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  • 1 Franco Moretti, Atlas du roman européen, 1800-1900, Paris, Éditions du Seuil, 2000 et Id., Graphes, (...)

1Ce numéro des Cahiers d’études italiennes constitue le second volet d’une plus vaste recherche consacrée aux rapports entre l’Italie et l’Europe sur une longue durée, du Moyen Âge à l’extrême fin de l’époque moderne. Entamée en 2017 au sein du laboratoire LUHCIE, cette réflexion a abouti à une première publication (Cahiers d’études italiennes, no 27, 2018) qui portait sur les perceptions, les représentations et les échanges littéraires et culturels entre Italiens et Européens (xive-xvie siècles). Ces travaux s’inscrivent donc dans la continuité directe des précédents, en poursuivant l’enquête sur cet espace européen qui tente de se définir et de se reconnaître, au travers de onze contributions qui fonctionnent encore ici comme des échantillons pouvant nous éclairer sur les phénomènes à l’œuvre pendant cette longue durée. Les études parues en 2018, qui abordaient le point de vue de certains auteurs italiens sur l’espace européen, avaient permis de mettre en évidence combien l’idée d’Europe se configurait comme un tissu de relations, véritable espace de civilisation en construction. D’où la place accordée dans les pages qui suivent à la notion de « circulation » qui a vocation à attirer l’attention à la fois sur la dynamique des rapports entre les Italiens et l’Europe, en fonction des mobilités des artistes, des formes artistiques et littéraires, des livres et des savoirs, ainsi que sur son inscription spatiale. Émerge ainsi une image de l’Europe comme espace à l’intérieur duquel se recomposent en permanence les équilibres et les rapports de force entre les nations, sur la base de leur différenciation culturelle. Alors que dans les faits, l’Italie des siècles étudiés dans ces deux volumes est constituée d’une multiplicité d’entités politiques territoriales, dans la « géographie imaginaire1 » des Européens l’Italie apparaît beaucoup moins fragmentée, rapportée comme elle l’est à son statut de patrie de l’humanisme. Plus que sur cette disparité entre géopolitique historique et géographie des représentations, les études réunies ici interrogent le rôle que jouent les productions et les échanges culturels dans l’élaboration de cette géographie des représentations. Celle-ci contribue à son tour à la construction — dynamique — des identités culturelles de chaque nation, les unes se définissant par leurs affinités et leurs différences par rapport aux autres à l’intérieur d’un espace de référence dont les contours sont dessinés par les réseaux structurant la vie culturelle de l’époque et le flux des échanges qui les animent.

  • 2 Thomas DaCosta Kaufmann, Toward a Geography of Art, Chicago / Londres, The University of Chicago Pr (...)
  • 3 Selon Enrico Castelnuovo et Carlo Ginzburg (« Domination symbolique et géographie artistique dans l (...)
  • 4 E. Castelnuovo et D. Gamboni (dir.), Zeitschrift für Schweizerische Archäologie und Kunstgeschich (...)

2En se penchant sur la circulation des artistes et de l’art italien en Europe, et plus particulièrement en France, les trois contributions qui ouvrent ce numéro nous rappellent que « la création artistique ne s’effectue pas en dehors de toute condition d’espace et de lieu2 ». Si l’Italie demeure dans la géographie imaginaire de l’époque un « centre artistique » (selon les critères d’Enrico Castelnuovo et Carlo Ginzburg3), cette place gagne à être envisagée sous l’angle de la dynamique des rapports spatiaux4 : en tant qu’espace de référence dans l’imaginaire artistique de l’époque, l’Italie représente un point d’origine privilégié pour les échanges artistiques, mais ces flux culturels sont éminemment instables et sensibles à l’évolution des équilibres géopolitiques, et plus généralement aux aléas de l’Histoire. Ces contributions illustrent bien cette sujétion : admiré et imité dès le début du xve siècle dans certaines régions de la France du Nord-Est, l’art italien continue de séduire les milieux cultivés, même en pleine Renaissance. Néanmoins, à partir des années 1560-1570, sous l’effet de fléaux tels que les guerres ou la grande peste qui ravage l’Europe entière, une esthétique et une spiritualité nouvelles s’affirment, qui, à l’exemple du dernier Titien, remettent en cause aussi bien le goût dominant de l’art italien pour la beauté que le rôle de médiateur culturel de mécènes comme le cardinal Ippolito II d’Este.

