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« Un Manet plutôt qu’un Picasso ; un certain Manet plutôt qu’un autre ; un Renoir dans un incinérateur, ou alors oublié dans le sous-sol d’un musée. »

Quelques remarques en introduction aux biographies d’objets.  
François-René Martin et Hélène Zanin

Texte intégral

1Biographies d’objets : le terme, en histoire de l’art, est aussi suggestif que problématique. Il consiste à appliquer aux objets, dans lesquels entrent naturellement les œuvres d’art, le récit que l’on fait de certains individus. La vie de quelque personne, saisie par l’écriture. Le genre est aussi vieux que l’écriture de l’histoire ou l’histoire de la littérature. L’histoire de l’art est elle aussi assise sur le besoin de raconter des histoires d’hommes et de femmes qui devinrent des artistes, histoires faites de signes vocationnels, de péripéties et d’œuvres. Les anecdotes, fondamentales dans l’historiographie, forment probablement la limite de ce genre, dès lors qu’elles concentrent en un fait et une morale ce qui peut se déployer ailleurs sur tout une existence. Ce genre d’écriture est aussi commun que problématique : la biographie d’un artiste ou d’un écrivain est toujours soupçonnée de vouloir disputer à l’œuvre des privilèges excessifs. Ou pire, de laisser croire que l’existence d’un créateur renfermerait un trésor, la signification de ses œuvres, la clé de toute interprétation. Tout un pan de la critique littéraire s’est par conséquent employé à se tenir à distance de la psyché du créateur et à éloigner les textes et les œuvres du fatras d’événements qu’agrège toute vie. L’idée de biographie, dans les sciences humaines et particulièrement en histoire de l’art, est toujours entourée d’une forme de méfiance.

2Il n’en est que plus étrange et fécond que quelques historiens ou historiens de l’art aient décidé de voir dans les objets, des choses, des artefacts, des œuvres d’art, des monuments, de véritables sujets d’histoires qui, rassemblées, pouvaient s’apparenter à des vies, tout au moins une vie sociale. Des vies ou des espaces de sociabilité qui méritent et réclament le genre de la biographie. Des anthropologues les avaient précédés et avaient inventé deux énoncés : la vie sociale des choses, la biographie culturelle des choses.

  • 1 Arjun Appadurai (dir.), La vie sociale des objets. Les marchandises dans une perspective culturelle(...)
  • 2 Georg Simmel, Philosophie de l’argent, Paris, Presses universitaires de France, 1987 (trad. fr. Sab (...)

3En 1984, Arjun Appadurai organisa à Philadelphie un symposium sur les marchandises et la culture. Un livre fut publié, devenu vite un classique de l’anthropologie économique, avec un titre d’autant plus fort qu’il semblait marquer un paradoxe : The Social Life of Things1. Le colloque ne cherchait pas moins à reprendre la question fondamentale pour les anthropologues et les économistes de la marchandise et de la construction de sa valeur. Appadurai cherchait à trouver un espace plus vaste de définition de la valeur des marchandises que ce que Marx avait posé. Ce dernier avait bien pressenti la difficulté de la question : mais pour l’essentiel, la valeur d’une marchandise était principalement définie par l’ajustement du coût de la production à la demande, cette dernière étant implicitement assimilée à l’idée de besoin. Or, il est toutes sortes de marchandises qui sont davantage que des produits et autre chose que des biens, engagées dans des échanges dans lesquels elles ne répondent pas tant à des besoins qu’à des désirs. Des désirs de marchandises pour lesquels Appadurai trouve les prémisses d’une prise en charge théorique tout d’abord dans les travaux de Georg Simmel, selon qui c’est l’échange de marchandises ou de choses qui est source de valeur économique et non les propriétés intrinsèques de ces mêmes marchandises2. Ce n’est pas le seul fondement théorique de l’essai d’Appadurai : les travaux sur le luxe et le capitalisme d’un Werner Sombart y sont également mobilisés. Chez ce dernier Appadurai trouve notamment l’idée fondamentale :

  • 3 A. Appadurai, « Introduction : marchandises et politique de la valeur », dans op.cit. note 1, p. 15 (...)

