Introduction. — La culture italienne en France au xxe siècle : circulation de modèles et transferts culturels. Approche historiographique et problématiques
Notes de l’auteur
Nous sommes particulièrement reconnaissant envers Enzo Neppi, directeur des Cahiers d’études italiennes, d’avoir accueilli dans les pages de la revue dont il assure la direction les articles issus des communications présentées lors de la rencontre à Grenoble. Nous saluons le minutieux travail de relecture des textes qu’il a effectué et les conseils précieux prodigués à leur propos. Nous tenons également à remercier les collègues qui ont accepté de relire les articles et ont ainsi contribué à l’élaboration du numéro : Antonio Bechelloni, Manuela Bertone, Philippe Foro, Catherine Fraixe, Jean-Yves Frétigné, Alessandro Giacone, Barbara Meazzi, Lucia Piccioni, Xavier Tabet.
Texte intégral
- 1 P. Renouvin, Histoire des relations internationales, t. VIII : Les crises du xxe siècle, 2 vol., Pa (...)
1Ce numéro des Cahiers d’études italiennes consacré au transfert de la culture italienne en France au xxe siècle fait partie d’un projet plus large dont le premier acte avait pris la forme d’une journée d’études organisée à l’Université Grenoble Alpes fin 2015. Ce thème s’inscrit dans le champ historiographique de l’histoire des relations culturelles internationales à l’époque contemporaine qui, en France, a commencé à prendre son essor à partir des années 1980. L’impulsion avait été donnée par les historiens français et suisses spécialistes des relations internationales qui avaient créé la revue Relations internationales en 1974. Ce milieu s’était constitué autour de Jean-Baptiste Duroselle et de ses disciples parmi lesquels figurent Pierre Guillen, Pierre Milza, Robert Frank. Duroselle avait été formé par Pierre Renouvin qui avait commencé à renouveler un champ d’études très marqué par l’empreinte de l’école méthodique. Celle-ci pratiquait une histoire de la diplomatie et des guerres envisagée sur un temps court, une histoire factuelle, approchée « par le haut » car s’appuyant sur les archives laissées par les dirigeants politiques et militaires, les archives publiques officielles. C’est en s’interrogeant sur les « forces profondes » susceptibles d’avoir une influence sur les relations entre les États et sur les initiatives des décideurs que Renouvin avait ouvert des perspectives prometteuses à l’histoire des relations internationales1.
- 2 Voir, par exemple, la thèse de R. Frank, Le prix du réarmement français (1935-1939), Paris, Publica (...)
2Les forces profondes identifiées en premier lieu par les historiens furent les facteurs matériels. Les années 1960 et 1970 étaient en effet dominées par les conceptions de l’école des Annales et les historiens étaient partis de la « cave » avant de remonter vers le « grenier », pour reprendre la formule de Michel Vovelle. Aussi avaient-ils commencé à examiner le rôle des facteurs économiques et financiers dans les relations internationales2, puis l’influence des forces sociales.
- 3 J.-J. Becker, 1914. Comment les Français sont entrés dans la guerre. Contribution à l’étude de l’op (...)
- 4 Les entrées en guerre en 1914, Guerres mondiales et conflits contemporains, no 179, juillet 1995.
- 5 Opinion publique et politique extérieure, t. I : 1870-1914 ; t. II : 1915-1940 ; t. III : 1945-1981(...)
- 6 Mentalités collectives et relations internationales, Relations internationales, no 2, 1974. Voir no (...)
- 7 Voir R. Frank (dir.), Image et imaginaires dans les relations internationales depuis 1938, Cahiers (...)
- 8 Le pacifisme de 1920 à nos jours, Relations internationales, no 53, printemps 1988.
- 9 E. Decleva e P. Milza (dir.), Italia e Francia. I nazionalismi a confronto, Milan, ISPI/FrancoAngel (...)
- 10 Les Internationales et le problème de la guerre au xxe siècle, Rome, École française de Rome, 1987.
