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De fil palatial en aiguille patrimoniale. La soierie du cabinet de repos du petit appartement de Napoléon Ier à Versailles.

Heritage needlework: the silks of the resting room of Napoleon I’s private apartments at Versailles
Laureen Gressé-Denois

Résumés

Au printemps 2024, le château de Versailles présentera les soieries lyonnaises de Napoléon Ier pour les palais de Versailles et de Trianon. D’or en abeilles, de fleurs en nuances, ces textiles n’auront jamais été installés, la chute de l’Empire entraînant leur remise au Garde-Meuble. Pourtant, leur destinée témoigne de l’entrecroisement, au fil du temps, de nombreux remplois, acteurs et discours. Passant de régime monarchique à républicain, de souverains et soyeux d’antan aux conservateurs et restaurateurs d’aujourd’hui, ils révèlent une histoire sensible, sociale, économique, politique et patrimoniale à laquelle ils prennent activement part. Pour illustrer ce riche devenir, cet article se propose de revenir sur cinq aspects d’agentivité à travers la biographie du gros de Tours blanc broché soie nuée du cabinet de repos des petits appartements de l’Empereur. De sa création au sein d’un plan de relance napoléonien et de ses remplois par souci d’économie après 1815 à ses ornements véhiculant un discours symbolique, le parcours de ces soieries est en effet dessiné dans un premier temps par des intentions économiques et politiques. Témoin de la volonté impériale, il est ensuite doté d’une aura mémorielle au château de Malmaison, dédié au souvenir napoléonien au début du XXe siècle, avant de servir également d’agent immersif dans la muséographie des attiques Chimay et du Midi au château de Versailles, repensés par Gérald Van der Kemp. Enfin, son agentivité patrimoniale s’illustre par ses retissages, notamment à l’hôtel de Beauharnais, préservant un savoir-faire historique. L’article analyse pour finir le parti pris scientifique et scénographique de l’exposition versaillaise de 2024.

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Texte intégral

  • 1 L’album B.22 conservé aux archives du château de Versailles et issu de l’agence d’Alexandre Dufour, (...)
  • 2 Archives nationales, O2 330, d. 6, p. 3882.
  • 3 Étiquette du Palais impérial, Paris, Imprimerie nationale, 1806.
  • 4 Pierre-François-Léonard Fontaine et Charles Percier, Résidences de souverains : parallèles entre pl (...)

1Souhaitant ranimer d’un souffle nouveau l’esprit d’Ancien Régime, Napoléon Ier envisage dès la fin de l’année 1804 de réinvestir le château de Versailles. À cette fin, de nombreux architectes se succèdent, élaborant de nombreux projets de nouvelles distributions intérieures1 rivalisant d’ingéniosité. L’Empereur en reçoit même personnellement certains et étudie avec soin leurs idées2. Il reste néanmoins effrayé par les coûts projetés de restauration du bâti, désaffecté entre la Révolution et 1797, mais plus encore par la contrainte d’une ancienne distribution royale qui ne peut s’accorder à la nouvelle Étiquette du Palais impérial3. Les architectes Charles Percier (1764-1838) et Pierre-François-Léonard Fontaine (1762-1823) rapportent sur ce point un mouvement d’exaspération de Napoléon : « Pourquoi la révolution qui a tant détruit, s’écria-t-il, n’a-t-elle pas démoli le château de Versailles ? je n’aurais pas aujourd’hui un tort de Louis XIV sur les bras, et un vieux château mal fait, comme ils l’ont dit, un favori sans mérite, à rendre supportable4 ». Tenace mais impossible, le rêve d’investir Versailles habite l’Empereur qui, en attendant de trouver une solution architecturale, souhaite faire avancer le volet décor et ameublement de son projet. Il confie alors la tâche au Garde-Meuble de commander les étoffes de son futur palais. Sans savoir précisément les volumes des futures pièces à aménager selon les besoins, de premières commandes textiles sont passées en 1806 auprès de Camille Pernon (1753-1808), grand soyeux lyonnais, bientôt complétées par d’autres à divers fabricants de soie en 1811. Pour les soumissions de cette dernière année, ce sont plus de quatre-vingt kilomètres d’étoffes qui vont être tissés. Livrés à l’aube des heures difficiles du régime impérial, elles ne gagneront jamais le château. Le rêve d’un Versailles aux couleurs et fastes de l’Empire s’éteint alors peu à peu.

2Si Versailles ne se vêt finalement pas de cette profusion de soie impériale, les métrés pourtant livrés sont précieusement conservés par le Garde-Meuble dans sa réserve de matières premières. Face aux nouveaux besoins d’ameublement des régimes succédant au Premier Empire, ces anciens textiles d’ameublement jamais posés sont souvent remployés, connaissant divers usages ou modifications. De leur production à leur circulation, leur remploi, leur adaptation, leur retissage et enfin leur exposition, ils tissent une dense biographie d’objets aux contextes relationnels multiples, impliquant plusieurs agents. Du 19 mars au 23 juin 2024 au Grand Trianon, l’exposition Soieries impériales pour Versailles. Collection du Mobilier national propose ainsi non seulement aux visiteurs de redécouvrir ces luxueuses étoffes lyonnaises au sein de leur lieu de destination originel, mais aussi d’esquisser certains pans de leur riche histoire jusqu’à aujourd’hui.

3Parmi les œuvres exposées figure notamment le gros de Tours blanc broché soie nuée du cabinet de repos du petit appartement de l’Empereur. Son étude permet de retracer une biographie d’objet représentative des autres soieries du Versailles de Napoléon Ier. Cet ensemble de plusieurs éléments textiles, imaginé dès le départ comme un tout, sert à la décoration d’une unique pièce (fig. 1). Les lés de tenture, habillant les murs, représentent un semé de petites rosaces jaunes avec des montants en fleurs de cloche bleues. Chaque lé se termine par un couronnement dont le dessin figure un camée de deux cygnes adossés tenant en leur bec une guirlande de perles. Ils sont entourés d’un médaillon de palmettes et courants de feuilles d’olivier, lui-même encadré par deux grandes gerbes de petites fleurs bleues. Celles-ci sont reliées par une massive guirlande enrubannée composée de multiples essences florales aux couleurs vives. Les tentures et les rideaux sont terminés par une bordure à dessin d’enroulements d’acanthe chamarrés sur fond blanc où se détachent des rosaces d’or. Quant aux couvertures de sièges, elles reprennent le semé de rosaces jaunes avec soit un bouquet de fleurs colorées pour le dossier soit le camée des cygnes adossés pour l’assise. Leurs bordures, moins larges, ne reprennent qu’un courant de culots et fleurs de la grande bordure de tenture.