4« selon laquelle en Europe, entre le XIVᵉ et le XIXᵉ siècle – période qu’il considère comme le nexus de l’émergence du capitalisme – la principale cause de l’expansion du commerce, de l’industrie et de la finance fut la demande en produits de luxe, émanant principalement des nouveaux riches, des cours royales et l’aristocratie. Et pour lui, les sources de cette hausse de la demande sont la nouveauté que fut la vente de l’amour “libre”, le raffinement sensuel et l’économie politique de la séduction pendant cette période3 ».

  • 4 A. Appadurai, art. cité note 3, p. 56, 57.

5Quoique l’on puisse penser de la thèse de Sombart, celle-ci a le mérite d’insister sur la consommation et la demande dans la création de la valeur. Il en ressort pour Appadurai que les marchandises au sens le plus large du terme ont ainsi une vie sociale, celle-ci « envisagée sur de longues périodes et touchant de nombreux pans de la société », déterminant « la forme, la signification et la structure des trajectoires spécifiques et intimes des choses sur des périodes plus brèves, leur biographie4 ».

6Or cette vie sociale, si l’on continue à suivre Appadurai, est indissociable des savoirs ou connaissances qui accompagnent les flux transculturels de marchandises. Dans un passage essentiel de son essai, Appadurai prend le soin de distinguer deux types de connaissances, reliés aux marchandises selon une division temporelle :

  • 5 A. Appadurai, art. cité note 3, p. 62, 63.

7« Les marchandises représentent des formes et des distributions sociales de connaissances complexes. En premier lieu, ce savoir peut être grosso modo de deux sortes : le savoir (technique, social, esthétique, etc.) nécessaire à la production, d’une part, et le savoir nécessaire à la consommation “correcte”, d’autre part. Le premier, une interprétation donnée à la marchandise, est assez différent du second, une interprétation que l’on reçoit de la marchandise. Bien sûr, ces deux interprétations vont diverger au fur et à mesure que la distance sociale, spatiale et temporelle entre producteurs et consommateurs augmente5 ».

8Ainsi, et l’anthropologue le précise ensuite, c’est la distribution de ces connaissances dans le temps qui constitue l’« histoire de vie » ou la « “carrière” pertinente » des marchandises, en d’autres termes, leur biographie.

  • 6 A. Appadurai, art. cité note 3, p. 32.

9Appadurai cite à plusieurs endroits de son essai des œuvres d’art, lesquelles constituent des marchandises, d’un type particulier certes, marquées par un régime d’unicité au sein d’une classe spécifique, mais elles n’en restant pas moins des marchandises. Si une barre d’acier standardisée est quasiment indiscernable d’autres barres d’acier, une œuvre d’art exprime plus facilement son unicité : « Un Manet plutôt qu’un Picasso ; un certain Manet plutôt qu’un autre6 ». Igor Kopytoff, alors collègue d’Appadurai à l’Université de Pennsylvanie, est l’auteur d’un essai qui vient compléter et enrichir dans le même volume l’essai sur les marchandises et la politique de la valeur. Il y aborde lui aussi occasionnellement le problème des œuvres d’art, rangées parmi les « biens de prestige ». Qu’il s’agisse d’une voiture ou d’une hutte, l’anthropologue gagne à considérer son parcours comme une vie, dans laquelle chaque événement est porteur de sens. Cela vaut également pour un tableau :

  • 7 Igor Kopytoff, « Pour une biographie culturelle des choses : la marchandisation en tant que process (...)

10« Pour nous la biographie d’un Renoir qui finit dans un incinérateur est aussi tragique, d’une certaine manière, que celle d’une personne qui finit assassinée, et, si cela paraît trop évident, il existe d’autres événements dans la biographie d’un objet qui sont porteurs d’un sens plus subtil. Que dire d’un Renoir qui finit dans une collection privée inaccessible ? Et d’un autre, oublié dans le sous-sol d’un musée ? Que penser d’un autre Renoir encore qui quitte la France pour les États-Unis ? Ou le Nigéria. Les réactions culturelles devant ces détails biographiques révèlent un enchevêtrement de préjugés esthétiques, historiques et même politiques, de convictions et de valeurs qui façonnent notre attitude envers les objets considérés comme des objets d’“art”7 ».