3Progressivement, les études se sont attelées au domaine de l’opinion publique et à son poids sur les dirigeants politiques et militaires. Jean-Jacques Becker a dans cette perspective réalisé une thèse pionnière sur l’opinion publique lors de l’entrée de la France dans la Grande Guerre3, étude étendue à plusieurs pays belligérants dans les années suivantes4. Un important colloque publié par l’École française de Rome au cours des années 1980 avait été consacré à l’étude des interférences de l’opinion publique sur la politique extérieure des États5. Avec l’opinion publique, les historiens ont exploré le domaine des mentalités et leur rôle dans les relations internationales. La notion était utilisée, on le sait, par les tenants de l’école des Annales des années 1970 ; appliquée à des cas d’études, elle a également fait l’objet, en compagnie d’autres notions dont elle est proche, d’intenses réflexions pour en préciser les contours et la définir6. Comme il lui était reproché d’être conçue comme le dernier étage — le grenier — d’une structure pyramidale dépendant d’un poste de pilotage occupé par les infrastructures économiques et sociales, les historiens lui ont substitué les notions — qu’ils considèrent comme entièrement autonomes — d’imaginaire collectif, d’image, de représentation ; représentations susceptibles d’être intégrées dans des ensembles formant des systèmes de représentations7. Parallèlement, le domaine des idéologies et celui des cultures politiques étaient eux aussi envisagés comme des facteurs susceptibles d’interférer dans le domaine des relations internationales : le pacifisme8, le nationalisme9, les socialismes10, étaient ainsi examinés dans le cadre de travaux collectifs.
- 11 J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997.
- 12 Voir J.-J. Becker, J. Winter, G. Krumeich, A. Becker et S. Audoin-Rouzeau, Guerre et Culture. 1914- (...)
4Enfin, toujours au cours des années 1980, c’était aussi la culture qui entrait dans le champ des études d’histoire des relations internationales. Cette attention pour la culture s’inscrit dans le contexte de la montée en puissance, à partir des années 1980-1990, de l’histoire culturelle marquée par une tendance englobante vis-à-vis d’autres domaines de l’histoire11. Dans ce cadre, l’historiographie de la Grande Guerre, qui a connu un profond renouvellement à partir du tournant années 1980-1990 sous l’influence d’une approche culturelle et anthropologique de la guerre, a eu un rôle important dans l’évolution des problématiques de l’histoire des relations culturelles internationales12.
- 13 R. Frank, « La machine diplomatique culturelle française après 1945 », Relations internationales, n(...)
- 14 P. Poirrier, Les politiques de la culture en France, Paris, La Documentation française, 2016. Id. ( (...)
- 15 L. Martin, Jack Lang. Une vie entre culture et politique, Paris, Complexe, 2008.
5Ce furent dans un premier temps les politiques culturelles menées par les États ou par des institutions privées qui furent étudiées, eu égard à l’existence de fonds d’archives publiques ou privées nombreux et accessibles. De surcroît, depuis plusieurs décennies déjà, notamment depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, les pouvoirs publics ont accordé une place croissante au secteur culturel tant dans leur politique extérieure que dans leur politique interne. Ainsi, la politique culturelle de la France dans le monde, vue comme moyen de compenser partiellement la perte de puissance française sur la scène internationale, a pris une nouvelle dimension après 194513. Parallèlement, la France a développé une importante politique culturelle intérieure marquée par la création d’un ministère des Affaires cultuelles en 1959, sous la houlette d’André Malraux, et visant à démocratiser l’accès à la culture14. Enfin, en 1981, soit au moment où les historiens ont commencé à défricher le champ de l’histoire des politiques culturelles, les socialistes au pouvoir, derrière Jack Lang, ont accordé une large place à la culture, intérêt marqué par un doublement du budget du ministère de la Culture15.
- 16 Relations internationales, no 24, hiver 1980 ; no 25, printemps 1981.
- 17 A. Salon, L’action culturelle de la France dans le monde, Paris, Nathan, 1983.
- 18 C. Defrance, La politique culturelle de la France sur la rive gauche du Rhin, 1945-1955, Strasbourg (...)
- 19 P. Ory, La belle illusion. Culture et politique sous le signe du Front populaire, 1935-1938, Paris, (...)
6Plusieurs publications ont constitué des jalons importants pour baliser ce champ de la recherche. La revue Relations internationales a ainsi publié un numéro double au début des années 1980 coordonné par Pierre Milza et intitulé Culture et relations internationales16. Peu après, Albert Salon faisait paraître son ouvrage sur l’action culturelle de la France dans le monde17. Des thèses étaient publiées au début des années 1990, telle celle de Corinne Defrance sur la politique culturelle de la France dans l’Allemagne rhénane au cours de la décennie 1945-195518, et celle de Pascal Ory dédiée à la politique culturelle, interne celle-ci, du Front populaire19.
- 20 M. Espagne et M. Werner (dir.), Transferts. Les relations interculturelles dans l’espace franco-all (...)