Figure 1.

Figure 1.

Grand Frères, Album de dessins – Patrons du meuble textile pour le cabinet de repos du petit appartement de l’Empereur au palais de Versailles, fin du XVIIIe siècle – 1856, encre sur papier (album fermé), 31,5 x 45 x 4,5 cm, Fonds de la Manufacture Tassinari & Chatel, Maison Lelièvre, TCC.P.CP-GF.269-1950.

Tisser un Versailles impérial : entre intention politique et économique

4Ce gros de Tours, riche en ornements, demande à revenir sur le contexte de sa création pour comprendre les premières intentions liées à sa production. Appartenant aux arts décoratifs, les soieries d’ameublement impériales ont certes une charge esthétique par leurs motifs ornementaux répétés, mais aussi un usage à la fois fonctionnel et politique au sein de la décoration des palais. Elles isolent les pièces autant qu’elles les parent d’une ambiance grâce à leurs couleurs et dessins, mais émettent également un message, un signifiant qui peut être interprété en divers signifiés selon les observateurs. Pour l’Empereur, ces soieries participent au déploiement magnificent de son Empire par des étoffes luxueuses représentatives d’une grande industrie nationale. Pour les acteurs de la cour, les symboles arborés sur ces textiles rappellent le pouvoir et l’importance omniprésente de l’Empereur dans l’espace mais aussi dans d’autres domaines tels que les arts et l’industrie qu’il soutient. Pour les ambassadeurs ou visiteurs étrangers, ces ornements liés à l’emblématique impériale évoquent la nouvelle puissance régnante en France célébrée dans les nouvelles pièces de ces anciens palais royaux. Cette multiplicité de discours, liée à un seul objet qui charme l’observateur par ses ornements, est décrite par Alfred Gell comme une « technique de l’enchantement », une « technique sociale » révélant diverses intentionnalités par une attraction symbolique forte. Les soieries de Napoléon ne sont ainsi pas de simples objets utilitaires ou décoratifs. Leur emblématique (chiffres « N », aigles, abeilles ou encore fritillaires) est liée à un régime politique, à la figure de l’Empereur. Elle est ambassadrice d’un nouveau style décoratif à déployer dans les arts et dont le vocabulaire ornemental est reconnaissable par les contemporains de Napoléon. Ainsi arborées dans les plus importants appartements de ces grandes demeures, ces soieries sont un constant rappel à qui les voit que l’Empire est prospère et son souverain puissant et éclairé. 

  • 5 Camille Pernon, Bonaparte Réparateur, 1802, lampas broché, 71 × 52 cm, Rueil-Malmaison, château de (...)
  • 6 Archives nationales, O2 157, d. 8, p. 364.
  • 7 Louis-François de Bausset, Mémoires anecdotiques sur l’intérieur du palais et sur quelques événemen (...)

5Outre les intentions esthétiques et politiques placées dans ces commandes, figure également une volonté de relance économique bénéficiant aux fabricants de soie lyonnais. Privés de prestigieuses commandes depuis la Révolution, leur activité décroît. Cela n’échappe aucunement à Napoléon qui aspire à une indépendance de la production et de l’économie française. Il fait alors de Lyon un fleuron de sa politique de relance, allant jusqu’à se rendre sur place et encourager les innovations techniques en finançant les recherches de perfectionnement des métiers à tisser. Le plus important pour les soyeux est qu’il passe de nombreuses commandes pour décorer ses palais. Son intervention, vue comme salvatrice, participe à la bonne image qu’il souhaite forger. De nombreux témoignages d’époque l’évoquent : un portrait tissé offert à Napoléon le désigne comme « Bonaparte réparateur5 » ou encore une lettre en 1812 que lui écrivent divers soyeux, énonçant que « les manufactures de [sa] bonne ville de Lyon allaient s’anéantir, quand un seul de [ses] regards les a ranimées6 ». Napoléon ira jusqu’à donner de sa personne dans cette politique de relance, ce que rapporte cette amusante anecdote d’un ancien préfet du palais : « Un jour, voulant donner l’exemple d’un encouragement utile aux manufactures de Lyon, il parut à l’un des cercles de l’impératrice Marie-Louise en habit de velours de couleur foncée avec des boutons de diamant… Il n’était plus le même et me parut fort gêné dans ce costume, nouveau pour lui7 ».

Du dessin à l’emploi : longévité d’un nouveau goût à l’antique

  • 8 Archives nationales, O2 521, d. 2, p. 44.
  • 9 Archives nationales, O2 522, d. 4, p. 69.
  • 10 P.-F.-L. Fontaine et C. Percier, Recueil de décorations intérieures, comprenant tout ce qui a rappo (...)
  • 11 Odile Nouvel-Kammerer, « Le cygne ambigu », cat. d’exp. L’Aigle et le Papillon, Symboles des pouvoi (...)

6Fort de toutes ses intentions, Napoléon souhaite organiser la réalisation de ces soieries d’ameublement dans un processus de création réglementé où chaque dépense doit être réfléchie, justifiée et validée. Ce contrôle, fait par le Garde-Meuble impérial, ne laisse rien au hasard, de la sélection des meilleurs soyeux à la vérification de la livraison en passant par les motifs à tisser sur les étoffes. Pour le gros de Tours du cabinet de repos du petit appartement de l’Empereur, la soumission est passée le 14 juin 18118 et l’ensemble est livré le 23 avril 18129 par la maison Grand Frères, les successeurs de Camille Pernon. Réservé à une pièce plus intime de petit appartement, le choix des cygnes ne surprend pas. Cet animal est représentatif du style Empire qui, outre l’usage des symboles napoléoniens, reprend des motifs « puisés dans l’Antiquité » adaptés aux « mœurs, usages et matériaux modernes » tout en gardant l’« esprit » et « [l]es principes » d’origine10. Relevé sur des éléments décoratifs d’architecture domestique romaine, le cygne incarne une délicatesse toute légère souvent associée à l’amour11. Idéal pour les appartements privés dans les demeures napoléoniennes, il est présent sur de nombreux décors ou mobiliers de pièces souvent réservés au repos ou la toilette (la salle de bain de l’Empereur au château de Rambouillet, restaurée en 2023, arbore justement des cygnes peints seuls ou adossés dans un style pompéien).

