midi de la France au xiiie et au xive siècle : étude sur les sources de son histoire, Paris, 1880, p. 113.

18 C’est la conclusion que tire Jean Duvernoy dans l’introduction de sa propre traduction du registre, non éditée, mais publiée en ligne : J. Duvernoy, Registre de Geoffroy d’Ablis. Ms Latin 4269, Bibliothèque nationale de Paris, 1980, p. 3, en ligne [http://jean.duvernoy.free.fr/text/pdf/geoffroi_d_ablis.pdf].

19 La condamnation au « mur strict » implique d’être incarcéré dans une cellule étroite, aux fers et aux chaînes.

20 Il s’agit du notaire Pierre de Gaillac (Geoffroy d’Ablis, Acta Inquisitionis…, op. cit., p. 333-361) et de l’avocat Pierre de Luzenac (ibid., p. 369-393).

21 Il apparaît évident à la lecture de ces dépositions que les deux lettrés, dénoncés par d’autres accusés du registre comme des complices de Pierre Autier, tentent de minimiser cette proximité, en particulier Pierre de Luzenac, qui jure de faire capturer les hérétiques (Geoffroy d’Ablis, Acta Inquisitionis…, ibid., p. 375), ce qu’il parvient à faire selon des dépositions tardives contenues dans le registre de Jacques Fournier (Jacques Fournier, Registrum…, op. cit., p. 356 et 479).

22 A. Brenon, « Pèire Autier (c. 1245-1310). Le bon homme cathare de la dernière chance ? », Archives Ariégeoises, 1 (2009), p. 63-92, ici p. 63.

23 Ces perfecti heretici, hérétiques « accomplis » ou « revêtus », après avoir reçu le rituel du consolamentum, sont présentés comme tenus de suivre un mode de vie ascétique et chaste et de prêcher la bonne parole.

24 Bernard Gui, Liber Sententiarum…, op. cit., p. 329, 451 et 501.

25 Bernard Gui, Liber Sententiarum…, ibid., p. 229-233.

26 Il s’agit du manuscrit Lyon, Bibliothèque municipale, P. A. 36 édité récemment par Yvan Roustit : Nouveau Testament occitan et rituel cathare, xiiie siècle, éd. Y. Roustit, Albi, 2016.

27 Voir A. Brenon et D. Zbiral, « Le codex cathare occitan de Lyon : un livre de Pèire Autier ? », Archives Ariégeoises, 8 (2016), p. 9-38. Cette hypothèse doit néanmoins être fortement nuancée par le fait qu’aucune analyse codicologique et linguistique n’a pour l’instant permis de déterminer précisément le lieu et la date de réalisation de ce manuscrit.

28 Bernard Gui, Manuel de l’inquisiteur, trad. française G. Mollat et G. Drioux, t. 1, Paris, 1926, p. 11.

29 C’est en tout cas ce que confesse Raimond, un autre frère de Pierre Autier, devant Geoffroy d’Ablis : Geoffroy d’Ablis, Acta Inquisitionis…, op. cit., p. 131.

30 Les habitants de Carcassonne et d’Albi dénoncent les abus de l’Inquisition et s’insurgent depuis 1284 : voir J.-L. Biget, « L’extinction du catharisme urbain… », op. cit., p. 310-313 ; Id., « Un procès d’inquisition à Albi en 1300 », Cahiers de Fanjeaux, 6 (1971), p. 273-341.

31 Une déposition du registre de Jacques Fournier indique, en effet, une amitié entre les deux personnages : Jacques Fournier, Registrum…, op. cit., p. 579.

32 Sur cet épisode, voir notamment J. Favier, Philippe le Bel…, op. cit., p. 329-337 et 344-389.

33 Cet événement est rapporté plusieurs fois dans les deux sources à l’étude : Bernard Gui, Liber Sententiarum…, op. cit., p. 237, 243 et 855 ; Geoffroy d’Ablis, Acta Inquisitionis…, op. cit., p. 239.

34 Bernard Gui, Liber Sententiarum…, op. cit., p. 189 et 539.

35 Bernard Gui, Liber Sententiarum…, ibid., p. 1185-1205 et 1241-1253.

36 Géraud de Rodes, neveu de Pierre Autier, confesse, en effet, en mai 1308, avoir déjà déposé six ans environ auparavant : Geoffroy d’Ablis, Acta Inquisitionis…, op. cit., p. 85.

37 La première décennie du xive siècle est, en effet, marquée par trois grandes affaires d’hérésie, qui cachent les motivations politiques de Philippe le Bel. Voir à ce propos J. Théry, « Une hérésie d’État. Philippe le Bel, le procès des “perfides templiers” et la pontificalisation de la royauté française », Médiévales, 60 (2011), p. 157-185, plus précisément p. 171-177.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1 – Déposition d’Athon du Château datée de 1319 et copiée par le même notaire directement à la suite de sa déposition précédente de 1309 (Paris, Bibliothèque nationale de France, lat. 4269, fol. 52r°).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cem/docannexe/image/20837/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 240k
Titre Fig. 2 – Carte du réseau de « croyants » de Pierre Autier recensés dans le registre de Geoffroy d’Ablis et les sentences de Bernard Gui (DAO Jean-Baptiste Bres).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cem/docannexe/image/20837/img-2.png
Fichier image/png, 210k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Baptiste Bres, « Conflits politiques et hérésie dans le Midi sous Philippe le Bel : la figure de Pierre Autier dans le registre de Geoffroy d’Ablis et les sentences de Bernard Gui »Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre | BUCEMA [En ligne], 28.1 | 2024, mis en ligne le 19 juillet 2024, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cem/20837 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/123ji

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Auteur

Jean-Baptiste Bres

Université Paul-Valéry Montpellier 3

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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