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À l’aube de la parution de ce numéro, nous tenons à remercier chaleureusement les évaluateurs et évaluatrices des contributions, ainsi que les organismes et les institutions qui ont contribué au financement du colloque à l’origine de cette publication : l’Université Grenoble Alpes et le laboratoire LUHCIE, le laboratoire Triangle (UMR 5206), le laboratoire ICTT de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse, l’Institut universitaire de France (Gilles Bertrand et Florence Bistagne) et Grenoble Alpes Métropole.

1En un temps où l’idée et la réalité de l’Europe se font de plus en plus incertaines et précaires, la publication du premier volet des actes du colloque consacré aux Italiens en Europe (Les Italiens en Europe. Perceptions, représentations, échanges littéraires et culturels, xive-xvie siècle, 9-11 novembre 2017, Université Grenoble Alpes) est l’occasion de mettre en scène un espace européen qui tente de se définir et de se reconnaître. Ce volume, comme celui qui suivra, auquel participent des spécialistes de diverses disciplines, valorise surtout les mondes italien, français, ibérique et ottoman, donc plutôt une Europe méditerranéenne, sans pour autant oublier l’Angleterre ou le monde germanique. Les exemples choisis ont valeur de test, d’échantillon pour comprendre des phénomènes à l’œuvre à l’échelle du continent du xive au xvie siècle, dans un arc temporel qui constitue à la fois une charnière entre le Moyen Âge et l’époque moderne, et une période à part entière, pour laquelle les Américains ont adopté la formule Renaissance Studies.

2Toute une galaxie d’acteurs ont été convoqués, agents de liaison, diplomates, hommes politiques, mécènes appartenant à l’aristocratie et à la bourgeoisie commerçante et italianisante, humanistes, libraires et imprimeurs, architectes et artistes. Des noms de princes, de souverains vont également défiler dans les pages qui suivent, les ducs de Bourgogne et de Lorraine, les Médicis, les rois de France, l’empereur Charles Quint, les papes Pie II et Léon X, des cardinaux comme Hippolyte d’Este, les souverains d’Espagne ou du Portugal.

3D’un côté, les Italiens expriment un point de vue sur l’Europe, et ce faisant ils participent de la construction d’une idée européenne : cette conception de l’Europe est portée par certains Italiens célèbres, tels Machiavel et Castiglione, ou d’autres méritant d’être réévalués, comme Enea Silvio Piccolomini. Ils contribuent tous à une certaine vision des relations entre États, dans laquelle l’Empire ottoman occupe une place majeure, à la fois comme repoussoir et comme interlocuteur. Mais qu’est-ce que l’idée d’Europe au xive-xvie siècle, alors que le mot est encore peu employé dans les relations diplomatiques et peu utilisé pour désigner le continent européen, resté jusqu’au début du xviie siècle la « christianitas » ? C’est un tissu de relations autant économiques que politiques, un espace de civilisation (Érasme) qui est en train de se configurer. Federico Chabod en a jadis fait l’histoire dans sa Storia dell’idea d’Europa (1961). Quelle place, quel rôle y ont les Italiens, au moment où l’Empire décline au profit des monarchies qui configurent la future Europe des nations et alors que de nombreux États italiens, se révélant incapables de dépasser leurs particularismes locaux, perdent leur autonomie politique ? Cette vision des Italiens sur l’Europe est aussi une vision sur certains peuples, au fil des combats politiques. Les « Français » sont souvent considérés par les lettrés italiens comme des « barbares » ou en tout cas des inférieurs, à l’instar des Allemands aux yeux d’un Piccolomini persuadé de la supériorité de la culture humaniste.

4Parler des Italiens en Europe interroge d’un autre côté la manière dont furent perçus les Italiens et la culture italienne dans l’Europe du temps de l’humanisme. Comment étaient-ils appréhendés par les humanistes transalpins actifs à la cour de Bourgogne dans la seconde moitié du xve siècle ? Qu’en ont dit des Français comme Montaigne, si sensible aux divers registres de langue des Italiens, le toscan des paysans et celui des élites politiques avec lesquelles il conversa ? Qu’apporte la position des Français italianisants appartenant aux milieux de la finance ou du commerce, qui soutiennent et justifient les entreprises éditoriales et culturelles lyonnaises au xvie siècle ? Comment les Portugais, les Allemands ou les Anglais ont-ils reçu le savoir-faire italien dans le domaine des lettres autant que celui des arts ou des techniques militaires ?

