La communication politique des années quatre-vingt
Résumés
Trois phénomènes caractérisent la communication politique des années quatre-vingt : la personnalisation et spectacularisation des campagnes électorales, et leur professionnalisation. Ces phénomènes contribuèrent à l’essor d’une propagande figurative axée sur l’effigie du leader, que la plupart des partis italiens avait jusque-là fui craignant de rappeler le culte du Duce pendant le fascisme. Après avoir évoqué les facteurs qui conduisirent à ces changements (influence d’expériences étrangères ; prolifération de chaînes de télévision privées), cet article montre que l’enthousiasme pour les nouvelles approches de publicité électorale ne toucha pas tous les partis. Les questions de la représentation de la femme sur les affiches, et de la naissance du phénomène des cover-girls parachutées dans le domaine de la politique sont également abordées.
Entrées d’index
Mots-clés :
affiches, années quatre-vingt, campagnes électorales, communication politique, cover-girls, effigie du leader, gender, propagande, publicité, représentation de la femmeKeywords:
cover-girls, gender, leader, political campaigns, political communication, political posters, the eighties, visual propaganda, womenParole chiave:
anni Ottanta, Campagne elettorali, comunicazione politica, cover girl, effigie del leader, gender, manifesti, propaganda visuale, pubblicità, rappresentazione della donnaTexte intégral
- 1 Voir G. Statera, La politica spettacolo. Politici e mass media nell’era dell’immagine, Milan, Monda (...)
1La communication politique des années 1980 fut marquée par trois phénomènes liés entre eux : la personnalisation et la spectacularisation des campagnes électorales, et leur professionnalisation. La personnalisation constituait une rupture dans le système politique italien, qui était traditionnellement fondé sur les partis – des partis qui représentaient des idéologies bien précises et les subcultures sur lesquelles ils s’appuyaient. Ainsi, pour citer les exemples les plus classiques, les catholiques tendaient à soutenir la démocratie chrétienne (DC), et la classe ouvrière le parti communiste (PCI). Au début des années 1980, l’électorat commença à accorder plus d’importance aux qualités présumées des hommes politiques qu’aux partis1.
- 2 Sur ces campagnes, voir R. Tyler, Campaign! The Selling of the Prime Minister, London, Grafton, 198 (...)
2Deux facteurs principaux expliquent la tendance à la personnalisation. Le premier est le succès de la campagne de Margaret Thatcher en 1979, organisée par l’agence Saatchi & Saatchi de Londres, ainsi que celui de la campagne de François Mitterrand en 1981, menée par Jacques Séguéla2. Le deuxième facteur est la prolifération des chaînes privées. La RAI, télévision d’état, ne transmettait aucune publicité politique et régulait strictement la couverture des campagnes électorales. Par contre, les networks privés jouissaient d’une considérable liberté : ils diffusaient des annonces politiques payantes (spot elettorali), ainsi que des émissions auxquelles les hommes politiques étaient invités à participer. La mise en valeur de ces derniers produisit des effets différents : d’un côté elle rapprocha les hommes politiques des électeurs puisque les interviews avaient un caractère familier et portaient souvent sur des questions concrètes ; de l’autre, elle entraîna un phénomène de spectacularisation. Les leaders des partis étaient interviewés par des présentateurs populaires tels que Pippo Baudo et Enzo Tortora, selon des formules de divertissement. Le spectacle était fourni par le rapport que l’homme politique arrivait à établir avec le public présent dans la salle. Le contenu du débat, les thèmes politiques que l’on était censé traiter passaient souvent au second plan. L’intérêt du public se focalisait surtout sur ses capacités communicatives de leader, sur ses plaisanteries – bref, sur la « sympathie » qu’il dégageait. Les mises en scènes et les décors fastueux, et les vallette (jeunes femmes attrayantes qui « assistaient » les présentateurs) contribuaient à rendre spectaculaires ces émissions. La valorisation de la personnalité du leader, et, plus tard, du candidat tout court, conduisit à une imagerie portant sur le portrait. C’est sur cette forme de communication que se concentrera cet article.
- 3 T. De Mauro, préface à R.-G. Schwartzenberg, Lo stato spettacolo. Carter, Breznev, Giscard d’Estain (...)
