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Circulation européenne des livres comme source de savoirs

Production du savoir géographique à Venise au début de l’âge moderne : entre centralité vénitienne et spatialisation européenne

Produzione del sapere geografico a Venezia all’inizio dell’età moderna: tra centralità veneziana e spazializzazione europea
Production of Geographical Knowledge in Early Modern Venice: Venetian Centrality and European Spatialisation
Fiona Lejosne

Résumés

Entre 1550 et 1559 paraissent à Venise les trois volumes des Navigationi et viaggi, une somme géographique destinée à devenir un des ouvrages de référence, à l’échelle européenne, sur les explorations alors récentes ou en cours. Les textes regroupés par Giovanni Battista Ramusio, le compilateur de ces volumes, ont des origines diverses. En identifiant à la fois les contextes dans lesquels s’est faite la rédaction de ces textes et la provenance des versions employées par Ramusio, cette contribution à l’« approche spatiale » (Jean-Marc Besse) du savoir géographique se propose d’analyser la compilation en faisant émerger la géographie des textes qui la composent. La distinction entre contexte et provenance illustre les diverses potentialités des ancrages spatiaux de ces textes d’un contenu politique sensible. De la spatialisation de ces différents lieux émergent les réseaux mobilisés par le géographe-compilateur pour constituer son recueil, mais aussi le maillage qui, depuis Venise, permit à la compilation de connaître une diffusion à échelle européenne.

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Texte intégral

1. Introduction

  • 1 J.-M. Besse, « Le lieu en histoire des sciences : hypothèses pour une approche spatiale du savoir g (...)
  • 2 Ibid., p. 404.

1Les Navigationi et viaggi, compilation géographique publiée à Venise entre 1550 et 1559, constituent à double titre un objet d’étude permettant d’intégrer une analyse géographique à l’histoire des sciences. D’une part, l’ouvrage se présente comme une formalisation du savoir géographique acquis par près d’un siècle et demi d’explorations européennes, adossé ou confronté, au besoin, à des extraits d’œuvres géographiques de l’Antiquité. D’autre part, la genèse de la constitution de cet ouvrage permet d’opérer ce renversement que Jean-Marc Besse appelle de ses vœux pour une « approche spatiale du savoir géographique1 ». Il s’agit d’étudier la géographie non plus uniquement comme discours sur l’espace, mais d’analyser le contexte de production de ce discours en considérant son espace de production comme « dimension déterminante2 » de son contenu.

  • 3 Pour les réseaux qui concernent de près cette étude, voir, sur la centralité vénitienne dans la cir (...)
  • 4 J.-M. Besse, art. cité, p. 403.

2Giovanni Battista Ramusio (1485-1557), auteur de la compilation, fit toute sa carrière au sein de la république de Venise comme secrétaire de chancellerie. Or, la position centrale de la Venise renaissante dans un grand nombre de réseaux — variés tant par leurs domaines, leurs acteurs, leurs supports que par leurs échelles — n’est plus à prouver3. La production géographique vénitienne du début de l’âge moderne sut tirer profit de ces réseaux pour produire des supports de savoirs hétérogènes et souvent originaux. Toutefois, il manque encore une approche qui permette d’identifier la manière dont se conjuguent élaboration du savoir géographique et « puissance formatrice de l’espace4 », approche dont Jean-Marc Besse démontre tout l’intérêt dans son intervention programmatique publiée en 2004, et qu’il illustre par le cas romain.

  • 5 Deux textes modernes échappent à cette catégorisation par le caractère individuel de la démarche vi (...)
  • 6 Voir G. B. Parks, « The Contents and Sources of Ramusio’s Navigationi », Bulletin of the New York P (...)

3Identifier l’origine des textes compilés dans les Navigationi et viaggi permet d’illustrer à la fois les principaux traits d’une production européenne de récits rendant compte des espaces extra-européens au début de l’âge moderne tout en mettant en évidence les canaux par lesquels ces textes ont rejoint Venise pour converger dans la somme géographique composée par Ramusio au milieu du xvie siècle. Je distingue ci-après le « contexte de production » d’une œuvre, c’est-à-dire la puissance européenne qui a rendu possible l’élaboration d’un texte — par l’organisation matérielle d’explorations ou par la commande d’un compte rendu5 — et la « provenance effective » d’un texte, soit l’origine géographique de la version utilisée par Ramusio, identifiée notamment grâce aux différentes études philologiques portant sur les Navigationi et viaggi6. En mettant en vis-à-vis ces informations sur contexte et provenance, une physionomie européenne singulière du savoir géographique émerge, où production et diffusion se superposent de manière tout à fait hétéroclite. Les textes circulent en Europe et parviennent à Venise par des parcours variés, inattendus, et, comme c’est le cas pour le premier volume des Navigationi et viaggi, indirects.

  • 7 Sur ce sujet, voir F. Lejosne, Giovanni Battista Ramusio et la constitution d’un savoir géographiqu (...)

4Chez Ramusio, l’élaboration du savoir géographique est en effet rattachée à des lieux. Les espaces lointains dont traite chacun des textes compilés dans les Navigationi et viaggi ont été rendus accessibles aux Européens par des mécanismes intellectuels, financiers et politiques qui ancrent leur connaissance même dans des contextes bien spécifiques de la chrétienté. Ils sont d’ailleurs abordés et décrits selon des approches qui les relient à une puissance européenne définie7. En conséquence, la géographie des Navigationi et viaggi n’est pas divisée selon des critères appartenant aux espaces représentés (comme une division plus traditionnelle reposant sur des distinctions géographiques en régions ou continents), mais elle est établie par référence aux espaces producteurs de ces descriptions. C’est en ce sens qu’il est nécessaire de prendre en compte la spatialisation des lieux de production de ces savoirs.

  • 8 M. Milanesi dans G. B. Ramusio, Navigazioni e viaggi, ouvr. cité, vol. I, p. xxiv-xxix.

5Les graphiques livrés dans cette étude permettent de poursuivre la réflexion sur la clé de répartition des textes entre les trois volumes des Navigationi et viaggi, réflexion engagée dès les années 1970 par l’éditrice moderne de la compilation8. Ils illustrent aussi l’ampleur des réseaux auxquels Ramusio pouvait accéder depuis Venise, tout en rendant manifeste la diffusion européenne des textes dont lui-même tira parti pour sa compilation. En se focalisant d’abord sur l’origine des textes publiés par Ramusio, cette étude présente un biais certain : ces réseaux, dont les graphiques font état, figurent une force centripète convergeant sur Venise. Un réseau ne saurait être étudié sans interroger la réciprocité des échanges qui le structurent. Or, Ramusio fut à plusieurs reprises pourvoyeur de textes qu’il partagea dans et à l’extérieur de Venise. On peut cependant faire l’hypothèse que sa contribution principale, au sein de ce système d’échange, se trouve dans la production imprimée de sa compilation. Ainsi, la contrepartie à une centralité vénitienne est illustrée par la force centrifuge de la diffusion des Navigationi et viaggi, dont la fin de cette étude rendra brièvement compte.

6Les graphiques ont été obtenus par l’utilisation du logiciel open-source Gephi9, un programme qui permet de produire des visualisations de réseaux. Avec le module d’extension GeoLayout10, ici fondé sur une projection de type Mercator, il a été possible de fournir une représentation réticulaire dont les nœuds sont des villes, régions ou pays, répartis en fonction de leur position géographique.

2. Localisation de la production du savoir

  • 11 M. Donattini, « Giovanni Battista Ramusio e le sue Navigationi. Appunti per una biografia », Critic (...)

7Les représentations visuelles des contextes de production des textes recueillis dans chacun des volumes des Navigationi et viaggi (fig. 1a, 2a et 3a) confortent les hypothèses déjà formulées par Massimo Donattini11 : le premier volume présente essentiellement des textes portugais, le deuxième des textes vénitiens et le troisième des productions espagnoles, avec un prolongement français. La pondération des contextes d’origine, figurée ici par une taille de nœud proportionnelle au nombre de textes produits dans chacun des contextes identifiés, confirme la division. Toutefois, en ce qui concerne les deux premiers volumes, ces représentations graphiques amènent à revoir partiellement cette tripartition. Elles mettent en effet en évidence la présence significative d’autres contextes de production : Rome et Gênes dans les deux premiers volumes et l’Espagne pour le premier.

