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De 1945 aux années 1970. La culture italienne en France : transferts culturels et enjeux politiques

Le miroir de l’intelligence française. Le néo-romantisme italien ou la gauche idéale à la lumière de Gramsci (1945-1960)

Lo specchio dell’«intelligencija» francese. Il neo-romanticismo italiano o la sinistra ideale alla luce di Gramsci (1945-1960)
Anthony Crezegut

Résumés

Cet article est une interprétation du rêve italien qui plonge les intellectuels de gauche français dans un état de conscience modifiée après la guerre. L’Italie est d’abord une image projetée par certains intellectuels français, notamment ceux d’Esprit avec Mounier et des Temps modernes de Sartre, à la recherche d’un légitimation sociale et politique, en quête d’idéalisme, de distinction, de libéralisme, face à un parti ouvrier, matérialiste, déterministe. Les foyers de cette italophilie dépendent de relations privilégiées avec des intellectuels du Nord, souvent tentés par le méridionalisme, issus du libéralisme de gauche, alimentées par des voyages romains, où un néo-romantisme français se confronte au néo-classicisme italien ou au néo-réalisme. Ce récit romantique trouve ses contradicteurs chez les italomaques, notamment le Pour l’Italie de Jean-François Revel, une déconstruction d’un fantasme qui trouve un public réceptif, parmi les grands intellectuels des années 1950, à droite comme à gauche.

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Texte intégral

  • 1 Le rime di m. Giacobo Sannazaro, imprimées par Aristotile detto Zoppino, 1532, sonnet XX, p. 10.

                 D’un bel, lucido, puro e freddo obietto
                 In un momento il sol tal forza prende:
                 Che’n viva fiamma il suo gran lume accende:
                 Et arde: e d’arder sol mostra diletto.
                 Alto, maraviglioso, e raro effetto
                 In te specchio gentil si vede, e intende:
                 Per rinforzar suoi rai a te s’estende:
                 Il più chiaro pianeta, e’ l più perfetto1.

  • 2 Je remercie Jacques Rony de m’avoir livré cette anecdote lors de notre entretien en 2016. Le volume (...)

1Réunis à l’université de Grenoble, sur le site de Saint-Martin-d’Hères, dans cette institution où l’histoire et la langue italienne ont eu et ont encore une place si importante, une anecdote me vient à l’esprit. Il y a donc soixante ans de cela, quasiment jour pour jour, le jeune Jacques Texier s’ennuie ferme sur les bancs de l’université iséroise. Il profite de son temps libre et de sa passion naissante d’italianiste, pour traduire, pour lui et son ami hispanisant Jean Rony, des extraits d’un auteur italien génial, encore relativement méconnu vingt ans après sa mort. Le fils du maire communiste de Saint-Martin-d’Hères avait ramené les Quaderni del carcere d’Antonio Gramsci de son dernier voyage de l’autre côté des Alpes. Sa traduction pirate, restée confidentielle jusqu’en 1966, où elle sort dans une édition qui séduit Sartre, marque le début d’une longue aventure au miroir de la gauche italienne2.

  • 3 O. Forlin, Les intellectuels français et l’Italie, 1945-1955 : médiation culturelle, engagements et (...)
  • 4 Adriano Olivetti à Ivrée en est une figure.

2L’italophilie connaît un regain spectaculaire dans l’immédiat après-guerre, comme l’a documenté Olivier Forlin dans un ouvrage fondateur3. La renaissance française lorgne vers l’antiquité romaine, le romantisme français vers la renaissance italienne, les Temps modernes de Sartre vont regarder les temps modernes transalpins les yeux dans les yeux, le soleil dans la mire. L’Italie a suscité de l’autre côté des Alpes des passions contradictoires, la nostalgie de la gloire et le vertige des ruines, la beauté du baroque catholique et la tentation des plaisirs mondains, l’admiration pour un peuple d’esthètes passionnés, mais aussi la méfiance pour une faune de fourbes à la duplicité insondable, une unité dans un tempérament commun et une diversité créative et stérilisante, entre l’étouffoir ecclésial et la lucidité des humanistes. Après 1945, on ne peut que constater que cet imaginaire transcendantal reste vivace, dans un néo-romantisme nourri tant par un nouveau tropisme culturel, à dominante paradoxalement néo-réaliste, que par la recherche d’une alternative politique. Celle-ci se dessine à gauche tant chez les chrétiens et les communistes comme pour les apolitiques d’avant-guerre qui entrent dans l’arène et sont déçus par la cage d’acier fermée à double tour par le carré politique composé du MRP, de la SFIO, de l’UNR et du PCF. Cette mode italienne trouve un point de départ dans le numéro spécial consacré à l’Italie en 1947 dans les Temps modernes, auquel répond un intérêt constant dans la revue Esprit qui se conclut par un numéro intitulé L’Italie bouge en 1955. Entre-temps, l’italophilie trouve une caisse de résonance dans la presse, et dans son nouveau centre de gravité Le Monde. Le journal de la rue des Italiens peut compter sur les chrétiens progressistes Jean Lacroix, Maurice Vaussard, quand L’Observateur fondé, entre autres, par Gilles Martinet regarde avec un certain intérêt la gauche italienne, son bloc populaire socialo-communiste, sa gauche chrétienne idéaliste, sa collaboration entre patrons sociaux4 et aristocratie intellectuelle, son liberalismo non-liberista acceptable dans la gauche marxiste même.

  • 5 G. Martinet, Les Italiens, Paris, Grasset, 1991.

3Une italophilie qui se nourrit des préjugés les plus intemporels, une idéalisation qui reflète plus les désirs de ceux qui s’en entichent que la réalité complexe de l’Italie post-fasciste. Le rédacteur du numéro des Temps modernes, probablement Sartre lui-même, doit avouer que les Italiens sont agacés par ce tempérament qu’on leur prête, cette bonté candide, cet angélisme exprimé dans le rire, la création, la beauté, et qu’eux-mêmes aiment à se tirer les traits en fourbes, lâches, courtisans, érudits détachés de leur peuple, ce distacco dont sont victimes les intellectuels humanistes mélancoliques face à ce peuple qui prend chez eux parfois les traits amers d’affreux, sales et méchants. Ils expriment ce détachement subi, cette distinction malheureuse que Gramsci étudia, en bon sarde, dans les Cahiers. Emmanuel Mounier évoque ainsi en 1948 ce « peuple dont toute volonté mauvaise est absente, plein de bonté, de générosité ». Après vingt ans de fascisme, un tel jugement peut faire sourire. Jean-Marie Domenach dut l’admettre en 1955 : « on aime trop l’Italie en France pour la connaître », le portrait est déjà clair-obscur. Gilles Martinet, le premier ambassadeur de la gauche en Italie sous la Ve République, conclut cette aventure au début des années 1990 par une galerie de portraits qui s’ouvre ainsi : « J’ai aimé l’Italie avant de la connaître5. » Cette histoire franco-italienne est aussi une histoire d’amour, de coups de foudre et de ruptures, de trahisons et de fidélités, d’idéalisations et de désenchantement, nous allons l’esquisser par le prisme de la première réception imaginaire de Gramsci dans les années 1950, et par ce miroir d’une gauche italienne idéale dans laquelle se reflète une intelligentsia française en formation, qui arriva à maturité dans les années 1970. Je commencerai par sonder les imaginaires constitutifs d’une italophilie à la lumière de Gramsci, « cette flamme vive » qui allume le « bel objet, froid et lucide ».

1. À la recherche d’une gauche perdue, les mille feux du romantisme italien

Chaque homme porte en lui-même un monde composé de tout ce qu’il a vu et aimé, et où il rentre sans cesse alors même qu’il parcourt et semble habiter un monde étranger. (Chateaubriand, Voyage en Italie)

  • 6 Le terme désormais inusité d’intelligence renvoie au contexte de sa formation à la fin du xixe sièc (...)
  • 7 Voir le récit qu’en fait S. de Beauvoir, La force des choses, Paris, Gallimard, 1963.

4France année zéro de la gauche en 1945, les vicissitudes de la dernière décennie ont totalement recomposé le monde intellectuel français. Les deux revues phares de cette intelligence6 qui bascule à gauche sont les Temps modernes, bouillon de culture dont le centre de gravité est l’existentialisme, et Esprit, de filiation chrétienne et personnaliste, toutes deux sont tentées par une position philo-communiste mais fort mal à l’aise par rapport à l’orthodoxie doctrinale et la soumission à une autorité politique, telle qu’elle est incarnée par le PCF de 1947. Le numéro d’août-septembre 1947 des Temps modernes consacré à l’Italie permet de saisir les contours de cette italophilie. Les correspondants sont des écrivains progressistes, sympathisants ou adhérents du Parti communiste italien en quête d’autonomie, comme Alberto Moravia ou Elio Vittorini, dont certains d’entre eux furent des jeunes « fascistes de gauche » entrés en dissidence, mais aussi socialistes, marqués par le rejet sans concessions du communisme stalinien, tel Ignazio Silone, et surtout de filiation libérale de gauche, avec la forte présence d’anciens du Parti d’Action, de Giustizia e libertà derrière Carlo Levi ou Aldo Garosci, mais aussi d’auteurs de cette sensibilité, Sergio Solmi, Corrado Alvaro entre autres. Sartre et Levi, avec également Breton, Camus tentent à ce moment précis de formuler alors une alternative tant au communisme stalinien qu’au libéralisme atlantiste, dans le RDR (Rassemblement démocratique et révolutionnaire), et une Internationale des écrivains neutralistes7.

  • 8 B. Croce, « Antonio Gramsci-lettere dal carcere », Quaderni della critica, no 8, 1947, p. 86-88.

5Dans ce tableau de la vitalité culturelle italienne d’après-guerre, entre néo-réalisme au cinéma, éclats modernistes en littérature et la résurgence du vieil humanisme, la figure lumineuse de Gramsci fait son apparition. La publication des Lettere dal carcere la même année, récompensée du Premio Viareggio, suscite l’intérêt immédiat de l’autre côté des Alpes, au point d’arracher à Benedetto Croce, pourtant malmené dans les Cahiers, décidément ancré dans le libéralisme anti-communiste après-guerre : « comme homme d’esprit, il était des nôtres8 ». Cet Antonio Gramsci incarne les contradictions, dépassées dans l’action, de ces intellectuels de gauche. Voilà un communiste auquel d’aucuns prêtent des traits de libéral, méridional et septentrional, humaniste et moderniste, romantique et réaliste, catholique sécularisé et réformateur protestant, un enraciné déraciné, provincial cosmopolite, et surtout vrai intellectuel qui se transforme sans se renier dans son contact chaleureux avec le peuple. Cette passion pour les consciences déchirées trouve de quoi attiser sa flamme dans le crépitement du feu qui se meurt dans les prisons de la tyrannie, il est ce Pellico moderne, martyr incarnation de la puissance de l’écrivain qui transcende la mort.