3L’affiche électorale représentant l’image du candidat constitue un moyen légitime et efficace pour le présenter au public. D’ailleurs, en France, aux États-Unis ou dans d’autres démocraties, on n’a jamais hésité à s’en servir. Or, cela n’est pas le cas en Italie. Pendant longtemps, craignant d’évoquer le Duce, dont l’effigie était omniprésente (dans les piazze et les rues, dans les salles de classe, etc.), les leaders évitaient cette forme d’autopromotion. Le refus de toute forme de représentation qui pouvait suggérer le culte de la personnalité reflétait un véritable « complexe du dictateur ». La forte réluctance à représenter le leader sur des affiches s’explique aussi par la présence sur la scène politique de nombreux partis, et, à l’intérieur de certains de ces partis (la DC en particulier), de factions. La nécessité de négocier et de faire des compromis afin de former des pactes électoraux décourageait la promotion de personnalités spécifiques, puisqu’un déséquilibre dans leur représentation risquait de compromettre ces fragiles alliances3.
- 4 Pour des exemples illustrant les différentes catégories mentionnées ci-dessous, voir C. Dané (dir.) (...)
4Toutefois, certains genres de portraits échappaient à la règle de la non-représentation visuelle de la personnalité politique4.
- 5 E. Novelli, Dalla TV di partito al partito della TV. Televisione e politica in Italia, 1960-1995, F (...)
5Le premier genre est l’affiche annonçant la participation d’un homme politique à l’émission radio-télévisée intitulée Tribuna Politica. Cette émission, qui débuta en octobre 1960, était une nouveauté pour le système d’information public italien de l’après-guerre, système qui était contrôlé et dominé par la DC et ses alliés. Pour la première fois, à l’occasion des élections administratives de novembre, la RAI permit à tous les partis représentés au Parlement de s’adresser directement au peuple italien – une initiative dont les premiers bénéficiaires étaient les partis de l’opposition, jusque-là exclus de la communication radio-télévisuelle5. Pour attirer l’attention du public sur ces émissions, des affiches reproduisant les portraits des intervenants commencèrent à être diffusées. Il est intéressant de remarquer que, dans la plupart des affiches, les hommes politiques étaient représentés encadrés ou accompagnés par le dessin stylisé d’une bordure d’écran. Ils y figuraient en demi-figure devant un microphone, et/ou animés par un geste d’expressivité rhétorique ou de salutation. Ces images se voulaient spontanées et anti-esthétiques, plutôt que guindées. Insistant sur leur finalité pratique (procurer des renseignements concernant l’émission), elles évitaient le danger de paraître flatteuses.
- 6 Pour les portraits des présidents italiens, voir <http://www.quirinale.it/qrnw/statico/ex-president (...)
6Une deuxième exception à la règle concernait les affiches diffusées par la DC pour fêter l’élection d’un de ses hommes politiques à la présidence de la République. Le prestige du poste et l’impartialité politique qu’on lui attribuait (le président est censé être au-dessus de la mêlée) légitimaient cet hommage. Remarquons en passant que, après la chute du fascisme, le portrait officiel du chef de l’État cessa d’être accroché dans les salles de classe. Les portraits des présidents italiens sont présents uniquement dans les bureaux publics (mairies, consulats, etc.), et ont un caractère intentionnellement anodin. Il suffit de comparer les portraits officiels des trois premiers présidents italiens (Enrico De Nicola, Luigi Einaudi et Giovanni Gronchi), avec ceux de leurs homologues français (Vincent Auriol, René Coty et Charles De Gaulle) pour se rendre compte de la volonté d’éviter toute solennité6.
7Une troisième exception concerne l’image de la personnalité qui venait de mourir ou que l’ont souhaitait commémorer. Giacomo Matteotti (le député socialiste assassiné par les fascistes en 1924), Alcide De Gasperi, Palmiro Togliatti, Don Sturzo (fondateur du Partito Popolare, qui était à l’origine de la DC) et Aldo Moro (le leader politique enlevé et tué par les Brigades Rouges en 1978) sont parmi les personnages les plus représentés.
8Une dernière catégorie concerne les portraits des adversaires – portraits satiriques évidemment, qui attiraient l’attention sur les hommes politiques pour les discréditer et les diaboliser.
- 7 B. Craxi, Le immagini del Socialismo, ouvr. cité, p. 540-545.
- 8 K. Melder, Hail to the Candidate. Presidential Campaigns from Banners to Broadcasts, Washington DC- (...)