  • 8 Voir à ce titre les deux mises au point de grande portée, aux attendus cependant divergents de Pier (...)
  • 9 D. Gamboni, art. cité note 8, p. 11.
  • 10 Voir tout particulièrement : Caroline van Eck, Miguel John Versluys, Pieter ter Keurs, « The biogra (...)

11Ainsi considérée, la « vie sociale » et la « biographie » d’une œuvre d’art ressemblent à ce que l’on désigne en histoire de l’art sous le terme de réception, même si par définition les études de réception ne se penchent par principe que sur les interprétations et les usages relatifs aux œuvres d’art après leur production, là où Appadurai intègre celle-ci dans le cycle de vie des marchandises. Pour autant, une différence fondamentale apparaît : dans les travaux les plus courants relevant du paradigme diffus de la réception, l’interprétation des œuvres ou objets d’art vient très généralement des individus, qu’ils soient connaisseurs, historiens, critiques, collectionneurs, lesquels projettent leurs catégories, leurs discours, qui seront toujours affectés par ailleurs par le goût d’une époque, des conjonctures politiques, des schèmes idéologiques de classes, etc8. Or il peut entrer, comme avait pu le dire il y quelques années Dario Gamboni, dans le point de vue et la méthode de l’historien de l’art le principe selon lequel les œuvres d’art « sont des acteurs à part entière de leur “vie sociale”9 ». Depuis lors nombreux sont les travaux en histoire de l’art qui ont emprunté cette voie anthropologique10. On voit alors tout l’intérêt – et la difficulté – qu’il y a à prendre au pied de la lettre l’idée d’Appadurai, et de faire des œuvres d’art de véritables acteurs sociaux, porteurs d’interprétations adressées aux individus qu’elles croisent dans leur vie.

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13Telle était la proposition que nous avions décidé de faire en concevant ce numéro des Cahiers de l’École du Louvre, avec toutes les difficultés qu’il y avait à se situer par rapport à deux espaces théoriques différents, celui de la biographie des objets et les études de réception. Les articles rédigés par Éloïse Dumas et Marie Adamski traitent d’œuvres bien différentes : vingt-deux peintures du Pérugin saisies en 1796 lors des campagnes napoléoniennes pour l’un et trois sculptures architecturales kanak acquises dans les années 1930 pour le compte du Musée d’Ethnographie du Trocadéro, pour l’autre. Ils sont pourtant animés par un projet semblable, celui de retracer le parcours d’ensembles cohérents d’objets dans les collections patrimoniales occidentales. Des épisodes communs sont identifiés : le moment de la collecte – ou de la prédation, spoliation, vente forcée – comme épisode crucial de la vie des objets avec de forts enjeux en termes de de recensement ou de perte d’information, la translocation et la dispersion selon des logiques exogènes, puis leur re-sémantisation dans des espaces politiques et culturels distincts de celui qui a vu leur production. Il est très intéressant de lire les deux textes parallèlement : les voix des habitants de Pérouse qui pleurent le départ d’un ensemble exorbitant d’œuvres, ce que comprennent même les critiques français qui s’en désolent aussi, montre bien combien l’histoire des arrachements coloniaux peut se nourrir d’autres arrachements survenus autour de 1800.