  • 12 Archives municipales de Lyon, 1GG256, entrée du 21 septembre 1772. Archives de l’Institut National (...)
  • 13 Archives nationales, O2 522, d. 4, p. 4.
  • 14 Laureen Gressé-Denois, « Cartier Fils et Seguin & Cie », cat. d’exp. Soieries impériales pour Versa (...)
  • 15 Jean Vittet, « Qui a dessiné les soieries de Napoléon ? », cat. d’exp. Soieries impériales pour Ver (...)
  • 16 Anne Dion-Tenenbaum, « Les dessins pour les manufactures et le Garde-Meuble. Un modèle pour les ind (...)
  • 17 P.-F.-L. Fontaine et C. Percier, op. cit. note 10, planche 19.

7Sa place au sein du répertoire Empire laisse à supposer que des modèles ont circulé à Lyon, aidant les dessinateurs de fabrique à élaborer les motifs des futurs textiles. Malheureusement souvent anonymes, certains noms sont malgré tout connus et permettent d’étudier le profil de ces ornemanistes textiles. Si quelques grands auteurs sont à la fois soyeux et dessinateurs comme Jean-François Bony (1754-1825), certains artistes plus méconnus sont sortis plus récemment de l’oubli, comme Jean-François-Antoine Sandrin (1772-1864). Le profil de ce dernier est d’autant plus intéressant qu’il possède des adresses à Lyon et à Paris et qu’il est tour à tour désigné dans les archives comme négociant, peintre-dessinateur, dépositaire d’un brevet d’invention pour une machine à tisser la laine et la soie ou encore associé fabricant de tissus12. Le 20 mai 1811, il livre au Garde-Meuble vingt-six dessins pour les étoffes du palais de Versailles13. Tout comme lui, d’autres protagonistes de ces commandes, tel le marchand Cartier Fils, ont un réseau dans les deux villes14. Dès lors, ce réseau d’agents concourant à la production de ces soieries serait encore plus vaste et complexe que présumé jusqu’à présent. Par ailleurs, le Garde-Meuble remet également des dessins aux fabriques, issus de ses propres collaborateurs. Les soyeux tissent donc autant d’après les modèles des artistes qu’ils emploient que d’après ceux envoyés par Paris. Si Sandrin livre principalement des modèles pour des appartements secondaires, c’est auprès d’un autre ornemaniste qu’il faut chercher une filiation pour les motifs du cabinet de repos du petit appartement de l’Empereur. De récentes recherches menées par Jean Vittet permettent notamment de réattribuer certains dessins d’étoffes à Charles Percier15. L’architecte, collaborant avec de nombreux artisans et manufactures d’État pour des ameublements de la Convention, s’est aussi essayé aux modèles d’arts décoratifs16. Ses dernières attributions par Jean Vittet peuvent être complétées par le gros de Tours du cabinet de repos du petit appartement de l’Empereur. Si aucune esquisse identique à cet ensemble textile de Percier n’est pour le moment connue, de nombreuses similitudes avec d’autres dessins de sa main autorisent un rapprochement. Dans leur Recueil de décorations intérieures, Percier et Fontaine présentent par exemple une planche17 figurant le « lit exécuté à Paris pour Mme. M. ». De nombreux éléments du cabinet de repos tissé l’année de publication de l’ouvrage y sont reconnaissables. Les camées sous forme de médaillons suspendus autour du lit se retrouvent sur l’étoffe, les figures féminines de la planche désormais remplacées par les cygnes adossés. Ces oiseaux sont aussi présents sur la gravure, en couronnement de tenture, entre une guirlande de perles et une autre massive composée de rubans et multiples fleurs. Des courants de feuilles d’olivier, enroulements d’acanthe, frises de culots et gerbes de fleurs en cloche sont également illustrés dans les deux représentations. Leur stylisation est quasiment identique mais ils demeurent dans des dispositions différentes. Une filiation est donc possible même s’il reste à déterminer si le dessin de l’étoffe a pu inspirer les planches du recueil ou inversement.

Figure 2.

Figure 2.

Grand Frères, Lé de couronnement de tenture du cabinet de repos du petit appartement de l’Empereur, 1811-1812, Gros de Tours broché (soie), 68,6 × 57,1 cm, Paris, Mobilier national, GMMP 24/001/001.

© Mobilier national / Isabelle Bideau

  • 18 Archives nationales, O2 591, nos 22300-22312.
  • 19 O3 1884, d. 9, rapport du 8 décembre 1817.
  • 20 Jean Coural et al., Paris, Mobilier national Soieries Empire Catalogue Mobilier national, Paris, RM (...)
  • 21 Odile Nouvel-Kammerer, « Le cygne ambigu », op. cit. note 12.

8Dessiné, mis en carte puis tissé sur les métiers de Grand Frères, le gros de Tours du cabinet de repos finit par être enregistré le 31 juillet 181218 (fig. 2). Resté en magasin sous l’Empire comme de nombreuses autres soieries versaillaises, une perspective d’usage n’apparaît qu’à l’avènement de la Restauration. Considérant ces métrés à l’état neuf comme une opportunité de renouvèlement de leurs ameublements palatiaux sans dépenser de l’argent dans de nouvelles commandes, Louis XVIII et Charles X remploient certaines soieries napoléoniennes. Néanmoins, l’emblématique trop importante de quelques meubles textiles engendre une véritable « chasse à l’abeille ». Tout symbole impérial est alors systématiquement débrodé et rebrodé par d’autres royaux lorsque cela est possible19. Chose étonnante : l’ensemble du cabinet de repos du petit appartement de l’Empereur, dont les cygnes, bien qu’Empire, continuent à plaire sous la Restauration, est assez peu dispersé et altéré au regard d’autres soieries versaillaises. Dans leurs travaux de recherches20, Jean et Chantal Coural ne relèvent que deux occurrences très précises de remplois royaux, tous deux au palais de Saint-Cloud, pour d’importantes femmes de la cour : la duchesse de Berry en 1827 pour son boudoir au rez-de-chaussée et la duchesse d’Angoulême en 1829 pour son cabinet de travail, qui était auparavant le boudoir de l’Impératrice Joséphine. Ce sont principalement les bordures de tenture et de sièges qui sont utilisées pour renouveler le décor textile de ces deux pièces. Il est toutefois à noter que quelques métrés de tenture sont remployés par la duchesse d’Angoulême dans son cabinet de travail. La pièce avait notamment gardé les anciens sièges du temps de Joséphine. Réalisés par Jacob-Desmalter d'après des dessins de Percier, certains bois arborent sur leurs accotoirs un cygne, motif alors plutôt perçu comme une métaphore de la grâce féminine21. Or, la tenture versaillaise choisie par la duchesse d’Angoulême pour regarnir ces sièges présente justement ce même animal dans des camées. C’est sans doute cette corrélation visuelle créant une harmonie dans la pièce qui motive cette sélection par la duchesse. Entre 1843 et 1855, l’ensemble de sièges regarnis est ensuite remisé au Garde-Meuble. 