9La première campagne électorale qui fut en bonne partie fondée sur l’image du leader est celle des législatives de 1983. Cette approche fut poursuivie avec une certaine agressivité surtout par le PSI. Des portraits en couleurs de Bettino Craxi, leader jeune à l’allure dégagée, qui aspirait à relancer son parti comme une alternative de gauche au parti communiste, figuraient sur de nombreux tracts, dépliants et affiches7 (figure 1). Sa façon de se présenter était tout à fait neuve : le grand sourire et le col ouvert de la chemise suggéraient décontraction, modernité et optimisme (le slogan de la campagne était « L’ottimismo della volontà ») ; tandis que le gros plan évoquait l’accessibilité. Ce style extroverti et informel s’inspirait des campagnes américaines. Le grand sourire, qui est un élément presque constant des portraits des politiciens américains8, était réputé jusque-là peu convenable sur le visage d’un homme politique italien, vu la réputation de privilégié et de profiteur dont il jouissait auprès de l’opinion publique. Les décors spectaculaires des congrès socialistes des années 1980 imitaient aussi les campagnes électorales américaines dans lesquelles, comme le PSI n’hésitait pas à l’affirmer :
- 9 B. Craxi, Le immagini del Socialismo, ouvr. cité, p. 546.
La scelta è quella della politica-spettacolo, simile – anche se italianizzata – alle grandi convention dei partiti americani, perché un Congresso è anche immagine, scenografia e, nel caso del PSI, creatività, immaginazione e colore9.
- 10 L. Cheles, « Picture Battles in the Piazza: the Political Poster », dans L. Cheles et L. Sponza (di (...)
10L’exemple de Craxi fut vite imité par d’autres leaders. Le démocrate-chrétien Ciriaco De Mita et le républicain Giovanni Spadolini se firent aussi représenter sur les tracts et les affiches. Ces deux leaders avaient de bonnes raisons d’axer leurs campagnes respectives sur leur personnalité. De Mita avait entrepris un programme de rénovation et de laïcisation de la DC, pour la relancer après une série d’échecs électoraux. La nouvelle image servait donc à montrer que le parti se renouvelait et se modernisait. Quant à Spadolini, il pouvait justement se vanter d’être un homme politique atypique : il avait été professeur d’université et directeur d’un quotidien prestigieux, le Corriere della Sera. Le fait que, de juin 1981 à novembre 1982, il avait été le premier président du Conseil « laïque » (c’est-à-dire non démocrate-chrétien) de l’histoire républicaine ne pouvait qu’ajouter du lustre à sa personnalité. Il est intéressant de remarquer que certaines images de sa campagne soulignaient sa stature politique en le représentant en compagnie de Margaret Thatcher10 et de Helmut Kohl.
- 11 Sur le rituel mussolinien du discours du haut du balcon et son iconographie, voir G. L. Mosse, The (...)
11Le Movimento Sociale Italiano (MSI), parti d’extrême droite né des cendres du fascisme en 1946, toutefois, n’avait jamais eu le moindre scrupule concernant l’utilisation de l’image de son leader, puisque le culte du leader charismatique était bien enraciné dans la culture de l’extrême droite. Giorgio Almirante, qui dirigea le parti de 1948 à 1950, et de 1969 à 1987, figurait souvent dans les affiches. Il faut remarquer qu’il était fort vénéré par les camerati en raison de son étroite association avec Mussolini : il avait été capo di gabinetto au Ministero della Cultura Popolare de la République de Salò. Certaines affiches et brochures représentent Almirante debout sur une estrade, le maintien sérieux et empesé, devant une foule (figure 2) – une iconographie qui évoque une des images les plus courantes du fascisme, celle du Duce qui s’adresse à sa folla oceanica du haut de son balcon à Palazzo Venezia, à Rome (figure 3)11.
Fig. 3. Mussolini s’adressant à une foule, Piazza Venezia, Rome. Domenica del Corriere, 15 novembre 1936.
- 12 G. Moltedo, « Occhetto a Firenze », Il Manifesto, 17 septembre 1988.
- 13 La tendance à la personnalisation se renforça progressivement, et s’affirma surtout avec les législ (...)