  • 9 « Présentation » du numéro sur l’Italie, Les Temps modernes, no 23-24, août-septembre 1947.

6Gramsci est présenté au public français par Giacomo Cantoni, élève du chef de file de l’existentialisme italien, formé à la phénoménologie husserlienne, Enzo Paci. Cantoni propose une vita de Gramsci construite sur la légende de cet intellectuel, écrivain avant tout, qui dans une filiation romantique et populiste, va au peuple et découvre un monde qui lui était jusqu’alors inconnu autant qu’il se découvre lui-même. De ce récit, Sartre peut opposer, avec Gramsci et le marxisme italien, une « philosophie du sujet » à ce qu’il voit dominant en France, autour du PCF, une « philosophie de l’objet », qui s’appelle matérialisme en France, vulgaire ici, et qui serait en Italie portée par Croce et la tradition néo-idéaliste sophistiquée là-bas9. Cette vita gramsciana vaut pour son paysage, dans son berceau sarde, double alternatif de la Sicile dépeinte par Vittorini ou Sciascia, une terre rude, sauvage, rebelle, toute en intériorité froide et en extériorisation explosive, petite patrie du brigantaggio et province fondatrice de l’unité italienne. Cantoni propose un Gramsci formé dans le Turin des années 1910, au contact du futurisme, de la littérature moderne et des courants de pensée européens, dans la ville de l’éditeur travaillant avec les communistes, Einaudi. La maison turinoise est précisément le correspondant privilégié de Gallimard où écrivent Sartre, Merleau-Ponty ainsi que leurs amis communistes du moment, Dionys Mascolo, Claude Roy, Robert Antelme ou Marguerite Duras.

  • 10 E. Mounier, « Lignes de force d’un personnalisme italien », Esprit, no 141, janvier 1948, p. 19.

7Ni Mounier, ni Sartre ne sont communs avec la pensée philosophique italienne ou les subtilités des alignements et changements de camp politiques. Mounier parle de ce « Gramschi » qui a du marxisme « la conception la plus ouverte », dit-il ailleurs, « libérale »10. Sartre assimile la pensée du PCF à celle de Croce, et celle du PCI à un esprit critique, privilégiant le dialogue à l’invective. Les deux se retrouvent en dessinant Gramsci derrière les traits d’un communiste libéral, ce qui est alimenté par le souvenir ravivé dans les Temps modernes de la collaboration entre le libéral idéaliste Piero Gobetti et le communiste spirituel Gramsci. Ce communisme libéral est un oxymore alors que la guerre froide culturelle était déclarée à l’Est comme à l’Ouest. Ce libéral-communiste est un pont de dialogue dressé par-dessus le mur de la confrontation, par des intellectuels qui dans les formules politiques bientôt épuisées de la troisième voie, du neutralisme sous les étiquettes RDR, UCP (Union chrétienne progressiste), PSU (Parti socialiste unitaire) refusent la division du monde intellectuel en deux blocs, Est et Ouest, communiste anti-libéral et libéral anti-communiste. Dialogue Est-Ouest, médiation entre le nord et le sud de l’Italie mais aussi de l’Europe et de l’Amérique — entre l’appel du sauvage dans le méridionalisme et tentation moderniste d’un radicalisme américain —, enfin rencontre de catholiques ouverts avec des intellectuels marxistes. Les catholiques hétérodoxes de la revue Esprit opposent le « marxisme ouvert » de Gramsci ou Lukacs, mais aussi des premiers communistes qui les connaissent comme le linguiste Georges Mounin ou l’écrivain Claude Roy sans oublier Edgar Morin, au « marxisme scolastique » devenu dogme d’État à Moscou, et importé en France par la Section des intellectuels du PCF dirigée par Laurent Casanova.

  • 11 Voir la lettre d’Elio Vittorini à Claude Roy, 18 mars 1948, dans E. Vittorini, Gli anni del Politec (...)
  • 12 D. Mascolo et R. Antelme, Autour d’un effort de mémoire : sur une lettre de Robert Antelme, Paris, (...)

8Dans les deux revues, Esprit comme les Temps modernes, le principal médiateur est Franco Rodano, animateur du courant catho-communiste Sinistra Cristiana qui fut dans les années 1970 proche conseiller d’Enrico Berlinguer, et un des inspirateurs du compromis historique. Il assiste Sartre et Merleau-Ponty dans la confection de la première version du numéro sur l’Italie, fortement remaniée par la suite, et c’est lui qui manifestement susurre le nom de Gramsci à Mounier lors d’un congrès de son groupement. Le second intermédiaire est évidemment Elio Vittorini. Ami intime de Mascolo et Roy, correspondant de Mounin, il leur fait connaître cet intellectuel communiste, qui n’abdique pas l’une de ses qualités pour endosser l’autre. Il leur conseille explicitement de se nourrir de ses écrits pour revendiquer, comme il le fait en Italie, une autonomie dans le champ culturel pour se libérer de la tutelle politique du Parti, et mener le combat politique avec plus d’ampleur dans la rénovation de la vie culturelle de leur pays11. Lorsqu’Antelme et Mascolo se rappellent leurs ambitions, il confie qu’il ne s’agissait pour eux rien de moins que de greffer sur le catholicisme intransigeant des partis communistes un communisme protestant, réformé, critique, reconnaissant l’individu dans son activité créatrice au lieu de le briser dans une contre-réforme culturelle12. Vittorini incarne aussi en Italie, comme Pavese, la découverte du nouveau roman américain, Dos Passos, Hemingway, Faulkner, ce qui correspond aussi aux intérêts de Sartre et de sa revue, une ouverture à la phénoménologie, nostalgie d’un monde passé qui se meurt et laisse place à la solitude des grandes villes, un romantisme de combat pour combattre le sentiment d’aliénation moderne.

  • 13 Lettre d’Emmanuel Mounier à Giacomo Debenedetti, 27 janvier 1948, fonds Esprit, IMEC, Caen, cote ES (...)
  • 14 Je renvoie au livre de V. Agostini-Ouafi, Giacomo Debenedetti traducteur de Proust, Caen, PUC, 2003 (...)
  • 15 Le volume de A. Del Noce, Il suicidio della rivoluzione (Milan, Rusconi, 1978), consacré aux impass (...)
  • 16 La lettre envoyée par Gramsci au comité central du Parti communiste d’Union soviétique, le 14 octob (...)
  • 17 U. Terracini, « Antonio Gramsci ou la restauration idéologique du mouvement ouvrier italien », Cahi (...)

9Lorsque Mounier cherche un intellectuel italien capable de lui trouver un inédit de Gramsci, « allant dans le sens d’une réaction conter le marxisme systématique, et pour le marxisme vivant », permettant un « dégel » dans les milieux intellectuels français13, il pense d’abord à l’introducteur de Proust et Joyce en Italie, Giacomo Debenedetti14. Ce sont finalement les frères Cantoni, Giacomo et Remo qui produisent, non sans contradictions, le portrait d’un Gramsci, philosophe critique brisant les mythes du sens commun, du matérialisme vulgaire, perpétué par les organisations ouvrières. À la fratrie Cantoni, peu familiers et encore moins acteurs du contexte politique de la vie de Gramsci, et qui ne pouvaient en 1947 qu’entrevoir la portée théorique de l’œuvre de Gramsci, ce qu’ils n’approfondirent guère par la suite, d’autres auraient pu offrir une étude critique plus aiguisée. Mounier avait contacté Augusto Del Noce, le philosophe catholique, qui pendant les trente ans suivants ne cessa de revenir sur l’œuvre de Gramsci jusqu’à en produire une des études les plus critiques quant à sa valeur problématique15. Son article, qui devait être un contre-feu sceptique mais encore compréhensif sur le marxisme, ne fut finalement pas publié, pour des raisons sans doute pratiques plus qu’idéologiques, bien que cela reste une énigme. Ni Angelo Tasca ni Alfonso Leonetti, tous deux à Paris en 1947, ne furent associés. Ces derniers auraient pu témoigner que dix ans auparavant ils avaient rendu hommage à leur camarade mort, à l’originalité de sa pensée et de son action, à sa profonde humanité et humilité, tout en mettant en garde contre la récupération politique opérée par son compagnon Togliatti, alors que des désaccords profonds s’étaient manifestés entre les deux alliés de la direction communiste devenus rivaux un court instant en 192616. C’est dans une petite revue unissant socialistes de gauche et communistes unitaires, les Cahiers internationaux, qu’il faut trouver le portrait d’un proche de Gramsci, le parlementaire communiste Umberto Terracini, compagnon d’infortune lors du processone de 1928 qui les condamna à 20 ans de galère, et qui fut un temps écarté du PCd’I17.

  • 18 Notes pour La Reine Albemarle ou le dernier touriste, archives Jean-Paul Sartre, BNF, 1951-1952, co (...)

10Ce romantisme italophile, est au croisement de la philosophie moderne et de la politique de gauche, un acte symbolique subversif. Certes, l’Italie garde l’image positive du pays des arts et de l’amour mais qui se double, dans les domaines littéraires et scientifiques, d’un sentiment de condescendance du grand frère français pour son partenaire italien, et plus nettement dans les champs philosophiques et politiques, par un mépris ostentatoire pour le pays du baroque, du romantisme, de la commedia dell’arte, en somme de l’opera buffa plus que de l’opera seria. Pour restituer cette opera semiseria, il suffit de penser aux notes de photographe de Sartre dans la Reine Albemarle ou le dernier touriste, à côté de Rome « la damnée… ville chrétienne qui n’a jamais cessé d’être païenne », Venise et le cliché décadent de la mort là où lui y voit la vie pour le « touriste amphibie », cette ville « bordée par son image à la renverse, c’est Narcisse, une ville sournoise et de mauvaise foi ». Il finit par sa fascination pour Naples où on sent l’« aridité de la condition humaine », la faim, la misère, cette ville grouillant de « pauvres qui ont besoin d’amour, d’amitié » et qui a donné à l’Italie « Vico et Croce, deux philosophes qui ont vu le sens de l’histoire », fussent-ils idéalistes comme il ajoute. Il conclut sur la beauté absolue du ciel, de la rue, du Vésuve, « ce que je regarde gêné, ce que je vois, c’est un monde imaginaire »18. Ce romantisme est le neuf, une forme de contestation d’un ordre symbolique établi, qui fait éclater un classicisme fossilisé, elle est aussi tourisme politique, nourri par des voyages romancés, un imaginaire flamboyant, cherchant dans l’ailleurs ce qui manque à notre ici, dans une opera semiseria qui offre un rôle de prima donna aux intellectuels somnambules.

