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La vie des Gommes : pour une approche biographique des pneus de Carol Rama

Carol Rama’s tyres
Carolina Spovieri

Résumés

Les événements biographiques semblent souvent motiver les œuvres de Carol Rama (1918-2015). Les bandes en caoutchouc utilisées pour la série des Gommes (1970) sont par exemple présentées comme les chambres à air d’anciens pneus de bicyclette, provenant de l’usine paternelle. Si ces bandes en caoutchouc ont pu susciter un certain intérêt, c’était généralement pour les étudier du point de vue de la vie passée de Rama, en les ramenant à la tragédie familiale du suicide de son père. Mais en dépassant une telle approche biographique, quittant alors la vie de l’artiste pour suivre la trajectoire historique des bandes en caoutchouc (usage et fonction ordinaires du pneu, emploi comme matériau artistique), il devient possible de soulever de nouvelles hypothèses pour lire l’œuvre autrement. D’abord, si l’origine marchande de l’objet nous ouvre à son caractère périssable, l’état usé du pneu nous renseigne aussi sur le choix de l’artiste à l’intégrer dans son œuvre, elle qui aime « les choses qui font vécu » (Vergine, 1985). En l’arrachant à son statut de marchandise inutilisable, le geste créatif confère au déchet une sorte de nouvelle mémoire, comme une seconde vie qui le rendrait du même coup autonome. De même, le processus de vieillissement du pneu, mis au premier plan dans la série, pourrait ironiquement pointer la courte vie des objets de la société bourgeoise dont Rama était issue, et simultanément indiquer l’obsolescence du support lui-même car l’objet remplace la peinture. De plus, les Gommes sauraient contenir « la crise du tableau comme institution normale à la peinture de notre passé » (Sanguineti, 1994). Prendre au sérieux les facteurs multiples qui contribuent à tracer la vie de ces bandes en caoutchouc permettrait de réfléchir aux dimensions interprétatives de l’art à partir de la biographie des matériaux et non seulement de celle de l’artiste.

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Texte intégral

  • 1 Lydia Flem, Comment j’ai vidé la maison de mes parents, Paris, Éditions du Seuil, 2004, p. 123.

« Les objets vivent plusieurs fois. Transmis à de nouveaux propriétaires, garderont-ils quelque trace de leur existence antérieure1 ? »

Un objet-œuvre : la série des Gommes

  • 2 Carol Rama dans Marina Gregorotti, « L’oggetto sublimato di Carol Rama », Elle Decor, I, n° 3, mars (...)
  • 3 La production de Carol Rama s’organise selon des périodes créatives qui coïncident avec des décenni (...)
  • 4 Pour avoir une idée de l’ampleur de ce projet se référer à Cristina Mundici, Carol Rama. Catalogo R (...)
  • 5 C. Mundici, Beppe Ghiotti, Carol Rama. Il magazzino dell’anima, Milan, Skira Editore, 2014, p. 185.
  • 6 Id., Ibid., pp. 181, 183.

1La maison-atelier de Carol Rama (1918-2015), située au 15 de la rue Napione à Turin, est l’œuvre de toute une vie ; un assemblage dans lequel on retrouve les objets que l’artiste a utilisés pour ses créations. « Une maison comme la mienne, affirme Rama, c’est clair qu’elle a une signification, celle de penser aux choses, de les agencer avec soin2 ». Les objets, autant que leur usage, occupent une place fondamentale dans la longue production de Carol Rama, qui s’est déployée sur plus de soixante-dix ans. La carrière protéiforme de la plasticienne ne peut pas se borner à un mouvement ni à une tendance artistique : de décennie en décennie, elle développe sa pratique entre figuration et abstraction, avec une attention singulière pour les choses et leur pouvoir d’évocation. Au long des années 1970, Rama réalise un ensemble particulièrement vaste et difficile à circonscrire, communément connu sous le titre de la série des Gommes3. Nous en analyserons deux œuvres : l’une représentative du corpus, essentiellement composé de toiles de petit et moyen format, et l’autre exceptionnelle, puisqu’elle constitue l’un des rares exemples d’installation4. Ce projet représente un tournant dans l’activité de Rama autant que dans la fortune critique de son œuvre5 et se développe dans le contexte du bouillonnement intellectuel et artistique de la ville de Turin. Entre 1964 et 1967, la galerie Sperone expose Rauschenberg et les artistes du Pop Art américain. Les années suivantes, la plasticienne fait la rencontre d’Andy Warhol et Man Ray6 ; des personnalités qui joueront un rôle au cours de cette nouvelle période de création.

2 Dans cette série, l’artiste développe un nouvel usage du matériau. Par exemple, dans l’œuvre Arsenal (1970) (fig. 1), elle superpose à la surface traditionnellement picturale des rectangles en caoutchouc, qu’elle découpe dans d’anciennes chambres à air de roues de bicyclette. À cette époque, elle a une attention particulière pour la forme, la finesse du détail et la nuance chromatique ; une précision formelle inédite en comparaison de productions antérieures. Elle expérimente et articule la structure de ses toiles autour d’un jeu de couleurs et de textures : des teintes de brun et noir sur blanc, une superposition de bandes rugueuses à une superficie lisse. Ces travaux ont suscité l’intérêt de la littérature critique : une tentative unique dans la carrière de Rama car elle oscille entre la représentation du matériau sur la toile et sa présentation sculpturale vers une autonomisation de cette même matière, assumée en tant que simple objet.

Figure 1.

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Carol Rama, Arsenale, 1970, chambres à air de vélo sur toile, 150 x 100 cm, Camera di Commercio, Turin. Foto Roberto Goffi.

© Archivio Carol Rama, Torino

  • 7 Ibid., p. 174 ; C. Mundici développe sur l’absence d’informations sur la nécrologie d’Amabile Rama (...)
  • 8 Pour toutes ces informations je tiens à remercier Cristina Mundici, Directrice du Comité scientifiq (...)

3En dépit de l’évidente maturité stylistique acquise dans cette production, la froideur géométrique de ces bandes rectangulaires collées les unes après les autres entoure ces pneus d’une aura de mystère. Les commentateurs reviennent souvent, pour donner corps aux interprétations, aux événements privés de la vie de Rama. La provenance des pneus est en effet associée à l’usine Carrozzeria Amabile Rama, que le père de l’artiste possédait dès 1920. L’usage de cet objet a donc été compris à partir d’une lecture biographique tragique, car l’homme se serait suicidé en 1942. Des recherches récentes montrent en réalité qu’il n’y a pas d’informations certaines sur les circonstances du décès paternel7 et que les pneus employés dans ces œuvres ne proviennent pas de l’usine familiale, mais ont été collectés ou ont été offerts à l’artiste entre la fin des années soixante et le début des années soixante-dix8. Pourtant, les renvois à cette période de jeunesse n’ont cessé de rejaillir lors des entretiens que la plasticienne a délivrés dans les années qui ont suivi la série des Gommes.