- 21 Diplomatie et transferts culturels, Relations internationales, no 115, hiver 2003 ; no 116, printem (...)
- 22 A. Dulphy, R. Frank, M.-A. Matard-Bonucci et P. Ory, Les relations culturelles internationales au x (...)
7À partir des années 2000, c’est aussi une approche « par le bas » des relations culturelles qui était désormais envisagée par les historiens. Ce sont les échanges culturels informels animés par des acteurs culturels non institutionnels qui sont devenus des objets d’études historiques. Les thématiques au cœur de cette approche s’articulent autour des notions de diffusion et d’accueil de courants ou de mouvements culturels issus d’un pays dans un autre, de celles de transferts culturels, de circulations culturelles, d’acculturation. Michel Espagne et Michael Werner avaient consacré une étude pionnière aux transferts culturels entre France et Allemagne20. La revue Relations internationales a publié en 2003 un nouveau numéro double sur la question des rapports entre culture et diplomatie témoignant des avancées de la recherche : tandis que le premier volume présente des études de politique culturelle, les articles du second sont dévolus aux relations culturelles informelles21. Cette double approche caractérise également le copieux ouvrage intitulé Les relations culturelles internationales au xxe siècle : de la diplomatie culturelle à l’acculturation paru en 2010 et issu d’un colloque organisé à Paris quatre ans plus tôt22.
- 23 F. Chaubet et L. Martin, Histoire des relations culturelles dans le monde contemporain, Paris, A. C (...)
- 24 L’intitulé de la question est le suivant : « Culture, médias, pouvoirs aux États-Unis et en Europe (...)
8Signes que ce domaine de la recherche est désormais parvenu à maturité, François Chaubet et Laurent Martin ont fait paraître en 2011 une Histoire des relations culturelles dans le monde contemporain chez Armand Colin dans la collection « U » dédiée aux manuels de l’enseignement supérieur23. En 2018, la question d’histoire contemporaine au programme des concours de l’enseignement secondaire comporte une forte dimension d’histoire des relations culturelles internationales24.
9Enfin, l’historiographie des relations culturelles a évolué sous l’influence de l’approche transnationale de l’histoire : étudiés entre deux ou plusieurs pays, en termes d’histoire des relations internationales, les échanges culturels sont également envisagés, et le sont de plus en plus depuis une dizaine d’années, dans une perspective d’histoire transnationale.
- 25 J.-B. Duroselle et E. Serra (dir.), Italia e Francia dal 1919 al 1939, Milan, ISPI/FrancoAngeli, 19 (...)
- 26 E. Decleva et P. Milza (dir.), Italia e Francia. I nazionalismi a confronto, Milan, ISPI/FrancoAnge (...)
- 27 La France et l’Italie. Histoire de deux nations sœurs, de 1660 à nos jours, Paris, A. Colin, 2016.
- 28 Voir notamment les travaux de F. Brizay, Touristes du Grand siècle. Le voyage d’Italie au xviie siè (...)
- 29 Voir M.-A. Matard-Bonucci, « Intellectuels français en Italie fasciste », dans A. Dulphy, Y. Léonar (...)
- 30 Voir entre autres, J.-C. Vegliante (dir.), Ailleurs, d’ailleurs, Paris, Centre interdisciplinaire d (...)
10Ce numéro s’inscrit dans ce champ de l’histoire des relations culturelles internationales, car il s’agit de faire une histoire des relations culturelles appliquée aux échanges franco-italiens au xxe siècle. Ce domaine de la recherche a été balisé par d’importantes publications collectives qui ont vu le jour sous la houlette du Comité historique franco-italien présidé par Jean-Baptiste Duroselle et Enrico Serra25, puis par Enrico Decleva et Pierre Milza26. Bien entendu, c’est l’ensemble des relations entre la France et l’Italie qui était au programme de ces volumes et non les seules relations culturelles. Mais celles-ci ont occupé une place croissante dans les études des historiens français et italiens. Ces remarques s’appliquent à l’ouvrage récent de Gilles Bertrand, Jean-Yves Frétigné et Alessandro Giacone dédié à l’histoire des relations franco-italiennes entre 1660 et le début du xxie siècle27. Il convient de souligner aussi l’apport des études sur l’histoire du voyage, aux périodes moderne28 et contemporaine29, au domaine des échanges culturels entre France et Italie. Enfin, les travaux des italianisants ont également accompagné l’avancée de la recherche sur les échanges culturels entre France et Italie30.