2. Foyers d’une formation italienne à la lumière de Gramsci

Elle s’imaginait elle-même avoir un salon, du même genre, mais plus libre, « senza rigore » aimait-elle à dire. (Marcel Proust, À l’ombre d’une fille en fleurs)

  • 19 À ce sujet, il convient de suivre les développements de l’analyse minutieuse de É. Vial, L’Union po (...)
  • 20 Leonetti est actif au sein des Cahiers internationaux, dans les Éd. ouvrières auprès de son ami Mai (...)
  • 21 Ce que révèle une correspondance entre Pierre Naville, Pierre Monatte et Alfred Rosmer en 1954-1955 (...)

11En 1948, l’intelligence française découvre un Gramsci vu à travers le prisme d’une italophilie héritée d’une longue tradition de préjugés, positifs ou négatifs, sur l’Italie, de la particularité de leurs interlocuteurs transalpins, ainsi que de la singularité de la situation autochtone, française. Jusqu’à la première édition de Gramsci en France, en 1959, connaître l’œuvre de ce « grand Italien », tel que l’avait érigé le PCd’I durant le Front populaire19, revient à partir sur ses traces. Certains connaissent ce Gramsci depuis l’entre-deux guerres, c’est le cas des communistes oppositionnels, suivant Trotsky quitte à s’en distancier ultérieurement. Ils en ont eu écho par son camarade turinois en 1920, Alfonso Leonetti, exilé en France après 1926 et encore actif chez les socialistes de gauche français après 194520. Il en a touché mot aux syndicalistes révolutionnaires Alfred Rosmer et Pierre Monatte, parmi les fondateurs du PCF comme membres de la fraction pacifiste de la CGT, et il est vrai que Rosmer avait déjà rencontré Gramsci lors d’un congrès de l’Internationale communiste à Moscou, en 1922. Rosmer, Monatte, mais aussi Pierre Naville, l’intellectuel surréaliste devenu sociologue du travail, le connaissent de nom, savent qu’il fut un critique de la bureaucratie stalinienne, et le relisent avec plaisir, avant tout pour ses écrits des années 1919-1920 parus dans le volume L’Ordine Nuovo 1919-1920 publié dix ans après sa mort21. Pour quelques centaines ou milliers de lecteurs, les Mémoires d’un révolutionnaire de Victor Serge, qui a connu Gramsci à Vienne en 1923-1924, et publiés en 1948 par les chrétiens de gauche du Seuil permettent de brosser le portrait d’un romantique génial, aux mains fines malgré le buste déformé, couche-tard à l’ironie dévastatrice.

  • 22 Voir la correspondance entre Fortini, Guiducci et Morin dans les archives de Duvignaud à l’IMEC où (...)
  • 23 Lettre de R. Rossanda à J.-M. Domenach, 14 mars 1959, Correspondance Esprit, IMEC, Caen.
  • 24 Je renvoie à ce sujet à l’ouvrage de G. Barbalace, Adriano Olivetti: movimenti politici, partiti, p (...)

12Les organisateurs communistes du front antifasciste de 1935 connaissent aussi Gramsci, cette fois comme saint martyr muet de l’Église militante et triomphante, aux côtés du communiste allemand Thälmann, des libéraux Rosselli, c’est le cas de Georges Cogniot, Louis Aragon, mais aussi des premières traductrices potentielles des Lettres de prison, les Italiennes Virginia Gregory et Maria Brandon-Albini collaboratrices en 1937 de Ce soir dirigé par Aragon et Jean-Richard Bloch. D’autres le connaissent par leurs amitiés italiennes, les séjours de ces intellectuels transalpins en France. Nous avions évoqué Vittorini médiateur pour Mascolo, Roy ou Antelme. Il est possible également de penser à Franco Fortini, Roberto Guiducci, le sociologue Alessandro Pizzorno avec Edgar Morin, Jean Duvignaud, mais aussi Claude Lefort, pour l’éphémère mais très influente revue Arguments après 195622. La correspondance entre Rossana Rossanda, nourrie du dialogue avec les milieux catholiques de gauche, venue de l’existentialisme dans le sillage d’Antonio Banfi, adhérant au communisme puis responsable à la Culture du PCI en 1962, et le responsable d’Esprit Jean-Marie Domenach, pour ouvrir les voies de refondation d’une « nouvelle gauche » européenne, va dans ce sens23. Dans une autre perspective, les contacts entre le « révisionniste » Antonio Giolitti — étiqueté comme tel par le PCI de Togliatti, et prenant l’épithète à son compte — proche de l’entreprise moderne Olivetti24, membre critique du PCI qui rejoint le PSI en 1957, et les Temps modernes ainsi que L’Observateur contribuent également à décloisonner l’horizon des milieux intellectuels de gauche, au-delà des murs de la guerre froide et à considérer l’oxymore d’un « réformisme révolutionnaire » adopté, malgré des divergences de plus en plus nettes par André Gorz, Serge Mallet ou Gilles Martinet.

  • 25 Note de Guy Besse à l’Institut Gramsci, 18 juillet 1956, fonds de l’IG, UA-47, Rome.
  • 26 Je renvoie ici au volume d’hommage, issu d’une journée à la Maison de l’Italie, le 28 mai 2015, où (...)
  • 27 G. Busino, « Per i 60 anni di R. Romano », dans Pour Raymond Aron (1905-1983). Éléments pour une hi (...)

13Le voyage des Italiens en France est l’occasion de nouer des rapports étroits, à partir de séjours politiques autant qu’universitaires. La présence de Giuliano Procacci à Paris a été importante pour faire connaître le marxisme italien à certains collègues de l’EPHE de la fin des années 1950, auprès de ses collègues historiens, François Furet, Denis Richet, Marc Ferro, Jean-Pierre Vernant, Max Gallo et Robert Paris au point que Procacci devait avec Richet organiser les notes du premier volume en français sur Gramsci25. Autre historien au rôle irremplaçable dans cette histoire, Ruggiero Romano, ami et collaborateur de Braudel, proche de l’École des Annales, chargé d’études à l’EPHE, médiateur pour la maison d’édition Einaudi26. Le chercheur italien Giovanni Busino, âgé de 25 ans, va le trouver à Paris en 1956 après sa tesi di laurea soutenue à Naples sur la méthodologie d’Antonio Gramsci27, pour obtenir des conseils pour la suite de sa carrière. Busino veut alors écrire un livre sur Gramsci et valoriser sur cet objet, précieux, rare et méconnu, sa carrière sociologique. Romano lui répond d’une voix cassée, avec distance et chaleur, tout en savourant un double whisky :

Laisse tomber Gramsci. Occupe-toi de l’usage qu’on en fait actuellement, mais, de grâce, ne perds pas ton temps à l’université. Mieux vaut errer dans les musées. Trouve-toi un boulot chez un bon éditeur ou dans une banque. Et si tu ne peux te désintoxiquer de l’université et de la sociologie, va travailler quelques années chez Piaget.

  • 28 G. Busino, « Miroir de Gramsci », Journal de Genève, 14-15 janvier 1961.

Busino va écouter Romano, il va consacrer à Gramsci un petit article éclairant, « Le miroir de Gramsci », compte rendu de la première édition de Gramsci, publié à Genève28. Mais il abandonne vite la France pour la Suisse, se trouve une bourse chez Jean Piaget puis un double travail, l’un chez l’éditeur genevois Droz, l’autre comme professeur de sociologie, curateur des œuvres de Pareto, à l’université de Lausanne.

14L’intensité des liens entre les mondes artistiques italien et français de sensibilité progressiste, les rencontres périphériques que permettaient les séjours de délégations officielles du PCI à Paris menées par les responsables de la Commission culturelle, respectivement l’ami des cinéastes, l’humaniste latinisant Mario Alicata, puis la jeune intellectuelle ardente Rossana Rossanda alimentent cette fascination pour le communisme italien. Ses points fixes sont quelques salons plus libres, « senza rigore », les dîners mondains des correspondants permanents à Paris, Maria-Antonietta Macciocchi et Alberto Jacoviello, pour Vie nuove puis l’Unità, ou le salon occupé par deux lecteurs universitaires, couple de passionnés de théâtres, Mario Baratto et Franca Baratto-Trentin, fille de Silvio, qui initie nombre de jeunes Parisiennes et Parisiens à l’œuvre de Gramsci à la faculté d’italien de Paris. Quand l’écrivain Jacques-Francis Rolland se souvient d’Alicata en particulier, il reste, trente ans après, en extase :

  • 29 J.-F. Rolland, Un dimanche inoubliable près des casernes, Paris, Grasset, 1984.

En 1949 on m’envoya en reportage à Rome, je passais quelques jours chez le peintre Paolo Grassi. De la terrasse qui prolongeait son atelier, j’admirais le Vésuve et la baie immortelle en écoutant Mario Alicata, l’un des responsables communistes du Mezzogiorno. Sa dialectique raffinée annexait Virgile au léninisme […] Pétri de culture classique, Alicata, dont le visage semblait décollé d’une fresque de Pompéi, illustrait mon mythe des communistes « fils de rois », maîtres de la justice et de la beauté […] je tenais le PCI pour un modèle idéal. Je lui enviais le talent de ses chefs, son style inventif […] Thorez et son état-major étaient au courant de la fascination exercée par les transalpins et réduisaient au maximum leur influence. À quoi bon traduire les œuvres complètes de Gramsci ? Celles de « Maurice » ne suffisaient-elles pas29 ?

  • 30 Je remercie ici Jean Musitelli, qui devint ensuite haut fonctionnaire à l’ambassade d’Italie, sous (...)
  • 31 Je m’appuie ici sur une cinquantaine de lettres entre chargés de cours et directeurs d’étude de l’E (...)
  • 32 Il livre alors son témoignage amer dans le dernier numéro de La Nouvelle Critique. On en retrouve q (...)

15Certains intermédiaires jouent un rôle irremplaçable de passeur des œuvres, italianistes aujourd’hui sous-estimés mais déjà à l’époque d’une discrétion contrastant avec leur importance, comme le furent en leur temps les germanistes Lucien Herr ou Charles Andler. Ce fut le cas du chartiste et responsable de la section ancienne des Archives nationales Georges Bourgin, très bon connaisseur du marxisme italien dans les années 1930, traducteur en France de l’œuvre de Croce, et un des premiers à écrire sur Gramsci après-guerre. Le bibliothécaire de l’ENS Saint-Cloud, l’italianiste Gilbert Moget, accompagne de son côté plusieurs générations d’étudiants, de la fin des années 1940 jusqu’au début des années 197030. La lecture des revues italiennes, encore plus que les livres, est la prière mensuelle des intellectuels français. Dès les années 1950, le philosophe Claude Lefort, le linguiste Georges Mounin ou le néo-sociologue Pierre Naville possèdent en 1960 une connaissance incomparable en France de l’œuvre de Gramsci, par la fréquentation des périodiques et de l’édition italienne. Dans son antre ulmien, Louis Althusser se fait envoyer les revues italiennes de gauche, communistes, dont Società puis Rinascita ou Critica marxista. À l’EPHE, les liens avec la Rivista storica del socialismo de Luigi Cortesi et Stefano Merli, l’un adhérent au PCI et l’autre au PSI, mais tous deux pourfendeurs de l’orthodoxie togliattienne et nennienne, enrichissent leurs interlocuteurs, Furet, Ferro, Haupt et surtout le futur curateur de l’édition complète des Cahiers de prison en France, Robert Paris31. Enfin André Gisselbrecht, passeur de Lukacs, Brecht, Benjamin dans la petite maison d’édition de l’Arche, confia plus tard lire Rinascita pour s’inspirer dans les débats au sein du PCF à la fin des années 195032.