  • 9 Bernard Edelman, Nathalie Heinich, L’Art en conflits : l’œuvre et l’esprit entre droit et sociologi (...)
  • 10 Carol Rama dans Lea Vergine, « Le interviste di Lea Vergine. Carol Rama », Vogue Italia, n° 409, Av (...)

4 Quelle est l’histoire de ces pneus ? Servent-ils à évoquer des souvenirs d’enfance ? Sont-ils des reliques de la figure paternelle ? Ces associations sont-elles présentes dans le discours de l’artiste ou fantasmées par ses critiques et ses commentateurs ? Nathalie Heinich nous rappelle que la spécificité d’une relique n’est plus d’agir comme une personne, mais plutôt « d’avoir appartenu à une personne, dont l’objet en question porte la trace, ou avec laquelle il a entretenu un contact9 ». Cette hypothèse serait donc vraie parce que les pneus appartenaient, au moins symboliquement, au père de l’artiste. Pourtant, parmi les diverses raisons qui ont amené Rama à vouloir employer cet objet pour ses œuvres, il y a d’abord l’intérêt plastique pour toutes les choses usagées, vieillies et abîmées. Elle ne cessera de le répéter : « j’ai toujours aimé les objets et les situations qui étaient refusés10. » Alors que le pneu serait prêt à être jeté, l’artiste le sélectionne de telle sorte que sa vie soit prolongée dans l’art. Une telle attention matérielle pour le pneu, de la part de l’artiste, nous rend attentifs à son état d’usure, ce qui revient à parcourir le processus de sa détérioration ; en somme, à retracer le parcours de cet objet et l’histoire de cette matière.

  • 11 Thierry Bonnot, Bérénice Gaillemin, Élise Lehoux, « La biographie de l’objet : une écriture et une (...)

5Cet article se donne pour objectif de démultiplier les regards et de raconter non pas l’Histoire du pneu avec un grand H, mais les multiples histoires qui pourraient dessiner la trajectoire biographique des pneus de Carol Rama. Dans une telle optique, nous suivons l’idée selon laquelle « […] le moment où l’enquêteur rencontre l’objet marque le véritable début de la biographie11 ». Nous commencerons par une genèse de l’objet à partir des systèmes de manufacture, de transformation du caoutchouc en gomme et de fabrication de la roue de bicyclette. Nous poursuivrons par une analyse des formes et des significations que prennent les pneus pour l’artiste et dans l’historiographie. Enfin, nous étudierons l’objet dans sa matérialité passée et présente, de sa mise en scène dans l’atelier de Rama jusqu’à sa restauration.

Préhistoire de l’objet-pneu

  • 12 T. Bonnot, « Itinéraire biographique d’une bouteille de cidre », L’Homme, n° 170, 2004, p. 144, lie (...)
  • 13 Id., ibid.

6 Le concept de « préhistoire12 » d’un objet donne une ligne directrice au parcours qu’il faudrait tenter d’entreprendre pour écrire la biographie des pneus employés dans la série des Gommes. En d’autres termes, « […] en respectant la logique d’une narration biographique, il est envisageable de retracer partiellement le parcours d’un objet, le processus technique aboutissant à sa naissance matérielle, phase qui précède la réalité tangible du “produit fini”13. »

  • 14 T. Bonnot, op. cit. note 12, p. 143.

7 Les pneus en caoutchouc font partie de la famille des élastomères, des matériaux caractérisés par leur élasticité et leur souplesse. Durant la seconde moitié du XIXe siècle, la vulcanisation du caoutchouc a permis de tirer avantage des propriétés intrinsèques à cet objet. En effet, les boyaux en gomme vulcanisée étaient créés à partir d’un latex originaire d’Amérique du Sud, d’Indonésie ou encore de Malaisie. Le latex contenu dans l’écorce de l’arbre à gomme, l’Hevea brasiliensis, était traité (échauffement avec du soufre) pour rendre son aspect collant élastique, permettant donc de l’exploiter dans la production de masse. Afin de définir « […] une identité, une origine géographique et une fourchette de datation […] approximative14 » pour les pneus de Rama, nous pouvons nous fier à deux éléments matériels : les marques de fabrique et les couleurs des gommes.

Pneus et production de masse à Turin au XXe siècle

  • 15 Elio Vittonetto, Forme e colori della vecchia Torino industriale, Milan, Elede Edizioni, 1999, p. 5 (...)

8Lorsque l’on observe les marques des gommes en caoutchouc employées par Rama, on constate qu’elles ont une origine européenne ; certaines sont Continental, une marque allemande, mais la majorité des pneus proviennent de deux usines installées à Turin : Michelin et Pirelli. Cette dernière a tout particulièrement attiré notre attention. L’histoire de Pirelli, commencée à Milan en 1872, est centrale dans la production de pneus à l’échelle nationale et internationale. Bien que cette usine soit d’abord connue pour la fabrication de pneus à destination des automobiles de course, elle joue également un rôle important dans l’histoire de la fabrication des roues de bicyclette. Déjà en 1890, Giovanni Battista Pirelli décide de lancer le premier pneu pour ce moyen de transport. En 1909, plus de la moitié des cinquante premiers arrivants du premier Giro d’Italia avaient des roues Pirelli – cela donnera lieu à la longue collaboration avec la marque historique de bicyclettes Bianchi. Pirelli a en outre fourni des matières premières à d’autres producteurs majeurs de pneus, tels Pneumatici Clement SpA, qui s’installent à Turin après la Première Guerre mondiale. Aussi l’histoire des pneus, y compris ceux utilisés par Carol Rama, est-elle étroitement liée à celle de cette ville et de son industrie automobile. On trouve confirmation de la forte production de cet objet déjà à partir de la Deuxième Guerre mondiale : « les rails de train sont bombardés et le vélo est le seul moyen de transport15. » Cela ne cessera de croître jusqu’aux années 1965-1970, moment où ce véhicule est au maximum de sa popularité. Il parait donc évident que l’artiste avait à sa disposition une grande quantité de pneus de bicyclette.

Le pneu en caoutchouc : un matériau fragile qui tend à la dégradation

  • 16 Gilles Barabant, Nathalie Balcar, Maroussia Duranton (C2RMF), Juliette Dignat, Lucille Royan (Centr (...)