3Raphaël Tassin nous conduit sur les pas des artistes italiens dans l’est de la France au temps des Anjou. Menant une enquête à travers la description minutieuse de nombreuses œuvres, sculpturales en particulier, il montre dans un premier temps combien les échanges artistiques sont tributaires du contexte historique européen. Les premiers artistes italiens arrivent ainsi en Lorraine dans le sillage de René Ier (1409-1480) : pour ce dernier, faire venir en France Pietro da Milano ou Francesco Laurana, qui étaient auparavant au service d’Alphonse d’Aragon, est un moyen de revendiquer et d’affirmer son pouvoir au moment où il monte sur le trône de Naples. Si son petit-fils Claude, premier duc de Guise, s’inspire de François Ier lorsqu’il permet à un Dominique Florentin de se distinguer en Champagne, en revanche son autre petit-fils, Antoine, choisit depuis la Lorraine d’envoyer des artistes français étudier les œuvres qu’il a pu admirer dans le duché de Milan. Il faut attendre les fortes tensions entre la France et le Saint-Empire (pensons au siège de Saint-Dizier en 1544) pour que des artistes italiens affluent en Lorraine : l’arrivée en grand nombre, depuis la péninsule, d’architectes et d’ingénieurs en fortifications rappelle que la grande-duchesse de Lorraine n’était autre que la nièce de Charles Quint. Mais c’est sous Charles III que l’arrivée d’artistes italiens devient massive. D’une part, il fallait des ingénieurs militaires pour fortifier les places stratégiques dans le contexte des guerres de Religion. D’autre part, les mariages prestigieux des filles de Charles III dans les grandes cours européennes (Ferdinand de Médicis pour l’une, Maximilien Ier de Bavière pour l’autre) ont favorisé aussi bien le développement d’une industrie du luxe que de multiples échanges culturels. Le deuxième volet de cette étude rappelle, par des exemples précis, que l’est de la France doit aux Italiens aussi bien l’adoption du système bastionné sur ses défenses fortifiées que la diffusion et l’application des principes architecturaux vitruviens.

4À travers le parcours du cardinal Ippolito II d’Este et des artistes de sa suite, Jean Senié s’intéresse au rôle que les échanges artistiques entre un versant des Alpes et l’autre pouvaient jouer dans l’élaboration des représentations que les Italiens avaient des Français — et vice versa — à l’aube des guerres de Religion. Bénéficiant des stéréotypes de l’époque qui plaçaient les Italiens dans une position dominante sur le plan artistique, le mécénat constitue pour le prélat un outil diplomatique et politique efficace, mis au service de son insertion et de son ascension à la cour de France. Cependant, au moment de son retour au royaume de France après une période à la Curie, cette activité finit paradoxalement par nuire à son image, car de nouveaux discours — issus notamment des rangs réformés — ont forgé un imaginaire concurrent. Le mécénat du prélat italien de la Renaissance, précédemment vu comme source d’échanges et d’une hybridation culturelle bénéfique, y est désormais stigmatisé pour sa frivolité, faisant du cardinal une figure qui illustre bien les tensions alors grandissantes entre italianisme et anti-italianisme.