Souvenir de soie : entretenir l’esprit des lieux de l’Empire

9Sous Napoléon III, le renouvellement des décors intérieurs se fait plus important avec des commandes d’arts décoratifs diffusant peu à peu le style Second Empire dans les résidences officielles. Le château de Versailles, devenu musée de l’Histoire de France en 1837 sous Louis-Philippe, n’accueille pas de séjours des nouveaux souverains qui lui préfèrent d’autres résidences de Napoléon Ier telles Fontainebleau ou encore Compiègne. Pour autant, les anciennes soieries versaillaises connaissent quelques remplois intéressants à souligner. Désormais, elles sortent des magasins du Garde-Meuble pour principalement décorer des appartements secondaires ou sont envoyées dans d’autres anciennes demeures de Napoléon Ier et Joséphine, pour en faire des lieux de mémoire.

  • 22 Bernard Chevallier, Malmaison. Château et domaine des origines à 1904, Paris, RMN, 1989, p. 209-210
  • 23 Antoine Quatremère de Quincy, Considérations morales sur la destination des ouvrages de l’art, ou d (...)
  • 24 Bibliothèque Thiers, fonds Ms Masson 270, fo 10.

10C’est le cas du château de Malmaison, acquis en 1799 par Joséphine et qui y meurt en 1814. Son fils, le prince Eugène de Beauharnais, hérite de la demeure mais en 1828, le domaine est vendu et une grande partie de son mobilier est dispersé. Napoléon III, qui côtoie avec bonheur sa grand-mère à la Malmaison jusqu’à ses six ans, décide de racheter en 1861 la résidence devenue vide22. Il souhaite la remeubler le plus possible à l’identique, selon des documents historiques conservés ou selon ses souvenirs et ceux de la famille. Sa quête matérielle de l’Empire concoure ainsi à une nouvelle intentionnalité, à la fois personnelle et commémorative : la sauvegarde du genius loci. Tel que défini par Quatremère de Quincy, ce dernier est « le cortège de sensations tendres, profondes, mélancoliques, sublimes ou touchantes 23 » émanant d’œuvres ou ouvrages d’art demeurés dans leur monument d’origine. En effet, Napoléon III choisit pour son remeublement des objets au Garde-Meuble pour leur charge mémorielle et non plus pour leur opportunité économique ou leur aspect esthétique. Pour certaines pièces, la quête d’authenticité s’annonce particulièrement difficile (manque de sources, perte de traces du mobilier originel vendu en 1829…). En 1865, des mesures sont prises pour pallier ces interrogations. Dans une lettre du 11 octobre, l’administrateur du Garde-Meuble Williamson indique par exemple au Grand Maréchal Vaillant que « Sa Majesté admet la réunion à la Malmaison des meubles auxquels se rattachent des souvenirs de l’Empereur Napoléon Ier et de l’Impératrice Joséphine. L’Empereur désire qu’on s’assure bien au préalable de l’exactitude des faits24. » Désormais, il ne s’agit plus de strictement remeubler la Malmaison avec des objets ayant été placés dans cette seule demeure. Napoléon III convoque aussi la mémoire de son oncle à travers des meubles, objets décoratifs et items personnels des divers palais qu’il a habités.

  • 25 Adophe de Lescure, Le Château de la Malmaison : histoire, description, catalogue des objets exposés (...)
  • 26 Mathieu Caron, Du palais au musée : le garde-meuble et l’invention du mobilier historique au XIXe s (...)
  • 27 A. de Lescure, op. cit. note 25, p. 160.

11La commission chargée du remeublement s’intéresse ainsi à la série de sièges du cabinet de travail de la duchesse d’Angoulême à Saint-Cloud, recouverts en 1829 par le gros de Tours blanc originaire du cabinet de repos du petit appartement de l’Empereur à Versailles. Les bois, à l’origine réalisés par Jacob-Desmalter pour le boudoir de Joséphine à Saint-Cloud, ont toute leur place dans le projet de Napoléon III. Même s’ils n’ont pas été réalisés à l’origine pour la Malmaison, ils véhiculent tout de même le souvenir de la grand-mère de Napoléon III. La garniture textile n’est pas ôtée puisqu’elle rappelle également les grands projets de soie de Napoléon Ier. L’ensemble est donc rapporté dans la demeure de la première impératrice et installé dans l’ancienne chambre à coucher ordinaire où une reconstitution de son boudoir est essayée. L’ensemble se compose d’un canapé, de quatre fauteuils, de quatre chaises, d’un tabouret de pied et d’un écran25. Le tout est redécouvert par le public en 1867, l’Impératrice Eugénie organisant une double « exposition-remeublement26 » en parallèle de l’Exposition universelle de Paris. L’une est consacrée à Marie-Antoinette à Trianon. L’autre, dédiée à Joséphine, parachève les premiers réaménagements de la Malmaison. Pour cette dernière, le guide officiel de l’exposition souligne toute l’intention du couple impérial en présentant ce boudoir comme une pièce secrète. Accessible par un panneau mobile, il plonge le visiteur dans l’intimité de l’ancienne souveraine, complétant « tout ce petit gynécée, où celle [Joséphine] qui l’habita a laissé partout son empreinte, frappante et presque vivante27 ».