  • 12 Avisi particolari delle Indie di Portugallo…, Rome, per Valerio & Luigi Dorico alle spese de Battis (...)

8La provenance romaine de nombreux textes apparaît clairement dans ces graphiques (fig. 1a et 2a). L’indication de Rome comme contexte de production confirme ainsi le statut de la capitale de la chrétienté comme lieu de commande et/ou de rédaction de relations sur les lointains. Le réseau diplomatique dont pouvait se prévaloir la Curie romaine favorisait l’élaboration de savoirs géographiques au début de l’âge moderne, sans compter l’intérêt porté aux enjeux de pouvoir sur les territoires nouvellement découverts ou conquis. À l’exception de celui d’Hayton l’Arménien, tous ces textes datent de la première moitié du xvie siècle. Trois d’entre eux semblent résulter d’une commande pontificale directe (Léon l’Africain et Andrea Corsali par le pape Léon X, Albertus Pighius par Clément VII). Deux autres furent rédigés dans un contexte curial plus lâche (en 1307, Hayton l’Arménien dédicace sa relation au pape Clément V en vue de l’organisation d’une nouvelle croisade ; en 1525, Paolo Giovio rédige son Libellus de legatione Basilii sur la base d’informations collectées auprès de Dimitri Gerasimov, ambassadeur moscovite auprès de Clément VII). Ramusio n’intègre à sa compilation qu’un seul ensemble de textes produits par des ordres missionnaires, pourtant fournisseurs prolifiques d’informations sur les terres extra-européennes : il s’agit des cinq premières lettres jésuites sur le Japon, rédigées en 1549-1550. Lorsque, en 1554, elles sont intégrées à la deuxième version du premier volume de la compilation vénitienne, seules les deux premières étaient encore inédites, les trois autres ayant fait l’objet d’une publication à Rome en 155212.

  • 13 Sauf mention contraire, toutes les références aux Navigationi et viaggi proviennent des éditions su (...)
  • 14 Dans le premier volume, les gentilés des voyageurs ou auteurs sont systématiquement précisés dans l (...)

9Les graphiques illustrant le contexte de production des textes des volumes I et II font émerger un autre lieu de production du savoir jusqu’ici rarement identifié : Gênes. République maritime de tradition ancienne, rivale historique de Venise pour le commerce méditerranéen, la ville de Gênes apparaît à travers deux de ses citoyens, Girolamo da Santo Stefano et Giorgio Interiano. Dans le premier cas — un récit sommaire des parcours marchands du Caire vers l’Inde — les références à la ville ligure sont minimes : seul le gentilé du voyageur, rappelé en titre (« Viaggio di Hieronimo da Santo Stephano Genovese », vol. I, fol. 381v.13) relie ce texte à la République génoise14. Avant de parvenir entre les mains de Ramusio, ce texte a connu une double médiation, spatiale et linguistique, puisque ce texte est parvenu à Ramusio via le Portugal (ce qui est précisé, là aussi en titre : « di lingua Portoghese tradotto nella Italiana », vol. I, fol. 381v.).

  • 15 « Giorgio Interiano Genovese della vita de Zychi, altrimenti Circassi », vol. II, n. p. (entre l’ad (...)
  • 16 G. B. Ramusio, Navigazioni e viaggi, ouvr. cité, vol. IV, p. 29 et p. 36. Le recueil de Ramusio con (...)

10Autre présence textuelle génoise dans la compilation : le récit de Giorgio Interiano (vol. II, fol. 140v.-141v.). Ce patricien génois avait livré ses connaissances sur les territoires du Caucase dans un texte adressé à Alde Manuce et publié en 1502. Dans ce cas aussi, le rattachement génois n’est signalé que de manière très discrète, dans deux paratextes. Il apparaît d’abord dans la table des matières, dans le titre qui est attribué au récit mais qui n’est cependant pas repris au début du texte lui-même15. En guise d’introduction à ce texte est reproduite la dédicace en langue latine qui était apparue dans l’édition de Manuce, adressée à Jacopo Sannazaro « patritio Neapolitano et equiti clariss » (vol. II, fol. 140v.). Giorgio Interiano y est qualifié de « Genuensis » (ibid.), seule indication sur son appartenance génoise, tandis que dans les éditions ultérieures des Navigationi et viaggi (et notamment de la version de 1583 sur laquelle l’édition moderne est basée), l’indication « genovese » a été ajoutée après le nom de l’auteur, en titre comme en clôture16.

  • 17 Ibid., p. 25.

11Ces deux textes sont très brefs et ont été écrits près d’un demi-siècle avant leur parution au sein des Navigationi et viaggi. L’un comme l’autre sont toutefois l’expression d’une connaissance spécifiquement ligure de certains espaces à la marge de la chrétienté : Girolamo da Santo Stefano écrit pour une communauté marchande génoise bien implantée en Syrie, et Interiano rend compte d’une familiarité génoise avec les régions du Caucase qui remontait au xiiie siècle17. On peut donc parler, dans les Navigationi et viaggi, d’une reconnaissance manifeste bien que discrète du rôle joué par la république de Gênes dans la production d’un savoir géographique sur les lointains.

  • 18 Toute compréhension de la structuration de la compilation ne peut relever que d’hypothèses, comme l (...)

12La dernière irrégularité, au vu de la tripartition Portugal / Venise / Espagne, se trouve dans la présence au sein du premier volume de textes produits en contexte espagnol. Il s’agit d’une exception dont la logique constitue peut-être le fondement même de l’organisation des textes dans les Navigationi et viaggi18. Trois textes du premier volume produits en contexte espagnol rendent compte de la circumnavigation du monde par Fernand de Magellan, entreprise en 1519. Le navigateur d’origine portugaise étant tragiquement mort au cours de sa vaste entreprise, le récit nous est parvenu par d’autres voix : par le noble vicentin Antonio Pigafetta, qui avait lui-même participé à l’expédition, par Maximilien Transilvain, secrétaire de Charles Quint, qui tira un compte rendu des témoignages recueillis à Valladolid auprès des survivants et, enfin, par un court derroteiro, un routier anonyme. Le concepteur de l’expédition était certes portugais mais, Magellan n’ayant pas réussi à faire financer cette entreprise quelque peu hasardeuse par sa propre patrie, il s’était adressé au souverain espagnol pour rendre possible son ambitieux voyage.

  • 19 Le quatrième texte espagnol du premier volume, celui de Juan Gaetano (vol. I, fol. 416r.-417v.), co (...)

13La présence de ces trois textes dans le premier volume des Navigationi peut être interprétée comme l’attention portée par Ramusio aux capacités de connaissance de l’espace selon une double dimension à la fois géopolitique et scientifique. Le tour du monde de Magellan, qui avait amené l’expédition en question jusqu’aux îles Moluques, empiétait sur l’exploration-occupation de cet espace par les Portugais. La contestation d’un monopole commercial lusitanien est annoncée de cette façon par Ramusio, puis il la formule explicitement dans son long Discorso sopra il commercio delle spezie19. Mais les textes de Pigafetta, de Transilvain et du pilote anonyme, en termes de spatialisation de la production du savoir géographique, constituent aussi un hommage rendu à la connaissance du monde par les Portugais : sans leur percée maritime déterminante vers l’espace asiatique dès la fin du xve siècle, une telle expédition n’aurait probablement pas été envisageable.

14Toute l’ambiguïté de la spatialisation des savoirs se matérialise ainsi, spatialisation à laquelle Ramusio procède lui-même en construisant volume par volume la représentation du monde. En insérant les témoignages sur la circumnavigation du monde dans le premier volume, le mérite de l’expédition semble être attribué aux Portugais alors que s’instille, dans le même temps, le doute sur la légitimité de leur revendication d’un monopole commercial sur les zones qu’ils contribuaient à faire connaître aux Européens.