5La contribution de Silvie Bernier propose une relecture du Supplice de Marsyas, peint par Titien entre 1575 et 1576 avant qu’il ne meure de la peste en même temps que son fils et assistant Octavio. Cette peinture de grandes dimensions, redécouverte en 1924 dans un château de la République tchèque, a suscité d’innombrables interprétations, mais curieusement aucune n’a essayé de s’interroger sur une relation éventuelle entre le tableau et le contexte épidémique. Ce lien, explicite dans un autre tableau de Titien, le Saint Sébastien, ne l’est pas dans cette peinture qui représente une histoire des Métamorphoses d’Ovide : le satyre Marsyas, ayant osé comparer sa modeste flûte à la lyre d’Apollon, est condamné à être écorché vif. En prenant appui sur un article de François Azouvi traitant l’imaginaire de la Renaissance, Silvie Bernier pense pouvoir dégager du tableau de Titien une riche symbologie de la peste. Cette symbolique repose d’un côté sur la présence de certains personnages reproduits dans des attitudes rappelant des figures en relation physique (le pizzigamorto) ou symbolique (le mélancolique) avec la peste, et de l’autre sur l’usage de la couleur noire, ici appliquée à larges traits jusqu’à la dissolution des formes représentées. À travers le Supplice de Marsyas, observe l’auteure, Titien se rapproche du ténébrisme, courant artistique européen qui compte parmi ses adeptes des personnalités telles que Tintoret, Caravage, Ribera et Honthorst.

6Dans une deuxième partie, trois contributions se concentrent sur la circulation littéraire et savante entre Italie et péninsule Ibérique. De l’Italie à l’Espagne et au Portugal, cette circulation concerne notamment des modèles architecturaux, littéraires et musicaux dont ces trois études donnent une excellente illustration.

7Ana Teresa de Sousa examine l’influence exercée pendant le xvie siècle par les ingénieurs et les architectes italiens sur la transformation des modèles de fortifications militaires au Portugal, rendues également nécessaires dans ses territoires d’outre-mer pour garantir la puissance du royaume. Le développement de l’artillerie de siège rendit obsolète une certaine conception de la défense, et les architectes italiens (tels Francesco di Giorgio Martini ou Léonard de Vinci) furent les précurseurs de conceptions nouvelles en ce domaine, comme en témoignent également les projets des frères Giuliano et Antonio da Sangallo pour améliorer les systèmes défensifs. Pour les Portugais, les forteresses sont déterminantes dans leur politique d’occupation des territoires, en particulier ceux du continent africain. Ana Teresa de Sousa étudie le cas de la forteresse de Mazagan au Maroc dont les architectes militaires portugais, Miguel de Arruda et Diogo de Torralva, réaménagèrent la défense en prenant pour modèle les traités d’architecture transalpins et en particulier le projet de l’italien Benedetto da Ravenna chargé par le roi du Portugal d’inspecter les fortifications sur la côte nord du Maroc. La nouvelle construction de Mazagan, inspirée par ses modèles italiens, détermina l’évolution des citadelles qui seront édifiées ou réaménagées dans les territoires d’outre-mer appartenant au Portugal (Ceuta, Diu et Malacca). On note également l’importance des traités italiens sur l’artillerie (Niccolò Tartaglia) et l’intérêt, mis en évidence par cette étude, d’un texte comme La Description du royaume de l’Algarve (1617-1621), écrit par l’ingénieur militaire Alessandro Massai, un état des lieux sur les besoins de nouvelles fortifications sur la côte sud du Portugal. Massai collabora d’ailleurs à des travaux défensifs. Les ingénieurs italiens, arrivés au Portugal sous les règnes de Jean III et de Philippe Ier, jouèrent donc un rôle important sur la formation théorique et pratique des architectes militaires portugais, dont témoigne aussi leur participation active à la construction de nombreux forts. La transformation du château de Villa Viçosa en forteresse doit ainsi beaucoup à l’influence de l’architecture italienne. Ces exemples révèlent combien la circulation des maîtres ingénieurs et des théories architecturales entre le Portugal, l’Italie et les territoires d’outre-mer a été constante dans la période envisagée.