14De façon stimulante, les deux textes abordent la pratique peu connue de l’échange d’œuvres – aujourd’hui considérée comme inaliénables – par les musées avec des marchands ou d’autres institutions, pratique usitée dans les musées français au XIXe siècle jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale. Éloïse Dumas s’intéresse avec profit à la trajectoire des œuvres à Pérouse, de leur lieu d’origine jusqu’à leurs nouveaux lieux d’exposition, les absences et lacunes des collections fondant les différentes stratégies d’appropriation de ces œuvres, tandis que Marie Adamski replace la construction de l’intérêt pour les sculptures de Nouvelle-Calédonie dans le contexte concurrentiel des missions ethnographiques, du marché de l’art et des musées européens. Applique latérale de porte ou flèches faîtières, ces trois objets constituaient des éléments ayant à la fois une qualité architecturale et symbolique pour les Grandes cases de chefferies dans lesquelles elles s’intégraient. Elles évoquaient pour les natifs les défunts, les ancêtres liés à un clan. Or ces pièces des Grandes cases, comme le précise l’autrice, circulaient déjà après la mort des chefs qui les avaient fait exécuter. Les trois spécimens correspondent par ailleurs à des cases édifiées à la fin du XIXe siècle, au moment même où celles-ci commencent à disparaître, perdant ainsi dans les différentes chefferies leur importance. Elles constituent alors pour les ethnologues qui les étudient et transplantent des fragments qui leur semblent hautement significatifs de la société kanak tout entière. Elles sont collectées en 1932 par Philippe Rey Lescure pour le Musée d’ethnographie du Trocadéro, les dirigeants de ce dernier entendant rivaliser avec la section ethnographique du musée de Bâle, ayant déjà constitué une collection de premier plan pour l’art kanak. Or ces œuvres prélevées et documentées vont être cédées en 1939 à un collectionneur suisse de premier plan, Serge Brignoni, en échange de diverses œuvres océaniennes de Nouvelle-Guinée, de Nouvelle-Irlande, de l’archipel des Tobriants ou autres. Ce dernier donnera les trois sculptures kanaks avec sa collection à la ville de Lugano en 1985. Dans ces différents épisodes, création, collecte, échange, exposition, il est fait appel à la notion de désir, fondamentale chez Appadurai. C’était un désir de connaissance d’une société qui accompagnait la première transplantation et la documentation qui l’accompagnait ; c’est un désir d’objet et de formes qui entoure le troisième ou quatrième moment de la vie de ces objets.

  • 11 Aloïs Riegl, Le culte moderne des monuments. Son essence et sa genèse, Paris, Éditions du Seuil, 19 (...)

15Les deux études suivantes traitent d’éléments mobiliers aux destinées pour le moins surprenantes. Claire Bonnote-Khelil s’intéresse à un bureau du XVIIIe siècle dont le prestige n’est issu ni de propriétés esthétiques ou structurelles car celles-ci sont fort communes, ni de son fabricant puisqu’il est attribué sans grande certitude à Charles Cressent, ni de ses propriétaires successifs, ceux-ci restant en effet inconnus jusqu’à la mention du bureau sur les inventaires du Garde-Meuble en 1863. En revanche, l’usage et la mise en scène de ce bureau lors d’un événement font bifurquer sa trajectoire : c’est sur ce bureau que fut signé le traité de Versailles le 28 juin 1919. D’objet presque banal, le meuble devient alors une relique révérée, témoin et support d’un rituel politique déterminant de l’histoire contemporaine. Ce n’est peut-être pas tant à Appadurai et sa construction de la valeur qu’un tel cas s’adresse à la vérité qu’au « polythéisme » des valeurs d’un Aloïs Riegl, dans son Culte moderne des monuments historiques (1905), où s’opposent ou s’amalgament des valeurs concurrentes, d’usage, artistique, ou historique11. Un objet dont la qualité artistique était incertaine, faible, devient un objet chargé d’une fantastique valeur historique et mémorielle.

16Dans un tout autre registre, Michèle Mariez choisit elle aussi de traiter un exemple de production mobilière et d’art décoratif produit autour de 1900, mais celui-ci présente des qualités originales que ce soit sa forme incongrue, son usager aristocratique, sa quasi-unicité (puisqu’un exemplaire jumeau est découvert par l’autrice) et surtout son appartenance au monde interlope de la prostitution : « le fauteuil d’amour » est destiné aux chambres de la maison close parisienne, le Chabanais, et dédié à un de ses clients, le futur roi d’Angleterre Édouard VII. Ce meuble redécouvert à partir des années 1990, fait pour la première fois l’objet d’une étude qui démêle la légende érotique de sa genèse commerciale en s’appuyant sur les archives de la maison Soubrier, fabricant de meubles du faubourg Saint-Antoine. Là c’est l’économie sombartienne de l’érotisme qui est convoquée.