Retisser l’Empire : soierie d’antan et inspirations modernes

12Si Napoléon III et Eugénie recherchent l’esprit de Joséphine et de Napoléon Ier au cœur du réaménagement de la Malmaison, certains particuliers et autres institutions s’intéressent également aux étoffes versaillaises pour redonner vie au style Empire dans leurs intérieurs. Il n’est pas question ici de souvenir familial ou politique, mais seulement de goût esthétique. Les étoffes originelles étant inaccessibles car demeurées dans les anciens palais ou au Garde-Meuble, l’attention de ces nouveaux agents se porte sur l’industrie de la soie contemporaine qui a parfois conservé ses archives de tissage. C’est le cas de la maison Tassinari & Chatel, héritière de Camille Pernon et Grand Frères, dont le fond n’a pas été dispersé au gré des rachats de fabrique. Elle garde ainsi nombre de ses patrons et échantillons depuis l’Empire. Au fil du temps, elle propose à ses clients des retissages puisant leurs motifs dans la richesse de ses archives. Ses livres de commissions témoignent par exemple des survivances Empire pour des privés, principalement au XXe siècle, indiquant les patrons utilisés et répertoriés par chronologie de création. Si un retissage est commandé à l’identique, le patron d’origine est indiqué dans la commission. En revanche, si le retissage demandé implique une variation de motif, de couleur, de largeur – soit créée par la manufacture pour présenter de nouvelles gammes soit demandée par le client – un nouveau numéro de patron est établi. Parfois, ces dessins inédits s’inspirent de plus anciens ou combinent les motifs d’autres patrons antérieurs. La mention de leurs sources n’est malheureusement pas systématique, rendant difficile la quête du chercheur qui souhaite retracer l’évolution des tissages, la survivance des modèles et le goût de la clientèle.

  • 28 Archives Tassinari & Chatel, livre de commissions, entrée no 24299 du 2 mars 1923. Je remercie vive (...)

13Le 2 mars 1923, l’antiquaire et collectionneur anglais Sir Robert Henry Edward Abdy commande notamment des retissages du cabinet de repos du petit appartement de l’Empereur28. Il prépare alors son mariage avec le mannequin russe Iya de Gay, future associée de créateurs de mode (Paul Poiret, Coco Chanel…), travaillant à Paris. Attachés dans le livre de commissions, des échantillons témoignent d’un retissage aux motifs identiques selon les patrons 9277 et 9278. Ceux-ci reprennent les bordures de sièges du cabinet de repos avec leur courant de culots ainsi que les lés de couverture de sièges au semé de rosaces, camée de cygnes adossés et bouquet de fleurs au naturel. Sur ces motifs destinés à décorer huit fauteuils, deux bergères et un canapé, quelques couleurs diffèrent légèrement du textile livré pour Napoléon Ier. Ces modifications sont annotées sur le dessin du patron 9278, épinglé à une commande du 26 février 1913 pour un certain « E Duru ». Les mentions à l’encre noire et crayon graphite autour de l’esquisse du galon de siège indiquent notamment que le ton des petites perles entre chaque rosace et enroulement de culots est désormais rouge (et non plus mauve comme sur l’étoffe livrée en 1812). De même la largeur des bordures à tisser diffère, s’adaptant au bois des sièges du nouveau client.

  • 29 Archives Tassinari & Chatel, livre de commissions, entrée no 33753 du 3 décembre 1940.
  • 30 Archives Tassinari & Chatel, livre de patrons, entrée no 7901 du 7 avril 1902.
  • 31 Archives Tassinari & Chatel, livre de patrons, entrées nos 1741, 1684 et 1685.
  • 32 Jörg Ebeling et Ulrich Leben, Ein Meisterwerk des Empire. Das Palais Beauharnais in Paris, Berlin, (...)
  • 33 Jörg Ebeling, Thomas W. Gaetgens et Ulrich Leben, « Eugène de Beauharnais : « Honneur et Fidélité » (...)

14Outre des noms de particuliers figurent également ceux d’institutions faisant appel au savoir-faire de Tassinari & Chatel pour redécorer leurs intérieurs. C’est le cas de l’ambassade d’Allemagne, installée dans l’hôtel de Beauharnais à Paris. Le 3 décembre 194029, elle passe commande de soixante-quinze mètres de lampas crème, or et violet sur le modèle du patron 7901. Ils doivent recouvrir les canapés, fauteuils et chaises du salon des Quatre Saisons. Le patron 7901, pour couverture de siège, est un modèle créé le 7 avril 190230. Il a la particularité de présenter pour le dossier deux cygnes adossés, au dessin fortement similaire à ceux du couronnement de tenture du patron 1741 de Grand Frères. Toutefois, les oiseaux tiennent désormais en leur bec deux fines guirlandes de feuilles d’olivier et leur col est retenu par deux rubans entrelacés. Quant à l’assise, le nouveau patron figure un motif de rosace stylisée à palmettes, courants de feuilles d’olivier et de lierre, absent du meuble textile du cabinet de repos de 1812. Le semé de rosaces pour le fond n’est également plus le même. Ici, le patron 7901 combine différents anciens motifs de la manufacture31, tous impériaux mais pour des ensembles divers, tissés ou non sous l’Empire. Les cygnes appartiennent bien au patron 1741 du cabinet de repos mais les rubans reliant leur cou sont inspirés de ceux du patron 1685, décorant les montants d’une lyre dont la caisse de résonnance est également ornée de cygnes adossés. Pour l’assise, la rosace est celle du patron 1684, à l’exception de la fleur du centre qui est différente. Cette livraison, uniforme par son style mais hétérogène par ses modèles, est notamment visible sur un cliché pris à l’occasion de l’inauguration de l’ambassade d’Allemagne à Paris le 3 février 1968. L’ambassadeur Manfred Klaiber y accueille Charles De Gaulle et Heinrich Lübke dans le salon des Quatre Saisons (fig. 3). Autour d’eux sont reconnaissables les nouveaux cygnes du patron 7901, sur le dossier de plusieurs chaises. Le choix de ce mélange de dessins n’est pas anodin et est lié à l’histoire des lieux. Lorsque l’ambassade passe commande à Tassinari & Chatel en 1940, l’hôtel de Beauharnais connaît une campagne de restauration étalée depuis le début du siècle ; mais les sources parfois manquent pour reconstituer les pièces selon l’apparence qu’elles revêtaient lors de leur fastueuse période, lorsqu’Eugène de Beauharnais en était propriétaire (1803-1818). À défaut d’exactement connaître l’aspect du mobilier du vivant du fils adoptif de Bonaparte, il est décidé de retisser une étoffe reprenant plutôt le coloris clair des bas-lambris peints lorsque l’entretien de l’hôtel était confié à l’architecte Hittorff durant le second quart du XIXe siècle32. Le motif choisi s’accorde alors au reste du salon. C’est ce que laisse supposer le choix des cygnes, sans doute orienté par la fréquente présence de cet animal dans toute l’ambassade. Thomas W. Gaehtgens, Ulrich Leben et Jörg Ebeling expliquent l’importance de cette figure pour sa symbolique apollinienne associée à une métaphore politico-dynastique33. Le cygne est l’emblème d’Apollon depuis qu’il a survolé l’île de Délos le jour de sa naissance. En outre, le dieu de la Musique est aussi fils de Jupiter, dont l’attribut est l’aigle. L’emploi conjoint dans cet hôtel des deux oiseaux divins rappelle alors la relation particulière entretenue par Eugène de Beauharnais, représenté par le cygne, avec son beau-père Napoléon, symbolisé par l’aigle, qui en avait fait son héritier présomptif avant la naissance de l’Aiglon. Le retissage du cabinet de repos, ici adapté, nourrit ainsi la survivance du goût Empire au fil du temps mais surtout, prouve un renouvellement des formes influencé par les intentions de nouveaux agents.