8Les rapports entre la littérature et l’historiographie espagnole et italienne au xviie siècle sont au cœur des contributions d’Ilaria Resta et d’Elena Elisabetta Marcello. La première se penche sur l’épisode de Cardenio qui s’étend sur plusieurs chapitres (de XXIII à XXXVI) de la première partie du Ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha. L’auteure considère essentiellement les stratégies du récit nouvellistique qui sont à l’œuvre dans l’histoire de Cardenio. Sa recherche prouve que Cervantès avait une très bonne connaissance des théories sur l’art de conter qui procèdent autant des traités italiens de civilité et de sociabilité du xvie siècle (Il Cortegiano de Baldassarre Castiglione, le Galateo de Giovanni Della Casa, le Dialogo dei giuochi de Scipione Bargagli) que des écrits plus spécifiquement consacrés à la théorie littéraire, comme l’ouvrage de Francesco Bonciani (Lezione sopra il comporre delle novelle). Pour l’auteure, tout est fiction dans l’univers narratif de Cervantès, comme c’était le cas pour Boccace qui a fourni l’archétype nouvellistique que Cervantès, à la suite de beaucoup d’autres, a emprunté pour plusieurs digressions narratives du Quijote, mais l’artifice rhétorique implique de présenter ces contes fictifs comme des histoires vraies.

9Elena Elisabetta Marcello étudie l’œuvre historiographique du père jésuite Bartolomeo De Rogatis (1596-1656), auteur d’un ouvrage imposant qui retrace l’histoire de la péninsule Ibérique à partir de l’entrée des Mores sur son territoire jusqu’à la reconquête chrétienne (Il regno de’ Goti nella Spagna abbattuto e risorto, ovvero La perdita e racquisto della Spagna occupata da’ Mori). L’œuvre se compose de sept volumes parus entre 1648 et 1675 dont les deux derniers sont dus au père Andrea Sannelli, De Rogatis étant mort de peste en 1656. Elena Elisabetta Marcello se consacre plus spécifiquement au premier volume de l’œuvre monumentale du père jésuite, largement tributaire de La verdadera historia del rey D. Rodrigo du médecin morisque Miguel de Luna (ca. 1545-1615). Cette contribution montre l’important travail de médiation effectué par le père De Rogatis entre la tradition historique hispanique et la culture italienne de la seconde moitié du xviie siècle. Dans la première partie de son article, la chercheuse retrace les figures et les mythes fondateurs de l’histoire hispanique que De Rogatis a transmis à la culture italienne par le biais de l’ouvrage de de Luna, qu’il a relu à la lumière de ses convictions religieuses et morales. La deuxième partie de l’étude est en revanche consacrée à l’influence que la première partie de l’œuvre de De Rogatis a exercée sur la production mélodramatique italienne de la seconde moitié du xviie siècle. Maints livrets d’opéra italiens (Il Sancio, Il Roderico, L’Anagilde, L’innocenza rediviva, Il tiranno deluso) mettent en effet en scène les héros de Il regno de’ Goti, ainsi que leurs histoires pathétiques ou tragiques. On ne peut qu’être d’accord avec l’auteure de ce riche article qui considère Il regno de’ Goti comme un répertoire intarissable de « motifs et de visions de l’Espagne et de son histoire » ayant nourri l’imagination des écrivains et des musiciens italiens et qui ont donné naissance, à la fin du xvie siècle, au phénomène culturel nouveau qu’est l’opéra.

  • 5 « […] c’est-à-dire à une analyse géographique des pratiques de production et d’usage des savoirs qu (...)

10Dans une troisième partie, cinq contributions étudient la circulation des livres comme source de savoirs. Si les arts et les lettres d’Italie ont irrigué l’Europe de la Renaissance puis celle de l’époque moderne, et notamment la France, la réciproque ne fut pas aussi évidente, ni équivalente en termes de volume. Deux contributions centrées sur la circulation des livres et des textes de part et d’autre des Alpes illustrent cette asymétrie. Le cas de Lucantonio Ridolfi, dont l’œuvre fut fortement influencée par les lettres de France, apparaît ainsi dans l’étude de Francesco Montorsi comme un cas atypique, tandis qu’à travers l’étude des fonds italiens des collectionneurs provençaux des xvie et xixe siècles, Amélie Ferrigno met en évidence la stabilité des réseaux qui, depuis la Renaissance, diffusent via Paris et Lyon les ouvrages et les savoirs italiens. C’est aussi à la « géographie des savoirs5 », aux réseaux de circulation des ouvrages et des textes que s’intéresse Fiona Lejosne : non plus les ouvrages en provenance d’Italie, mais ceux que le Vénitien Giovanni Ramusio se procura activement pour élaborer ses Navigationi et viaggi, la compilation géographique qui fit sa renommée à l’échelle européenne, ainsi que l’observe notamment Oury Goldman. Bien sûr, ce processus de construction — au gré des circulations des textes — d’un savoir géographique européen se poursuit bien au-delà du xvie siècle. En effet, la production et la diffusion des sommes géographiques de l’ère des Grandes Découvertes ne tarit pas la veine de la littérature viatique, bien au contraire, et les Italiens continuent à être actifs en la matière, comme le montre Marion Amblard, qui analyse le récit de voyage en Écosse d’un Italien des Lumières.