- 31 C’est ce que montrent dans leurs articles plusieurs auteurs du volume suivant : C. Fraixe, L. Picci (...)
11Les thématiques traversant les articles du présent numéro s’articulent autour des questions de diffusion et de réception de courants et de mouvements culturels ; également autour des questions de transferts culturels, car si des auteurs, des œuvres et des courants culturels italiens furent accueillis et connurent une diffusion auprès d’un public, ils firent aussi l’objet de lectures, d’interprétations et de réappropriations de la part du public en question. En retour, les auteurs ou courants culturels italiens ont parfois subi eux-mêmes une influence après une diffusion en France31. À côté des phénomènes de transferts culturels, il y eut parfois aussi des circulations culturelles entre l’Italie et la France.
- 32 A. C. Pinto (éd.), Rethinking the Nature of Fascism, Palgrave Macmillan, 2011. A. C. Pinto et A. Ka (...)
- 33 Tel fut le projet mis en œuvre entre 1933 et 1936 par les Comités d’action pour l’universalité de R (...)
- 34 F. Cavarocchi, Avanguardie dello spirito. Il fascismo e la propaganda culturale all’estero, Rome, C (...)
12Les processus de transferts et de circulations culturels sont analysés dans les articles au regard de l’attrait pour un modèle politique italien. Ce numéro tente en effet de mettre en évidence le lien étroit entre culture et politique. Car, entre les années 1920 et les années 1970, la sphère politique et idéologique italienne a constitué un modèle pour des fractions des forces politiques et/ou pour des milieux culturels français. Ce fut le cas du fascisme à partir du début des années 1920 qui exerça un rayonnement international incontestable32. Certains cadres fascistes le considéraient comme un article d’exportation et le régime tenta d’exercer une influence politique sur des mouvements fascisants étrangers dans les années 1930 notamment33. Il développa aussi une influence idéologique et culturelle plus diffuse sur une partie au moins des opinions publiques étrangères, notamment sur des groupes politiques et/ou culturels34. Les objectifs du régime étaient de promouvoir des images positives de l’Italie fasciste de manière à assurer le rayonnement de son idéologie et de servir ses objectifs diplomatiques.
- 35 E. Mounier, « Délivrez-nous », Esprit, no 141, janvier 1948, p. 135-136.
- 36 E. Mounier, « Lignes de force d’un personnalisme italien », Esprit, no 141, janvier 1948, p. 14-23.
- 37 N. Ajello, Intellettuali e PCI, 1944-1958, Bari, Laterza, 1997 (1979), p. 72-73 et 113-114.
13Après 1945, ce furent le pôle communiste et marxiste et, dans une moindre mesure, le pôle socialiste-libéral rassemblé pour une courte période autour du parti d’Action (1942-1947), qui suscitèrent un vif intérêt dans certains milieux politico-culturels de gauche français. Le PCI et les cercles culturels membres ou proches du PCI étaient vus en France comme les dépositaires d’un communisme et d’un marxisme souples et ouverts, particulièrement sur les questions idéologiques et culturelles. Ces représentations tranchaient avec l’image d’un PCF inféodé à l’URSS, réceptacle d’un marxisme dogmatique, rigide sur les questions culturelles et ayant du mal à rassembler autour de lui l’ensemble de l’intelligentsia de gauche. Voici ce qu’Emmanuel Mounier, de retour d’un voyage en Italie où il avait effectué une tournée de conférences dans les cercles culturels de plusieurs villes, écrivait en janvier 1948 dans la revue Esprit dont il était le directeur, à propos des situations caractérisant les milieux intellectuels et politiques de gauche en Italie et France : « Je viens de parcourir l’Italie. Je suis frappé de la différence de climat qui sépare, sur ce point, les deux pays. On croirait passer d’un univers à l’autre, d’une maison de fous à un peuple normal35. » Dans un autre article paru dans le même numéro d’Esprit consacré à l’analyse des forces politiques et culturelles, Mounier insistait sur la souplesse caractérisant le PCI et les débats intellectuels36. Or, au moment de la publication de ces textes, il était pourtant manifeste que l’Italie n’était pas épargnée par le durcissent idéologique issu du déclenchement de la guerre froide. Togliatti avait lancé son parti dans un soutien sans failles à l’URSS ; sur le plan culturel, le temps du débat sur les rapports entre politique et culture, sur les marges de liberté dont disposent les intellectuels du parti, était déjà révolu. Togliatti avait tranché : il avait introduit dans les cercles du parti le réalisme socialiste et assigné aux intellectuels de mener la bataille idéologique. Des rappels à l’ordre avaient été lancés dans les milieux intellectuels communistes, des revues proches du Parti avaient cessé de paraître en raison du raidissement culturel : c’est le cas d’Il Politecnico que dirigeait Elio Vittorini à Milan fin 194737.