Figure 3.

Figure 3.

Anonyme, Charles De Gaulle lors de l’inauguration de l’ambassade d’Allemagne (hôtel de Beauharnais), photographie, 3 février 1968, et détail du dossier du fauteuil sur une autre photographie du même jour.

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  • 35 À Mulhouse, le musée d’Impression sur étoffes conserve le fonds TACO où un rebrac présente une vari (...)
  • 36 Gérald Van der Kemp, Versailles, livret d’inauguration des salles de l’attique Chimay, [s. l.], [19 (...)

15Une intentionnalité inédite s’esquisse dans un autre projet impliquant les archives de Tassinari & Chatel. Il s’agit de la nouvelle scénographie des attiques Chimay et du Midi au château de Versailles. Repensés à la fin des années 1950 et 1960 par son conservateur Gérald van der Kemp, l’objectif est de changer la muséographie de ces salles à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Napoléon Ier. Les œuvres exposées, relevant des Beaux-Arts, célèbrent les grands moments de l’Empire et présentent par des portraits divers protagonistes importants du régime. La volonté de Van der Kemp est donc de créer, autour de ces objets figuratifs, tout un décor immergeant le visiteur dans le style Empire. Les ornements de la nouvelle scénographie doivent alors jouer un rôle d’intercession, entrant en résonnance avec le choix des items montrés au public, pour mieux plonger ce dernier dans l’ambiance visuelle de la période. C’est donc naturellement que la conservation se tourne vers ce qui aurait dû, au temps de Napoléon, recouvrir les murs du palais : les soieries impériales pour Versailles. Le travail d’inventaire des Coural n’étant pas encore réalisé et publié, la sélection de certaines étoffes versaillaises se retrouve mélangée à d’autres de différents palais, dont celui de Saint-Cloud. Dans l’attique du Midi, entre la salle de la campagne d’Autriche (1809) et celle sur la société parisienne sous l’Empire, figure une pièce dédiée à l’Impératrice Marie-Louise et le roi de Rome (fig. 4). Afin d’incarner la délicatesse et la fraîcheur de ce second mariage ayant amené à l’heureuse naissance d’un héritier légitime, le gros de Tours du cabinet de repos du petit appartement de l’Empereur est choisi. Toutefois, un retissage en soie étant une dépense trop importante pour le château, Van der Kemp cherche une alternative. La société mulhousienne TACO, dirigée par Jean [Hans] Thomann, propose alors d’offrir cinq mille mètres de coton imprimé reproduisant les soieries. L’objectif de cet Alsacien est de faire de ce chantier une vitrine de prestige pour sa fabrique tout en testant un nouveau procédé technique. Il consiste en l’impression de motif sur un satin de coton d’Égypte couvert de l’apprêt « Everglaze », imitant le brillant de la soie34. Van der Kemp, auprès du Mobilier national et de Tassinari & Chatel, récupère des modèles pour ces nouveaux tissages. Retravaillé par Thomann, diverses propositions de couleurs sont renvoyées, notamment pour le semé de tenture35. Ce sont finalement les teintes à l’identique qui sont choisies pour la reproduction du cabinet de repos, ce qui n’est pas le cas de toutes les soieries impériales sélectionnées. Certaines variations sont toutefois à noter pour les tentures murales, dont les bordures de fleurs en cloches bleues ne sont pas systématiquement placées pour scander chaque panneau de tenture. Néanmoins, certains détails aident à fondre plus encore l’accrochage dans la reproduction des soieries, accentuant l’effet d’un intérieur Empire plus que d’un display Beaux-Arts. Des petites chaussettes en coton, reprenant les motifs, recouvrent en effet jusqu’aux baguettes de suspension. Dans le livret d’inauguration, Van der Kemp se félicite de ce retissage moderne dévoilant un « Musée idéal » dont « les couleurs, les drapés, les plissages sont une joie pour les yeux36. » Transformée par une nouvelle intentionnalité, celle de la médiation visuelle, la soierie impériale passe donc d’un statut d’étoffe-décor à celui d’étoffe-scénographie.

Figure 4.

Figure 4.

Thomas Garnier, Vue de la salle de l’Impératrice Marie-Louise et du roi de Rome dans l’attique du Midi du château de Versailles, photographie, 11 février 2022.

© Château de Versailles, Dist. RMN © Thomas Garnier

Exposer l’Empire : entre transmission et médiation

16Ayant fasciné divers acteurs depuis sa création, le gros de Tours blanc broché du cabinet de repos du petit appartement de l’Empereur à Versailles révèle ainsi plusieurs biographies d’objets, où se sont tissées de multiples intentionnalités liées à d’autres soieries de Napoléon Ier. Du remploi textile au ré-usage du patron et à la réinvention du modèle iconographique, ces précieuses étoffes imaginées par des ornemanistes tour à tour dessinateurs de fabrique, inventeurs ou encore soyeux, ont diffusé le style Empire à différentes périodes, et ont pérennisé la transmission d’un savoir-faire technique exceptionnel. Servant le dessein décoratif, politique et économique de Napoléon Ier, elles rencontrent de nouveaux acteurs au gré de leur histoire pour engendrer de nouveaux usages, dans une volonté d’épargne ou de mémoire, et de nouvelles réalisations, par des retissages similaires ou identiques. Du fabricant à l’usager en passant par le public muséal, elles entraînent dans leur contemplation et leur étude de nombreux enjeux parmi lesquels la conservation préventive et la transmission de savoir-faire anciens (licier et tapissier).