11Constatant le peu d’intérêt du xvie siècle italien pour les « lettres de France », Francesco Montorsi centre ainsi son étude sur l’exception que représente le cas de Lucantonio Ridolfi, marchand toscan installé à Lyon à partir des années 1530. Adonné au négoce et à la culture, Ridolfi côtoie les cercles littéraires lyonnais et ses libraires italianisants, en particulier Guillaume Rouillé, avec lequel il collabora. Ses œuvres originales — deux traités en forme de dialogue — examinées dans l’article permettent de retrouver les lectures françaises de Ridolfi et de recomposer ainsi la « bibliothèque » de ce lecteur à travers les citations qui en sont faites dans ces deux ouvrages. Dans le premier (Ragionamento… sopra alcuni luoghi del cento novelle di Boccaccio, 1555), sous le couvert de la fiction dialogique, deux interlocuteurs, l’un italien, l’autre français, abordent des questions philologiques et linguistiques à propos du Décaméron. Dans le second ouvrage (Aretefila, 1560), qui affronte une questione d’amore, deux personnages du dialogue sont identifiables sous leurs noms d’emprunt : Marguerite de Bourg, figure de l’italianisme lyonnais et Lucantonio Ridolfi lui-même. Outre les auteurs italiens contemporains (tels Giovanni Della Casa, Pietro Bembo ou Benedetto Varchi), Lucantonio Ridolfi ne cite pas moins de neuf auteurs français qui ont pratiqué des genres différents : poésie, traités et romans de chevalerie. Nous y trouvons les premières mentions italiennes de poètes contemporains, et non des moindres, tels que Marot, Mellin de Saint-Gelais, Ronsard et Du Bellay. La question de l’introduction du sonnet en France permet à Ridolfi de faire l’éloge de Pontus de Tyard. À vrai dire, ces auteurs sont cités pour leur rôle pionnier dans l’innutrition de modèles italiens. Dans le domaine du roman, si Ridolfi cite l’Histoire Aethiopique d’Héliodore (traduit par Amyot, 1548) et l’Amadis (traduit par Nicolas Herberay des Essarts), il ne les a lus que dans leurs traductions italiennes et non françaises. Le cas de Lucantonio Ridolfi, examiné dans cette étude, témoigne donc singulièrement de la réception italienne de la littérature française à la Renaissance par cet homme cultivé qui, tout en rendant un hommage à Maurice Scève et au milieu littéraire lyonnais, s’intéresse dans l’Aretefila aux poètes français par le biais d’une sélection où domine la question de l’imitation des poètes italiens.

12Renversant la perspective, la contribution d’Amélie Ferrigno s’inscrit dans le cadre historiographique actuellement très dynamique des études sur la circulation des livres italiens, en choisissant un terrain d’enquête original : la Provence. À partir des marques de provenance contenues dans les livres des fonds italiens de la bibliothèque Méjanes (constituée au xviiie siècle) et de la bibliothèque du Musée Paul Arbaud (1831-1911), elle étudie ainsi la circulation du livre italien en Provence à partir du xvie siècle. À ce stade de l’enquête, bien que la Provence soit historiquement une terre d’échanges privilégiés avec l’Italie, il apparaît que les collectionneurs provençaux restent largement tributaires des réseaux libraires et savants parisiens et lyonnais. D’après les exemplaires collectionnés, les raisons qui poussent les collectionneurs à rechercher et acheter des ouvrages en langue italienne correspondent également à la tradition bibliophilique de leur temps, et l’Italie qu’ils recherchent et dessinent au travers de ces livres est l’Italie humaniste et savante en vogue dans l’Europe intellectuelle depuis la Renaissance, à Paris comme en Province/Provence.