12Le phénomène de la personnalisation ne toucha pas le PCI et la gauche extra-parlementaire. Les communistes étaient, par principe, réfractaires à l’idée de faire figurer l’effigie de leur chef dans leurs campagnes électorales puisque ce sont les valeurs collectives plutôt que la figure charismatique du leader qui devaient être privilégiées. Aucune affiche ne reproduisait donc le portrait du leader communiste Enrico Berlinguer. De plus, Berlinguer avait un caractère réservé et discret – rien ne devait lui déplaire plus que de se voir affiché sur les murs de la Péninsule. Il s’effaçait à tel point qu’il fut maintes fois accusé de culte de l’impersonnalité. Il ne paraîtra systématiquement sur la propagande murale de son parti qu’après sa mort en 1984. Le PCI succombera au phénomène de la personnalisation, pour la première fois, en septembre 1988, quand, à l’occasion d’un meeting qui conclura la Festa dell’Unità, à Florence, il diffusera un portrait en couleurs de Achille Occhetto. Il s’agissait d’une petite révolution, qui fut remarquée par la presse12. Ce tournant pourrait s’expliquer comme une tentative de la part du parti d’atténuer la fameuse diversità des communistes, dans l’espoir d’un rapprochement et d’une collaboration politique avec Craxi. On pourrait également l’attribuer à la nécessité de lancer un leader nouveau que certains considéraient un peu terne13.
- 14 Dans Il manuale del candidato politico, Milan, Bridge, 1991, Maria Grazia Pustetto conseillait aux (...)
13Toutes les affiches sur lesquelles nous nous sommes penchés jusqu’ici représentent uniquement des hommes politiques : dans les années 1980, les candidates ne paraissaient pratiquement jamais dans la propagande placardée. Il semble qu’elles s’effaçaient, qu’elles craignaient que le portrait, en attirant l’attention sur leur statut sexuel – leur appartenance au “deuxième sexe” – pouvait les défavoriser, vu les préjugés des électeurs (et peut-être d’une partie des électrices aussi) envers les femmes politiques14. La preuve en est le fait que les rares exceptions concernent des candidates qui firent de leur identité féminine, ou de leur sex-appeal, le point fort de leur candidature.
14Une affiche socialiste des élections européennes de 1989 représentait le portrait de Maria Antonietta Macciocchi, personnage de premier plan du monde intellectuel (elle était journaliste et professeure d’université proche d’écrivains tels que Sartre, Sollers, Althusser et Lacan). Le slogan de affiche, « Una donna nel cuore dell’Europa », suggérait que c’est en tant que femme qu’elle pouvait apporter au Parlement européen une contribution particulière.
- 15 A. D’Eusanio, Il peccato in parlamento, Gardolo di Trento, Reverdito, 1987. Quelques années plus ta (...)
- 16 Pendant leur exhibition, le leader du parti, Marco Pannella, lit (habillé) un communiqué expliquant (...)
15Une autre candidate atypique est Cicciolina, vedette de l’industrie pornographique que le Parti Radical (PR) présenta aux législatives de 1987 pour protester contre le conservatisme sexuel et la bigoterie des autres partis. Sa campagne électorale (affiches, meetings, etc.) était fortement axée sur son anatomie15 (figure 4). L’initiative politique était audacieuse, et son objectif – la revendication de plus amples libertés sexuelles – indubitablement méritoire. Toutefois, l’approche était plus conventionnelle qu’elle ne le paraissait, puisque c’est du corps féminin que le PR s’était servi pour exprimer ces aspirations. Rocco Siffredi, l’homologue masculin de Cicciolina, et son partenaire dans plusieurs films, ne fut jamais interpellé par des partis de gauche pour lui proposer une candidature visant à promouvoir, à travers l’utilisation de sa généreuse anatomie, une philosophie libertaire. Pour que le corps masculin nu soit exploité avec des finalités politiques, il faudra attendre quelques années. En 1995, huit membres du PR, dont sept hommes, se présentèrent dévêtus sur la scène d’un théâtre romain, devant un public invité de journalistes, pour protester contre le désintérêt des médias pour leur proposition de vingt référendums16.
- 17 L. Cheles, « Dalla donna-angelo a Alessandra Mussolini », dans F. Billi (dir.), La paura e l’utopia (...)
16Dans le sillage du phénomène des femmes « sexy » et politiquement inexpérimentées, parachutées dans la vie parlementaire pour affirmer, par leur simple présence, certaines valeurs, le MSI promouvra en 1992 la candidature de la petite fille du Duce, Alessandra Mussolini, starlette et cover-girl. Le succès fut retentissant : élue députée, elle candidata en 1993 pour le poste de maire à Naples, et effleura la victoire, bien que son concurrent soit un personnage politique de premier plan, Antonio Bassolino. Alessandra Mussolini s’imposa et imposa son parti à l’attention internationale. Le MSI fit d’elle, qui portait si fièrement son nom de famille, un symbole de la « modernité » et de l’actualité du (néo-)fascisme : son jeune âge, sa beauté vigoureuse et sa candidature féminine servaient en effet à démentir l’image passéiste, machiste et misogyne du parti17.