17 Le rôle des commanditaires dans la production mais aussi dans les réinterprétations et réactivations successives des œuvres et des modèles fait l’objet de travaux dans ce numéro. Jeanne Alis, à partir de son étude sur le réaménagement du château de Sychrov en Bohême par le prince Camille de Rohan au XIXe siècle, s’intéresse à la mise en image au sein d’un décor aristocratique d’une figure glorieuse du lignage du propriétaire du château. Le double portrait équestre de Pierre de Rohan-Gié réalisé en peinture sur verre coloré par l’artiste des Pays tchèques, Jan Zachariaš Quast (1814-1891) est le résultat de circulations, de remplois et d’adaptations d’un modèle iconographique disparu du XVe siècle et connu seulement à travers des copies et transcriptions dont l’autrice retrace les mutations jusqu’au château de Sychrov et la volonté d’affirmation de la légitimité dynastique de son propriétaire.

18Paul Rivaud-Chevaillier traite d’un cas de bibliophilie à la charnière du XIXe et du XXe siècle avec la figure du collectionneur Paul Gallimard. Détenteur d’un exemplaire rare des Fleurs du Mal de Baudelaire publié en 1857, Gallimard orchestre l’élaboration d’un exemplaire unique à travers des commandes de dessins à la plume par Rodin puis d’une reliure à Marius Michel. Ces singularisations formelles placent l’objet dans une tension entre production allographe et autographe, remise en jeu lors des projets successifs d’éditions de facsimilés.

  • 12 Voir les deux ouvrages de cette collection récemment apparue, « La vie privée des œuvres » : Claire (...)

19Enfin, plusieurs travaux de ce numéro questionnent les relations affectives et les « attachements aux choses ». Il ne s’agit pas en réalité d’une « vie privée » des œuvres d’art, comme il peut en exister et qui tend sans doute à reléguer la réception ou l’afterlife à une simple chronique12. Il s’agit là de mythologies personnelles ou collectives. Le travail de Carolina Sprovieri s’appuie sur la série des Gommes de l’artiste turinoise Carol Rama. À travers l’analyse fine de deux œuvres représentatives de cette série qui utilise comme matière principale des chambres à air d’anciens pneus de bicyclette, elle questionne la charge affective et la dimension autobiographique réelle et fantasmée conférés à ce matériau-relique souvenir d’une figure paternelle disparue tragiquement. Mais bien au-delà elle opère une réévaluation des mythologies personnelles de l’artiste pour replacer son œuvre dans l’histoire de la peinture italienne et le mouvement de l’Arte Povera. En reconstituant le parcours de la matière « pneu », arraché au statut de la marchandise jetable, elle interroge aussi une histoire collective : celle de la crise de l’ère industrielle et de la société de consommation.

20En s’appuyant sur l’observation des échanges d’objets, de toiles et de dessins entre Ingres et les élèves de son ateliers Clara Lespessailles explore quant à elle les ressorts de l’économie affective entre maître et disciples. Une économie qui gagne à être étudiée en mobilisant le modèle classique en anthropologie du don et du contre-don. Lespessailles interroge le processus de mythification de l’artiste qui procède aussi bien de l’activité d’Ingres que de la dévotion que ses disciples portent à certains de ses artefacts. Ingres développe une « écriture de soi » à travers la mise en scène de ses objets dans son atelier et organise leurs circulations dans un réseau d’échanges en vue de sa postérité. L’autrice poursuit sa réflexion sur la production et les usages de ces objets-reliques notamment à travers deux objets singuliers : un fauteuil ayant appartenu à Ingres et des plâtres de la main du maître, moulés sur nature vers 1840. Elle montre comment l’appropriation et la mise en scène de ces objets relèvent d’enjeux à la fois mémoriels et affectifs mais aussi d’une stratégie de légitimation artistique de la part de ceux qui les manient. Par extension, l’atelier du peintre acquiert un statut de reliquaire sanctuarisé. Ce lieu de culte devient lui-même l’espace d’une compétition symbolique pour revendiquer et affirmer la filiation avec le maître.