9 Pour poursuivre une telle analyse, certains éléments nous font défaut : aucune information certaine ne permet de remonter avec précision à la date de fabrication de ces pneus Pirelli. Aucune information possible, donc, sur la transformation du matériau en chambre à air ni sur sa main-d’œuvre. Nous devons dès lors nous fier à un deuxième élément caractéristique de la matérialité de ces pneus : leur valeur chromatique. En regardant l’œuvre mentionnée plus haut, on observe que l’artiste utilise deux types de gomme : une noire et une orange. Les premières sont plus résistantes, alors que les secondes sont nettement plus fragiles à cause d’un plus haut pourcentage de caoutchouc dans leur composition, probablement lié au fait qu’elles sont aussi plus anciennes. Le caoutchouc, étant un matériau naturel, tend à perdre ses qualités physiques et chimiques avec la lumière et la chaleur : il sèche et s’effrite. La fragilité de ce matériau qui a été produit en masse et qu’on a fini par jeter, rend raison de la grande quantité de pneus que l’artiste avait à sa disposition. Par ailleurs, elle permet d’introduire une question importante que nous approfondirons à la fin de cet article, à savoir la préservation de sa matérialité. Sur le sujet, une journée d’étude récente intitulée Les élastomères dans tous leurs états16 a entièrement été consacrée aux usages du caoutchouc en art contemporain et aux nouvelles techniques de restauration et de conservation préventive, indispensables à sa préservation dans le temps. La gomme naturelle puis celle industrielle sont des matériaux qui ont été exploités pendant une période historique relativement courte, car ils présentaient plusieurs complications liées à leur extrême fragilité.

10 Tracer une préhistoire des pneus de Carol Rama, nous permet ainsi d’intégrer cet objet à un récit plus vaste, celui de la ville de Turin en tant que puissance industrielle du début du XXsiècle. Aussi, elle nous a permis d’éclairer des éléments relatifs aux gommes, au moment de la réalisation de la série et de leur production massive, du vivant de l’artiste. Maintenant, nous pouvons développer plus en détail les différents aspects formels et les significations dont les pneus sont chargés et qui contribuent à leur histoire artistique, à commencer par la réception de l’objet-pneu dans l’historiographie concernant la série des Gommes.

Formes et significations des pneus de la série des Gommes

Une genèse fantasmée de l’objet-pneu

  • 17 L’intégralité des informations biographiques qui suivent sont tirées de la biographie de l’artiste (...)

11Bien qu’historiquement fausse, l’origine des pneus de Carol Rama a une origine symbolique : celle d’avoir été fabriqués dans la Carrozzeria Amabile Rama17, usine ayant appartenu au père de l’artiste. Après un séjour de six ans en Argentine, Amabile et son épouse, Marta Rama, s’installent à Turin en 1917. C’est au 17 de la rue Digione qu’Amabile ouvre sa carrosserie, aux alentours de 1920. Ici, il fabrique les composants d’automobiles pour différentes usines de l’époque. D’après les affirmations de l’artiste elle-même – qui n’ont pas de fondement certain –Vittorio Valletta, personnalité éminente de l’industrie de l’automobile en Italie, aurait travaillé pour Amabile. Si les deux ont effectivement collaboré, ce n’est que pour une courte période, car comme le rappelle Cristina Mundici, Valletta devient le Directeur général de Fiat dès 1921. Cette évocation est peut-être une manière, de la part de l’artiste, de valoriser le travail de son père et le rôle de son usine dans le panorama turinois.

  • 18 Id., ibid., p. 187, note n° 4 : (L’esistenza della « Carrozzeria Amabile Rama » è informazione sicu (...)

12En note de son récit, Cristina Mundici précise : « L’existence de la Carrozzeria Amabile Rama est une information certaine déduite du livret de travail d’un membre de la famille de Burolo, à cette époque employé de l’entreprise, récupéré chez ses descendants. Amabile n’était pas seulement entrepreneur ; il était également inventeur. Il a en effet déposé plusieurs brevets que Carol a mentionnés dans ses dessins et aquarelles18. » Bien que le déclin de l’entreprise commence dès 1927, date de début de la crise économique nationale, c’est en 1928 que le père de l’artiste réalise son premier modèle de bicyclette. Mais le décès d’Amabile, annoncé le 7 avril 1942, marque un tournant tragique dans la vie de l’artiste et c’est sans doute pour cette raison qu’elle ne cessera de le mentionner dans plusieurs entretiens.

Histoire érotique de l’objet-pneu

13 Outre le lien avec le récit biographique, une autre dimension symbolique qui parcourt également l’historiographie est en jeu dans l’art de Carol Rama. Cette lecture, qui traverse les diverses phases créatives de la plasticienne, valorise l’univers érotique voire lubrique évoqué par ses œuvres, sans doute en raison de la première série de Rama, connue sous le titre d’Appassionata. Commencée dans les années 1940, il s’agit d’un ensemble d’aquarelles figuratives à caractère érotique, dans lesquelles l’artiste explore les thèmes de la folie, de la maladie et de la transgression. Les commentateurs et historiens – souvent amis proches de Rama – ont privilégié une telle perspective pour plusieurs époques créatives.

Figure 2.

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Carol Rama, Presagi di Birnam, 1970, chambres à air de vélo sur un portant en fer, 180 x 122 x 60 cm, Museo del Novecento, Milan. Foto Paolo Manusardi.

© Archivio Carol Rama, Torino

  • 19 Paolo Fossati, « Un percorso », dans cat. d’exp., carolrama, sous la direction de Cristina Mundici, (...)

14En décrivant l’œuvre Présages de Birnam (1970) (fig. 2) en référence à la forêt ensorcelée de Macbeth, Paolo Fossati écrit : « Sur un chevalet en fer qui fait deux mètres de haut sont accumulées des chambres à air. Elles pendent rose, marron et noir (“des couleurs qui – dit la peintre – rappellent celle de la peau, et comme des peaux les gommes sont sensuelles au toucher”), par-ci par-là dépassent les valves brillantes comme des pénis, les joints les marquent en noir, les inscriptions et la saleté les tâchent. L’objet est incombant. Tout comme l’annonce le titre : le grand bois de Birnam avance à l’encontre de Macbeth, la forêt a perdu Macbeth. Ce qui pend du chevalet fait allusion aux langues des sorcières, aux hallucinations, à la menace imminente des forces occultes19 ».

  • 20 Robert Storr, « It takes guts », cat. d’exp., Carol Rama Eye of eyes, sous la direction de Flavia F (...)
  • 21 Sarah Leherer-Graiwer, cat. d’exp., Carol Rama: Antibodies, sous la direction de Helga Christoffers (...)