- 18 B. Craxi, Le immagini del Socialismo, ouvr. cité, p. 450-457, 472-546.
- 19 M. Spera, L’immagine del Partito Repubblicano. Una rilettura, 1962/2008, Rome, Gangemi, 2008.
- 20 L. Sollazzo, « Pubblicità elettorale », Sipradue, novembre-décembre 1968, p. 27-28.
17Parallèlement à la personnalisation de la propagande politique s’affirma la coutume de s’adresser à des agences publicitaires pour gérer les campagnes. Jusqu’aux années 1970, la plupart des partis produisaient leur propre campagne. Les graphistes qui réalisaient les affiches et les brochures étaient des militants, ou du moins, idéologiquement en syntonie avec le parti qui leur confiait la propagande. Ils étaient dans quelques cas très bons : Ettore Vitale réalisa pour le PSI des images qui réinterprétaient de façon moderniste l’iconographie de la gauche18 ; et Michele Spera créa pour le parti républicain (PRI) une imagerie de grande élégance fondée sur des formes géométriques19. La plupart, toutefois, étaient passables. Leur compétence dans le domaine du graphisme était un facteur secondaire (d’ailleurs, souvent n’avaient-ils pas reçu de vraie formation artistique). L’idée de confier une campagne électorale à une agence publicitaire était considérée inacceptable, puisque, comme on le répétait souvent, une idéologie ne se vend pas comme une marque de détergent20.
- 21 M. Chierici, « Li trucco e li vendo », Panorama, 9 novembre 1986, p. 222-228.
18Cette attitude changea dans les années 1980. À partir des législatives de 1983, les partis s’adressèrent à des agences publicitaires, qu’ils choisirent avec des critères uniquement professionnels. Il en résulta que la même agence pouvait être employée par des partis différents. Pour citer un exemple, l’agence Pirella-Goettsche, qui avait travaillé pour le PSI en 1976, fut embauchée par le PRI en 1983, et s’occupa plus tard de la communication politique du PR21.
- 22 Sur cette gaffe, voir A. Sarti, « Quando la DC aveva vent’anni », dans Dané (dir.), Parole e immagi (...)
19À vrai dire, la première tentative de faire appel à un professionnel de la communication remontait à 1963. La DC, soucieuse de relancer son image, s’était adressée à Ernst Dichter, fondateur de l’Institute for Motivational Research de New York, rendu célèbre par une campagne publicitaire en faveur des pruneaux de la Californie, campagne qui avait donné d’excellents résultats. Les recherches de l’Institute ayant suggéré que la DC était perçue en Italie comme un parti vieillot et terne, Dichter réalisa une campagne fondée sur l’image d’une jeune fille souriante, accompagnée du slogan : « La DC ha vent’anni » (figure 5). Ce fut un désastre. Dès leur parution, les affiches se remplirent de graffiti tels que « Allora bisogna farle la festa », ou « È ora che vada a farsi fottere »22. L’idée de se servir d’agences publicitaires fut immédiatement abandonnée, et ce n’est que vingt ans plus tard qu’elle fut reprise.
20La professionnalisation des campagnes électorales des années 1980 toucha presque tous les partis. Même le PCI, normalement méfiant des techniques liées au domaine commercial, suivit la tendance. Interpellé sur les nouvelles techniques de propagande en 1983, le responsable pour la communication du parti, Walter Veltroni (futur premier secrétaire du Partito Democratico, PD), répondait :
- 23 Anon., « Onorevoli opinioni », art. cité, p. 18-19.
La pubblicità può essere utilizzata […] come strumento di chiarificazione, di semplificazione, di riduzione di tutto ciò che è ridondante, di comunicazione diretta. Da questo punto di vista, la pubblicità fa parte di tecniche che un partito riformatore deve saper utilizzare. […] Credo che la pubblicità possa contribuire a studiare le forme con cui rinsaldare il rapporto tra cittadini e politica. […] Noi comunisti […] riteniamo la pubblicità uno dei campi nuovi e importanti della produzione culturale del nostro paese23.