5Ce qui frappe quand on considère l’Italie dans l’Europe, c’est la pluralité des réalités italiennes, et en particulier la multiplicité des entités territoriales qui, en tant qu’espaces politiques ont aussi été des espaces de culture ayant opposé Sienne à Florence — la Sienne de Piccolomini n’est pas Florence — des petits États comme Urbino, Mantoue, Ferrare, sans oublier l’intense creuset culturel que fut le royaume de Naples. Or, cette variété ne renvoie pas moins à la multiplicité des cours et des États dans le reste de l’Europe, qu’illustre par exemple la situation originale de la Lorraine entre 1473 et 1608, des ducs René Ier et René II à Charles III en passant par Antoine de Lorraine et François Ier.

6L’on souhaite enfin mettre en relief dans ce volume, et celui à venir, l’intensité et la portée d’une dynamique d’échanges entre diverses parties d’Europe, le façonnement d’une culture fondée sur les échanges où l’Italie jouait certes alors le premier rôle, mais où se dessinent également des sphères de contact, avec des zones tampons comme la Lorraine entre la France et l’Empire, accueillante aux formes italiennes dans l’art, ou des espaces relais comme le Piémont d’où viennent des libraires imprimeurs qui assurent le lien entre les milieux éditoriaux lyonnais et vénitien. Ces zones « frontalières » sont révélatrices de la diffusion de modèles tels que le pétrarquisme méridional, mais également d’inégalités, à commencer par les apories que révèlent les traductions : il en va ainsi des manuels de techniques horticoles de Charles Estienne, où les absences de certains mots dans les traductions italiennes suggèrent une absence des réalités qu’ils désignent. La toile de fond des guerres et des conflits dynastiques ou religieux a, il est vrai, été déterminante : elle a pu assurer le succès des fortifications bastionnées à l’italienne dans toute l’Europe, ou entraîner des formes de dépréciation réciproque, sous la plume acérée d’auteurs italiens comme français. Mais l’espace idéal qui se configure dans l’Europe italienne ou italianisée, s’il s’avère largement fictif, virtuel, se présente au final comme un espace pacifié, un espace de la civilité et des réalisations artistiques et littéraires les plus achevées.

7Dans une première partie — une Europe à définir — les auteurs rendent compte du regard porté sur l’Europe par les Italiens du xive au xvie siècle.

8C’est sur le plan des représentations que se place Giovanni Stranieri pour étudier les relations entre « Italiens » et « Europe » au cours de cette période. Selon l’historien, la relation entre ces deux termes, entendus comme « produits et producteurs d’imaginaire social et spatial », relèverait d’une sorte de ménage à trois, au sens où un « troisième pôle imaginaire » — l’idée de Rome — jouerait un rôle crucial, à la fois équivoque et conflictuel, dans son évolution. Giovanni Stranieri remonte d’abord aux prémices alto-médiévales de la relation, pour mettre en évidence le rôle joué par la papauté romaine dans le « premier essor d’un imaginaire communautaire et spatial européen », déplaçant son centre de gravité des bords du Rhin à ceux du Tibre. Il montre ensuite comment, à partir du xive siècle, dans le sillage de la crise induite par l’installation de la cour pontificale en Avignon et « l’identification définitive de l’empire avec l’espace germanique », les intellectuels de la Péninsule ont mobilisé une nouvelle fois l’idée de Rome — et en particulier l’héritage culturel latin et l’imaginaire républicain — pour construire l’identité de l’Italie en l’opposant aux « barbares » du reste de l’Europe. Avec le retour progressif de la papauté en Italie au milieu du xve siècle, un « nouveau rêve européen » ayant la Rome pontificale pour barycentre sembla poindre, toujours dans un cadre conflictuel — celui de la croisade contre les Ottomans cette fois —, mais ne se concrétisa jamais vraiment, tandis que l’Italie fut progressivement marginalisée, politiquement et symboliquement, au fil du xvie siècle, à l’exception de la Rome pontificale, qui sut tirer parti des Grandes Découvertes.