17Ce faisceau d’intentionnalités aurait pu s’achever avec la mise en exposition de ces soieries au printemps 2024 au Grand Trianon. Pourtant, le commissariat scientifique y a vu l’opportunité de présenter au public une énième intention : la présentation et la transmission de l’histoire de ces soieries. Cela passe autant par le regard du visiteur, posé pour la première fois sur ces précieuses étoffes que par la médiation du discours apporté, les dispositifs et outils scénographiques choisis. En effet, un large panorama de toutes les typologies de soieries commandées par Napoléon pour Versailles est présenté, abordant leur contexte de création, présentant les divers agents intervenus dans leur réalisation, dédiant une salle spécifique aux remplois Post-Empire et se terminant par la mise en regard de soieries originelles prêtées par le Mobilier national avec leurs retissages des années 1960 au Grand Trianon dans le petit appartement de l’Empereur. Afin de favoriser le rapport particulier du nouvel agent, le visiteur, avec les étoffes, la scénographie favorise le plus possible l’absence de vitrine et l’accrochage sur rouleau des lés derrière du tulle. Par ailleurs, la matérialité est particulièrement mise en avant : une tissuthèque invite au toucher des diverses techniques de tissage et deux vidéos approfondissent en début et fin de parcours les étapes de tissage sur les métiers anciens puis celles sur les métiers automatisés dans une optique de patrimonialisation du savoir-faire. Enfin, le résultat d’une importante campagne de restauration est mis en valeur avec des mises en carte prêtées par Tassinari & Chatel. Ces documents d’époque, très précieux car rarement conservés, sont essentiels pour la montée des fils sur le métier à tisser selon l’étoffe à réaliser. Celle du cabinet de repos du petit appartement de l’Empereur est par exemple exposée aux côtés de l’étoffe finale (fig. 5). Étape intermédiaire entre le dessin et le tissage, ces mises en cartes sont aujourd’hui encore utiles pour comprendre le façonnage originel et réaliser des retissages à l’identique, continuant à être un pont entre l’histoire d’un artisanat d’art ancien exceptionnel et son avenir.

Figure 5.

Figure 5.

Grand Frères, Mise en carte 8 en 11 pour le couronnement de tenture du cabinet de repos du petit appartement de l’Empereur au palais de Versailles, 1811, Crayon graphite, gouache et encre sur papier, 52 × 124 cm, Fonds de la Manufacture Tassinari & Chatel, Maison Lelièvre, TCB. 1741.1.

© Château de Versailles, Dist. RMN / Christophe Fouin

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Notes

1 L’album B.22 conservé aux archives du château de Versailles et issu de l’agence d’Alexandre Dufour, permet d’étudier nombre de ces projets rassemblés.

2 Archives nationales, O2 330, d. 6, p. 3882.

3 Étiquette du Palais impérial, Paris, Imprimerie nationale, 1806.

4 Pierre-François-Léonard Fontaine et Charles Percier, Résidences de souverains : parallèles entre plusieurs résidences de Souverains de France, d’Allemagne, de Suède, de Russie, d’Espagne et d’Italie, Paris, chez les auteurs, 1833, p. 122.

5 Camille Pernon, Bonaparte Réparateur, 1802, lampas broché, 71 × 52 cm, Rueil-Malmaison, château de Malmaison, MM. 40.47.8686.

6 Archives nationales, O2 157, d. 8, p. 364.

7 Louis-François de Bausset, Mémoires anecdotiques sur l’intérieur du palais et sur quelques événements de l’Empire depuis 1805 jusqu’au 1er mai 1814 pour servir à l’histoire de Napoléon, tome second, Paris, Baudouin Frères Éditeurs, 1827, p. 249.

8 Archives nationales, O2 521, d. 2, p. 44.

9 Archives nationales, O2 522, d. 4, p. 69.

10 P.-F.-L. Fontaine et C. Percier, Recueil de décorations intérieures, comprenant tout ce qui a rapport à l’ameublement, Paris, Chez les auteurs, 1812, p. 1-18.

11 Odile Nouvel-Kammerer, « Le cygne ambigu », cat. d’exp. L’Aigle et le Papillon, Symboles des pouvoirs sous Napoléon 1800-1815, sous la direction d’Odile Nouvel-Kammerer, Saint-Louis, Saint-Louis Art Museum, 16 juin-16 septembre 2007, Boston, Museum of Fine Arts, 21 octobre 2007-27 janvier 2008, Paris, Musée des Arts décoratifs, 2 avril-5 octobre 2008, Paris, Édition Vilo, 2007, p. 228.

12 Archives municipales de Lyon, 1GG256, entrée du 21 septembre 1772. Archives de l’Institut National de la Propriété Industrielle, brevet d’invention de cinq ans délivré à Jean-François-Antoine Sandrin, 30 août 1816, 1BA966. Archives de Paris, juridiction consulaire, acte de la société Sandrin, Mosnier, Violet, 7 octobre 1820, D31u3-18, entrée no 361.

13 Archives nationales, O2 522, d. 4, p. 4.

14 Laureen Gressé-Denois, « Cartier Fils et Seguin & Cie », cat. d’exp. Soieries impériales pour Versailles. Collection du Mobilier national, sous la direction de Muriel Barbier et Noémie Wansart, Versailles, châteaux de Versailles et des Trianons, 19 mars-23 juin 2024, Versailles, Château de Versailles / Paris, RMN-GP, 2024, p. 178.

15 Jean Vittet, « Qui a dessiné les soieries de Napoléon ? », cat. d’exp. Soieries impériales pour Versailles. Collection du Mobilier national, op. cit. note 14, p. 144-155.

16 Anne Dion-Tenenbaum, « Les dessins pour les manufactures et le Garde-Meuble. Un modèle pour les industriels », cat. d’exp. Charles Percier (1764-1838). Architecture et design entre deux révolutions, sous la direction de Jean-Philippe Garric, New York, Bard Graduate Center Gallery, 18 novembre 2016-5 février 2017, Fontainebleau, château de Fontainebleau, 18 mars-19 juin 2017, New York, Bard Graduate Center / Paris, RMN-GP, 2017, p. 188-200.

17 P.-F.-L. Fontaine et C. Percier, op. cit. note 10, planche 19.

18 Archives nationales, O2 591, nos 22300-22312.

19 O3 1884, d. 9, rapport du 8 décembre 1817.

20 Jean Coural et al., Paris, Mobilier national Soieries Empire Catalogue Mobilier national, Paris, RMN-GP, 1980, p. 151-152.