- 24 L. Cheles, « Picture Battles », art. cité, p. 157, fig. 54 et 55.
- 25 D. M. Masi et F. Maffioli, Come vendere un partito, Milan, Lupetti, 1989, p. 73-92. G. Falabrino, I (...)
21Confiée à des agences publicitaires, la propagande se transforma. Les affiches devinrent plus innovantes graphiquement et verbalement : les iconographies et les slogans politiques traditionnels furent remplacés par des styles fantaisistes et ludiques. Les affiches communistes réalisées en 1984 et en 1985 pour les élections européennes et régionales illustrent bien cette nouvelle tendance24. Quant à la DC, sa campagne pour les législatives de 1987 fut particulièrement significative. Ciriaco De Mita la confia à Marco Mignami, de l’agence RSCG, filiale de la multinationale française dirigée par Jacques Séguéla. Ayant subi un échec électoral en 1983, De Mita fut obligé en 1987 de céder aux pressions de Giulio Andreotti et d’autres membres de la droite de la DC, et à formuler sa campagne sur le leitmotiv des valeurs traditionnelles. L’agence publicitaire réalisa une série d’images représentant une femme enceinte, une institutrice avec ses écoliers (figure 6), un petit enfant qui fait ses premiers pas, etc. Ces photos étaient accompagnées par un slogan insolite : « Forza Italia! »25. Jusque-là, l’ostentation du patriotisme était évitée en Italie puisqu’elle évoquait l’ultranationalisme fasciste. Toutefois, la croissance économique des années 1983-1987, les années pendant lesquelles Craxi était président du Conseil, pouvait justifier ce slogan optimiste. C’est d’ailleurs en 1987 que le gouvernement, s’appuyant sur des statistiques (considérées douteuses par certains observateurs), déclarait triomphalement que le Produit National Brut italien dépassait désormais celui de la Grande-Bretagne. Sept ans plus tard, ce même slogan, « Forza Italia », serait repris par Berlusconi pour baptiser le parti qu’il venait de fonder – parti qui devait remplacer les partis modérés qui s’étaient écroulés sous les scandales de « Tangentopoli ».
- 26 S. Piazzo et C. Malaguti, La Lega Nord attraverso i manifesti, Milan, Editoriale Nord, 1996 ; L. De (...)
22La tendance à professionnaliser les campagnes électorales ne toucha pas tous les partis. La Liga Veneta et la Lega Lombarda, partis régionalistes qui se fondront en 1989 pour former la Lega Nord, préférèraient confier leur propagande aux militants. Cela explique le caractère artisanal de leurs affiches. La mise en page et les typographies crues et criardes, les slogans provocateurs et les dessins satiriques (figure 7) voulaient évoquer une approche politique alternative, et présenter ainsi ces partis comme partiti-movimentisti. Les affiches au style fait-maison sont l’équivalent des graffiti, une forme de communication que, d’ailleurs, les ligues utilisaient de façon assez systématique26.
- 27 Sur les excès médiatiques de Berlusconi, la littérature est immense. On se limitera à signaler A. R (...)
23Pour conclure, les années 1980 furent marquées par des changements radicaux dans le domaine de la communication politique. Si le phénomène de la personnalisation s’inspirait au début d’expériences étrangères, il se développa rapidement en Italie, favorisé par l’essor des chaînes privées, qui accueillaient des hommes politiques dans leurs émissions et les encourageait à utiliser des astuces pour se faire remarquer, astuces que les médias amplifiaient. Les excès engendrés par le phénomène de la personnalisation n’étaient qu’un avant-goût de ce qui allait s’abattre sur l’Italie avec la discesa in campo de Silvio Berlusconi en 199427.
Notes
1 Voir G. Statera, La politica spettacolo. Politici e mass media nell’era dell’immagine, Milan, Mondadori, 1986 ; G. Mazzoleni, « Emergence of the Candidate and Political Marketing. Television and Election Campaigns in Italy in the 1980s », Political Communication and Persuasion, VIII, no 4, 1991, p. 201-212 ; D. Campus, « Leader, Dreams and Journeys: Italy’s New Political Communication », Journal of Modern Italian Studies, VII, no 2, 2002, p. 171-191 ; F. Ceccarelli, Il teatrone della politica, Milan, Longanesi, 2003 ; E. Novelli, La turbopolitica. Sessant’anni di comunicazione poltica e di scena pubblica in Italia, 1945-2005, Milan, BUR, 2006, chap. 6.