9Les trois interventions suivantes rendent compte du point de vue d’Italiens qui ont une connaissance directe et concrète de l’Europe. Un Siennois dont une partie de la carrière s’est déroulée en Autriche, est au cœur de la contribution de Serge Stolf : Enea Silvio Piccolomini, futur pape Pie II, a été membre de la chancellerie impériale de Frédéric III. Ses déplacements constants en Allemagne, en Hongrie, en Bohême, en Écosse et en Angleterre ont par ailleurs nourri ses analyses de la diversité linguistique européenne et des préjugés qui peuvent alimenter les relations entre les populations. Ils ont aussi pu créer ce « sentiment d’appartenance à une patrie » qui « s’exprime sur trois modes » : la patrie siennoise, la patrie italienne, et la patrie européenne, comme l’explique Serge Stolf. En même temps que Piccolomini accède au trône pontifical sous le nom de Pie II en 1458, il rédige le De Europa. Dans une période de crise où en 1453 la prise de Constantinople par les Turcs de Mahomet II a ouvert une situation nouvelle d’affrontement entre les Ottomans et l’Europe, le Siennois ressent en effet l’urgence d’enraciner celle-ci dans une réalité qui lui donne force et cohésion. Serge Stolf montre à ce propos que Piccolomini, dans une vision plus historique que géographique, définit l’Europe aussi bien par son héritage culturel grec et romain que par son identité religieuse chrétienne. Or, l’élément religieux est un « élément intégrateur » qui fédère les « Européens », ces Europaioi qui, déjà chez Hérodote, étaient opposés aux barbares. Dès lors, l’Europe n’est ni géographique ni ethnique, elle est politique, ou plutôt spirituelle. Comme l’écrit Serge Stolf, « Piccolomini défend la communauté d’une Europe de l’esprit incarnant, au-delà des divisions politiques des “nations” qui la composent, une conception de l’humanitas face au monde de la barbarie ».

10Moins d’un demi-siècle plus tard, c’est à l’intérieur des frontières géographiques de l’Europe que se déclare une nouvelle crise, celle des guerres d’Italie déclenchées par le roi de France Charles VIII qui franchit les Alpes en septembre 1494. Pour un Florentin tel que Machiavel, dont nous suivons les premières missions diplomatiques à travers la contribution de Jean-Marc Rivière, les « barbares » sont désormais, comme on le sait, les Français et les Espagnols qui se disputent et ravagent le sol de la péninsule italienne. En s’appuyant sur une étude minutieuse des textes que ses séjours en France et en Allemagne ont inspiré à Machiavel — en particulier le Ritracto delle cose di Francia (après 1512) et le Ritracto delle cose della Magna (1509-1512) — Jean-Marc Rivière montre comment, « dans cet espace européen désormais ouvert », il s’agit pour le secrétaire du Conseil des Dix d’élaborer une nouvelle façon d’observer le monde, pour comprendre quels sont les fondements de la puissance d’un État dans un contexte inédit. Confronté aux bouleversements du présent et à un avenir tout aussi incertain, Machiavel comprend qu’il doit associer aux connaissances traditionnelles léguées par l’expérience florentine sa propre expérience directe de l’Europe. Dans ce processus de recherche des outils nécessaires à la maîtrise de ce monde en crise, le regard tient une place essentielle, nous dit Jean-Marc Rivière. Faisant écho aux travaux de Daniel Arasse, qui avait opéré un lien entre l’avènement de la pensée historiographique et l’évolution de la peinture italienne dans la seconde moitié du xve siècle, il illustre de façon novatrice comment chez Machiavel les arts figuratifs s’infiltrent dans la pratique diplomatique. Par son regard, Machiavel recueille des signes que son entendement relie ensuite par le verbe : il « travaille ainsi à “ritrarre”, c’est-à-dire, littéralement, à tracer un trait, à relier entre elles des données brutes tirées de l’observation pour figurer un ensemble cohérent, organisé sous forme de système ». Par la rédaction du Ritracto delle cose di Francia et du Ritracto delle cose della Magna — initialement intitulé, de façon significative, le Rapporto delle cose della Magna — conclut Jean-Marc Rivière, Machiavel « pose comme enjeu principal de son travail la performativité de l’image qu’il dessine dans ses rapports, donnant par là même une dignité nouvelle à la fonction d’ambassade ».