15Pour saisir pleinement la complexité de l’élaboration des savoirs géographiques au début de l’âge moderne, on ne peut cependant considérer uniquement l’espace de leur production. Ces textes, pour la plupart, circulaient à l’échelle européenne — si ce n’est mondiale — et parvinrent souvent jusqu’à Ramusio par des canaux qui ne reliaient pas directement espace de production et espace de réception (en l’occurrence, Venise). Les chemins parfois tortueux empruntés par ces documents laissent une trace sur le texte même (traductions, réécritures, modifications, etc.) et interfèrent donc avec la spatialisation déjà identifiée.

3. Des contextes aux sources : la provenance des textes

16La provenance effective des textes compilés dans les Navigationi et viaggi est entendue ici comme le repérage des sources utilisées pour la compilation, et l’identification de leur origine. Dans les discorsi écrits de sa main, Ramusio indique parfois les versions retenues pour l’édition de tel ou tel texte. Un grand nombre d’inconnues demeurent toutefois et les différentes études philologiques portant sur les Navigationi et viaggi ne les ont qu’en partie levées : la spatialisation des sources documentaires de Ramusio (fig. 1b, 2b et 3b) est, de ce fait, incomplète. Ces représentations visuelles permettent toutefois de comparer, volume par volume, les correspondances ou dissymétries spatiales entre contexte de production (fig. 1a, 2a et 3a) et provenance effective des textes.

  • 20 Le nombre total de provenances est plus élevé que le nombre total de contextes, pour deux raisons : (...)
  • 21 C’est le cas de la navigation de Lisbonne à São Tomé en version manuscrite (obtenue par Raimondo de (...)

17Les sources utilisées par Ramusio étaient des manuscrits comme des imprimés. Dans le cas de certains textes, pour lesquels le travail philologique et éditorial fut particulièrement poussé, il utilisa plus d’une version. Ainsi, les provenances retenues pour élaborer ces graphiques sont de différents ordres20. Les plus évidentes sont celles qui correspondent au cas d’un document pour lequel nous avons un témoignage du lieu depuis lequel il a été envoyé à Ramusio21. Dans le cas d’ouvrages dont on ne connaît pas le trajet exact depuis la ville où ils furent imprimés jusqu’aux mains de Ramusio, l’indication retenue est le lieu de parution.

18La comparaison, volume par volume, entre l’étendue spatiale des contextes de production et celle des espaces de provenance effective des textes amène à des considérations multiples, formulées ici comme des remarques générales mais qui mériteraient d’être complétées par le tracé du parcours singulier de chacun de ce texte et/ou de chacune des versions connues de ces textes. Ces commentaires d’ensemble sont cependant justifiés par, d’un côté, le nombre significatif de textes (soixante-sept en tout) ainsi que, de l’autre, par l’apparition de schémas distincts d’un volume à l’autre, ce qui révèle des spécificités de diffusion de l’information en fonction des contextes de provenance.

Figures 1a et 1b.

Figures 1a et 1b.

19La comparaison des deux graphiques illustrant le cas du premier volume (fig. 1a et 1b) fait état d’un éclatement à échelle européenne de la provenance des textes. Ainsi, alors que les espaces identifiés comme contextes de production étaient au nombre de cinq, on ne dénombre pas moins de douze pôles de provenance effective (Venise incluse). De manière tout aussi évidente, l’Europe du Nord fait son entrée dans cette spatialisation alors que, dans l’identification des contextes, elle n’avait pas sa place. Aux péninsules Ibérique et italienne s’ajoutent donc Bâle, Paris, Cologne et Louvain. Ces quatre villes apparaissent cependant pour des motifs tout à fait distincts.

  • 22 F. Arrianus, Periplus euxeinu pontu, Bâle, Hieronymus Froben, 1533.
  • 23 F. Arrianus, Arrianou Peri Alexandrou anabaseos, Venise, Bartolomeo Zanetti, 1535.
  • 24 F. Arrianus, Historion biblia okto. Arriani de expeditione sive rebus gestis Alexandri Macedonum re (...)

20Depuis Bâle, ce ne sont que des ouvrages imprimés que Ramusio obtient et il s’agit uniquement d’éditions d’auteurs de l’Antiquité. Le récit de la navigation d’Hannon et la relation intitulée Navigatione del mar Rosso fino alle Indie Orientali sont tous les deux extraits (et traduits) de l’édition du Périple d’Arrien parue en 153322. La navigation de Néarque et d’Onésicrite (le retour de l’expédition d’Alexandre le Grand en Inde) est issue d’un récit également rédigé par Arrien, que Ramusio aurait pris soit dans une édition vénitienne de 153523, soit dans une version publiée à Bâle en 153924.

  • 25 Elle parut d’abord dans le petit volume vénitien à l’édition duquel Ramusio participa : A. Pigafett (...)
  • 26 Voir Antonio Pigafetta e la letteratura di viaggio nel Cinquecento, A. Chemello (éd.), Vérone, Cier (...)
  • 27 A. Pigafetta, Le voyage et navigation fait par les Espaignolz es Isles de Mollucques, Paris, Simon (...)

21Les sources de provenance parisienne concernent uniquement l’expédition de Magellan. Pour Maximilien Transilvain, Ramusio utilisa la première édition qui parut la même année à Paris, Rome et Cologne. On ne sait quelle version latine fut utilisée pour sa traduction italienne25 (c’est d’ailleurs là le seul motif de l’apparition de Cologne sur la figure 1b). De manière inattendue, c’est à partir de la version française que Ramusio propose le texte de Pigafetta. Il semble que le compilateur n’ait pas eu accès à la version originale, pourtant présentée par son auteur aux institutions vénitiennes en 152326. Le fait que Ramusio n’ait d’autre choix que de publier une rétroversion depuis le français est souligné par ses remarques dans le Discorso sopra il viaggio fatto da gli Spagnuoli intorno al Mondo (vol. I, fol. 383r.) : il critique en effet la qualité de sa source française27, qui proposait non pas une traduction mais un résumé de l’original, tout en disant s’être résigné à l’utiliser, faute de mieux.

  • 28 F. Álvares, Ho Preste Joam das Indias. Verdadera informaçam…, Lisbonne, Luís Rodrigues, 1540.

22La ville de Louvain constitue, dans ce réseau de provenances, un cas à part. Il s’agit en effet de la destination depuis laquelle l’humaniste portugais Damião de Góis aurait envoyé à Ramusio le manuscrit de la relation d’Éthiopie de Francisco Álvares. Cette source est évoquée par le compilateur lui-même dans le Discorso sopra la prima et seconda lettera di Andrea corsali Fiorentino (qui, contrairement à ce que le titre suggère, introduit à la fois les textes de Corsali et d’Álvares), complétée par la mention spatiale suivante : « nell’estreme parti di Holanda » (vol. I, fol. 193v.). La version manuscrite obtenue par le biais de Góis fut comparée avec l’édition imprimée à Lisbonne en 154028, également citée dans le discorso de Ramusio et elle aussi ancrée dans une spatialité explicite. Ramusio précise en effet que, après avoir obtenu le manuscrit, son éditeur Tommaso Giunti fut informé que « ’l libro di tal viaggio si trovava stampato in la città di Lisbona » d’où il le fit venir. L’obtention des deux versions atteste donc d’une attitude entreprenante de la part de l’éditeur qui dut « mand[are] a dimandare » le manuscrit en Hollande puis, après avoir été informé de l’existence de l’imprimé, « di nuovo fu necessario di mandare a pigliar anchor quello » (vol. I, fol. 193v.).