15 L’auteur établit une relation entre les enjeux qui touchent l’art de Rama et le récit shakespearien. Les pneus sont les formes du désir, renvoyant plastiquement et symboliquement aux langues pointues et aux serpents des figures passionnées des aquarelles de jeunesse comme dans l’œuvre Dorina (1940) (fig. 3). Si mention est faite de la matérialité du pneu, c’est pour le reconduire à un effet de texture, similaire à celui de la peau humaine. Les dimensions indéterminées de la forêt – si grande que Macbeth s’y perd – produisent une image efficace pour décrire la taille monumentale de l’œuvre et sa composition. Il s’agit d’un cas exceptionnel dans la production de l’artiste, rarement impliquée dans des œuvres tridimensionnelles. À mi-chemin entre la sculpture et l’installation, Rama accumule ici une grande quantité de pneus, amassés les uns sur les autres. Même dans les lectures récentes, plus attentives à la matérialité du pneu, l’interprétation érotisante trouve une grande fortune. Robert Storr met par exemple en évidence une proximité entre l’anatomie humaine évoquée par ces pneus, et celle d’organismes primitifs20, une valorisation de ce qu’il y a de symboliquement plus bas dans le corps : le système digestif (tripes, viscères, entrailles). Dans le catalogue de l’exposition new-yorkaise Carol Rama: Antibodies, Sarah Leherer-Graiwer s’éloigne de la lecture familiale, mais rattache bien les bandes en caoutchouc à des formes phalliques, ou aux serpents des premières aquarelles21.

Figure 3.

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Carol Rama, Dorina, 1940, aquarelle sur papier, 20 x 13 cm, Collection privée, Italie. Foto Pino Dell'Aquila.

© Archivio Carol Rama, Torino

  • 22 Il suffit de penser que la première rétrospective nationale de l’artiste est en 1985, soit lorsqu’e (...)
  • 23 Paul Preciado, cat. d’exp., La Passion selon Carol Rama, sous la direction de Anne Dressen, Teresa (...)
  • 24 Anne Dressen, « Corps étrangers », ibid., p. 45.

16Comment comprendre ces lectures ? La redécouverte récente de l’artiste22, grâce à l’exposition La Passion selon Carol Rama, l’a émancipée du cadre psycho-biographique qui a longtemps représenté la lecture majoritaire pour comprendre sa production. Elle a également contribué au développement d’une nouvelle image de Rama, celle d’une femme artiste précurseuse, mais invisibilisée, à cause d’une représentation du corps défiant les normes biopolitiques de son temps ; de là vient l’image de la « queer ante litteram23 », employée pour la première fois par le philosophe Paul B. Preciado. Bien qu’en apparence lointaine d’une approche plus matérielle, cette perspective valorise un aspect de l’objet-pneu ; celui d’avoir été la chambre à air d’une roue de bicyclette. Car comme le dit Anne Dressen, « le caoutchouc est plus ou moins en contact avec le sol et incarne ainsi une certaine bassesse fonctionnelle24. » La « bassesse fonctionnelle » de la roue nous invite à l’observer d’un point de vue industriel certes, mais aussi en prenant en compte la valeur plus personnelle qu’elle acquiert pour l’artiste.

Entre vécu et usé : la valeur artistique des pneus

17 Lorsque nous réfléchissons à l’image que nous nous fabriquons, habituellement, d’un objet produit à la chaine, nous songeons à quelque chose de neuf et de propre ; à l’inverse, les pneus accumulés par Carol Rama sont salis et abîmés. Si les pneus des chambres à air, au moment de leur fabrication, sont prêts à remplir leur fonctionnalité de roues de bicyclette, ceux sélectionnés par l’artiste sont inutilisables. En revenant à l’œuvre Présages de Birnam (1970) (fig. 2), les pneus sont parsemés de trous, de traces d’usure, parfois lacérés sous leur propre poids. Cet état de vieillissement pourrait, par exemple, nous faire penser à des objets abandonnés dans une déchèterie. Ce qui permet de désigner la singularité de ces gommes se situe alors du côté de l’expression de Rama, évoquée en introduction de cet article : elles « font vécu ».

  • 25 Cat. d’exp., Carol Rama «luogo e segni», sous la direction d’Edoardo Sanguineti, Venise, Galleria (...)
  • 26 Id., ibid., (Per tutto ciò che non possiede […] un suo passato, una sua storia. […] E dice che il p (...)

18 « C’est une expression, explique Edoardo Sanguineti, qui s’applique à n’importe quel objet qui porte le signe du temps, qui confesse son être usé25. » L’auteur attribue un premier sens à cette expression, à savoir celui d’une « réparation » nostalgique et symbolique des choses, manifestant le passage du temps sur elles. De ce fait, les pneus portent en eux l’histoire familiale de la plasticienne, et partagent avec elle une proximité symbolique et sentimentale. Ils remplacent, en quelque sorte, le souvenir paternel. Mais il existe aussi un second sens qui est à mettre en évidence dans la valorisation de ce qui est vieux et usé, à savoir un rejet « pour tout ce qui ne possède pas […] un passé, une histoire. […] Elle dit aussi que le passé est, nécessairement, usure et corruption, amené jusqu’au point où l’usage se renverse en son contraire26. » Curieusement, cet aspect symbolique du pneu peut s’entrevoir de sa matérialité : l’une des fonctions communément connues de la gomme est aussi celle d’effacer. C’est un peu comme si la gomme, en même temps qu’elle est fragile et éphémère, possède cette capacité intrinsèque de transformer l’histoire.

  • 27 Alfred Gell, L’Art et ses agents. Une théorie anthropologique, Dijon, Éditions Alexandre Laumonier (...)

19 Dans ce contexte, en suivant les préceptes d’Alfred Gell, on peut se demander si « [...] les objets d’art équivalent à des personnes, ou plus précisément à des agents sociaux, sous certaines conditions théoriques27. » Les pneus participent d’une façon singulière d’habiter le monde, que l’artiste partage avec les choses. Les objets sont à considérer ici comme de véritables acteurs du processus artistique, dans une optique d’agentivité commune avec les humains. Ce dernier point nous conduit à vouloir observer les pneus dans leur premier espace de résurgence, la maison-atelier de l’artiste.

L’objet dans sa scénographie : pneus et matérialité

Les pneus dans la maison-atelier

Figure 4.

Figure 4.

Veduta della Casa Museo Carol Rama, particolare (in cui si vedono i saponi di Marsiglia, macchina da scrivere, gomme). Foto Matteo Prinetti & Nick Ash.