11C’est à un autre diplomate italien que s’intéresse Raffaele Ruggiero. Au service du duc d’Urbino, Baldassare Castiglione est l’auteur bien connu du Cortegiano, paru en 1528 et rapidement traduit en espagnol, français, anglais, allemand et latin. Comme Machiavel, Castiglione a séjourné en Europe — à la cour du roi d’Angleterre, auprès de Louis XII, et surtout en Espagne où il a été nonce pontifical à la cour impériale de Charles Quint — dans le contexte tourmenté des tensions entre l’Empire, la France et l’Angleterre, la Réforme en Allemagne et l’avancée des Turcs en Europe orientale. Raffaele Ruggiero dégage dans sa contribution la dimension très pragmatique du Cortegiano. Il montre en effet que le livre du Courtisan n’est pas seulement un traité destiné à la formation des élites dirigeantes européennes, mais qu’il constitue « une tentative de donner une réponse à la crise de la diplomatie italienne ». En même temps que Castiglione détecte des pratiques politiques désormais inadaptées au contexte des guerres d’Italie, il propose un remède, dans le sillage de Machiavel qui envisageait déjà la politique comme une intervention médicale destinée à soigner un organisme malade. Incapable de faire le poids face aux grandes monarchies européennes, ni d’un point de vue militaire, ni d’un point de vue économique, la diplomatie italienne ne peut se fonder que « sur la pratique de la parole et la rhétorique », indique Raffaele Ruggiero. Dès lors, s’appuyant — comme Machiavel — sur sa propre expérience, Castiglione propose une solution qui fait du courtisan, porteur d’une obligation de vérité, le médecin du prince ignorant.

12Dans une deuxième partie — Des traductions en Europe — quatre contributions étudient la question de la transposition des modèles littéraires italiens dans d’autres aires linguistiques européennes.

13Catherine Gaullier-Bougassas prend en considération six traductions françaises d’œuvres de Lucien, Plutarque, Quinte-Curce et Xénophon réalisées entre 1450 et 1475 à la cour de Bourgogne, sous les règnes de Philippe le Bon et de Charles le Téméraire. Cette floraison de traductions d’importants auteurs de l’Antiquité grecque, dans un lieu et à une époque où la langue grecque n’est pas encore enseignée ni maîtrisée, s’explique par la médiation de l’humanisme italien. En effet, les traducteurs Charles Soillot, Vasque de Lucène, Jean Miélot et deux auteurs anonymes actifs à la cour bourguignonne transfèrent en français non pas les originaux grecs mais leurs versions latines effectuées par Giovanni Aurispa, Guarino Veronese, Poggio Bracciolini ou encore Pier Candido Decembrio, auteur d’une Comparatione di Caio Iulio Cesare imperadore et de Alexandro Magno sur le modèle des Vies parallèles de Plutarque. Les échanges diplomatiques et commerciaux étaient fréquents entre les seigneuries de l’Italie du Nord et la cour bourguignonne à la fin du xve siècle ; cependant, l’essentiel de la circulation européenne de la culture humaniste passait par l’intermédiaire d’hommes de lettres. Ainsi, le prélat et humaniste Jean Jouffroy, devenu en 1441 conseiller de Philippe le Bon, avait étudié à Pavie, suivi les cours de Lorenzo Valla et noué des relations avec les principaux humanistes italiens. Malgré ces rapports intenses entre humanistes italiens et français, l’auteur de l’article observe que les traducteurs bourguignons ne reconnaissent quasiment jamais leurs dettes vis-à-vis des humanistes italiens. Selon Catherine Gaullier-Bougassas, cette occultation de la médiation italienne vise à faire croire que le transfert se fait directement de la Grèce à la cour de Bourgogne où, après la chute de Constantinople, la question grecque était de grande actualité. Il reste que ces traductions sont une étape fondamentale de l’humanisme français du xve siècle et « trahissent des liens étroits avec l’humanisme italien sans lesquels elles ne peuvent se comprendre ».

14De tous les modèles artistiques et littéraires que l’Italie de la Renaissance a fournis à la culture européenne, Pétrarque est certainement l’un des plus imités. Marco Federici analyse ainsi huit traductions et imitations castillanes, produites entre le xve et le xvie siècle, du sonnet CXXXII des Rerum vulgarium fragmenta. Ce qui séduit les interprètes espagnols de la Renaissance, c’est, selon l’auteur de l’article, la succession de questions posées dans le sonnet, qui rend bien compte de la nature contradictoire de l’Amour. Cette manière de procéder par énumération des qualités antithétiques du sentiment caractérisait par ailleurs déjà l’ancienne poésie lyrique espagnole, ce qui peut expliquer le succès rencontré par le sonnet CXXXII au cours de la Renaissance. Les traductions et les imitations de celui-ci, analysées de près par Marco Federici, révèlent une tendance au remodelage, même lorsqu’on est en présence de textes qui se veulent de pures et simples traductions. Le balancement entre fidélité scrupuleuse à la source et libre adaptation répond, d’un côté, à la nécessité de mettre le sonnet de Pétrarque à la portée d’un nombre élevé de lecteurs et, de l’autre, à celle d’égaler un modèle littéraire et métrique.