2 Sur ces campagnes, voir R. Tyler, Campaign! The Selling of the Prime Minister, London, Grafton, 1987 ; J. Séguéla, La Parole de Dieu. Quatorze ans de communication mitterrandienne, Paris, Albin Michel, 1995 ; C. Delporte, Images et politique en France au xxe siècle, Paris, Nouveau Monde, 2006, chap. xvii. Les spécialistes de la communication se référaient souvent aux campagnes de Mme Thatcher et de Mitterrand. Voir, par exemple, anon., « Onorevoli opinioni », Stato e comunicazione , II, no 2, juin 1983, p. 16-21.
3 T. De Mauro, préface à R.-G. Schwartzenberg, Lo stato spettacolo. Carter, Breznev, Giscard d’Estaing: attori e pubblico nel gran teatro della politica mondiale, Rome, Editori Riuniti, 1988, p. VII-XVII et G. Pasquino, « Alto sgradimento: la comunicazione politica dei partiti », Problemi dell’informazione, XIII, no 4, 1988, p. 487-489.
4 Pour des exemples illustrant les différentes catégories mentionnées ci-dessous, voir C. Dané (dir.), Parole e immagini della Democrazia Cristiana, Roma, Broadcasting & Background, 1985 ; E. Novelli, C’era una volta il PCI. Autobiografia di un partito attraverso le immagini della sua propaganda, Rome, Editori Riuniti, 2000 ; B. Craxi (préface), Le immagini del Socialismo. Comunicazione politica e propaganda del PSI, dalle origini agli anni Ottanta, Rome, Direzione PSI, Sezione attività editoriali di propaganda, [1984].
5 E. Novelli, Dalla TV di partito al partito della TV. Televisione e politica in Italia, 1960-1995, Florence, La Nuova Italia, 1995, p. 1-35.
6 Pour les portraits des présidents italiens, voir <http://www.quirinale.it/qrnw/statico/ex-presidenti/expresidenti.htm>. Sur les portraits des présidents français, la littérature est ample. Voir, par exemple, M. Vigié, Le portrait officiel en France, du ve au xxe siècle, Paris, FVW, 2000, p. 181-194.
7 B. Craxi, Le immagini del Socialismo, ouvr. cité, p. 540-545.
8 K. Melder, Hail to the Candidate. Presidential Campaigns from Banners to Broadcasts, Washington DC-New York, Smithsonian Institution Press, 1992.
9 B. Craxi, Le immagini del Socialismo, ouvr. cité, p. 546.
10 L. Cheles, « Picture Battles in the Piazza: the Political Poster », dans L. Cheles et L. Sponza (dir.), The Art of Persuasion. Political Communication in Italy, from 1945 to the 1990s, Manchester-New York, Manchester University Press, 2001, p. 155, fig. 53.
11 Sur le rituel mussolinien du discours du haut du balcon et son iconographie, voir G. L. Mosse, The Nationalisation of the Masses, New York, Howard Fertig, 1975, p. 109-110 ; D. Musiedlak, « Le Duce, le Balcon et la foule », dans F. Liffran, Rome 1920-1945. Le modèle fasciste, son Duce, sa mythologie, Paris, Autrement, 1991, p. 133-138. Sur la propagande du MSI, voir L. Cheles, « ‘Nostalgia dell’avvenire’. The Propaganda of the Italian Far Right between Tradition and Innovation », dans L. Cheles, R. Ferguson et M. Vaughan (dir.), The Far Right in Western aznd Eastern Europe, London-New York, Longman, 1995, p. 64-94.
12 G. Moltedo, « Occhetto a Firenze », Il Manifesto, 17 septembre 1988.
13 La tendance à la personnalisation se renforça progressivement, et s’affirma surtout avec les législatives de 1992. L’accentuation de la personnalité des hommes politiques à travers la visualisation de leurs traits était en partie le résultat d’un changement dans le système électoral. Le système uninominal donna lieu à une compétition féroce, et poussa les candidats à se distinguer les uns des autres à travers une imagerie innovatrice et parfois insolite. Voir L. Cheles, « Picture Battles », art. cité, p. 138-139.