© Archivio Carol Rama, Torino

  • 28 C. Mundici, G. Ghiotti, op. cit. note 5, p. 170 (Entrambi oggetti provenienti dai locali della ditt (...)
  • 29 Carol Rama dans Ivana Mulatero, « Carol Rama », Mosaico, I, 3 nov-déc 1983 : (Il problema del luogo (...)

20 Dans la maison-atelier, aujourd’hui Musée-Archive Carol Rama, les pneus acquièrent un statut ambigu. Accumulés sur un chevalet en bois, le visiteur ne sait pas s’il doit les considérer comme faisant partie d’une œuvre ou comme des outils de travail. La pièce-atelier pullule d’objets, mais aussi de boîtes et de cartons dans lesquels sont stockés les ustensiles et matériaux de travail de l’artiste (fig. 4). Mais à la différence d’autres objets, des pigments et des pinceaux, les bandes en caoutchouc sont posées là, bien visibles, alors qu’elles pourraient être rangées dans un contenant adapté. La place des choses dans l’atelier de l’artiste n’est jamais hasardeuse, et pour appuyer ce propos, nous considérons deux objets supplémentaires : une machine à écrire Olivetti M.20, et sept savons de Marseille empilés sur une commode en bois. Il s’agit d’« objets provenant des locaux de l’usine du père, et qui en sont devenus des petits monuments personnels à son activité28. » Ces objets, agencés avec attention dans l’espace, tout en l’habitant, le transforment. C’est ce qui peut se lire en relation à l’affirmation de Rama qui suit : « Le problème du lieu comme une usine est un regret incroyable. Puisque l’usine désigne précisément le monde du travail, cela me permet de ne pas travailler, mais d’être heureuse dans un tel environnement. Tout comme mon atelier, je crois, très beau, dans lequel je n’ai jamais repeint les murs, cela fait quarante-cinq ans que j’y habite, et il est vraiment comme une usine29. » Dans ce cadre, l’action est double : d’une part, l’artiste les a soigneusement disposés, pour les caractéristiques énoncées, mais de l’autre l’histoire qu’ils véhiculent entraine une modification de l’atelier lui-même. Il y a là une façon singulière d’habiter l’environnement, de le laisser vieillir, se salir, et en même temps d’y produire du nouveau. En passant par l’atelier, les choses vivent une transformation, se chargeant d’une nouvelle histoire.

  • 30 E. Sanguineti, op. cit. note 25, texte de 1972, n° 2 : (Se ritorno al personaggio di Carol, e penso (...)
  • 31 Igor Kopytoff, dans Arjun Appaudirai (dir.), La vie sociale des choses. Les marchandises dans une p (...)

21 Cette hypothèse est confirmée dans un passage de Sanguineti : « Si je reviens au personnage de Carol, et je pense à sa maison, à son atelier, chargé de choses merveilleusement hétérogènes […] et je pense à la façon dont elles sont disposées, et touchées, et faites toucher à ceux qui lui rendent visite, comme si elles devaient se charger d’une participation tactile, et de contacts qu’il faudrait conserver, je comprends bien que nous faisons face à une perpétuelle restitution de l’objet, même du plus absurde et curieux en apparence, à quelque concret valeur d’usage : il s’agit toujours de le rendre participatif à la vie, de le faire “vivant”, mais avec ce peu de cruauté, inévitablement, pour lequel le faire “vivant” est un faire “vécu”30. » Dans sa production, Rama tente de rendre aux objets la vie qu’ils ont perdus. Ce processus ne se fait pas par négation de la vie passée – effacement de la charge sentimentale ou personnelle qu’ils portent – mais plutôt par accumulation comme on peut le voir dans l’interaction physique et sensible illustrée par l’auteur, entre un objet animé et un autre inanimé. Le cas des pneus est particulièrement parlant : leur histoire s’écrit à partir de la trajectoire en tant que chambres à air de bicyclettes, entre le mythe paternel et la réalité historique dont ils témoignent, mais elle se poursuit plus loin que leur fonction habituelle. En l’arrachant à son statut de marchandise « inutilisable », le geste créatif confère à ce qui est « à jeter » (le déchet) une sorte de fonction mémoriale, comme une seconde vie qui le rendrait du même coup autonome. Si « les biographies des choses peuvent mettre à jour ce qui autrement resterait dans l’obscurité31 », les pneus personnifient cette qualité vivante, si chère à l’artiste.

La restauration des Gommes du vivant de l’artiste

22 Ironiquement, ce qui a pu plaire à l’artiste – l’état d’usure, les imperfections – coïncide aussi avec ce qui rend difficile la conservation des Gommes. Pour clore la trajectoire historique des pneus, il est nécessaire de s’intéresser à leur état actuel, ainsi qu’aux risques qu’ils courent à l’avenir, si leur conservation fait l’impasse des caractéristiques constitutives de leur matérialité. Grâce à Cristina Mundici, directrice du comité scientifique du Musée-Archive Carol Rama, nous avons pris contact avec Federico Borgogni, restaurateur d’art contemporain et interlocuteur de choix, ayant travaillé sur plusieurs dizaines d’œuvres de la série des Gommes, depuis dix-sept ans.

23 Afin d’approfondir le sujet de la préservation et de la restauration, il est important de souligner qu’il y a un « avant » et un « après » la mort de l’artiste. Federico Borgogni a commencé à travailler sur les Gommes du vivant de l’artiste, durant son activité au sien de la Società Rava & C. À cette époque, la substitution des pneus détériorés était déontologiquement acceptée. Borgogni se souvient de Rama qui a personnellement donné aux restaurateurs les nouveaux pneus à utiliser pour remplacer ceux anciens. Cette perspective est importante à prendre en compte, car elle transforme la signification de l’objet lui-même, lui conférant un caractère éphémère. À la mort de l’artiste, le comité scientifique dirigeant ses archives a opté pour une restauration qui laisse visible le passage du temps sur l’œuvre et qui privilégie l’absence du matériau plutôt que son remplacement. Cette décision, prise en absence de directives spécifiques laissées par la plasticienne, permet de préserver l’authenticité de son œuvre. Les pneus ont la particularité de subir une détérioration rapide et irréversible à laquelle d’ailleurs les restaurateurs font face aujourd’hui. La mauvaise conservation des œuvres de Carol Rama a pu entrainer un processus de détérioration exponentiel, qui consiste en la vitrification de la gomme.