  • 33 Entretien avec Dominique Fernandez, 24 janvier 2016.
  • 34 D. Fernandez, L’échec de Pavese, Paris, Aubin, 1967, issu de sa thèse présentée à la faculté des le (...)
  • 35 Marie-Dominique Chenu évoque longuement l’atmosphère pesante des années 1947-1955 au sein de l’Égli (...)
  • 36 Sans que la liste soit exhaustive, chez le même éditeur, Le Seuil, H. Bartoli, La doctrine économiq (...)
  • 37 M.-M. Cottier, « Le néo-marxisme d’Antonio Gramsci », Nova et Vetera, Genève, no 1, 1953, p. 23-38.

16Toutefois le pèlerinage à Rome reste la principale source de ce Risorgimento transalpin. Trois institutions romaines la rendent possible. J’y rajouterais une grande école toscane, décentralisée mais aussi centrale, l’ENS de Pise accueille des premiers étudiants comme Dominique Fernandez, dès 1952, qui s’émerveille de cette « gauche italienne, para-communiste dans les arts, face à des cathos assez débiles, sans grande figure. Les communistes entraînaient toute l’intelligentsia. Et en France, Thorez cela ne faisait pas le poids avec Gramsci ou Togliatti33 ». Fernandez ramena Pavese avec lui, cette conscience malheureuse, dans sa besace, avec les écrits de Gramsci sur la littérature34. Parmi les trois autres instances de légitimation, l’une est paradoxale, il s’agit du Vatican, qui surveille les activités des « modernistes », des « progressistes » dans leurs convergences avec les communistes, les marxistes, les radicaux, interdisant en 1949 la collaboration avec les communistes, et en 1955 dissolvant les prêtres ouvriers, les « curés rouges »35. Il est incontestable que ce sont parmi les catholiques hétérodoxes du début des années 1950, dont Esprit représente une des pointes les plus visibles, mais non la seule, que l’on retrouve des connaisseurs précoces de Gramsci et des lecteurs attentifs et précis en italien, lieu de l’opposition virulente entre christianisme conservateur et communisme libéralisé. Les premières références à l’œuvre de Gramsci viennent de chrétiens, qu’ils soient théologiens ou laïcs, Henri Bartoli, Jean Lacroix, Henri Desroche, des pères Jean-Yves Calvez, Henri Chambre, dont les œuvres sont publiées par le Seuil36. Le théologien suisse Georges Cottier, qui devint ultérieurement cardinal à la Curie romaine, produit la première analyse théorique de ce qu’il appelle le néo-marxisme de Gramsci, qu’il apparente, par certains aspects romantiques, vitalistes de sa « philosophie de la praxis » à celle du philosophe officiel du fascisme Giovanni Gentile, un article qu’accueille dans sa revue le principal inspirateur de la démocratie chrétienne Jacques Maritain, tous deux à Rome au tournant des années 195037.

  • 38 J. Le Goff, À la recherche du Moyen Âge, Paris, Audibert, 2003, p. 85.
  • 39 Je renvoie au témoignage recueilli de Daniel Roche, mais aussi aux échanges avec Maurice Aymard qui (...)
  • 40 F. Braudel, L’histoire au quotidien, t. 3, Paris, Éditions de Fallois, 2001, p. 535.

17L’autre lieu privilégié est académique, l’École française de Rome, lieu de rencontres, d’immersion dans la réalité romaine, ce fut en son sein que Jacques Le Goff, sans doute en 1952, put connaître ce Gramsci dont il dit s’être servi cinq années plus tard pour oser cet anachronisme créatif, des belles infidélités à la lettre de Gramsci, en parlant de la naissance des intellectuels au Moyen Âge, pris entre intellectuels organiques au service de l’Église ou des princes, et intellectuels critiques, au sein de l’université38. Par l’entremise de l’École française de Rome, de l’EPHE en France comme institution partenaire privilégiée, une intense coopération entre historiens français et italiens permit à Georges Duby, Robert Mandrou, Fernand Braudel et le jeune Daniel Roche de connaître ce que l’œuvre de Gramsci, mais aussi la tradition de Vico, Croce, Labriola apportaient aux historiens laïcs italiens39. Fernand Braudel pouvait ainsi confier, lors du centenaire de la mort de Marx, que ce dernier, remarquable historien, nécessiterait un « partenaire d’aujourd’hui et qui fasse le poids ». Il ajoute, « en Italie, Antonio Gramsci. Chez nous, personne, peut-être en dehors de Jean-Paul Sartre40 ».

18Enfin, dernier lieu de passage, l’Institut Gramsci bien évidemment, fondé en 1950 sous le nom de Fondation Gramsci, mais ne développant ses relations avec l’étranger qu’après 1956 avec la réalisation du premier colloque international consacré à Gramsci en 1958, avant d’accueillir plusieurs conférences internationales, notamment deux avec Sartre comme vedette, entre 1961 et 1965. Jusqu’alors les relations se limitaient à des correspondances destinées à aider les étudiants et traducteurs se consacrant à Gramsci, avant tout l’instituteur corse Jean Noaro et l’étudiant en philosophie, né à Pise, Marc Soriano. En janvier 1958, se retrouvent à Rome, pour le premier colloque international d’études gramsciennes, quatre Français. D’un côté, le philosophe Guy Besse, membre du Comité central du PCF, spécialiste d’Helvétius et sceptique envers une œuvre qu’il perçoit comme tendanciellement idéaliste. De l’autre, le philosophe spécialiste des mathématiques, formateur à l’ENS Saint-Cloud et lui-même formé à Husserl, Jean-Toussaint Desanti qui voit en Gramsci l’idéal d’un impossible « intellectuel organique critique » ou, selon ses termes empruntés et détournés du maître fribourgeois, le « fonctionnaire de l’humanité ». Enfin, les deux traducteurs, curateurs de l’édition de 1959, Armand Monjo et Gilbert Moget ; pour ce dernier il incarne, dans un esprit symptomatique des intellectuels français des années 1930 venus au communisme comme pointe avancée du républicanisme, l’humanisme classique greffé sur le leader bolchevik, la rencontre d’Alain et de Lénine. Cet attelage composite y côtoie les grands spécialistes italiens, l’historien de l’humanisme Eugenio Garin, le philosophe Cesare Luporini issu de l’existentialisme, mais aussi l’historien Eric Hobsbawm, ainsi que des critiques avisés du gramscisme, Ludovico Geymonat, Norberto Bobbio, Mario Tronti ou Galvano Della Volpe, une occasion unique d’aiguiser leurs lectures plurielles en germination.

  • 41 Témoignage de Rémi Hess, dans Henri Lefebvre, Paris, A. M. Métaillé, 1988, p. 136 et 170, mais auss (...)
  • 42 Entretien avec Armand Gatti, 25 novembre 2015.
  • 43 Témoignage de M. Soriano, « In Francia con Gramsci », Belfagor, no 4, 1993, p. 468.

19Le pèlerinage à Rome prend dans bien des cas un caractère plus informel, à l’occasion d’une conférence, de la visite à un ami, ou comme dans le cas d’Henri Lefebvre en 1950 puis en 1954 d’un séjour plus ou moins prolongé, qui peut aller jusqu’à rencontrer le secrétaire du PCI Palmiro Togliatti, dans les boutiques obscures41. Ce tropisme italien n’est pas qu’enchaîné à de froides institutions vénérables, mais aussi à la chaleur des rapports filiaux, amoureux, passionnels. La tendresse du dramaturge Armand Gatti pour Gramsci lui vient de ce que son père, ouvrier maçon piémontais lui avait fait passer à Monaco quelques bribes imaginaires sur cet intellectuel, maître et serviteur de la classe ouvrière, ouvert aux anarchistes42 ; Marc Soriano racontait comment la découverte de Gramsci fut pour ce natif d’Italie une occasion de renouer avec le père qu’il n’avait pas connu, une passion qu’il disait avoir développée dans la Résistance, le combat antifasciste concret43.

  • 44 Cf. le portrait qu’en dresse G. Martinet, L’observateur engagé, Paris, Jean-Claude Lattès, 2004.
  • 45 Voir le volume de S. Trentin, Dix ans de fascisme totalitaire (Paris, ESI, 1937), où il évoque le « (...)
  • 46 On en retrouve des traces dans une correspondance vigoureuse avec Franco Ferri où elle détaille que (...)

20Les alliances maritales furent aussi un moyen de connaissance privilégié. Gilles Martinet épouse Iole Buozzi, fille du syndicaliste turinois, réformiste, de la FIOM Bruno Buozzi, s’opposant, non sans fraternité conflictuelle, à la conception teintée selon lui de romantisme, ou de bergsonisme, du conseilliste Gramsci44. Bruno Trentin est le personnage clé de cette histoire, lui qui devint le compagnon de la jeune journaliste de L’Observateur, Marcelle Padovani dans les années 1970. Bruno est le fils de Silvio Trentin, libéral de gauche, partisan de l’unité antifasciste, exilé à Toulouse dans la fameuse librairie du Languedoc — où il a pu connaître dans la Résistance les jeunes Jean-Pierre Vernant, Victor Leduc, Edgar Morin —, contribuant à forger l’image d’une possible convergence communiste et libérale, d’un romantisme réaliste45. Il est aussi le frère de Francesca Baratto-Trentin qui avec son mari Mario diffusa une certaine image de la gauche italienne, artistique, politique, intellectuelle, à l’université de Paris, dans son salon parisien et à l’ENS de Saint-Cloud où les deux donnèrent cours jusqu’en 1965-196646. Les amours transalpines ne se limitent pas uniquement aux fantasmes intemporels, aux infidélités frivoles, au regard déshabillant les jeunes Italiennes à la table d’un caffé romain. Des générations se parlent par amants interposés, amours endeuillés, ce que poursuit Marie-Anne Comnène dans ses travaux sur Pirandello, sa résurrection du Gramsci critique de théâtre, continuant l’œuvre de l’éminent critique Benjamin Crémieux, dont elle est la veuve, d’un Crémieux très proche de Romain Rolland qui mena la campagne pour la libération de Gramsci en 1934. Un des responsables de la Section idéologique du PCF au début des années 1950, opposant anti-stalinien après 1956, Victor Leduc, a ses entrées en Italie, il est l’époux de Jeanne Modigliani, fille du peintre et sculpteur avant-gardiste.