23« L’estreme parti di Holanda » et « la città di Lisbona » : les provenances sont ici tout sauf anecdotiques. Le cas de la relation d’Álvares illustre, d’une part, la diffusion européenne des textes portugais. L’information concernant l’existence du document détenu par Góis avait transité par Padoue d’où Giulio Sperone, un gentilhomme local ayant connu Góis lorsque celui-ci étudiait au Studio (en 1534-1538), avait pu mettre Ramusio en relation avec l’humaniste portugais alors en exil à Louvain. Il est significatif que, au contraire, pour les versions publiées dans leur contexte même de production et « di ordine del Serenissimo Re di Portogallo » (ibid.), il ait été nécessaire de produire un effort supplémentaire, en mobilisant des ressources financières et humaines pour les « mandare a pigliar » et les faire venir jusqu’à Venise. Pour obtenir une version convenable du récit en question, Ramusio peut donc, depuis Venise, compter sur un double réseau : celui qui, de manière presque passive de sa part, lui transmet l’écho de l’existence de ces textes et un autre, fait de relations personnelles et mis sur pied de manière volontaire en collaboration avec son éditeur, qui lui permet de se les procurer. La spatialisation de ces deux provenances effectives est ici déterminante : le pôle Padoue-Louvain, externe au contexte de production, fournit une version jugée plus satisfaisante que le pôle lisboète, qui se superpose pourtant parfaitement au contexte de production du texte. Ramusio reproche en effet au livre imprimé à Lisbonne d’être à la fois incomplet et plein d’erreurs : « havendolo voluto conferire con questa copia trovai mancarvi […] in molti luochi molte righe di cose degne d’intelligentia, oltra gli errori de nomi di molti luochi, & dignità di persone » (ibid.). Dans ce cas, l’imprimé, paru dans la ville de production du récit, est donc pour Ramusio moins satisfaisant que le manuscrit, qui, lui, a circulé largement au-delà de son ancrage spatial d’origine.

  • 29 Sur la censure (en particulier pour des motifs religieux) du récit d’Álvares, voir G. Marcocci, « G (...)

24L’attaque — voilée ici, mais bien plus explicite ailleurs dans les Navigationi et viaggi — envers la politique de censure appliquée par les souverains lusitaniens sur les textes concernant leurs expéditions extra-européennes, trouve dans le cas d’Álvares sa confirmation mais aussi l’illustration de ses limites. Certes, il est nécessaire de recourir à une source produite en contexte portugais mais diffusée en contexte non portugais (le manuscrit fourni par Góis) pour établir une version fiable de cette relation. Toutefois, le fait même que ces versions alternatives soient disponibles ailleurs en Europe qu’à Lisbonne sont l’indice d’une diffusion déjà engagée de ces textes29.

  • 30 Voir supra.

25Le cas de Duarte Barbosa (Libro di Odoardo Barbosa Portoghese, vol. I) souligne combien cette diffusion à échelle européenne pouvait avoir des enjeux géopolitiques bien précis. Arrivé en Inde par l’expédition de Cabral en 1500, Barbosa y resta pour travailler au sein de l’administration portugaise à Cannanore. La famille Barbosa, mécontente du traitement des souverains lusitaniens, passa ensuite au service de la couronne espagnole et, à ce titre, Duarte se rendit aux Moluques en 1519. C’est alors qu’il rédigea le récit ensuite compilé dans les Navigationi et viaggi. Le texte serait parvenu à Séville, chez sa sœur, et aurait probablement été traduit en espagnol dès 1524. Peut-être est-ce par ce biais qu’il arriva jusqu’à Ramusio : le patricien vénitien Andrea Navagero se trouvait en mission diplomatique en Espagne pour la Sérénissime entre 1524 et 1528 et lui rapporta plusieurs textes qui confluèrent ensuite dans les Navigationi30.

  • 31 F. da Montalboddo, Paesi novamente retrovati…, Vicence, Enrico Vicentino, 1507. Pour Vespucci, Ramu (...)

26La spatialisation des provenances effectives du premier volume laisse la part belle aux villes italiennes, pourtant a priori bien distinctes du contexte de production, ce qui illustre, là aussi, une diffusion large des textes portugais. Trois cas de figures principaux expliquent la présence en Italie de nombreuses sources documentaires auxquelles Ramusio eut recours : l’intérêt qu’il pouvait y avoir pour les grandes puissances exploratrices à faire valoir leurs revendications territoriales auprès de la Curie romaine, les liens familiaux ou d’affaires entre entreprises ibériques et mondes financiers et commerciaux italiens et, enfin, la position dominante du monde du livre italien au tournant des xve et xvie siècles. Ainsi, c’est en Italie (à Vicence et à Florence) que sont publiées des relations essentielles comme celles sur les expéditions de Vasco de Gama, de Pedro Álvares Cabral et d’Amerigo Vespucci31. C’est également depuis la Cité du Lys que Ramusio aurait obtenu le manuscrit de la lettre du marchand florentin Giovanni da Empoli à son père, écrite en Inde en 1504. Celle-ci circulait déjà en version manuscrite, mais Ramusio fut le premier à la faire imprimer.

  • 32 Marco Paulo…, Lisbonne, Valentim Fernandes, 1502.
  • 33 Les nombreuses sources du texte de Marco Polo auxquelles Ramusio eut recours ont fait l’objet de pl (...)

27Inversement, le Portugal a aussi constitué pour Ramusio un espace de provenance effective pour des textes produits en contexte non portugais. C’est notamment le cas de la compilation que Valentim Fernandes publia en 1502 à Lisbonne32 dont Ramusio tira la narration de Girolamo da Santo Stefano déjà évoquée (vol. I), et depuis laquelle il compara les récits de Nicolò de’ Conti (vol. I) et de Marco Polo (vol. II) avec d’autres versions des mêmes textes33.

Figures 2a et 2b.

Figures 2a et 2b.
  • 34 G. M. Angiolello, Breve narrazione della vita e dei fatti degli Scià di Persia Ussun Hassan e Ismae (...)

28De manière générale, la spatialisation des provenances du deuxième volume (fig. 2b) est beaucoup plus ramassée. La seule exception aux origines italiennes est la ville de Bâle. De là proviennent, comme pour le premier volume, uniquement des imprimés de textes antiques. De Vicence, qui se confirme ainsi comme un centre éditorial accordant une importance notable aux nouvelles sur les lointains, Ramusio obtint le compte rendu imprimé de Giovanni Maria Angiolello, Vita et fatti del signor Ussuncassano. L’auteur, lui-même originaire de cette ville de Vénétie, avait été fait prisonnier en 1470 à Nègrepont (actuelle Eubée) lors du siège de l’île par les Ottomans. Passé au service du sultan Mehmed II, il prit part à la guerre en Anatolie contre Uzun Hasan. Son texte, rédigé après son retour en Italie en 1483, fournissait des informations précieuses dans la perspective d’une alliance anti-ottomane avec les Perses. Il parut à Vicence deux fois, en 1490 et en 150734.

  • 35 A. Pighius, De Moscouia ad Clementem VII pont. max. Albertus Campensis, Venise, apud Paulum Girardu (...)
  • 36 P. Giovio, Operetta dell’ambascieria de moschouiti…, Venise, per Bartolomeo detto l’Imperatore, 154 (...)
  • 37 G. Interiano, La vita, et sito de Zychi, chiamati Ciarcassi, historia notabile, Venise, apud Aldum, (...)
  • 38 Hippocrate, Omnia opera Hippocratis, Venise, in aedibus Aldi & Andreae Asulani soceri, 1526.

29Une grande majorité des textes produits en contexte vénitien furent obtenus dans ce même cadre par Ramusio qui, pour les manuscrits, mobilisa un réseau citadin dense. C’est également dans la Sérénissime que Ramusio prit connaissance de nombreux textes imprimés dans la lagune mais d’origine non vénitienne. Il publia ainsi, dans le deuxième volume, Albertus Pighius (154335), Paolo Giovio (154536) et le Génois Giorgio Interiano (150237). Il pouvait aussi profiter d’une production éditoriale qui accordait une large place à l’édition d’ouvrages antiques, à l’image d’Hippocrate qu’il citait et traduisait depuis l’édition Manuce (152638).

  • 39 Ces textes sont issus des éditions suivantes : P. M. d’Anghiera, Libro primo della historia dell’In (...)
  • 40 A. Manuzio, Viaggi fatti da Vinetia, alla Tana, in Persia, in India, et in Costantinopoli…, Venise, (...)