L’objet-pneu : enjeux de restauration actuels

24 Deux cas de figure sont à considérer dans la restauration des Gommes. Pour les pneus qui ont maintenu une forme cylindrique et leur élasticité – par exemple ceux de l’installation Présages de Birnam (1970) (fig. 2) – mais dont le matériau est en morceaux et lorsque ses fragments sont préservés, il est possible de les coller. L’élasticité permet en effet de recoudre le pneu de l’intérieur, ce qui rend au matériau une apparence quasi identique à celle antécédente à la dégradation. Si, au contraire, le fragment a été perdu, le pneu est laissé tel quel. Plus complexe est le cas de figure d’une dégradation qui atteint la qualité élastique du pneu. D’après ce qu’explique Borgogni, la détérioration de la gomme se voit dans la façon dont la matière tend à se couper et s’aplatir en perdant sa forme tubulaire. Pour autant que la restauration puisse résoudre lacération et effritement – caractéristiques de l’état mal conservé des pneus – elle ne peut pas rendre au matériau ses caractéristiques premières en raison du processus irréversible de détérioration. Pour cette raison, la solution à privilégier consiste à ralentir le processus de dégradation apparent. Or, plusieurs restaurateurs ont tenté d’insérer d’autres matériaux dans les pneus afin de prévenir l’aplatissement progressif de la gomme, processus conséquent à la perte d’élasticité. Mais cette solution préventive a souvent entrainé une dégradation supplémentaire du matériau lui-même ; alors que la gomme tend à rétrécir, lorsqu’on insère un corps étranger dans le pneu, on ne fait qu’accélérer sa rigidification. Au contraire, le processus de rétrécissement, bien qu’inéluctable, est beaucoup plus long et ne pose pas autant de problèmes que la lacération lors de la restauration. Comme le souligne Borgogni, la présence d’un matériau étranger n’accompagne pas le mouvement naturel de la gomme et sa rigidification la rend irrécupérable. Par exemple, l’insertion de polystyrène dans les pneus comme solution préventive à leur rétrécissement a pu entrainer une sorte d’effet « sous-vide » ; les valeurs chimiques du polyuréthane ont contrasté le caoutchouc de la gomme qui s’est progressivement déshydraté et a pris la forme du polystyrène lui-même.

25 Le nettoyage des gommes rend quant à lui visible l’importance d’une restauration qui tienne compte des enjeux propres à l’œuvre d’art. Un nettoyage adapté des pneus est susceptible de prolonger leur vie et de préserver leur valeur esthétique, telle qu’elle a été voulue par l’artiste. Dans ses multiples restaurations, Borgogni a privilégié les solvants à base d’eau parce que ceux contenant des agents chimiques rendent les pneus comme neufs. Cette solution est à privilégier, selon le restaurateur, pour préserver l’état d’usure de l’objet, comprise comme composante fondamentale de l’œuvre. Afin de ne pas entamer l’authenticité des pneus, le restaurateur a opté, lors de ses opérations, pour un nettoyage à sec qui ne touche qu’aux sédimentations de poussière et non à la saleté intrinsèque du pneu. Nettoyer un pneu équivaut à soustraire l’histoire dont il est pourtant chargé. Aux demandes de collectionneurs exigeants, c’est au restaurateur lui-même de les rendre sensibles à ces questions lorsque, par exemple, on voudrait opter pour un nettoyage plus agressif. Ces enjeux doivent être également considérés en lien avec la provenance des pneumatiques, comme le soutien Borgogni : l’artiste les aurait récupérés directement auprès des cyclistes. Cette hypothèse pourrait être confirmée par un détail visible sur un objet mentionné plus haut : les rustines et les pièces rajoutées sur les pneus, visibles dans les tubes superposés de Présages de Birnam (1970) (fig. 2), étaient d’usage commun chez les cyclistes pour prolonger la fonction des chambres à air. Ils sont aussi la preuve matérielle qu’une certaine dégradation des pneus est inséparable de l’économie générale de l’œuvre et pour cette raison, elle doit être maintenue visible dans la restauration.

La biographie de l’objet-pneu. Vers une nouvelle écriture de l’histoire des Gommes

26 Quelles conclusions tirer de la trajectoire historique que nous avons voulu tracer des pneus de la série des Gommes de Carol Rama ? D’abord, il est plus pertinent de parler d’histoires et non d’Histoire, car les différentes dimensions du pneu, dans ses relations multiples avec l’artiste, ses origines industrielles, sa place dans l’habitat de Rama, ainsi que son devenir et sa dégradation inéluctable, sont tous des éléments qui contribuent à donner une direction à sa biographie individuelle.

  • 32 E. Sanguineti dans cat. d’exp., Edoardo Sanguineti Carol Rama, sous la direction de Luigina Tozzato (...)

27 Ces pneus aplatis et collés sur les toiles, tels que ceux de l’œuvre Arsenal (1970) (fig. 1) mentionnée au début de cet article, ouvrent ensuite sur un dernier point nous permettant de prolonger encore de quelques lignes l’écriture de leur histoire. Les bandes en caoutchouc tirées horizontalement dans la partie supérieure et inférieure de la toile rendent une texture quasi picturale ; en d’autres termes, l’objet-pneu « est utilisé comme s’il s’agissait d’une surface peinte32. » Les couches se succèdent l’une après l’autre dans un jeu chromatique qui va du brun, en haut, au noir, pour revenir au brun, tout en bas de la composition. En remplaçant la fonction chromatique et la facture matérielle de la peinture, le pneu porte en lui non seulement son histoire, mais il est happé par celle de la peinture elle-même.

  • 33 E. Sanguineti, op. cit. note 32, texte de 1972, n° 1 : (Le opere recenti di Carol sembrano anzi dir (...)
  • 34 En dépit de cette proximité artistique, Rama n’a jamais été inclue dans ce mouvement.

28 Comme l’indique Edoardo Sanguineti, ces œuvres « semblent au contraire dire quelque chose de plus : contenir la crise du “tableau”, comme institution normale à la peinture de notre hier, et citer enfin, avant les “choses”, avant le “processus”, précisément le “tableau” en soi. Ces toiles […] ne citent pas seulement ce matériau qu’elles exhibent et l’exhibition elle-même du matériau : [elles] citent, avant tout, la structure historique qui soutient l’exhibition33. » La présence de l’objet, mis à la place de la représentation, se charge de l’histoire du tableau mais surtout du caractère révolu de ce support. En quelque sorte, la dégradation du matériau lui-même décrit l’état actuel – du moment de la réalisation de la série – du rôle de la peinture et de ses possibles significations ; bref, le support pictural n’est plus un moyen d’expression privilégié. Dans une telle optique, nous prenons la mesure de la place de Rama dans la peinture de son temps : au même titre que les artistes de l’Arte Povera34, dont les travaux sont également produits à Turin et présentés à la galerie Sperone, la plasticienne conçoit ses matériaux comme de nouveaux vecteurs de signification artistique.