  • 47 Rappelons ici que les sièges du Monde, d’Esprit, des Temps modernes, de Gallimard, de l’EPHE sont s (...)
  • 48 M. Vaussard, « Le Lénine italien », Le Monde, 7 septembre 1955. L’avis de Vaussard sur Gramsci est (...)

21Ce Gramsci aux mille visages, passant de lèvres en lèvres, dont les œuvres circulent sous le manteau, est celui des marginaux. Il se connaît par ouï-dire dans le village de Saint-Germain-des-Près47 comme on en prend connaissance aux marges du royaume, à Nice comme ce fut le cas au début des années 1960 pour Max Gallo et surtout pour les futurs spécialistes de Gramsci, François Ricci et André Tosel, ce dernier aiguillé par le grand connaisseur de Hegel que fut Éric Weil. On le rencontre à Grenoble pour Texier et Rony, à Annecy pour les historiens Claude Mazauric ou Paul Guichonnet, à la frontière avec Genève par l’entremise des éditeurs Alain Dufour et Roland Audéoud, à Monaco pour le dramaturge Gatti. Une place particulière est dévolue à la Corse qui fournit les premiers traducteurs et usagers de Gramsci, Jean Noaro et Jean-Toussaint Desanti chapeautés par le charmeur Laurent Casanova, responsable aux intellectuels du PCF après la guerre. Ce Gramsci est celui que font connaître les rescapés fuorusciti des années 1930, ceux qui se trouvent entre deux mondes, entre deux camps, à la recherche d’une troisième voie dans le miroir italien : les communistes critiques, socialistes unitaires, chrétiens progressistes, gauchistes défaits, une impossible troisième voie qui trouve ses nostalgiques dans Les Temps modernes, Esprit, Le Monde, Le Nouvel Observateur, un nouveau centre de l’intelligence française, qui tâche de dépasser son impuissance dans la projection d’une Italie rêvée. Ce rêve est si prégnant que l’historien de l’Italie, correspondant du Monde Maurice Vaussard, démocrate-chrétien peu marqué par l’attrait du communisme, put confier à Jean Noaro et, sans le savoir, à Togliatti par quelque oreille indiscrète, que, « bien qu’il ne soit pas communiste, et qu’il ne l’aurait jamais été, il tenait à le remercier d’avoir fait connaître en France un homme comme Antonio Gramsci ». Vaussard contribua à l’œuvre de popularisation, avec ce qu’il faut de ton hagiographique, en brossant le portrait dans le journal de la rue des Italiens du Lénine italien48.

3. Les italomaques : une légende en clair-obscur

Le miroir ferait mieux de réfléchir avant de renvoyer des images. (J. Cocteau)

  • 49 C’est le témoignage rétrospectif de Sartre, dans J. Gerassi, Entretiens avec Sartre, Paris, Grasset (...)
  • 50 P. Nenni, « Premier bilan de la polémique sur la déstalinisation », France-Observateur, 2 août 1956
  • 51 E. Vittorini, « Français, votre méconnaissance des autres donne le vertige », France-Observateur, 3 (...)

22Il faut conclure sur le contre-récit qui commence à émerger à la fin des années 1950, une légende en clair-obscur contrastant avec celle dorée née dans l’intelligence de gauche parisienne, une mode éphémère entre 1948 et 1950 qui ne trouva pourtant aucun éditeur parisien de 1952 à 1956 pour son phare gramscien. Ce contre-récit peut venir de plusieurs directions, dans des feux croisés parfois inattendus, il voit le miroir italien pour soi comme Cocteau avertit le miroir en soi. L’année 1956, cette « inoubliable année » comme la caractérisait le dirigeant communiste italien Pietro Ingrao, va déclencher les passions, L’Observateur, Le Monde opposent l’ouverture du PCI à la fermeture du PCF, ce « stalinien déstalinisé » de Togliatti tel que l’identifie Sartre49, la présentation entre « ombres et lumières » du Congrès du PCUS par Pietro Nenni dans L’Observateur50 au silence de fer du parti de Thorez. Ici s’inscrit le chemin croisé entre la revue Arguments et sa jumelle italienne Ragionamenti, dirigée par Roberto Guiducci, Franco Fortini, tâchant notamment d’entamer une théorie et praxis critique de la société industrielle, où l’on retrouve le jeune Lukacs et le Gramsci des Conseils, la psychanalyse de l’entre-deux guerres et la critique heideggérienne de la technique. En 1956, le chœur unanime des italophiles subit une dissonance italomaque, sous la plume de ceux qui introduisirent la pensée de gauche italienne en France après 1945. Le passeur premier, Elio Vittorini, ne peut cacher son exaspération devant la méconnaissance de l’Italie que manifestent les intellectuels français, soumis à des vagues d’entichements passagers pour tel auteur, tel courant culturel, détaché de la vie réelle, des tragédies historiques, dont ils sont issus51.

  • 52 Ignazio Silone, « Invitation à un examen de conscience », L’Express, 7 décembre 1956.

23Le tir de barrage le plus éclatant vient d’un écrivain illustre, dirigeant communiste dans les années 1920, Ignazio Silone, par ailleurs un des collaborateurs actifs du Congrès pour la liberté de la culture et de sa revue en France, Preuves. Dans L’Express, où officie Merleau-Ponty, Silone réserve un réquisitoire implacable contre Ercoli, autrement dit Togliatti, représentant du PC d’Italie à Moscou et du Komintern auprès du PCd’I sous ce nom de code. Il en fait le principal responsable du long silence maintenu sur l’œuvre de Gramsci, rappelant ses méfaits dans le noyau dur du Komintern, les crimes qu’il a couverts par son silence, jusqu’à déclarer que nous Italiens « préfèrerions encore Maurice Thorez à Togliatti52 ! ».

  • 53 Sans détailler, il faudrait revoir la traduction de Gramsci problématique en ce sens en langue fran (...)
  • 54 Lettre de Maurice Merleau-Ponty à Ignazio Silone, 8 juin 1958, « Tempo presente me fait regretter c (...)
  • 55 P. Chaunu, La civilisation de l’Europe des Lumières, Paris, 1971, p. 285, cité par F. Waquet, Le mo (...)
  • 56 Entretien cité.

24La connaissance de l’Italie, de l’italien chez les intellectuels français, est aléatoire voire dilettante. Pour certains, Sartre ou Althusser en tête, elle paraît facile, et d’autant plus source de malentendus potentiels, quand la tradition philosophique est méconnue, et sont notamment ignorés les débats entre Croce, Labriola et Gentile à la fin du xixe siècle53. Elle est reconnue fort modestement par Roland Barthes ou Edgar Morin dans leurs échanges avec Fortini, ou de Merleau-Ponty avec Silone54, qui admettent ne pouvoir lire l’italien que difficilement, lentement ce qui entrave une connaissance plus fine des grands théoriciens italiens. Il ne faut pas non plus évacuer la position symbolique déjà évoquée de l’Italie, pas seulement en politique mais dans l’université, en particulier en philosophie, elle est méprisée absolument par rapport au français, à l’allemand, au grec et même par rapport à l’anglais, ce qui nous renvoie à ce mot de Pierre Chaunu, mis en exergue par Françoise Waquet dans sa thèse consacrée aux rapports spéculaires franco-italiens à la fin de l’époque moderne : « Laissons l’Italie ; en dehors de Vico, elle a peu à dire, et Vico est à part55. » Il suffirait en 1960 de remplacer Vico par Gramsci. Selon Dominique Fernandez, « faire de l’italien, c’était s’adonner et se condamner à une discipline mineure, face aux germanistes56 ».

25Après 1956, au sein de la gauche libérale, dont L’Express est une publication centrale avec à sa tête Jean-Jacques Servan Schreiber, qui cherche sa voie hors de la SFIO et du PCF, on lorgne vers une « nouvelle gauche » entre utopies radicales auto-gestionnaires et modernisme européen ou atlantique. L’essai de Raymond Aron sur L’Opium des intellectuels en 1955 avait fixé une ligne de démarcation abrupte, tranchante, choisissant d’axer son attaque sur les illusions sur l’Union soviétique, la mythification de l’histoire, du prolétariat, de la révolution, les dangereuses théorisations rêveuses sur la violence. Merleau-Ponty y fait écho dans ses Aventures de la dialectique, en 1955, essayant de maintenir dans le « marxisme wéberien » de Lukacs un cap qui ne soit pas anti-communiste ni communiste orthodoxe, mais a-communiste. Quant à Aron, du fait de sa formation initiale, germanocentrée, et de sa cible prioritaire et plus évidente — le lien avec l’URSS, le rapport aux démocraties populaires pour casser le front uni entre intellectuels de gauche philo-communistes et PCF réformé ou non —, il est conduit à délaisser quelque peu le mystère italien, celui d’un incroyable communisme libéral.

26Le mythe italien va trouver son philosophe à coups de marteau. Jean-François Revel a trente-trois ans quand il commet après son Pourquoi des philosophes ? mettant en doute la raison d’être de la philosophie académique, un Pour l’Italie qui déboulonne l’image reçue construite par les Temps modernes, Esprit, Le Monde autour des beautés italiennes. Revel décrit un peuple de névrosés graves, aux relations hommes-femmes les plus complexes, malsaines ou inexistantes, des schizophrènes devant jouer avec le poids étouffant de l’Église, des conformismes, certes des êtres attachants, touchants, raffinés pour certains, grossiers, rustres, sans esprit pour la plupart, produisant les plus exquises beautés dans le terreau le plus fétide. En 1957 un tel tableau, avec ses excès pesés, son ironie décapante, suscitent l’indignation de nombre de lecteurs qui renvoient à Revel leur colère face à un iconoclaste qui se dit de gauche alors que la convergence de vues entre Revel et Aron ne peut manquer de faire penser qu’il s’agissait d’un addendum, dans un style sceptique et rieur qui est celui de Revel, à L’Opium des intellectuels.

  • 57 Lettre de Claude Lévi-Strauss à Jean-François Revel, 10 mai 1958, fonds Revel, NAF 28 466, BNF, Cor (...)
  • 58 Lettre de Jean-François Revel à Claude Lévi-Strauss, 18 octobre 1958, fonds Lévi-Strauss, NAF 28 15 (...)