30La remarquable activité du monde du livre de la Sérénissime produisit des ouvrages sur le Nouveau Monde auxquels Ramusio participa dans le milieu des années 1530, et qu’il réutilisa pour les premier et troisième volumes des Navigationi et viaggi : le Sommario della historia dell’Indie occidentali de Pierre Martyr d’Anghiera, le Sommario d’Oviedo, La conquista del Peru et provincia Del Cusco chiamata la nuova Castiglia de Francisco López de Xerez et Miguel de Estete, et Il viaggio fatto da gli spagniuoli a torno a’l mondo, contenant les récits d’Antonio Pigafetta et de Maximilien Transilvain39. Il bénéficia aussi de compilations géographiques dans lesquelles il piocha au moment de la réalisation de la sienne, à l’instar des Viaggi fatti da Vinetia alla Tana, in Persia, in India, publiés par Antonio Manuce en 154340, qui lui fournirent le Viaggio scritto per un Comito Venetiano (vol. I) et Il viaggio della Tana, & nella Persia de Giosafat Barbaro (vol. II).

Figures 3a et 3b.

Figures 3a et 3b.

31Le troisième volume présente un cas encore différent des deux précédents : la cohérence entre contexte de production et provenance effective (fig. 3a et 3b) est bien plus forte que pour le premier volume, sans toutefois se présenter de manière aussi homogène que dans le cas du deuxième. À l’échelle de la péninsule Ibérique, la grande variété de provenances du troisième volume signale une différence profonde entre les cas portugais et espagnol. Les publications sur le Nouveau Monde furent nombreuses en Espagne même, mais il y avait différentes villes impliquées dans cette production. Il apparaît clairement que Ramusio bénéficia de cette activité des imprimeurs-libraires répartis sur tout le territoire espagnol : il utilisa des imprimés produits à Séville, à Tolède, à Salamanque, à Zamora, et peut-être à Saragosse et à Valence.

32Les provenances des textes compilés dans le dernier volet des Navigationi et viaggi illustrent, plus généralement, l’existence de trois types de réseaux essentiels pour comprendre l’étendue spatiale des contacts directs et indirects de Ramusio comme citoyen vénitien, comme érudit et comme secrétaire de chancellerie.

  • 41 Il s’agit des récits de Francisco de Ulloa, Antonio Hurtado de Mendoza, Marcos de Niza, Francisco V (...)
  • 42 Voir G. B. Parks, « The Contents and Sources », art. cité ; M. Milanesi dans G. B. Ramusio, Navigaz (...)

33Il pouvait d’abord bénéficier, à titre personnel ou professionnel, des ressources diplomatiques vénitiennes. Pour la provenance de cinq des récits41 concernant l’exploration et la conquête de l’Amérique centrale, deux hypothèses sont proposées. Toutes deux relient Ramusio à des ambassadeurs : les textes en question auraient pu être rapportés de Flandres par l’envoyé vénitien Francesco Contarini en 1541, ou bien ils auraient pu être fournis à Ramusio par Diego Hurtado de Mendoza, ambassadeur espagnol à Venise de 1539 à 1546 et frère d’Antonio, alors vice-roi de la Nouvelle-Espagne. L’alternative, suggérée par Marica Milanesi sur la base d’une hypothèse de George B. Parks42, n’est peut-être pas exclusive : le secrétaire aurait tout à fait pu tirer parti de chacun de ces contacts pour mettre ensemble ces cinq documents alors inédits, voire pour en obtenir différentes copies. Quoi qu’il en soit, ces textes apportent la preuve que l’activité professionnelle de Ramusio représentait une source possible pour la collecte de textes : il sut mettre à profit les réseaux institutionnels de la Sérénissime pour la constitution de sa compilation.

34En cela, le cas le plus représentatif est celui de la collaboration avec Navagero. Documentée notamment par la correspondance du patricien vénitien avec le secrétaire, cette relation donna lieu à la récolte de textes et d’informations directement auprès des acteurs concernés. Navagero, envoyé comme ambassadeur auprès de Charles Quint en 1524, échangea une correspondance assidue avec Ramusio et, comme évoqué plus haut, de nombreuses sources espagnoles parvinrent à Venise par ce biais. Il est également possible que ce soit par l’intermédiaire de Navagero que Ramusio soit entré en contact direct avec Oviedo, qui se trouvait très probablement à Tolède en même temps que l’ambassadeur vénitien. Grâce à cette relation entre Ramusio et Oviedo, le troisième volume présente un cas unique : la provenance extra-européenne de l’une des sources, La navigatione del grandissimo fiume Maragnon. Il s’agit d’une lettre adressée à Pietro Bembo, datée du 20 janvier 1543 et écrite depuis « san Domenico dell’Isola Spagnuola » (Saint-Domingue, vol. III, fol. 416v.). Pour cet échange épistolaire, Ramusio fut sans aucun doute l’intermédiaire entre l’érudit vénitien et l’historiographe espagnol.

  • 43 Les Giunti, grande famille d’imprimeurs-libraires avec qui Ramusio collabora dès les années 1530, p (...)

35Plus généralement, le troisième volume atteste de la bonne diffusion des imprimés espagnols en Italie. Ramusio put profiter en cela des canaux commerciaux spécifiques au marché du livre43, mais aussi des nombreux échanges entre élites diplomatiques et intellectuelles au sein d’un réseau dont il faisait pleinement partie dès la décennie 1520.

  • 44 Je remercie Guillaume Lelièvre pour les informations partagées à ce sujet. Sur le texte intitulé Di (...)
  • 45 Voir l’article « Giovio, Paolo » de T. C. Price Zimmermann dans le Dizionario Biografico Italiano, (...)
  • 46 Fabio Romanini exclut que le manuscrit de Giovio, dit manuscrit M par les philologues, puisse avoir (...)

36Dans ce même troisième volume, les sources provenant du royaume de France constituent un cas à part pour lequel il n’existe aucune certitude. Des contacts personnels auraient, aux dires de Ramusio, rendu possible l’obtention de ces textes : il évoque en effet dans le Discorso sopra la Terra Ferma delle Indie Occidentali des « eccellenti huomini francesi » (vol. III, fol. 5v.) qui lui auraient procuré ces textes. Néanmoins, ces mystérieux interlocuteurs n’ont pas été identifiés à ce jour44 et on ne sait ni où ni comment ils entrèrent en contact avec Ramusio. On sait toutefois qu’un des manuscrits de la Relatione de Giovanni da Verrazzano appartint pour un temps à Paolo Giovio45 : dans ce cas, Florence pourrait avoir été l’intermédiaire entre la France et Venise46.

37Si cette dernière provenance était avérée, elle alimenterait l’hypothèse d’une sous-estimation de la contribution italienne au savoir géographique du début de l’époque moderne. L’origine des navigateurs impliqués dans les explorations des xve et xvie siècles, systématiquement distincte du pays pour lequel ils prirent la mer dans le cas des Italiens, aurait ainsi joué un rôle à réévaluer pour saisir les conditions d’une diffusion européenne des nouvelles issues de ces explorations. Comme dans les cas des textes attribués à Vespucci et de la lettre de Giovanni da Empoli déjà citée, les réseaux rattachant les navigateurs à leur patrie ont certainement joué un rôle non négligeable dans la diffusion des nouvelles concernant les explorations auxquelles ils prenaient part hors de leur ville ou de leur pays natal. De ce fait, l’origine souvent italienne des protagonistes de la période dite des « Grandes Découvertes » n’est pas purement anecdotique et participa assurément des dynamiques spatiales de la diffusion de l’information géographique.

4. Conclusion. Venise, nœud dans les réseaux européens

  • 47 Voir E. Squassina, « I privilegi librari a Venezia (1469-1545) », dans Ead. et A. Ottone, Privilegi (...)
  • 48 Voir le dossier dirigé par P. Carta et R. Descendre, « Géographie et politique au début de l’âge mo (...)