21 Odile Nouvel-Kammerer, « Le cygne ambigu », op. cit. note 12.

22 Bernard Chevallier, Malmaison. Château et domaine des origines à 1904, Paris, RMN, 1989, p. 209-210.

23 Antoine Quatremère de Quincy, Considérations morales sur la destination des ouvrages de l’art, ou de l’influence de leur emploi sur le génie et le goût de ceux qui les produisent ou qui les jugent, et sur le sentiment de ceux qui en jouissent et en reçoivent les impressions, Paris, Imprimerie de Crapelet, 1815, p. 54, 55.

24 Bibliothèque Thiers, fonds Ms Masson 270, fo 10.

25 Adophe de Lescure, Le Château de la Malmaison : histoire, description, catalogue des objets exposés sous les auspices de Sa Majesté l’Impératrice, Paris, H. Plon, 1867, p. 234.

26 Mathieu Caron, Du palais au musée : le garde-meuble et l’invention du mobilier historique au XIXe siècle, Dijon, Faton, 2021, p. 368.

27 A. de Lescure, op. cit. note 25, p. 160.

28 Archives Tassinari & Chatel, livre de commissions, entrée no 24299 du 2 mars 1923. Je remercie vivement Caroline Karikas et Carole Damour pour leur aide dans ces recherches au sein des archives Tassinari & Chatel.

29 Archives Tassinari & Chatel, livre de commissions, entrée no 33753 du 3 décembre 1940.

30 Archives Tassinari & Chatel, livre de patrons, entrée no 7901 du 7 avril 1902.

31 Archives Tassinari & Chatel, livre de patrons, entrées nos 1741, 1684 et 1685.

32 Jörg Ebeling et Ulrich Leben, Ein Meisterwerk des Empire. Das Palais Beauharnais in Paris, Berlin, Wasmuth / Paris, Flammarion, 2016, p. 254.

33 Jörg Ebeling, Thomas W. Gaetgens et Ulrich Leben, « Eugène de Beauharnais : « Honneur et Fidélité » à l’hôtel de Beauharnais », dans cat. d’exp. L’Aigle et le Papillon, Symboles des pouvoirs sous Napoléon 1800-1815, op. cit. note 11, p. 83.

34 Vincent Urbain « La jolie histoire oubliée de TACO au secours de Versailles », L’Imprimé –Bulletin des Amis du Musée de l’Impression sur Étoffes de Mulhouse, numéro 45, avril 2020, p. 4.

35 À Mulhouse, le musée d’Impression sur étoffes conserve le fonds TACO où un rebrac présente une variante de rosaces noires sur fond ponceau et un autre jaune sur fond bleu pétrole.

36 Gérald Van der Kemp, Versailles, livret d’inauguration des salles de l’attique Chimay, [s. l.], [1958].

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Table des illustrations

Titre Figure 1.
Légende Grand Frères, Album de dessins – Patrons du meuble textile pour le cabinet de repos du petit appartement de l’Empereur au palais de Versailles, fin du XVIIIe siècle – 1856, encre sur papier (album fermé), 31,5 x 45 x 4,5 cm, Fonds de la Manufacture Tassinari & Chatel, Maison Lelièvre, TCC.P.CP-GF.269-1950.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cel/docannexe/image/33185/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 507k
Titre Figure 2.
Légende Grand Frères, Lé de couronnement de tenture du cabinet de repos du petit appartement de l’Empereur, 1811-1812, Gros de Tours broché (soie), 68,6 × 57,1 cm, Paris, Mobilier national, GMMP 24/001/001.
Crédits © Mobilier national / Isabelle Bideau
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cel/docannexe/image/33185/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 635k
Titre Figure 3.
Légende Anonyme, Charles De Gaulle lors de l’inauguration de l’ambassade d’Allemagne (hôtel de Beauharnais), photographie, 3 février 1968, et détail du dossier du fauteuil sur une autre photographie du même jour.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cel/docannexe/image/33185/img-3.png
Fichier image/png, 130k
Titre Figure 4.
Légende Thomas Garnier, Vue de la salle de l’Impératrice Marie-Louise et du roi de Rome dans l’attique du Midi du château de Versailles, photographie, 11 février 2022.
Crédits © Château de Versailles, Dist. RMN © Thomas Garnier
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cel/docannexe/image/33185/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 760k
Titre Figure 5.
Légende Grand Frères, Mise en carte 8 en 11 pour le couronnement de tenture du cabinet de repos du petit appartement de l’Empereur au palais de Versailles, 1811, Crayon graphite, gouache et encre sur papier, 52 × 124 cm, Fonds de la Manufacture Tassinari & Chatel, Maison Lelièvre, TCB. 1741.1.
Crédits © Château de Versailles, Dist. RMN / Christophe Fouin
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cel/docannexe/image/33185/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 573k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Laureen Gressé-Denois, « De fil palatial en aiguille patrimoniale. La soierie du cabinet de repos du petit appartement de Napoléon Ier à Versailles. »Les Cahiers de l’École du Louvre [En ligne], 22 | 2024, mis en ligne le 26 juin 2024, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cel/33185 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11w6v

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Auteur

Laureen Gressé-Denois

Diplômée d’Histoire à la Sorbonne et du Post-master de l’École du Louvre, Laureen Gressé-Denois prépare actuellement une thèse de troisième cycle sur le château d’Eu sous Louis-Philippe d’Orléans (1821-1848). Spécialisée en architecture, décor et ameublement des grandes demeures, elle a précédemment travaillé sur les soieries d’ameublement du Premier Empire au gré de divers stages et missions au Mobilier national, à la Fondation Abegg (Suisse) et au château de Versailles. Leur destinée entre 1815 et aujourd’hui a fait l’objet de son mémoire de fin de deuxième cycle, sous la direction de Cecilia Hurley-Griener. Elle est actuellement assistante scientifique au commissariat de l’exposition Soieries impériales à Versailles, collections du Mobilier national se tenant de mars à juin 2024 au Grand Trianon.
Laureen Gressé-Denois has a degree in history from the Sorbonne and a post-master’s degree from the École du Louvre. She is currently working on a post-graduate thesis on the Château d’Eu during the reign of Louis-Philippe d’Orléans (1821–1848). She specialises in the architecture, decoration and furnishings of grand residences, and has previously worked on the silk furnishings of the First Empire through various internships and missions at the Mobilier National, the Abegg Foundation (Switzerland) and the Château de Versailles. Her graduate thesis, under the supervision of Cecilia Hurley-Griener, examined their fate between 1815 and the present day. She is currently assistant to the curator of the exhibition Soieries impériales à Versailles, collections du Mobilier national, to be held from March to June 2024 at the Grand Trianon.

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Droits d’auteur

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