27Certains intellectuels s’en sont délectés, c’est le cas de Claude Lévi-Strauss se plaisant à la démolition de tous les mythes modernes sur cette Italie fantasmée : « C’est en 1952 seulement que j’ai fait connaissance avec l’Italie. Après quoi, toute envie m’a quitté d’y retourner », commence-t-il sa lettre à Revel avant de lui adresser un hommage implicite : « Votre Italie m’a amusé, instruit et intéressé. C’est un très agréable travail d’ethnographe57. » Lévi-Strauss en fournit une critique acérée, l’absence de la classe ouvrière ou de la paysannerie dans cette enquête ethnographique, de cet effet de la distanciation — et Lévi-Strauss inclut son Tristes tropiques dans le dialogue avec Pour l’Italie — qui contribue moins à connaître l’Autre qu’à « prendre conscience, à l’occasion du séjour qu’on y fait, de certaines modalités particulières et locales d’une existence qui est aussi la nôtre ». Mais enfin le professeur Lévi-Strauss met une encourageante mention très bien à l’aspirant Revel : « En vérité, dans Pour l’Italie, je n’aperçois qu’un sujet de profond dissentiment entre nous : Chateaubriand. » Revel répond avec amusement sincère, touché par le compliment, mais sans ménager sa riposte, si pour lui il n’y a précisément aucun sujet de dissentiment sur Chateaubriand, et en ce sens il admet que ce livre est « incomplet sur l’Italie, mais complet sur la réalité ou la peur qui me préoccupaient à travers l’Italie58 ».

  • 59 Lettre de Louis Althusser à Jean-François Revel, 10 mai 1958, fonds Revel, NAF 28 466, BNF, Corresp (...)
  • 60 Lettre de Louis Althusser à Jean-François Revel, 5 mai 1958, fonds Revel, NAF 28 466, BNF, Correspo (...)

28Il y a enfin un autre lecteur de Revel, professeur aux charmes singuliers dans son cloître d’Ulm, communiste inclassable venu du christianisme progressiste, Louis Althusser. Il connaît bien Revel, ce dernier est fraîchement son élève à l’ENS, tout juste agrégé en 1956. Althusser ne cache pas son admiration pour lui, son audace dans la remise en cause des dogmes établis, d’une idéologie dominante parmi les intellectuels de gauche, même si progressivement, entre 1957 et 1960, leurs chemins politiques et idéologiques vont se séparer59. Althusser le remercie « mille fois pour ce livre : j’ai le sentiment qu’il va faire un de ces scandales ! ». Il n’hésite pas à dire au jeune Revel que « c’est une œuvre de santé et de salut, j’allais dire d’hygiène intellectuelle et morale ». Althusser y confie avoir adoré ses passages sur les mœurs italiennes, les rapports hommes-femmes de l’autre côté des Alpes, mais aussi son analyse de la littérature italienne, « de son esprit et de son chauvinisme, c’est très impressionnant et très convaincant », tout comme la place des intellectuels dans ce pays, méprisés par la bourgeoisie, contraints de se rabattre sur le communisme. Il lui recommande d’écrire sur la gauche italienne, « avec le paradoxe de l’imprégnation de ses mœurs par l’idéologie de la droite et de l’Église, leur pression multiple ». Althusser met une mention très bien, avec félicitations du jury, à l’élève Revel : « Ce spectacle de balayage des mythes, quel soulagement60 ! »

  • 61 Entretien avec Maurice Caveing, 13 juillet 2016.
  • 62 Échange de lettres entre Paul Veyne et Anthony Crezegut dans la fin de l’année 2016.

29Althusser va entamer son long chemin avec Gramsci, marqué par l’ambivalence, l’attraction solaire et la répulsion ténébreuse. Selon un de ceux qui le connaissaient le mieux dans les années 1950, Althusser ne parlait alors de Gramsci qu’avec le plus grand respect, mais sans en confier plus à ses connaissances, tout du moins à celles encartées au PCF61. Il avait déjà lu les Lettres de Prison qui l’avaient captivé, comme le relève sa bibliothèque personnelle. L’expérience de la solitude dans ses prisons successives, de la folie à deux avec sa femme Giulia, le travail patient de l’œuvre destinée à l’éternité au-delà des turpitudes de la vie, il vit dans son corps et son esprit ces déchirements. Il confie même une mission secrète à son étudiant Paul Veyne, destiné à se rendre à l’École française de Rome en 1957. Sa tâche est de ramener des manuscrits de Gramsci, encore non publiés en français, et de lui en traduire des inédits62. À ce moment précis, Sartre disposait de plusieurs centaines de pages de manuscrits traduits par son ami Marc Soriano, remis en main propre par l’éditeur Maurice Nadeau, il devait même encadrer le choix des textes et réaliser une préface.

  • 63 Dans son autoportrait, Rue d’Ulm : chroniques de la vie normalienne, Paris, Fayard, éd. par Alain P (...)
  • 64 Voir la note que nous reproduisons ici in extenso : « Les tentatives de Lukacs, limitées à l’histoi (...)

30Une autre amitié normalienne de Soriano n’était personne d’autre que Louis Althusser63. Entre 1959 et 1962, Althusser développe des intuitions qui le rapprochèrent plus que jamais de Gramsci, et du marxisme italien dans son ensemble qu’il trouvait infiniment plus riche en débats que celui français. Son Montesquieu. Politique et Histoire en 1959 est un exemple d’étude historiciste sur les contradictions d’un auteur tendanciellement historiciste, son article sur « Contradiction et sur-détermination » en 1962 ouvre un nouveau champ à l’étude de l’efficace des superstructures, du rôle des idéologies dans la formation de subjectivités non données essentiellement, construites dans l’événement qui est rencontre de temporalités discordantes, et Gramsci est par ailleurs loué dans un passage édifiant64.

  • 65 Voir, entre autres, les lettres de Louis Althusser à Franca Madonia, 18 mars 1965 et 2 juillet 1965 (...)
  • 66 Je souligne qu’Althusser lit alors à la fin des années 1950 avec la plus grande attention les écrit (...)
  • 67 Lettre de Louis Althusser à Guy Besse, 25 juillet 1965, fonds Louis Althusser, IMEC, Caen.
  • 68 Lettre de François Billoux à Maurice Thorez, 29 mai 1959 sur une note de Guy Besse, qu’on retrouve (...)

31Toutefois cette affinité élective avec Gramsci se double d’une méfiance progressive envers le parti italien, ceux qui soutiennent en France la copie du modèle du PCI, accompagnant un néo-capitalisme modernisateur, dont l’expérience Mendès-France fut un moment fort. À partir de 1963, dans le contexte plus général du schisme chinois, les maoïstes sont d’une grande violence verbale envers les Italiens, à l’échelle internationale mais aussi dans le contexte français, en particulier de la crise de l’UEC qui voit s’affronter courants chinois « dogmatiques », trotskistes « gauchistes », italiens « droitiers » pour reprendre les épithètes péjoratives lancées mutuellement. Althusser cherche à trouver la racine du mal révisionniste, réformiste qui gangrène le PCF qui peine à se défaire de son stalinisme atavique, ce qui le conduit à l’identifier dans l’historicisme et l’humanisme gramsciens, simplifié et instrumentalisé par Togliatti65. Dès lors, après un Aron en demi-teinte66, un Silone ouvertement mais ponctuellement hostile, et l’ironie mordante de Revel, sous les regards approbateurs, ou amusés, de diverses autorités de la place universitaire française, Althusser ouvre le feu sur le quartier-général de la « petite bourgeoisie » intellectuelle française, son tropisme transalpin, non tant Gramsci qu’un certain gramscisme. Dans son ouvrage-événement Lire le Capital en 1965, il glisse un chapitre rédigé personnellement Le marxisme n’est pas un historicisme où il embroche Gramsci, le jeune Lukacs avec Sartre, et derrière les étudiants de l’UEC, et tente d’y opposer une tradition épistémologique française, à la suite de Canguilhem, Bachelard, Vuillemin, de retrouver l’originalité d’un marxisme scientifique face à un italianisme réduit à une idéologie de la praxis. Il le confie en aparté au philosophe Besse, matérialiste classique : « Dans le livre sur le Capital, il est question longuement de Gramsci et des Italiens actuels (c’est moi qui me suis chargé de la « question » italienne, avec un soin très particulier). Ils seront servis, je te prie de le croire67. » Un cas de censure négociée, pourrait-on dire, permettant d’avancer certaines thèses taboues par la bande, puisqu’ainsi, Althusser essaie aussi de revenir sur la confusion science/idéologie datant de 1947, dans ce qu’on a appelé le « lyssenkisme » subordonnant la première à la seconde, qu’il repère chez Gramsci ou Lukacs, tout en laissant une place non aux intellectuels comme caisse enregistreuse de l’histoire mais comme producteurs d’un savoir échappant à l’historicité, donc au relativisme. De quoi réjouir Besse qui, en 1959, avait mis en garde Thorez contre les dangers de l’historicisme gramscien, tournant le dos au matérialisme dialectique et ses sources françaises, cédant à l’idéologie dominante modernisatrice. Au secrétaire-général du PCF, il disait, faisant sentir cette divergence profondément ancrée culturellement entre néo-idéalisme italien, soucieux de penser la relation entre religion et sens commun, à la suite de Croce, mais aussi de la « philosophie de l’histoire » depuis Vico face au rationalisme cartésien français, et un matérialisme mécaniste, orienté vers la « philosophie des sciences » : « Nous traduisons Gramsci, c’est bien. Mais s’ils traduisaient Langevin en italien, ce ne serait pas mal non plus68. »

  • 69 Notes pour un exposé sur « La conception marxiste de la politique », colloque à l’université de Tou (...)

32Les mises au point d’Althusser dans Lire le Capital semblent rejoindre paradoxalement, les conclusions en moins, les analyses de Kostas Papaioannou, qu’Althusser a attentivement lu dans la revue anti-communiste animée par l’ancien révolutionnaire professionnel Boris Souvarine, Le Contrat social69, mais aussi celles de Raymond Aron, dans sa thèse de doctorat cherchant à critiquer le marxisme à son fondement comme philosophie de l’histoire (historisme ou historicisme, selon les deux traductions successivement et alternativement adoptées en France) et prophétisme dénué de fondement scientifique autre que celui de grille d’analyse comme une autre. Il s’agit pour Althusser de dénoncer les illusions de la praxis, concept fourre-tout et spéculatif, reliquat d’un idéalisme subjectif et d’une vision naïvement progressiste de l’histoire, tout en sauvant le marxisme de Marx des accusations d’historicisme lancées par ses adversaires. Papaioannou est relativement isolé dans le monde intellectuel français du début des années 1960, il est toutefois proche de Raymond Aron autant qu’un ancien « communiste oppositionnel », comme Castoriadis, Lefort, Lyotard, Fougeyrollas ou Souyri, tous membres du PCI (Parti communiste internationaliste), de matrice trotskiste, les groupes Socialisme ou Barbarie puis Pouvoir ouvrier avec lesquels frayent un temps les situationnistes menés par Guy Debord. Au-delà d’une certaine indifférence théorique pour l’Italie confinant au dédain philosophique, ceux-ci ne manifestent aucune complaisance pour son Parti communiste italien qu’ils perçoivent comme encore et toujours stalinien après 1956. Il faut ajouter qu’ils furent longtemps proches des « communistes de gauche » italiens, disciples ou proches de Bordiga, le dirigeant communiste qu’a combattu Gramsci de 1923 à 1926 puis Togliatti jusqu’à sa mort.