13Ce sont d’autres réseaux que Fiona Lejosne interroge, à l’aune d’une « approche spatiale du savoir géographique » (Jean-Marc Besse) tel qu’il émerge des Navigationi et viaggi, somme géographique en trois volumes réalisée par le Vénitien Giovanni Ramusio (1485-1557) et publiée à Venise entre 1550 et 1559. Pour cela, elle met en regard d’une part les pays à l’origine de la production des textes compilés — notamment en tant que commanditaires des expéditions — et d’autre part les lieux ou espaces d’où proviennent — ou par lesquels ont transité — les exemplaires utilisés par le compilateur. Au-delà du tropisme lié à la nationalité de l’auteur, cette enquête met en évidence des logiques différentes d’un volume à l’autre, et permet aussi de réévaluer le poids de l’Italie — celle des imprimeurs-libraires, des hommes de lettres et des ambassadeurs en particulier — dans les réseaux européens de diffusion et d’élaboration du savoir géographique, en amont même de la rédaction d’un ouvrage qui devint par la suite une référence à l’échelle européenne.

14Rappelant le rôle central qu’a joué l’Italie au xvie siècle dans la diffusion des connaissances sur des points éloignés du globe, Oury Goldman choisit d’étudier la traduction française de deux ouvrages qui témoignent de l’intégration de nouveaux espaces du monde à l’Europe. Le premier est la compilation de Ramusio, qui raconte l’expansion vers l’Afrique, l’Asie et l’Amérique de l’Espagne et du Portugal et, dans une moindre mesure, de la France ; le second est une histoire générale de la première moitié du xvie siècle qui, tout en faisant la part belle aux guerres d’Italie, évoque des espaces plus lointains comme la Moscovie, la Perse et l’Éthiopie, mais aussi la présence des Espagnols au Nouveau Monde ou des Portugais dans l’océan Indien. Parues à Lyon, ces traductions illustrent les liens très forts — souvent étudiés — qui unissent la France à la péninsule italienne, en particulier dans le milieu éditorial. Mais l’étude de la traduction permet à Oury Goldman d’aborder une dimension moins connue. À travers des exemples très précis, il analyse en effet les stratégies que les traducteurs adoptent pour mettre à la portée de leurs lecteurs les références aux mondes lointains. Au-delà de la liberté qui marque la traduction à la Renaissance, les analogies, comparaisons, adjonctions para-textuelles ou modifications du texte lui-même attestent que ces « traductions reprennent ou renforcent le sentiment d’une forme de destinée commune aux Européens embarqués dans ce processus de découverte et de conquête ». La traduction contribue ainsi à définir et à construire l’identité de l’Europe dans un monde élargi qu’elle ne demandait qu’à conquérir.

15Bien sûr, ce processus de construction, qui passe également par l’élaboration d’un savoir géographique partagé, se poursuit bien au-delà de l’ère des Grandes Découvertes, grâce notamment à la vitalité de la littérature viatique. La contribution de Marion Amblard nous invite ainsi à découvrir un des rares récits de voyage en Écosse, paru en 1790 : celui d’un homme des Lumières italien, Luigi Angiolini. Lettré et diplomate originaire de Lucques, Angiolini voyage, comme nombre de ses compatriotes, hors d’Italie. L’Écosse est toutefois une destination rarement privilégiée et, si Enea Silvio Piccolomini l’avait évoquée dans son De Europa après sa mission diplomatique auprès du roi Jacques Ier, trois siècles et demi plus tard elle reste encore très peu connue. Dans les Lettere sopra l’Inghilterra Scozia e Olanda, Angiolini consacre la moitié de ses missives à l’Écosse, dont la prospérité en Europe l’intriguait. À ses remarques sur le caractère et les coutumes des Écossais — leur tenue vestimentaire et leur usage de la langue gaélique retenant particulièrement son attention — il ajoute des réflexions sur le développement culturel et économique, étonnamment rapide, de cette nation. Particulièrement impressionné par l’avancée de villes telles que Glasgow et Édimbourg, il souligne, en homme des Lumières attaché à la notion de progrès, combien l’architecture bénéficie de l’essor économique. Or, si les descriptions de l’Italien Angiolini sont marquées par des comparaisons avec son pays d’origine, bon nombre de remarques évoquent par ailleurs les textes écrits par des Français et des Britanniques. Voilà qui illustre, souligne Marion Amblard, combien les Européens de la seconde moitié du xviiie siècle partagent des références communes que cristallise, entre autres, la littérature apodémique où Angiolini se distingue en tant que seul auteur italien à présenter l’Écosse.