- 38 C. Fraixe, L. Piccioni et C. Poupault (dir.), Vers une Europe latine. Acteurs et enjeux des échange (...)
- 39 O. Forlin, Les intellectuels français et l’Italie, 1945-1955. Médiation culturelle, engagements et (...)
14Dans l’entre-deux-guerres comme dans les années 1945-1970, les liens entre la sphère politique et des courants culturels italiens furent étroits. Car la culture fut envisagée soit comme la vitrine du modèle politique, ou au moins comme une de ses dimensions importantes, soit comme un outil permettant de diffuser des éléments du modèle politique, ou de favoriser un rapprochement diplomatique entre France et Italie. La politique culturelle mise en œuvre par le régime fasciste avait ainsi, entre autres objectifs, de contribuer au façonnement de représentations positives de l’Italie nouvelle et de favoriser la réalisation des objectifs politiques de la diplomatie fasciste. En France comme en Italie, le thème des racines culturelles communes entre les deux nations latines était avancé à la fois par des hommes de culture — français et italiens — et par le régime fasciste pour favoriser une entente diplomatique entre les deux pays38. Après 1945, la culture néoréaliste fut perçue en France comme un élément majeur de la sphère politico-culturelle de la gauche italienne ; aussi fut-elle analysée en relations étroites avec les débats idéologiques qui traversaient les milieux intellectuels italiens39.
15Les principaux objets des textes composant ce numéro s’articulent autour de la reconstitution et l’analyse des circulations et des transferts culturels entre l’Italie et la France ; de l’étude des enjeux politico-idéologiques présents, qu’ils soient explicites ou situés à l’arrière-plan, dans les circulations et les transferts culturels ; de l’examen des modalités des circulations et des supports variés sur lesquels s’appuient les transferts culturels. Parmi les supports étudiés figurent les expositions, les journaux et les revues, la traduction et l’édition d’ouvrages, le cinéma.
16Les acteurs de ces transferts culturels sont analysés dans tous les textes. Parmi eux se distinguent de véritables médiateurs culturels franco-italiens qui ont eu un rôle déterminant pour faire connaître la culture italienne en France ; certains étaient des médiateurs culturels professionnels (personnels des ambassades, directeurs de musées, commissaires d’expositions, éditeurs, traducteurs, etc.), tandis que d’autres furent davantage des amateurs dans le domaine de la médiation culturelle (journalistes, critiques culturels, intellectuels engagés, etc.). Leur action n’en fut pas moins décisive. Les textes du volume tentent de reconstituer le parcours de ces médiateurs culturels, leur inscription éventuelle dans des réseaux (journalistiques, littéraires, politiques, etc.) pour mieux comprendre leur rôle dans les échanges culturels.
17Les articles cherchent également à saisir les effets de ces transferts culturels en termes d’acculturation (quels publics, quels milieux concernés en France) et de représentations de l’Italie. Certains ont placé au cœur de la réflexion les effets politiques des transferts culturels : favoriser une entente diplomatique entre la France et l’Italie qui connut — certes pour une courte durée —, un aboutissement au milieu des années 1930 ; contribuer à la reprise de relations diplomatiques cordiales et favoriser la réinsertion internationale d’une Italie démocratique après 1945.
18Deux parties structurent ce numéro, elles correspondent à la période de l’entre-deux-guerres (marquées par la présence du régime fasciste et de son rayonnement international) et à celle qui s’étend des lendemains de la Seconde Guerre mondiale jusque vers 1970.
19En première partie, Francesca Cavarocchi pose le cadre de la politique d’influence culturelle que le régime fasciste a déployée à l’extérieur au service de ses desseins diplomatiques. Elle étudie initiatives et moyens mis en œuvre pour encadrer les émigrés italiens en France afin de renforcer leur identité italienne et d’assurer leur politisation à l’aune de l’idéologie fasciste. Son texte examine également la politique culturelle fasciste destinée à convaincre des pans de l’opinion publique française que le fascisme a transformé l’Italie en un pays moderne et stable avec lequel un rapprochement diplomatique est souhaitable. Des réseaux culturels bienveillants à l’égard de l’expérience fasciste ont été ciblés et sollicités par le régime de Mussolini pour parvenir à ses fins.