  • 70 Lettre de Louis Althusser à Bruno Queysanne [1963 ?], fonds Roland Leroy, 263 J 5, archives du PCF, (...)

33Pour parachever le tableau, il faudrait ajouter Pierre Bourdieu, assistant en sociologie de Raymond Aron, et Jean-Claude Passeron, tous deux proches d’Althusser entre 1963 et 1967. Ils animent un séminaire à l’ENS à l’invitation d’Althusser pour une esquisse d’une sociologie de la culture et des intellectuels, puis envisagent une collaboration scientifique, non sans implications politiques dans lesquelles Althusser veut embarquer les deux sociologues, Bourdieu se révélant, semble-t-il, le plus distant des deux. En ce sens, la lecture des Héritiers de Bourdieu et Passeron prend une autre signification. Et Althusser le confie à l’étudiant Bruno Queysanne, qui assistait aux séminaires à Ulm sur la méthode en sciences sociales : « Tu es le seul qui énonce la “théorie” de la pratique idéologique de l’UNEF. Entends-moi bien : tu ne fais pas la théorie scientifique de la pratique idéologico-politico-syndicale de l’UNEF, cela, ce sont Bourdieu et Passeron qui le font70. » Cette critique de la distinction se reconnecte aux débats de l’UEC de l’époque, la mise en avant de l’intelligence prêtée à la gauche italienne s’opposant à l’ouvriérisme limité des communistes français, ce qui relativise les goûts esthétiques, sociologiques et historicistes, de la nouvelle classe intellectuelle en quête de légitimation, émergeant à Paris en 1963, s’affirmant en 1968, avant d’aller partir à l’assaut des institutions avant et après 1981.

There was a book lying near Alice on the table … she turned over the leaves, to find some part that she could read, “—for it’s all in some language I don’t know,” she said to herself.
It was like this.
[…]
She puzzled over this for some time, but at last a bright thought struck her. “Why, it’s a Looking-glass book, of course! And if I hold it up to a glass, the words will all go the right way again.” (This was the poem that Alice read.)
[…]
“It seems very pretty,” she said when she had finished it, “but it’s rather hard to
understand!” (You see she didn’t like to confess, even to herself, that she couldn’t make it out at all.) “Somehow it seems to fill my head with ideasonly I don’t exactly know what they are!” However, somebody killed something: that’s clear, at any rate. (Lewis Carroll, Alice in Wonderland)

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Notes

1 Le rime di m. Giacobo Sannazaro, imprimées par Aristotile detto Zoppino, 1532, sonnet XX, p. 10.

2 Je remercie Jacques Rony de m’avoir livré cette anecdote lors de notre entretien en 2016. Le volume reprend des textes traduits par Jacques Texier, Gramsci (Paris, Seghers, 1966). Dans les archives Gallimard, il se révèle que l’idée de l’édition intégrale des Cahiers de prison de Gramsci chez Gallimard fut avalisée par Sartre séduit par la qualité du volume de Texier, poussant Dionys Mascolo à solliciter Texier en 1967 pour diriger ce projet monumental qui fut finalement repris par Robert Paris.

3 O. Forlin, Les intellectuels français et l’Italie, 1945-1955 : médiation culturelle, engagements et représentations, Paris, l’Harmattan, 2006. Voir aussi le volume précis et subtil de F. Attal, Histoire des intellectuels italiens au xxe siècle : prophètes, philosophes et experts, Paris, Les Belles lettres, 2013.

4 Adriano Olivetti à Ivrée en est une figure.

5 G. Martinet, Les Italiens, Paris, Grasset, 1991.

6 Le terme désormais inusité d’intelligence renvoie au contexte de sa formation à la fin du xixe siècle, francisant le terme russe d’intelligentsia, donc étendant la fonction de l’intellectuel, comme écrivain porte-parole de valeurs universelles, à celle d’une classe sociale potentiellement « fonctionnaire de l’universel ». On retrouve notamment cette dénomination clairement sous la plume de Paul Valéry dans ses Propos sur l’Intelligence, en 1926 qui, fort justement, la combine aux débats philosophiques en France, de Taine à Bergson, sur l’opposition et les complémentarités entre les facultés sensibles et celles intellectuelles, avec le statut particulier de l’intuition. Il discute ainsi successivement la double « crise de l’intelligence » sous l’angle de l’« intelligence-faculté » puis de l’« intelligence-classe ».

7 Voir le récit qu’en fait S. de Beauvoir, La force des choses, Paris, Gallimard, 1963.

8 B. Croce, « Antonio Gramsci-lettere dal carcere », Quaderni della critica, no 8, 1947, p. 86-88.

9 « Présentation » du numéro sur l’Italie, Les Temps modernes, no 23-24, août-septembre 1947.

10 E. Mounier, « Lignes de force d’un personnalisme italien », Esprit, no 141, janvier 1948, p. 19.

11 Voir la lettre d’Elio Vittorini à Claude Roy, 18 mars 1948, dans E. Vittorini, Gli anni del Politecnico: lettere 1945-1951, C. Minoia (éd.), Turin, Einaudi, 1977, p. 157-158.

12 D. Mascolo et R. Antelme, Autour d’un effort de mémoire : sur une lettre de Robert Antelme, Paris, Nadeau, 1987, p. 70 et 77.

13 Lettre d’Emmanuel Mounier à Giacomo Debenedetti, 27 janvier 1948, fonds Esprit, IMEC, Caen, cote ESP 2 C1-02-02.

14 Je renvoie au livre de V. Agostini-Ouafi, Giacomo Debenedetti traducteur de Proust, Caen, PUC, 2003 où on peut observer que ce bassin proustien italien fut peut-être aussi ce qui réunissait Alvaro, Vittorini, Pavese et Debenedetti, interlocuteurs privilégiés des intellectuels français d’Esprit et des Temps modernes.

15 Le volume de A. Del Noce, Il suicidio della rivoluzione (Milan, Rusconi, 1978), consacré aux impasses de la conception gramscienne de la politique, condamnée au nihilisme selon lui par oubli de la transcendance, a été récemment traduit en français, en 2015 et préfacé par Hugues Portelli, spécialiste de Gramsci dans les années 1970. Alors chrétien et socialiste, il est depuis devenu dirigeant et élu de divers partis de droite, de l’UDF puis l’UMP, enfin Les Républicains. On peut voir ainsi la lettre d’Augusto Del Noce à Emmanuel Mounier, du 5 mars 1948, où Del Noce se dit prêt à donner un texte à Mounier pour son numéro sur le marxisme, in fonds Emmanuel Mounier, Correspondance avec l’Italie 1947-1948.

16 La lettre envoyée par Gramsci au comité central du Parti communiste d’Union soviétique, le 14 octobre 1926, avait été interceptée par Togliatti, ce qui avait donné lieu à un échange virulent, et à l’expression de sérieux désaccords entre les deux hommes. Gramsci est arrêté quelques jours après. La lettre a été publiée pour la première fois en France, en 1938, à la mort de Gramsci, par A. Tasca, Una lettera di A. Gramsci al Partito comunista russo, Problemi della rivoluzione italiana, Nancy, avril 1938, p. 24-30.

17 U. Terracini, « Antonio Gramsci ou la restauration idéologique du mouvement ouvrier italien », Cahiers internationaux, no 1, 1949, p. 79-90.

18 Notes pour La Reine Albemarle ou le dernier touriste, archives Jean-Paul Sartre, BNF, 1951-1952, cote NAF 28405.

19 À ce sujet, il convient de suivre les développements de l’analyse minutieuse de É. Vial, L’Union populaire italienne, 1937-1940 : une organisation de masse du Parti communiste italien en exil, Rome, EFR, 2007.

20 Leonetti est actif au sein des Cahiers internationaux, dans les Éd. ouvrières auprès de son ami Maitron, enfin il conseille Jean Rous à qui il transmet son témoignage sur l’action de Gramsci dans les Conseils ouvriers. Voir notamment son Mouvements ouvriers et socialistes. L’Italie des origines à 1922, Paris, Éd. ouvrières, 1952 qui offre aux militants du mouvement ouvrier français une introduction précieuse à la formation originale du socialisme et du mouvement ouvrier transalpin.

21 Ce que révèle une correspondance entre Pierre Naville, Pierre Monatte et Alfred Rosmer en 1954-1955, consultée dans les archives de Alfred Rosmer et Pierre Naville au Musée social/CEDIAS.

22 Voir la correspondance entre Fortini, Guiducci et Morin dans les archives de Duvignaud à l’IMEC où un article attendu de Guiducci sur Gramsci, le Gramsci des conseils ouvriers de 1919-1920, perçu comme critique précoce de la bureaucratisation, occupe une correspondance suivie entre 1956 et 1959 (fonds Jean Duvignaud, IMEC).

23 Lettre de R. Rossanda à J.-M. Domenach, 14 mars 1959, Correspondance Esprit, IMEC, Caen.

24 Je renvoie à ce sujet à l’ouvrage de G. Barbalace, Adriano Olivetti: movimenti politici, partiti, partitocrazia, 1945-1958, Rome, Gangemi, 2013.

25 Note de Guy Besse à l’Institut Gramsci, 18 juillet 1956, fonds de l’IG, UA-47, Rome.

26 Je renvoie ici au volume d’hommage, issu d’une journée à la Maison de l’Italie, le 28 mai 2015, où cette fonction est bien contée, M. Aymard et R. Giacone, En souvenir de Ruggiero Romano, Paris, Edizioni dell’Istituto italiano di Cultura, 2017.

27 G. Busino, « Per i 60 anni di R. Romano », dans Pour Raymond Aron (1905-1983). Éléments pour une histoire de la sociologie, Genève, Droz, 1984, p. 183.

28 G. Busino, « Miroir de Gramsci », Journal de Genève, 14-15 janvier 1961.

29 J.-F. Rolland, Un dimanche inoubliable près des casernes, Paris, Grasset, 1984.

30 Je remercie ici Jean Musitelli, qui devint ensuite haut fonctionnaire à l’ambassade d’Italie, sous la direction de Gilles Martinet, dans les années 1980 de m’avoir confié ses souvenirs du rôle qu’a joué pour lui Gilbert Moget dans sa formation, au début des années 1970.

31 Je m’appuie ici sur une cinquantaine de lettres entre chargés de cours et directeurs d’étude de l’EPHE dont les plus fournies sont celles avec Robert Paris, archives Lelio Basso, fonds de la Rivista storica del socialismo, Rome.

32 Il livre alors son témoignage amer dans le dernier numéro de La Nouvelle Critique. On en retrouve quelques traces dans les débats au sein de La Nouvelle Critique en 1957-1958, dans les dossiers conservés dans le fonds Francis Cohen et de La Nouvelle Critique dans les archives du PCF, ainsi qu’un article sur « Intellectuels et classe ouvrière », en 1959, paru dans La Nouvelle Critique.