38L’ouvrage de Ramusio résulte d’un projet éditorial qui nécessita la participation de nombreux acteurs. En effet, la grande quantité de ressources textuelles rassemblées ne pouvait résulter d’une initiative isolée. On l’a vu, patriciens, hommes de lettres, ambassadeurs, mais aussi pilotes et marchands fournirent à Ramusio la matière qui constitue le recueil. Il est impensable que ce projet n’ait pas attiré l’attention des autorités, ne serait-ce que du fait des fonctions exercées par Ramusio et certains de ses collaborateurs au sein de la Chancellerie vénitienne. La demande de privilège pour des textes des premier et deuxième volumes (déposée en 1543 puis renouvelée en 1550), laisse d’ailleurs transparaître une protection toute particulière puisque l’ouvrage obtient un privilège d’une durée de quinze ans, supérieur aux dix ans habituels à Venise à ce moment-là47. Pour ces différentes raisons, l’ancrage territorial vénitien des Navigationi et viaggi doit être pris en compte dans l’analyse de sa constitution et dans l’étude de l’élaboration du savoir géographique que l’ouvrage contribua à produire et diffuser. De plus, la forme composite de l’ouvrage souligne, dans le cas des Navigationi et viaggi, le caractère politiquement sensible du savoir géographique à l’époque moderne48.

  • 49 Ainsi, le géographe vénitien fit parvenir au chroniqueur des Indes occidentales un ouvrage sur la S (...)
  • 50 La correspondance entre Ramusio et Bembo (disponible en version imprimée dans P. Bembo, Lettere, E. (...)
  • 51 Il faudrait ajouter à cette représentation le facteur de diffusion supplémentaire des Navigationi e (...)

39Les réseaux évoqués ci-dessus fonctionnèrent souvent sur le principe d’une réciprocité des échanges. À titre d’exemple, Antonello Gerbi a démontré que Ramusio ne se contenta pas de recevoir des informations en provenance de Saint-Domingue, mais qu’il envoya lui-même des documents à Oviedo49. De nombreuses sources apportent la preuve de la fonction de pourvoyeur de textes revêtue par Ramusio : plusieurs de ses correspondants bénéficièrent de son travail de collecte50. Toutefois, le travail de diffusion le plus conséquent auquel il participa n’est pas celui des cas isolés de textes qu’il envoya à des individus, mais bien celui de la dissémination large rendue possible par la publication des Navigationi et viaggi. On peut esquisser une représentation spatiale de cette diffusion par le recensement des volumes de la compilation dans les collections de livres du xvie siècle (fig. 4)51.

Figures 1b, 2b et 3b.

Figures 1b, 2b et 3b.
  • 52 Les deux principales sources utilisées ici sont : F. Ambrosini, Paesi e mari ignoti. America e colo (...)
  • 53 Sans compter que l’indice de la possession d’un ouvrage ne nous donne aucune indication sur sa lect (...)

40Les ressources utilisées pour collecter les données correspondent à des catalogues et inventaires établis aux xvie et xviie siècles52. Les difficultés méthodologiques liées à l’utilisation de ce type de sources sont nombreuses, on retiendra notamment la forme souvent lacunaire des documents à disposition, sans compter leur rareté et donc leur capacité très relative à rendre compte des possessions d’ouvrages à l’époque53. Toutefois, mettre en parallèle les figures représentant l’obtention des textes de la compilation (fig. 1b, 2b et 3b) avec le graphique visant à illustrer sa diffusion (fig. 4) fait clairement apparaître le rôle de Venise à la fois comme centre et comme relais. Ramusio assura bien, à échelle européenne, la fonction de courroie de transmission qu’il assignait au travail des compilateurs, définis comme « quelli che per beneficio commune vanno raccogliendo gli altrui scritti di tal memorie » (vol. I, fol. 130r.). En particulier, on peut remarquer que les pôles de production ou de provenance des textes furent eux-mêmes, à leur tour, alimentés par la compilation vénitienne : c’est le cas par exemple de l’Espagne, où l’on possédait les volumes des Navigationi et viaggi au xvie siècle.

  • 54 Sur la reprise par Hakluyt du projet compilatoire de Ramusio, voir J.-P. Rubiés, From the “History (...)
  • 55 Ibid., p. 5.

41La spatialisation de la distribution européenne des Navigationi et viaggi est à la fois plus vaste et plus variée que celle de la provenance de ces textes. Une diffusion aussi large indique que les textes compilés faisaient écho à des préoccupations locales spécifiques : dans tous ces lieux, la présence des volumes des Navigationi et viaggi permit la lecture et, éventuellement, le réemploi de ces textes. On peut citer ici le cas de Richard Hakluyt (1552-1616), qui procéda à une récupération du projet de Ramusio tout en en réinvestissant les potentialités politiques54. Hakluyt aurait imaginé sa compilation alors qu’il se trouvait en France comme secrétaire de l’ambassadeur anglais Francis Walsingham. Il mit à exécution son projet éditorial une fois revenu en Angleterre : c’était en effet à sa patrie qu’il adressait ce recueil de Principall Navigations, Voiages and Discoveries of the English Nation. Dans ce cas, la double spatialisation France-Angleterre du recueil imprimé en permit à la fois la prise de connaissance par Hakluyt et le réemploi dans le cadre d’un projet lui-même fortement ancré dans un lieu. L’enjeu était de taille pour le géographe qui souhaitait indiquer, par sa publication, comment l’Angleterre pourrait faire concurrence aux explorations espagnoles55. Spatialiser la diffusion des Navigationi et viaggi met ainsi en évidence son succès à l’échelle européenne et sa présence dans différentes réalités politiques, commerciales et scientifiques. Cette visualisation permet surtout d’esquisser les potentialités d’un réinvestissement local de ce savoir géographique, à l’instar de la compilation de Hakluyt.

  • 56 Sur la dimension vénitienne du recueil, voir F. Lejosne, Giovanni Battista Ramusio, ouvr. cité, cha (...)

42La mobilité des textes, quel qu’en soit le support, constitue un déplacement qui n’est pas purement physique mais qui, d’espace en espace, donne lieu à des transferts de sens. Ramusio bénéficia de ces déplacements — qu’il provoqua parfois, avec la collaboration de son éditeur — pour constituer la somme géographique qu’il publia à Venise entre 1550 et 1559. Mais, par ce biais, il participa lui-même à la mise en mouvement de ces textes et à leur ré-ancrage spatial56. La destination vénitienne ne représenta pas un point d’arrivée pour les récits recueillis : leur diffusion ultérieure, au sein des Navigationi et viaggi, marqua une nouvelle étape de la spatialisation du savoir géographique, à l’origine d’une stratification où l’élaboration du savoir est marquée par ces différents parcours.

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Notes

1 J.-M. Besse, « Le lieu en histoire des sciences : hypothèses pour une approche spatiale du savoir géographique au xvie siècle », Mélanges de l’École française de Rome, t. 116, no 2, 2004, p. 401-422.

2 Ibid., p. 404.

3 Pour les réseaux qui concernent de près cette étude, voir, sur la centralité vénitienne dans la circulation de l’information, P. Burke, « Early Modern Venice as a Center of Information and Communication », dans J. Martin et D. Romano (éds), Venice Reconsidered. The History and Civilization of an Italian City-State, 1297–1797, Baltimore / Londres, The Johns Hopkins University Press, 2000, p. 389-419 ; J. Petitjean, L’intelligence des choses. Une histoire de l’information entre Italie et Méditerranée (xvie-xviie siècles), Rome, École française de Rome, 2013 ; sur la centralité du monde du livre vénitien au début de l’époque moderne, voir C. Kikuchi, La Venise des livres. 1469-1530, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2018.

4 J.-M. Besse, art. cité, p. 403.

5 Deux textes modernes échappent à cette catégorisation par le caractère individuel de la démarche viatique de leur auteur et ne sont donc pas pris en compte ici dans la répartition en fonction des contextes de production proposée (il s’agit de ceux de Nicolò de’ Conti et Ludovico da Vartema).

6 Voir G. B. Parks, « The Contents and Sources of Ramusio’s Navigationi », Bulletin of the New York Public Library, vol. 59, no 6, 1955, p. 279-313 ; l’apparat critique de G. B. Ramusio, Navigazioni e viaggi, M. Milanesi (éd.), Turin, Einaudi, 1978-1988 ; et F. Romanini, «Se fussero più ordinate, e meglio scritte…». Giovanni Battista Ramusio correttore ed editore delle Navigationi et viaggi, Rome, Viella, 2007.

7 Sur ce sujet, voir F. Lejosne, Giovanni Battista Ramusio et la constitution d’un savoir géographique à Venise au xvie siècle : parcours scientifique et horizon politique, Thèse de doctorat, ENS de Lyon, 2016, chap. 5.