20Laura Fournier-Finocchiaro analyse le milieu des italianisants français qui, par les traductions et les textes de critiques littéraires, a accueilli la littérature italienne et favorisé sa diffusion en France. Son texte cerne des groupes culturels qui furent souvent séduits par le régime fasciste et eurent tendance à relayer ses mythes culturels et à promouvoir des auteurs favorables au fascisme. Ils furent de ceux qui conçurent la littérature comme l’un des moyens de faire avancer l’entente diplomatique franco-italienne.
21Une telle entente était aussi l’objectif de la rédaction du périodique marseillais diffusé en Provence Sud Magazine, paru entre 1928 et 1939, indique Christophe Poupault dans son article. Afin de permettre ce rapprochement, l’idée d’une culture latine commune entre France et Italie était mise en avant dans les colonnes d’un périodique qui diffusait des représentations favorables du régime fasciste.
22L’article de Caroline Pane fait le pont entre les périodes de l’entre-deux-guerres et de l’après 1945. L’auteure étudie en effet le groupe d’artistes des « Italiens de Paris » qui fut proche des organismes culturels de l’Italie fasciste. Ses expositions ont cherché à montrer, en résonance avec le discours du fascisme, la contribution italienne à la modernité artistique parisienne. Elles furent aussi l’occasion de célébrer des racines culturelles latines communes. Or, après 1945, l’Italie et la France mobilisent à nouveau le groupe des Italiens de Paris pour promouvoir un rapprochement diplomatique entre deux régimes politiques désormais démocratiques.
23Le renouveau culturel italien du second après-guerre, placé sous le signe du néoréalisme, a suscité un fort engouement en France, certes dans des milieux culturels politisés à gauche assez restreints. Pierre Sorlin analyse dans son article les contours du néoréalisme cinématographique qui, rappelle-t-il, fut une expérience assez brève et concerna un nombre d’œuvres relativement limité si l’on s’en tient à une définition stricte du genre néoréaliste. Pourtant, la richesse du courant suscita de nombreux débats en Italie, bien sûr, ainsi qu’en France dans les milieux de la critique de cinéma et, au-delà, dans les milieux culturels de gauche, et même dans certains milieux modérés.
24Olivier Forlin analyse la réception de la culture néoréaliste dans les milieux intellectuels liés au Parti communiste français (PCF). Si ceux-ci furent très enthousiastes à l’égard d’une culture dont les œuvres s’enracinaient dans le contexte de la guerre et de la Résistance et dans le terreau social de l’Italie nouvelle, ils en firent une lecture très politique qui les conduisit à confronter les œuvres aux canons du réalisme socialiste, le courant culturel officiellement institué en URSS et que les partis communistes tentaient d’imposer dans leurs rangs.
25L’article d’Anthony Crezegut s’intéresse aux groupes intellectuels français qui au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, séduits par le marxisme, se tenaient cependant à distance du PCF auquel il reprochait son dogmatisme doctrinal. Ils furent tentés de regarder du côté des courants marxistes italiens qui intégraient à leur patrimoine idéologique les réflexions d’Antonio Gramsci dont les œuvres étaient alors en cours de publication en Italie. L’intérêt pour les thèses du penseur sarde et, au-delà, pour les courants de la gauche italienne, n’évita pas une tendance, chez les Français, à l’idéalisation et à la mythification des dynamiques à l’œuvre de l’autre côté des Alpes. Il faut attendre les années 1950 et 1960 pour que des « italomaques » français élaborent un récit déconstruisant cette italophilie romantique.
26Jérémie Dubois propose dans son texte une histoire du mouvement associatif garibaldien qui, sous la houlette de l’Association nationale des garibaldiens de France présidée pendant une longue période par l’ancien résistant Darno Maffini, a diffusé en France une culture italienne démocratique et antifasciste entre 1945 et le début des années 2000.
Notes
1 P. Renouvin, Histoire des relations internationales, t. VIII : Les crises du xxe siècle, 2 vol., Paris, Hachette, 1957-1958. J.-B. Duroselle et P. Renouvin, Introduction à l’histoire des relations internationales, Paris, A. Colin, 1991 (1964).
2 Voir, par exemple, la thèse de R. Frank, Le prix du réarmement français (1935-1939), Paris, Publications de la Sorbonne, 1982 (1978).
3 J.-J. Becker, 1914. Comment les Français sont entrés dans la guerre. Contribution à l’étude de l’opinion publique, printemps-été 1914, Paris, Presses de Sciences Po, 1977.