33 Entretien avec Dominique Fernandez, 24 janvier 2016.

34 D. Fernandez, L’échec de Pavese, Paris, Aubin, 1967, issu de sa thèse présentée à la faculté des lettres de Paris la même année. On trouve déjà des traces de ses lectures de Gramsci dans Le roman italien et la crise de la conscience moderne, Paris, Grasset, 1958.

35 Marie-Dominique Chenu évoque longuement l’atmosphère pesante des années 1947-1955 au sein de l’Église malgré l’air frais apporté par les prêtres ouvriers, la suspicion généralisée, dit-il « car l’atmosphère de 1952 était celle de la guerre froide. On craignait comme la peste toute pénétration du marxisme dans les milieux chrétiens » (dans Jacques Duquesne interroge le Père Chenu : un théologien en liberté, Paris, Le Centurion, 1975).

36 Sans que la liste soit exhaustive, chez le même éditeur, Le Seuil, H. Bartoli, La doctrine économique et sociale de Karl Marx, 1950 ; H. J. Chambre, Le marxisme en Union soviétique, 1955 ; J.-Y. Calvez, La pensée de Karl Marx, 1956.

37 M.-M. Cottier, « Le néo-marxisme d’Antonio Gramsci », Nova et Vetera, Genève, no 1, 1953, p. 23-38.

38 J. Le Goff, À la recherche du Moyen Âge, Paris, Audibert, 2003, p. 85.

39 Je renvoie au témoignage recueilli de Daniel Roche, mais aussi aux échanges avec Maurice Aymard qui m’ont permis de saisir l’ampleur de ses échanges intellectuels et culturels dans les années 1960.

40 F. Braudel, L’histoire au quotidien, t. 3, Paris, Éditions de Fallois, 2001, p. 535.

41 Témoignage de Rémi Hess, dans Henri Lefebvre, Paris, A. M. Métaillé, 1988, p. 136 et 170, mais aussi celui de Caveing, dans mon entretien avec lui en 2016. On repère que cela correspond bien dans l’œuvre de Lefebvre à deux apparitions précoces et positives, vite effacées, à l’œuvre de Gramsci. Dans son Rabelais, Paris, Éditeurs français réunis, 1955, p. 37 et 116, et dans un article « La notion de totalité dans les sciences sociales », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 18, janvier-juin 1955, p. 55-77.

42 Entretien avec Armand Gatti, 25 novembre 2015.

43 Témoignage de M. Soriano, « In Francia con Gramsci », Belfagor, no 4, 1993, p. 468.

44 Cf. le portrait qu’en dresse G. Martinet, L’observateur engagé, Paris, Jean-Claude Lattès, 2004.

45 Voir le volume de S. Trentin, Dix ans de fascisme totalitaire (Paris, ESI, 1937), où il évoque le « communiste libéral » Gramsci, p. 169-170. Sans entrer dans le détail de cet entretien, Edgar Morin (2017) m’expliquait combien la librairie de Trentin à Toulouse avait été au seuil de la guerre la porte ouverte vers la découverte de la littérature américaine combinée à la passion antifasciste.

46 On en retrouve des traces dans une correspondance vigoureuse avec Franco Ferri où elle détaille que ses cours de littérature italienne conduisirent néanmoins beaucoup à envisager de faire des thèses sur Gramsci. Cf. Lettre de Francesca Baratto-Trentin à Franco Ferri, 6 septembre 1964, Corrispondenza per paese (Francia), UA 82, IG, Rome.

47 Rappelons ici que les sièges du Monde, d’Esprit, des Temps modernes, de Gallimard, de l’EPHE sont séparés parfois par un angle de rue, du café de Flore à la rue des Italiens, de la rue Jacob à la rue Gallimard sans oublier le boulevard Raspail, on est dans un mouchoir de poche.

48 M. Vaussard, « Le Lénine italien », Le Monde, 7 septembre 1955. L’avis de Vaussard sur Gramsci est relayé par Ambrogio Donini, dans une lettre du 10 septembre 1955, où il rapporte les propos tenus par Vaussard dans une lettre envoyée au traducteur des Lettres, Jean Noaro. Document trouvé dans les archives de Palmiro Togliatti, fonds conservé par le Sénat italien, serie 1, sottoserie 6, item 17.

49 C’est le témoignage rétrospectif de Sartre, dans J. Gerassi, Entretiens avec Sartre, Paris, Grasset, 2011.

50 P. Nenni, « Premier bilan de la polémique sur la déstalinisation », France-Observateur, 2 août 1956.

51 E. Vittorini, « Français, votre méconnaissance des autres donne le vertige », France-Observateur, 3 octobre 1957.

52 Ignazio Silone, « Invitation à un examen de conscience », L’Express, 7 décembre 1956.

53 Sans détailler, il faudrait revoir la traduction de Gramsci problématique en ce sens en langue française. La méconnaissance relative de Croce, presque totale de Gentile, sans parler de multiples confusions sur Labriola, conduit parfois à de surprenants rapprochements entre la « filosofia dell’atto » et la lecture tendancielle de Gramsci par Garaudy, Sartre, Althusser, Lefebvre, que ce soit les uns pour la saluer, chez les autres pour la critiquer. Je renvoie ici au livre essentiel d’André Tosel, Marx en italiques, Mauvezin, TER, 1991 et celui de Jean-Pierre Potier, Lectures italiennes de Marx, Lyon, PUL, 1986.

54 Lettre de Maurice Merleau-Ponty à Ignazio Silone, 8 juin 1958, « Tempo presente me fait regretter chaque fois de ne pas lire vraiment l’italien », archives Silone, Florence, Correspondance française. Ou la lettre de Roland Barthes à Franco Fortini, 6 mai 1956, archives Jean Duvignaud, fonds Arguments, IMEC, Caen.

55 P. Chaunu, La civilisation de l’Europe des Lumières, Paris, 1971, p. 285, cité par F. Waquet, Le modèle français et l’Italie savante (1660-1750), Rome, publications de l’EFR, 1989.

56 Entretien cité.

57 Lettre de Claude Lévi-Strauss à Jean-François Revel, 10 mai 1958, fonds Revel, NAF 28 466, BNF, Correspondance sur Pour l’Italie.

58 Lettre de Jean-François Revel à Claude Lévi-Strauss, 18 octobre 1958, fonds Lévi-Strauss, NAF 28 150, BNF, Correspondance avec J.-F. Revel.

59 Lettre de Louis Althusser à Jean-François Revel, 10 mai 1958, fonds Revel, NAF 28 466, BNF, Correspondance sur Pour l’Italie.

60 Lettre de Louis Althusser à Jean-François Revel, 5 mai 1958, fonds Revel, NAF 28 466, BNF, Correspondance sur Pour l’Italie.

61 Entretien avec Maurice Caveing, 13 juillet 2016.

62 Échange de lettres entre Paul Veyne et Anthony Crezegut dans la fin de l’année 2016.

63 Dans son autoportrait, Rue d’Ulm : chroniques de la vie normalienne, Paris, Fayard, éd. par Alain Peyrefitte, 1994, intitulé un « Normalien périphérique », il raconte que l’École, « c’est surtout l’École après l’École : les affinités électives qui m’ont assuré tant d’amitiés délectables : Louis Althusser et Georges Cogniot, témoins de mon mariage […] Jean-Paul Sartre, qui lui aussi s’intéressait à Gramsci, Michel Foucault, mon illustre cadet qui, déjà célèbre, m’adressa à propos d’un de mes livres une longue lettre affectueuse qui commençait par “mon cher camarade” ». Je renvoie à mon article en voie de publication, « Les prisons imaginaires de Gramsci », 2018.

64 Voir la note que nous reproduisons ici in extenso : « Les tentatives de Lukacs, limitées à l’histoire de la littérature et de la philosophie, me semblent contaminées par un hégélianisme honteux : comme si Lukacs voulait se faire absoudre par Hegel d’avoir été élève de Simmel et de Dilthey. Gramsci est d’une autre taille. Les développements et les notes de ses Cahiers de Prison touchent à tous les problèmes fondamentaux de l’histoire italienne et européenne : économique, sociale, politique, culturelle. On y trouve des vues absolument originales et parfois géniales sur ce problème, fondamental aujourd’hui, des superstructures. On y trouve aussi, comme il se doit quand il s’agit de vraies découvertes, des concepts nouveaux, par exemple le concept d’hégémonie, remarquable exemple d’une esquisse de solution théorique aux problèmes de l’interpénétration de l’économique et du politique. Malheureusement qui a repris et prolongé, du moins en France, l’effort théorique de Gramsci ? » (« Contradiction et sur-détermination », La Pensée, décembre 1962, p. 21)

65 Voir, entre autres, les lettres de Louis Althusser à Franca Madonia, 18 mars 1965 et 2 juillet 1965, dans Lettres à Franca (1961-1973), Paris, Stock/IMEC, 1998.

66 Je souligne qu’Althusser lit alors à la fin des années 1950 avec la plus grande attention les écrits d’Aron sur l’historicisme, sur les défaillances du marxisme — soit comme scientisme basé sur un prophétisme, soit comme relativisme sans fondement —, il devait même participer à un débat avec Raymond Aron à Toulouse en 1961 où il devait prendre la défense de Gramsci. Il se défausse au dernier moment.

67 Lettre de Louis Althusser à Guy Besse, 25 juillet 1965, fonds Louis Althusser, IMEC, Caen.

68 Lettre de François Billoux à Maurice Thorez, 29 mai 1959 sur une note de Guy Besse, qu’on retrouve dans le fonds Georges Cogniot, 292 J 43/44, Archives départementales de Seine-Saint-Denis, Bobigny.

69 Notes pour un exposé sur « La conception marxiste de la politique », colloque à l’université de Toulouse, octobre 1961. Tirés à part de Kostas Papaioannou, dédicacés par l’auteur, ALT2 A2-01.04, fonds Louis Althusser, IMEC, Caen.

70 Lettre de Louis Althusser à Bruno Queysanne [1963 ?], fonds Roland Leroy, 263 J 5, archives du PCF, Archives départementales de Seine-Saint-Denis, Bobigny.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anthony Crezegut, « Le miroir de l’intelligence française. Le néo-romantisme italien ou la gauche idéale à la lumière de Gramsci (1945-1960) »Cahiers d’études italiennes [En ligne], 28 | 2019, mis en ligne le 15 février 2019, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cei/5377 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cei.5377

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Auteur

Anthony Crezegut

Sciences Po Paris.
anthony.crezegut@gmail.com

Anthony Crezegut est docteur en histoire et agrégé d’histoire. Il est actuellement chargé de cours à Sciences Po Paris et professeur d’histoire dans le secondaire. Ses recherches portent sur la réception de la pensée du philosophe marxiste et dirigeant communiste Antonio Gramsci en France après 1945.

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