8 M. Milanesi dans G. B. Ramusio, Navigazioni e viaggi, ouvr. cité, vol. I, p. xxiv-xxix.

9 Gephi est disponible sur <https://gephi.org/>.

10 Sur ce module d’extension, voir <https://gephi.org/plugins/#/plugin/geolayout-plugin>.

11 M. Donattini, « Giovanni Battista Ramusio e le sue Navigationi. Appunti per una biografia », Critica Storica, XVII n. s., I, 1980, p. 55-100.

12 Avisi particolari delle Indie di Portugallo…, Rome, per Valerio & Luigi Dorico alle spese de Battista Rosi, 1552.

13 Sauf mention contraire, toutes les références aux Navigationi et viaggi proviennent des éditions suivantes : G. B. Ramusio, Navigationi et viaggi, Venise, Giunti, 1554 pour le vol. I, 1559 pour le vol. II et 1556 pour le vol. III. Seuls le volume et le folio seront indiqués en référence.

14 Dans le premier volume, les gentilés des voyageurs ou auteurs sont systématiquement précisés dans les titres des textes compilés, sauf pour les Anciens (Iambule, Néarque et Arrien, en l’occurrence).

15 « Giorgio Interiano Genovese della vita de Zychi, altrimenti Circassi », vol. II, n. p. (entre l’adresse aux lecteurs de Giunti et l’« Espositione »).

16 G. B. Ramusio, Navigazioni e viaggi, ouvr. cité, vol. IV, p. 29 et p. 36. Le recueil de Ramusio connut de nombreuses rééditions aux xvie et début du xviie siècles (au moins cinq pour le premier volume, quatre pour le deuxième et trois pour le troisième). Seule une partie de ces éditions parut de son vivant (première et deuxième édition du premier volume et première édition du troisième). Les continuateurs de son œuvre ne sont pas connus, cependant il pourrait s’agir de son fils Paolo et de l’éditeur Tommaso Giunti ou de ses héritiers (Giunti mourut lui-même en 1566). Les modifications varient d’un volume à l’autre. Dans la plupart des cas, les paratextes et discorsi ont subi des amendements ponctuels (à l’image de l’ajout de « genuensis » pour qualifier Interiano). Les volumes II et III ont été largement augmentés. L’édition moderne (G. B. Ramusio, Navigazioni e viaggi, M. Milanesi (éd.), Turin, Einaudi, 1978-1988) est fondée sur des versions posthumes (vol. I de 1563, vol. II de 1583 et vol. III de 1606).

17 Ibid., p. 25.

18 Toute compréhension de la structuration de la compilation ne peut relever que d’hypothèses, comme le rappelle M. Milanesi dans son introduction à l’édition moderne : cf. M. Milanesi dans G. B. Ramusio, Navigazioni e viaggi, ouvr. cité, vol. I, p. xxiv.

19 Le quatrième texte espagnol du premier volume, celui de Juan Gaetano (vol. I, fol. 416r.-417v.), confirme que les productions espagnoles compilées ont une vocation critique : ce récit de l’expédition de Villalobos en direction des Moluques sert en effet d’appui à la démonstration du Discorso sopra il commercio delle spezie sur les alternatives possibles au monopole portugais.

20 Le nombre total de provenances est plus élevé que le nombre total de contextes, pour deux raisons : dans les provenances, j’ai intégré toutes les hypothèses d’origine possible d’un même texte et, de plus, il est avéré que, pour certains textes, Ramusio eut recours à plusieurs versions.

21 C’est le cas de la navigation de Lisbonne à São Tomé en version manuscrite (obtenue par Raimondo della Torre, à Venise ou Vérone), de Francisco Álvares en version manuscrite (Damião de Góis, depuis Louvain), de Duarte Barbosa en version manuscrite, Tomé Pires en version manuscrite, le Sommario imprimé d’Oviedo, les lettres imprimées de Hernán Cortés, les textes imprimés de Pedro de Alvarado et de Diego de Godoy (d’Andrea Navagero lors de sa mission d’ambassade en Espagne), du manuscrit de Marco Polo (de la famille Ca’ Ghisi, à Venise), de l’Historia d’Oviedo en version manuscrite et la relation de la navigation de Francisco de Orellana (tous deux envoyés par Oviedo lui-même, le second depuis Saint-Domingue). Un cas unique, le manuscrit de Diodore (pour la navigation de Iambule) qui ne provient pas d’une personne mais d’un lieu bien identifié : le fonds Bessarion de la Biblioteca Marciana de Venise.

22 F. Arrianus, Periplus euxeinu pontu, Bâle, Hieronymus Froben, 1533.

23 F. Arrianus, Arrianou Peri Alexandrou anabaseos, Venise, Bartolomeo Zanetti, 1535.

24 F. Arrianus, Historion biblia okto. Arriani de expeditione sive rebus gestis Alexandri Macedonum regis libri octo…, Bâle, Robert Winter, 1539.

25 Elle parut d’abord dans le petit volume vénitien à l’édition duquel Ramusio participa : A. Pigafetta et M. Transilvain, Il viaggio fatto da gli spagniuoli a torno a’l mondo, Venise [?], s. n., 1536. Sur le rôle joué par Ramusio dans cette opération éditoriale et les trois volumes de 1534 cités plus bas, voir M. Donattini, Spazio e modernità. Libri, carte, isolari nell’età delle scoperte, Bologne, Clueb, 2000.

26 Voir Antonio Pigafetta e la letteratura di viaggio nel Cinquecento, A. Chemello (éd.), Vérone, Cierre Edizioni, 1996.

27 A. Pigafetta, Le voyage et navigation fait par les Espaignolz es Isles de Mollucques, Paris, Simon de Colines, 1525.

28 F. Álvares, Ho Preste Joam das Indias. Verdadera informaçam…, Lisbonne, Luís Rodrigues, 1540.

29 Sur la censure (en particulier pour des motifs religieux) du récit d’Álvares, voir G. Marcocci, « Gli umanisti italiani e l’impero portoghese: una interpretazione della Fides, Religio moresque Aethiopum di Damião de Góis », Rinascimento, no 45, 2005, p. 307-366. Il souligne, à propos de l’imprimé lisboète de 1540, que « si trattava di un’edizione mutila, risultato del sistematico processo di filtraggio a cui furono sottoposte le notizie sull’Etiopia in Portogallo a causa dei sospetti e delle avversioni che si nutrivano verso il contenuto dottrinario del cristianesimo dei sudditi di un sovrano che continuava ad essere identificato comunemente con il Prete Gianni » (ibid., p. 331).

30 Voir supra.

31 F. da Montalboddo, Paesi novamente retrovati…, Vicence, Enrico Vicentino, 1507. Pour Vespucci, Ramusio aurait aussi utilisé l’édition princeps parue à Florence sans indication de lieu ni d’éditeur : Lettera di Amerigo Vespucci delle isole nuouamente trouate in quattro suoi viaggi. Dans tous les cas, il s’agit de versions remaniées de différents textes dont la paternité n’est pas entièrement reconductible au navigateur florentin. Voir L. Formisano et al. (éds), Amerigo Vespucci. La vita e i viaggi, Florence, Giunti, 1991.

32 Marco Paulo…, Lisbonne, Valentim Fernandes, 1502.

33 Les nombreuses sources du texte de Marco Polo auxquelles Ramusio eut recours ont fait l’objet de plusieurs études récentes : voir E. Burgio et M. Eusebi (éds), Giovanni Battista Ramusio “editor” del Milione. Trattamento del testo e manipolazione dei modelli, Atti del Seminario di ricerca, Venise, 9-10 septembre 2010, Rome / Padoue, Editrice Antenore, 2011 ; le dossier dirigé par F. Crifò et A. Rinaldin, « Giovanni Battista Ramusio. Nuove indagini filologiche e linguistiche », Quaderni veneti. Nuova serie digitale, vol. 6, no 2, 2017.

34 G. M. Angiolello, Breve narrazione della vita e dei fatti degli Scià di Persia Ussun Hassan e Ismaele, Vicence, Leonardo da Basilea, 1490 et F. da Montalboddo, Paesi novamente ritrovati, ouvr. cité. Le texte devait cependant circuler en version manuscrite, car certains traits de la version publiée par Ramusio ne proviennent d’aucune des deux éditions vicentines.