4 Les entrées en guerre en 1914, Guerres mondiales et conflits contemporains, no 179, juillet 1995.
5 Opinion publique et politique extérieure, t. I : 1870-1914 ; t. II : 1915-1940 ; t. III : 1945-1981, Rome, École française de Rome, 1981, 1984, 1985.
6 Mentalités collectives et relations internationales, Relations internationales, no 2, 1974. Voir notamment, dans ce numéro, l’article de J.-B. Duroselle, « Opinion, attitude, mentalité, mythe, idéologie : essai de clarification », p. 3-23. Voir aussi P. Milza, « Mentalités collectives et relations internationales », Relations internationales, no 41, printemps 1985, p. 93-109.
7 Voir R. Frank (dir.), Image et imaginaires dans les relations internationales depuis 1938, Cahiers de l’IHTP, no 28, 1994. Voir aussi les travaux de P. Laborie, « De l’opinion à l’imaginaire social », Vingtième siècle, no 18, avril-juin 1988, p. 101-117. Id., « Histoire politique et histoire des représentations mentales », dans D. Peschanski, M. Pollak et H. Rousso (dir.), Histoire politique et sciences sociales, Cahiers de l’IHTP, no 18, juin 1991, p. 105-114.
8 Le pacifisme de 1920 à nos jours, Relations internationales, no 53, printemps 1988.
9 E. Decleva e P. Milza (dir.), Italia e Francia. I nazionalismi a confronto, Milan, ISPI/FrancoAngeli, 1993.
10 Les Internationales et le problème de la guerre au xxe siècle, Rome, École française de Rome, 1987.
11 J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997.
12 Voir J.-J. Becker, J. Winter, G. Krumeich, A. Becker et S. Audoin-Rouzeau, Guerre et Culture. 1914-1918, Paris, A. Colin, 1994. S. Audoin-Rouzeau et A. Becker, 14-18, retrouver la Guerre, Paris, Gallimard, 2000.
13 R. Frank, « La machine diplomatique culturelle française après 1945 », Relations internationales, no 115, automne 2003, p. 325-348.
14 P. Poirrier, Les politiques de la culture en France, Paris, La Documentation française, 2016. Id. (dir.), Pour une histoire des politiques culturelles dans le monde, 1945-2011, Paris, Comité d’histoire du ministère de la Culture, 2011.
15 L. Martin, Jack Lang. Une vie entre culture et politique, Paris, Complexe, 2008.
16 Relations internationales, no 24, hiver 1980 ; no 25, printemps 1981.
17 A. Salon, L’action culturelle de la France dans le monde, Paris, Nathan, 1983.
18 C. Defrance, La politique culturelle de la France sur la rive gauche du Rhin, 1945-1955, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1994.
19 P. Ory, La belle illusion. Culture et politique sous le signe du Front populaire, 1935-1938, Paris, Plon, 1994.
20 M. Espagne et M. Werner (dir.), Transferts. Les relations interculturelles dans l’espace franco-allemand, xviiie et xixe siècles, Paris, Éd. Recherche sur les civilisations, 1988. Voir aussi M. Espagne, Les transferts culturels franco-allemands, Paris, PUF, 1999.
21 Diplomatie et transferts culturels, Relations internationales, no 115, hiver 2003 ; no 116, printemps 2004. Voir aussi H. U. Jost et S. Prezioso (dir.), Relations internationales, échanges culturels et réseaux intellectuels, Lausanne, Éd. Antipodes, 2002. D. Rolland (dir.), Histoire culturelle des relations internationales. Carrefour méthodologique, xxe siècle, Paris, L’Harmattan, 2004.
22 A. Dulphy, R. Frank, M.-A. Matard-Bonucci et P. Ory, Les relations culturelles internationales au xxe siècle : de la diplomatie culturelle à l’acculturation, Bruxelles, Peter Lang, 2010.
23 F. Chaubet et L. Martin, Histoire des relations culturelles dans le monde contemporain, Paris, A. Colin, 2011.
24 L’intitulé de la question est le suivant : « Culture, médias, pouvoirs aux États-Unis et en Europe occidentale 1945-1991 ».
25 J.-B. Duroselle et E. Serra (dir.), Italia e Francia dal 1919 al 1939, Milan, ISPI/FrancoAngeli, 1981. Id., Italia e Francia (1939-1945), Milan, ISPI/FrancoAngeli, 1984. Id., Il vincolo culturale fra Italia e Francia negli anni trenta e quaranta, Milan, ISPI/FrancoAngeli, 1986. Id., Italia e Francia (1946-1954), Milan, ISPI/FrancoAngeli, 1988. E. Serra (dir.), Italia, Francia e Mediterraneo, Milan, ISPI/FrancoAngeli, 1990.