14 Dans Il manuale del candidato politico, Milan, Bridge, 1991, Maria Grazia Pustetto conseillait aux candidates de se présenter à l’électorat avec une image atténuée : « Se l’utilizzo sapiente dei contenuti simbolici dell’abbigliamento di un uomo sono importanti, in una donna possono assumere una valenza tale da incidere in maniera rilevante sull’esito della campagna elettorale. Stravaganze, eccentricità, modelli ammiccanti o che denotino una larvata disponibilità sessuale devono essere esclusi dal guardaroba di una donna che vuole fare carriera, in un settore come quello della politica, nel quale permangono nei suoi confronti dei forti pregiudizi negli uomini e una più o meno espressa ostilità da parte delle altre donne. » (p. 239-240)
15 A. D’Eusanio, Il peccato in parlamento, Gardolo di Trento, Reverdito, 1987. Quelques années plus tard, en 1991, les soutiens de Cicciolina fondèrent le Partito dell’Amore, qui se présenta aux législatives de 1992 en alliance avec le Partito dei Pensionati. La protagoniste de ce nouveau parti était une autre star du porno, Moana Pozzi. Voir M. Giusti, Moana, Milan, Mondadori, 2004.
16 Pendant leur exhibition, le leader du parti, Marco Pannella, lit (habillé) un communiqué expliquant que leur nudité symbolisait la vérité. Voir C. Maltese, « Il nude look della politica », la Repubblica, 22 novembre 1995.
17 L. Cheles, « Dalla donna-angelo a Alessandra Mussolini », dans F. Billi (dir.), La paura e l’utopia. Saggi sulla comunicazione politica contemporanea, Milan, Punto Rosso, 2001, p. 98 et 110.
18 B. Craxi, Le immagini del Socialismo, ouvr. cité, p. 450-457, 472-546.
19 M. Spera, L’immagine del Partito Repubblicano. Una rilettura, 1962/2008, Rome, Gangemi, 2008.
20 L. Sollazzo, « Pubblicità elettorale », Sipradue, novembre-décembre 1968, p. 27-28.
21 M. Chierici, « Li trucco e li vendo », Panorama, 9 novembre 1986, p. 222-228.
22 Sur cette gaffe, voir A. Sarti, « Quando la DC aveva vent’anni », dans Dané (dir.), Parole e immagini, p. 38-41. Adolfo Sarti était à l’époque le responsable de la propagande de la DC.
23 Anon., « Onorevoli opinioni », art. cité, p. 18-19.
24 L. Cheles, « Picture Battles », art. cité, p. 157, fig. 54 et 55.
25 D. M. Masi et F. Maffioli, Come vendere un partito, Milan, Lupetti, 1989, p. 73-92. G. Falabrino, I comunisti mangiano i bambini. La storia dello slogan politico, Milan, Vallardi, 1994, p. 214-219.
26 S. Piazzo et C. Malaguti, La Lega Nord attraverso i manifesti, Milan, Editoriale Nord, 1996 ; L. Dematteo, L’idiotie en politique. Subversion et néo-populisme en Italie, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme-CNRS éditions, 2007.
27 Sur les excès médiatiques de Berlusconi, la littérature est immense. On se limitera à signaler A. Rinaldi et M. Vincenzi (dir.), Atlante. Gli anni di Berlusconi, publication illustrée parue avec la Repubblica le 17 novembre 2011, juste après la chute de son gouvernement.
Haut de pageTable des illustrations
Titre | Fig. 1. Bettino Craxi, leader du PSI. Affiche des élections législatives, 1983. |
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Titre | Fig. 2. Giorgio Almirante, leader du MSI. Affiche des élections législatives, 1983. |
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Titre | Fig. 3. Mussolini s’adressant à une foule, Piazza Venezia, Rome. Domenica del Corriere, 15 novembre 1936. |
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Titre | Fig. 4. Affiche du PR, élections législatives, 1987. |
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Titre | Fig. 5. Affiche de la DC, élections législatives, 1963. |
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Titre | Fig. 6. Affiche de la DC, élections législatives, 1987. |
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Titre | Fig. 7. Affiche de la Lega Lombarda, 1988. |
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Pour citer cet article
Référence papier
Luciano Cheles, « La communication politique des années quatre-vingt », Cahiers d’études italiennes, 14 | 2012, 139-150.
Référence électronique
Luciano Cheles, « La communication politique des années quatre-vingt », Cahiers d’études italiennes [En ligne], 14 | 2012, mis en ligne le 15 septembre 2013, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cei/428 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cei.428
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