35 A. Pighius, De Moscouia ad Clementem VII pont. max. Albertus Campensis, Venise, apud Paulum Girardum, 1543.

36 P. Giovio, Operetta dell’ambascieria de moschouiti…, Venise, per Bartolomeo detto l’Imperatore, 1545.

37 G. Interiano, La vita, et sito de Zychi, chiamati Ciarcassi, historia notabile, Venise, apud Aldum, 1502.

38 Hippocrate, Omnia opera Hippocratis, Venise, in aedibus Aldi & Andreae Asulani soceri, 1526.

39 Ces textes sont issus des éditions suivantes : P. M. d’Anghiera, Libro primo della historia dell’Indie Occidentali cavato da libri scritti dal signor don Pietro Martyre del Consiglio delle Indie della Maestà dell’Imperadore, G. B. Ramusio [?] (trad.), Venise, s. n., 1534 ; G. F. de Oviedo, Libro secondo delle Indie Occidentali. MDXXXIII. Summario della naturale et generale historia dell’Indie Occidentali…, G. B. Ramusio [?] (trad.), Venise, s. n., 1534 ; F. Xerez, Libro ultimo del summario de le cose de le Indie occidentali…, G. B. Ramusio [?] (trad.), Venise, s. n., 1534 ; et A. Pigafetta et M. Transilvain, Il viaggio fatto, ouvr. cité.

40 A. Manuzio, Viaggi fatti da Vinetia, alla Tana, in Persia, in India, et in Costantinopoli…, Venise, Eredi di Aldo Manuzio, 1543.

41 Il s’agit des récits de Francisco de Ulloa, Antonio Hurtado de Mendoza, Marcos de Niza, Francisco Vázquez de Coronado et Hernando de Alarcón. Les deux derniers ne sont connus que dans la version publiée par Ramusio.

42 Voir G. B. Parks, « The Contents and Sources », art. cité ; M. Milanesi dans G. B. Ramusio, Navigazioni e viaggi, ouvr. cité, vol. VI, p. 501.

43 Les Giunti, grande famille d’imprimeurs-libraires avec qui Ramusio collabora dès les années 1530, possédaient une succursale en Espagne.

44 Je remercie Guillaume Lelièvre pour les informations partagées à ce sujet. Sur le texte intitulé Discorso d’un gran capitano di mare Francese, je renvoie à sa contribution récente : G. Lelièvre, « Le Discours d’un grand capitaine de Dieppe. Traduction et édition d’un document normand de 1539 », Annales de Normandie, no 2, 69e année, 2019, p. 57-100.

45 Voir l’article « Giovio, Paolo » de T. C. Price Zimmermann dans le Dizionario Biografico Italiano, disponible en ligne sur <www.treccani.it/enciclopedia/giovanni-battista-giovio_(Dizionario-Biografico)/> (consulté le 25 juillet 2020).

46 Fabio Romanini exclut que le manuscrit de Giovio, dit manuscrit M par les philologues, puisse avoir été celui utilisé par Ramusio. En revanche, il fait l’hypothèse que Ramusio « poté disporre all’epoca di una copia italiana della lettera », notamment auprès des milieux marchands lyonnais et florentins où elle avait circulé. Cf. F. Romanini, « Sulla “Lettera a Francesco I Re di Francia” di Giovanni da Verrazzano con una nuova edizione », Filologia italiana, no 9, 2012, p. 153. On peut ajouter que soit, effectivement, la version utilisée par Ramusio arriva en Italie par le même biais que le manuscrit M (les milieux marchands franco-italiens, dans ce cas peut-être par la succursale des Giunti à Lyon), soit Ramusio eut connaissance de l’existence de ce texte par le manuscrit M (Ramusio ayant des contacts plus ou moins proches avec Giovio) et il chercha de ce fait à s’en procurer une version.

47 Voir E. Squassina, « I privilegi librari a Venezia (1469-1545) », dans Ead. et A. Ottone, Privilegi librari nell’Italia del Rinascimento, Milan, FrancoAngeli, 2019, p. 331-372.

48 Voir le dossier dirigé par P. Carta et R. Descendre, « Géographie et politique au début de l’âge moderne », Laboratoire italien, no 8, 2008.

49 Ainsi, le géographe vénitien fit parvenir au chroniqueur des Indes occidentales un ouvrage sur la Scandinavie qui alimenta le livre XXXVIII de son Historia : O. Magnus, Opera breue, la quale demonstra, e dechiara, ouero da il modo facile de intendere la charta, Venise, per Giouan Thomaso, 1539. Voir A. Gerbi, La natura delle Indie Nove. Da Cristoforo Colombo a Gonzalo Fernandez de Oviedo, Milan / Naples, Riccardo Ricciardi, 1975, Partie II, chap. ii.

50 La correspondance entre Ramusio et Bembo (disponible en version imprimée dans P. Bembo, Lettere, E. Travi (éd.), Bologne, Commissione per i testi di lingua, 1987-1993 et A. Del Ben, G. B. Ramusio cancelliere e umanista, con l’edizione di quarantacinque lettere al Bembo, Trieste, Edizioni Goliardiche, 2004), offre de très nombreux exemples de textes fournis par le secrétaire au patricien. Un recueil manuscrit de la Biblioteca Marciana (It. X, 143), contenant différentes copies de lettres dont Ramusio est le destinataire ou l’expéditeur, apporte d’autres exemples encore. Les interlocuteurs auxquels Ramusio envoie des textes sont notamment le cardinal Gregorio Cortese (Polybe, la Historia delle Sette Cittadi) et Andrea Navagero (la grammaire de Chrysoloras, Virgile).

51 Il faudrait ajouter à cette représentation le facteur de diffusion supplémentaire des Navigationi et viaggi que représenta sa traduction partielle en français (G. B. Ramusio, Historiale description de l’Afrique…, Lyon, Jean Temporal, 1556). La ville de Lyon apparaîtrait alors comme relais ultérieur de cette redistribution du savoir géographique sur le territoire européen avec, toutefois, un réancrage spécifique des enjeux de ce savoir. Voir O. Goldman, Faire connaître le monde au xvie siècle. Traductions et appropriations des savoirs sur le monde dans la France de la Renaissance, Thèse de doctorat, EHESS, 2019. L’Historiale description de l’Afrique est le seul cas connu de traduction publiée (même si partielle) du recueil de Ramusio vers une autre langue vernaculaire au xvie siècle.

52 Les deux principales sources utilisées ici sont : F. Ambrosini, Paesi e mari ignoti. America e colonialismo europeo nella cultura veneziana (secoli XVI-XVII), Venise, Deputazione Editrice, 1982 ; O. Goldman, Faire connaître le monde au xvie siècle, ouvr. cité. Je remercie Oury Goldman d’avoir partagé avec moi le résultat de ses recherches.

53 Sans compter que l’indice de la possession d’un ouvrage ne nous donne aucune indication sur sa lecture. Voir ibid., p. 397-399 pour les précautions méthodologiques qui doivent présider à l’exploitation de ces données.

54 Sur la reprise par Hakluyt du projet compilatoire de Ramusio, voir J.-P. Rubiés, From the “History of travayle” to the History of Travel Collections: The Rise of an Early Modern Genre ; M. Small, « A World Seen through Another’s Eyes: Hakluyt, Ramusio, and the Narratives of the Navigationi et Viaggi », dans D. Carey et C. Jowitt (éds), Richard Hakluyt and Travel Writing in Early Modern Europe, Farnham, Ashgate, 2012, respectivement p. 25-41 et p. 45-55.

55 Ibid., p. 5.

56 Sur la dimension vénitienne du recueil, voir F. Lejosne, Giovanni Battista Ramusio, ouvr. cité, chap. 8.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Fiona Lejosne, « Production du savoir géographique à Venise au début de l’âge moderne : entre centralité vénitienne et spatialisation européenne »Cahiers d’études italiennes [En ligne], 31 | 2020, mis en ligne le 06 octobre 2020, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cei/8261 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cei.8261

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