21Florine Barnet consacre son étude aux existences simultanées du cendrier Ray Hollis conçu par le designeur Philippe Starck en 1984 et édité avec plusieurs autres pièces de mobilier en collaboration avec la marque française de vente par correspondance, les 3 Suisses, créée en 1932 à Roubaix. Comme l’ensemble de l’édition, le cendrier est baptisé d’un nom emprunté aux personnages du roman de science-fiction Ubik de Philip K. Dick. Objet de design inscrit dans des références littéraires, il varie entre fonction d’usage et fonction esthétique et il est un objet de consommation présent tant dans les locaux prestigieux de l’agence Starck comme ceux plus modestes des clients des 3 Suisses. L’autrice convainc particulièrement lorsqu’elle mobilise la méthode de l’enquête auprès d’anciens salariés de l’entreprise de vente par correspondance pour questionner la nature de leur attachement à cet objet d’un quotidien révolu et même condamnée par les lois de prévention contre le tabagisme. L’objet a survécu parce qu’il portait en lui de nouvelles significations, trouvant des désirs qui allaient continuer à porter sa carrière, sa vie en réalité.

22Enfin, l’article de Laureen Gressé-Denois porte sur les soieries lyonnaises commandées par Napoléon Ier pour la rénovation et la décoration du Chateau de Versailles qui ne seront cependant jamais installées et qui resteront remisés au Garde-Meuble après la chute de l’Empire. L’autrice interroge donc à travers des études de cas le destin de ces textiles d’ameublement et leurs multiples réemplois, modifications, retissages et usages détournés. Elle retrace minutieusement le parcours de la circulation des patrons, des textiles et des modèles iconographiques sur différents support en mettant en avant les enjeux de transmission des savoir-faire.

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Notes

1 Arjun Appadurai (dir.), La vie sociale des objets. Les marchandises dans une perspective culturelle, Dijon, Les Presses du réel, 2020 (trad. fr. Nadège Dulot de : The Social Life of Things. Commodities in Cultural Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 1986).

2 Georg Simmel, Philosophie de l’argent, Paris, Presses universitaires de France, 1987 (trad. fr. Sabine Cornille et Philippe Ivernel de : Philosophie des Geldes, 1900).

3 A. Appadurai, « Introduction : marchandises et politique de la valeur », dans op.cit. note 1, p. 15-88, p. 57.

4 A. Appadurai, art. cité note 3, p. 56, 57.

5 A. Appadurai, art. cité note 3, p. 62, 63.

6 A. Appadurai, art. cité note 3, p. 32.

7 Igor Kopytoff, « Pour une biographie culturelle des choses : la marchandisation en tant que processus », dans : A. Appadurai (dir.), op.cit. note 1, p. 89-122, p. 93.

8 Voir à ce titre les deux mises au point de grande portée, aux attendus cependant divergents de Pierre Vaisse, « Du rôle de la réception dans l’histoire de l’art », et Dario Gamboni, « Histoire de l’art et “réception” : remarques sur l’état d’une problématique », Histoire de l’art, no 35-36, 1996, p. 3-8 et 9-14.

9 D. Gamboni, art. cité note 8, p. 11.

10 Voir tout particulièrement : Caroline van Eck, Miguel John Versluys, Pieter ter Keurs, « The biography of cultures : style, objects and agency. Proposals for an interdisciplinary approach », Cahiers de l’École du Louvre, no 7, octobre 2015, p. 2-22.

11 Aloïs Riegl, Le culte moderne des monuments. Son essence et sa genèse, Paris, Éditions du Seuil, 1984.

12 Voir les deux ouvrages de cette collection récemment apparue, « La vie privée des œuvres » : Claire Stoullig, Le cadeau, Montreuil, Archivio, 2013 ; Isabelle Limousin, Dérouler Guernica, Montreuil, Archivio, 2013.

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Pour citer cet article

Référence électronique

François-René Martin et Hélène Zanin, « « Un Manet plutôt qu’un Picasso ; un certain Manet plutôt qu’un autre ; un Renoir dans un incinérateur, ou alors oublié dans le sous-sol d’un musée. » »Les Cahiers de l’École du Louvre [En ligne], 22 | 2024, mis en ligne le 25 juin 2024, consulté le 30 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cel/33182 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11w6u

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Auteurs

François-René Martin

Coordinateur de la recherche à l’École du Louvre

Articles du même auteur

Hélène Zanin

Post-doctorante au Centre de Recherche de l’École du Louvre

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