  • 35 E. Sanguineti, op. cit. note 33, texte de 1972, n° 1 : (Queste reliquie del mondo industriale, che (...)

29Enfin, le caractère usé des pneus acquiert un sens nouveau : non pas comme relique personnelle de l’artiste mais d’une histoire commune. Ces reliques « qui sont d’hier, et qui nous apparaissent, implacablement aliénées, si monstrueusement archaïques, “font vécu”, ainsi pour nous tous, en dehors de toute possible faiblesse pathétique ou élégiaque, chez l’artiste autant que chez le spectateur : elles sont ainsi par elles-mêmes, le portrait d’une époque35. » La trajectoire singulière des pneus de Carol Rama s’entremêle alors à l’histoire de la peinture autant qu’à celle de l’époque contemporaine. Le fait que les pneus soient matériellement usés et qu’ils doivent être jetés proclame autant la fin de la technique picturale qu’une critique du monde industriel que l’artiste a côtoyé et dont elle s’est émancipée à travers la création artistique.

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Notes

1 Lydia Flem, Comment j’ai vidé la maison de mes parents, Paris, Éditions du Seuil, 2004, p. 123.

2 Carol Rama dans Marina Gregorotti, « L’oggetto sublimato di Carol Rama », Elle Decor, I, n° 3, mars 1990, pp. 80, 81 : (Una casa come la mia, è chiaro che ha un significato, quello di pensare alle cose, di metterle in modo giusto). L’ensemble des citations sur Carol Rama, qu’elles soient en italien ou anglais, ont été traduites par l’autrice, à l’exception de celles issues du catalogue d’exposition La Passion selon Carol Rama.

3 La production de Carol Rama s’organise selon des périodes créatives qui coïncident avec des décennies. La série des Gommes correspond par exemple à la décennie 1970 ; antécédente à celle-ci est la série des Bricolages, qui occupe l’artiste pendant toutes les années 1960.

4 Pour avoir une idée de l’ampleur de ce projet se référer à Cristina Mundici, Carol Rama. Catalogo Ragionato, Milan, Akira Editore, 2023.

5 C. Mundici, Beppe Ghiotti, Carol Rama. Il magazzino dell’anima, Milan, Skira Editore, 2014, p. 185.

6 Id., Ibid., pp. 181, 183.

7 Ibid., p. 174 ; C. Mundici développe sur l’absence d’informations sur la nécrologie d’Amabile Rama ce qui empêche de donner une raison certaine à sa mort.

8 Pour toutes ces informations je tiens à remercier Cristina Mundici, Directrice du Comité scientifique de l’Associazione Museo Archivio Carol Rama, et autrice du Catalogo ragionato, dont la publication a été présentée le 5 novembre 2023 à la foire Artissima de Turin.

9 Bernard Edelman, Nathalie Heinich, L’Art en conflits : l’œuvre et l’esprit entre droit et sociologie, Paris, La Découverte, 2002, p. 106.

10 Carol Rama dans Lea Vergine, « Le interviste di Lea Vergine. Carol Rama », Vogue Italia, n° 409, Avril 1984, p. 292 : (Ho sempre amato gli oggetti e le situazioni che venivano rifiutati).

11 Thierry Bonnot, Bérénice Gaillemin, Élise Lehoux, « La biographie de l’objet : une écriture et une méthode critique », Images Re-vues, n° 15, 2018, p. 8, lien DOI 10.4000/imagesrevues.5925.

12 T. Bonnot, « Itinéraire biographique d’une bouteille de cidre », L’Homme, n° 170, 2004, p. 144, lien DOI 10.4000/lhomme.24809.

13 Id., ibid.

14 T. Bonnot, op. cit. note 12, p. 143.

15 Elio Vittonetto, Forme e colori della vecchia Torino industriale, Milan, Elede Edizioni, 1999, p. 57 : (Le ferrovie sono bombardate e la bicicletta è l’unico mezzo di trasporto).

16 Gilles Barabant, Nathalie Balcar, Maroussia Duranton (C2RMF), Juliette Dignat, Lucille Royan (Centre Pompidou), Eleonora Pellizzi (BNF), Lucile Montagne (Mobilier national), Jane Echinard (Arc’Antique), Les élastomères dans tous leurs états, Paris, Centre Pompidou, 17 octobre 2023.

17 L’intégralité des informations biographiques qui suivent sont tirées de la biographie de l’artiste écrite par Cristina Mundici dans C. Mundici, B. Ghiotti, op. cit. note 5, pp. 169-174.

18 Id., ibid., p. 187, note n° 4 : (L’esistenza della « Carrozzeria Amabile Rama » è informazione sicura dedotta dal libretto di lavoro di un parente di Burolo allora impiegato nella ditta, recuperato presso i suoi discendenti. Amabile, non solo imprenditore ma anche inventore, sfornava inoltre brevetti che Carol ha ricordato in vari disegni e acquerelli).

19 Paolo Fossati, « Un percorso », dans cat. d’exp., carolrama, sous la direction de Cristina Mundici, Amsterdam, Stedelijk Museum, 18 avril-7 juin 1998, Milan, Edizioni Charta, 1998, p. 35 : (Su un cavalletto di ferro alto un paio di metri sono accumulate delle camere d’aria. Pendono rosa, marroni, nere (« colori che - dice la pittrice - ricordano quello della pelle, e come pelli le gomme risultano essere sensuali al tocco »), qua e là sporgono le valvole lucide come peni, le giunzioni le segnano di nero, scritte e sporco le macchiano. L’oggetto è incombente. Proprio come annuncia il titolo : il gran bosco di Birnam avanza contro Macbeth, la foresta ha perduto Macbeth. Ciò che pende dal cavalletto allude alle lingue delle streghe, all’allucinazione, all’incombere di forze occulte).

20 Robert Storr, « It takes guts », cat. d’exp., Carol Rama Eye of eyes, sous la direction de Flavia Frigeri, Valentina Castellani, New York, Lévy Gorvy, 24 janvier-10 avril 2019, Verone, Trifolio SRL, 2019, p. 20 (In all of them the tubing stands as a palpably unromantic reminder that human anatomy differs less from that of worms and other primitive organisms that we might prefer to think, and that the central feature of it is not our vertebrate spine but our digestive tract).

21 Sarah Leherer-Graiwer, cat. d’exp., Carol Rama: Antibodies, sous la direction de Helga Christoffersen, Massimiliano Gioni, New York, New Museum, 26 mai 2017-10 septembre 2017, New Museum Editions, 2017, p. 22 : (The tires, ranging in color from black to rich rusty ocher, would always be associated with memories of her dead father and his factory, but formally they also echo the crowded multiplicity of dicks and snakes in her early watercolors […]).