26 E. Decleva et P. Milza (dir.), Italia e Francia. I nazionalismi a confronto, Milan, ISPI/FrancoAngeli, 1993. Id., La Francia e l’Italia negli anni venti: tra politica e cultura, Milan, ISPI/SPAI, 1998.
27 La France et l’Italie. Histoire de deux nations sœurs, de 1660 à nos jours, Paris, A. Colin, 2016.
28 Voir notamment les travaux de F. Brizay, Touristes du Grand siècle. Le voyage d’Italie au xviie siècle, Paris, Belin, 2006, et ceux de G. Bertrand, Le Grand Tour revisité. Pour une archéologie du tourisme : le voyage des Français en Italie, milieu xviiie-début xixe siècle, Rome, École française de Rome, 2008.
29 Voir M.-A. Matard-Bonucci, « Intellectuels français en Italie fasciste », dans A. Dulphy, Y. Léonard et M.-A. Matard-Bonucci (dir.), Intellectuels, artistes et militants. Le voyage comme expérience de l’étranger, Berne, Peter Lang, 2009, p. 29-47. Voir, parmi les recherches de C. Poupault, « Les voyages d’hommes de lettres en Italie fasciste. Espoir du rapprochement franco-italien et culture de la latinité », Vingtième siècle, no 104, oct.-déc. 2009, p. 67-79. Id., « De l’Italie “éternelle” à l’Italie “nouvelle”. Une image renouvelée de la Péninsule par les voyageurs français sous le fascisme », Laboratoire italien, no 13, 2013, p. 257-278. Id., À l’ombre des faisceaux. Les voyages français dans l’Italie des chemises noires (1922-1943), Rome, École française de Rome, 2014.
30 Voir entre autres, J.-C. Vegliante (dir.), Ailleurs, d’ailleurs, Paris, Centre interdisciplinaire de recherches sur la culture et l’émigration (CIRCE), Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1996.
31 C’est ce que montrent dans leurs articles plusieurs auteurs du volume suivant : C. Fraixe, L. Piccioni et C. Poupault (dir.), Vers une Europe latine. Acteurs et enjeux des échanges culturels entre la France et l’Italie fasciste, Bruxelles, INHA-Peter Lang, 2014.
32 A. C. Pinto (éd.), Rethinking the Nature of Fascism, Palgrave Macmillan, 2011. A. C. Pinto et A. Kallis (éd.), Rethinking Fascism and Dictatorship in Europe, Palgrave Macmillan, 2014.
33 Tel fut le projet mis en œuvre entre 1933 et 1936 par les Comités d’action pour l’universalité de Rome (CAUR) dirigés par le général Coselschi. À côté de l’objectif de diffuser la culture italienne à l’étranger, Coselschi ambitionnait de créer une organisation internationale capable de rassembler les mouvements fascistes en Europe.
34 F. Cavarocchi, Avanguardie dello spirito. Il fascismo e la propaganda culturale all’estero, Rome, Carocci, 2010. F. Finchelstein, Transatlantic Fascism: Ideology, Violence, and the Sacred in Argentina and Italy, 1919–1945, Durham, Duke University Press, 2010.
35 E. Mounier, « Délivrez-nous », Esprit, no 141, janvier 1948, p. 135-136.
36 E. Mounier, « Lignes de force d’un personnalisme italien », Esprit, no 141, janvier 1948, p. 14-23.
37 N. Ajello, Intellettuali e PCI, 1944-1958, Bari, Laterza, 1997 (1979), p. 72-73 et 113-114.
38 C. Fraixe, L. Piccioni et C. Poupault (dir.), Vers une Europe latine. Acteurs et enjeux des échanges culturels entre la France et l’Italie fasciste, ouvr. cité.
39 O. Forlin, Les intellectuels français et l’Italie, 1945-1955. Médiation culturelle, engagements et représentations, Paris, L’Harmattan, 2006.
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Référence électronique
Olivier Forlin, « Introduction. — La culture italienne en France au xxe siècle : circulation de modèles et transferts culturels. Approche historiographique et problématiques », Cahiers d’études italiennes [En ligne], 28 | 2019, mis en ligne le 15 février 2019, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cei/5286 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cei.5286
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