  • 6 J.-M. Besse, art. cité, p. 213.
  • 7 Ibid., p. 219.

16Dans la présentation du premier volume de ce diptyque, nous nous demandions ce qu’était l’idée d’Europe. Au terme de ce parcours, la circulation et les échanges des hommes, des idées et des œuvres, mais aussi des savoirs et des pratiques, artistiques comme littéraires, semblent les mieux à même de définir un espace en construction. L’« espace » apparaît précisément comme une notion centrale, en particulier à travers ce que Jean-Marc Besse définit comme « l’organisation des espaces de l’art6 ». On peut dès lors appliquer à la culture européenne ce qu’il dit de toute culture : c’est « la pensée non pas de l’espace mais par l’espace » qui permet « de penser l’unité sans synthèse de ce système de différenciations en quoi consiste une culture7 ».

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Notes

1 Franco Moretti, Atlas du roman européen, 1800-1900, Paris, Éditions du Seuil, 2000 et Id., Graphes, cartes et arbres. Modèles abstraits pour une autre histoire de la littérature, Paris, Les Prairies ordinaires, 2008, cité par Jean-Marc Besse dans « Approches spatiales dans l’histoire des sciences et des arts », L’espace géographique, t. 39, 2010/3, p. 211-224 : 211.

2 Thomas DaCosta Kaufmann, Toward a Geography of Art, Chicago / Londres, The University of Chicago Press, 2004, et T. DaCosta Kaufmann et E. Pilliod (éds), Time and Place. Essays in the Geohistory of Art, Burlington, Ashgate, 2005, cités dans Ibid., p. 212.

3 Selon Enrico Castelnuovo et Carlo Ginzburg (« Domination symbolique et géographie artistique dans l’histoire de l’art italien », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 40, no 1, 1981, p. 51-72 : 53), un centre artistique se définit comme un « lieu caractérisé par la présence d’un nombre important d’artistes et de groupes significatifs de commanditaires qui, à partir de motivations diverses […] sont prêts à investir une partie de leurs richesses dans l’art » (cité dans J.-M. Besse, art. cité, p. 213).

4 E. Castelnuovo et D. Gamboni (dir.), Zeitschrift für Schweizerische Archäologie und Kunstgeschichte (Revue suisse d’art et d’archéologie), no 41, 1984, cité par J.-M. Besse, art. cité, p. 214.

5 « […] c’est-à-dire à une analyse géographique des pratiques de production et d’usage des savoirs qui prend en compte les lieux, mais aussi “les voies de communication, les frontières, les points d’ancrage et les points de départ, les zones centrales, périphériques, et les différentes échelles de distance” » (B. Müller, « Les Lieux de savoir : un entretien avec Christian Jacob », Genèses, no 76, 2009, p. 116-136 : 133, cité par J.-M. Besse, art. cité, p. 216).

6 J.-M. Besse, art. cité, p. 213.

7 Ibid., p. 219.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Patrizia De Capitani, Élise Leclerc, Serge Stolf et Cécile Terreaux-Scotto, « Présentation »Cahiers d’études italiennes [En ligne], 31 | 2020, mis en ligne le 06 octobre 2020, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cei/7107 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cei.7107

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Auteurs

Patrizia De Capitani

Université Grenoble Alpes

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Université Grenoble Alpes
elise.leclerc@univ-grenoble-alpes.fr

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cecile.terreaux@univ-grenoble-alpes.fr

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