22 Il suffit de penser que la première rétrospective nationale de l’artiste est en 1985, soit lorsqu’elle avait soixante-neuf ans.

23 Paul Preciado, cat. d’exp., La Passion selon Carol Rama, sous la direction de Anne Dressen, Teresa Grondas, Paul Preciado, Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 3 avril-12 juillet 2015, Paris, Flammarion, 2015, p. 44.

24 Anne Dressen, « Corps étrangers », ibid., p. 45.

25 Cat. d’exp., Carol Rama «luogo e segni», sous la direction d’Edoardo Sanguineti, Venise, Galleria il Capricorno, 1994, Milan, Trafic Olimpia, 1994, texte de 1972, n° 2 : (È una espressione che si applica a qualsiasi oggetto che rechi il segno del tempo, che confessi il suo essere usato).

26 Id., ibid., (Per tutto ciò che non possiede […] un suo passato, una sua storia. […] E dice che il passato è, per necessità, logoramento e corruzione, portati sino al punto in cui l’uso si rovescia nel suo contrario).

27 Alfred Gell, L’Art et ses agents. Une théorie anthropologique, Dijon, Éditions Alexandre Laumonier et Stéphanie Dubois, Les presses du réel, [réed.] 2009, p. 9.

28 C. Mundici, G. Ghiotti, op. cit. note 5, p. 170 (Entrambi oggetti provenienti dai locali della ditta del padre, risultano essere piccoli monumenti privati alla sua attività).

29 Carol Rama dans Ivana Mulatero, « Carol Rama », Mosaico, I, 3 nov-déc 1983 : (Il problema del luogo come officina è un rimpianto incredibile. Dato che l’officina ha proprio come significato il mondo del lavoro, mi permette di non lavorare ma di essere felice in quel clima. Come questo mio atelier, credo molto bello, in cui non ho mai dato il colore alle pareti, da 45 anni che ci abito, ed è veramente come un’officina).

30 E. Sanguineti, op. cit. note 25, texte de 1972, n° 2 : (Se ritorno al personaggio di Carol, e penso alla sua casa, al suo studio, carico di cose meravigliosamente eterogenee […] e penso al modo in cui sono disposte, e toccate, e fatte toccare a chi la visiti, come se dovessero caricarsi di partecipazione tattile, e di contatti da conservarsi, capisco bene che siamo di fronte a una perpetua restituzione dell’oggetto, anche il più assurdo e curioso in apparenza, a qualche concreto valore d’uso : si tratta sempre di renderlo partecipe della vita, di farlo « vivente », ma anche con quel tanto di crudele, inevitabilmente, per cui il fare « vivente » è un fare « vissuto »).

31 Igor Kopytoff, dans Arjun Appaudirai (dir.), La vie sociale des choses. Les marchandises dans une perspective culturelle, Les presses du réel, Dijon, [réed.] 2020, p. 93.

32 E. Sanguineti dans cat. d’exp., Edoardo Sanguineti Carol Rama, sous la direction de Luigina Tozzato, Claudio Zambianchi, Turin, Franco Masoero Edizioni d’Arte, 2002, p. 21.

33 E. Sanguineti, op. cit. note 32, texte de 1972, n° 1 : (Le opere recenti di Carol sembrano anzi dire qualcosa di più : contenere la crisi del « quadro », come istituzione normale alla pittura del nostro ieri, e citare infine, prima che le « cose », prima che il « procedimento », proprio il « quadro » in sé. Queste tele […] non citano solamente questo materiale che esibiscono e l’esibizione stessa del materiale : citano, prima di tutto, la struttura storica che sostiene l’esibizione).

34 En dépit de cette proximité artistique, Rama n’a jamais été inclue dans ce mouvement.

35 E. Sanguineti, op. cit. note 33, texte de 1972, n° 1 : (Queste reliquie del mondo industriale, che sono di ieri, e che ci appaiono, implacabilmente straniate, tanto mostruosamente arcaiche, « fanno vissuto », così per tutti noi, al di fuori di ogni possibile debolezza patetica o elegiaca, presso l’artista come presso lo spettatore : sono così per sé, il ritratto di un’epoca).

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Table des illustrations

Titre Figure 1.
Légende Carol Rama, Arsenale, 1970, chambres à air de vélo sur toile, 150 x 100 cm, Camera di Commercio, Turin. Foto Roberto Goffi.
Crédits © Archivio Carol Rama, Torino
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Fichier image/tiff, 2,9M
Titre Figure 2.
Légende Carol Rama, Presagi di Birnam, 1970, chambres à air de vélo sur un portant en fer, 180 x 122 x 60 cm, Museo del Novecento, Milan. Foto Paolo Manusardi.
Crédits © Archivio Carol Rama, Torino
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cel/docannexe/image/31747/img-2.tif
Fichier image/tiff, 2,6M
Titre Figure 3.
Légende Carol Rama, Dorina, 1940, aquarelle sur papier, 20 x 13 cm, Collection privée, Italie. Foto Pino Dell'Aquila.
Crédits © Archivio Carol Rama, Torino
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cel/docannexe/image/31747/img-3.tif
Fichier image/tiff, 2,1M
Titre Figure 4.
Légende Veduta della Casa Museo Carol Rama, particolare (in cui si vedono i saponi di Marsiglia, macchina da scrivere, gomme). Foto Matteo Prinetti & Nick Ash.
Crédits © Archivio Carol Rama, Torino
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cel/docannexe/image/31747/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 177k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Carolina Spovieri, « La vie des Gommes : pour une approche biographique des pneus de Carol Rama »Les Cahiers de l’École du Louvre [En ligne], 22 | 2024, mis en ligne le 28 mai 2024, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cel/31747 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11w6p

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Auteur

Carolina Spovieri

Doctorante contractuelle à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, à l’École française de Rome et en codirection à l’École du Louvre, Carolina Spovieri conduit des recherches dans le cadre de sa thèse, intitulée « Maisons Archives féminines et psycho-biographie. Les effets et les limites des processus de patrimonialisation ». Elle a exploré le travail de Carol Rama dans ses travaux de recherche et notamment dans son mémoire de master « La création chez Carol Rama. Étude comparée de l’œuvre et de l’habitation-atelier ».
Carolina Spovieri is a contract doctoral student on at the Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, the École Française de Rome and partly supervised by the École du Louvre. She is conducting research as part of her thesis, “Maisons Archives féminines et psycho-biographie. Les effets et les limites des processus de patrimonialisation”. She has explored the work of Carol Rama in her research, particularly in her master’s thesis “La création chez Carol Rama. Étude comparée de l’oeuvre et de l’habitation-atelier”.

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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