15Dans l’Europe de la Renaissance, l’Italie est « le modèle littéraire à imiter ». En partant de cette considération préalable, Pascaline Nicou se penche sur quatre traductions du poème de Boiardo — deux françaises, une espagnole et une anglaise, réalisées entre 1550 et 1619 — et examine la traduction de quelques passages érotiques significatifs. Le choix d’étudier la transposition en français de l’érotisme se justifie car Boiardo, pour parler d’amour, jongle entre le lexique pétrarquiste et un autre, plus concret, tiré des cantari. Après l’examen comparatif de plusieurs passages érotiques de l’Inamoramento et de leurs traductions respectives, l’auteur conclut sur l’impossibilité de définir une règle pour la traduction de l’érotisme de Boiardo. Même si chaque traducteur se laisse guider par l’horizon de réception de son pays, la traduction reste une pratique du cas par cas qui se soustrait à toute tentative de généralisation.

16Alessandro Bertolino aborde la question des échanges culturels entre France et Italie par le prisme des préfaces de traductions, où les traducteurs ont l’occasion de revenir sur la façon dont ils perçoivent les rapports entre langue source et langue cible. En s’arrêtant sur quelques exemples emblématiques — dus à Thomas Sébillet, Jean-Pierre de Mesmes ou Claude Gruget — Alessandro Bertolino met en évidence combien ce rapport varie selon le genre dont relève le texte source. Si le statut d’héritière de l’Antiquité semble ainsi reconnu sans peine à l’Italie, justifiant que l’on se serve de traductions en langue vulgaire italienne comme d’intermédiaires pour accéder aux classiques antiques, la question semble plus épineuse quand il s’agit de textes chevaleresques, supposés relever davantage du « patrimoine » français. Comme le montre l’auteur, Gruget dépasse cet écueil en distinguant entre l’inventio et l’elocutio. Quelle que soit l’origine géographique de l’inventio dont procède l’œuvre, la qualité de celle-ci dépendrait avant tout de celle de son elocutio, domaine où, selon lui, la supériorité de la langue française serait manifeste.

17Dans la troisième partie, quatre articles s’intéressent à l’Europe comme creuset et réceptacle de savoirs et d’images.

18Ilaria Andreoli aborde l’histoire de la présence des imprimeurs et libraires italiens dans la ville de Lyon au xvie siècle, et du rôle joué par certains libraires lyonnais dans les échanges italo-français. Ne parle-t-on pas, en ce début de siècle, de « Lyon l’Italienne » ? Dans cette histoire, l’auteur distingue une première période marquée par le « lobby piémontais » : ouvrages de droit et de médecine en latin, et livres religieux, caractérisent cette production, étrangère au livre humaniste, tournée vers le marché français. Puis arrivent à Lyon les Giunta, « la marque au lys rouge », célèbres libraires florentins : dans leur production d’ouvrages en latin, le livre en italien demeure encore une exception. Ilaria Andreoli s’intéresse également aux imprimeurs et libraires italianisants et au livre (en) italien à Lyon (Sébastien Gryphe, Jean de Tournes et Guillaume Rouillé) : « Avec Gryphe, nous voyons apparaître une génération d’imprimeurs et libraires lyonnais italianisants qui se montrent plus italiens que les Italiens, faisant de Lyon le centre principal de production du livre en italien — ou des traductions en français d’ouvrages italiens — en dehors de l’Italie », explique-t-elle. Guillaume Rouillé propose des impressions — d’excellente qualité — d’auteurs italiens, dans le souci de mettre en valeur la « lingua toscana ». Un troisième aspect de l’étude d’Ilaria Andreoli concerne le rôle important joué par le livre illustré dans les échanges entre la France et l’Italie, et celui des éditions bilingues, dont les illustrations et vignettes constitueront, pour certaines, des modèles pour les arts décoratifs. Au temps des guerres de Religion, plusieurs professionnels du livre italiens choisissent la religion réformée et seront amenés par la suite des événements à préférer l’exode vers Genève. Avec la dispersion du lectorat italien, c’est un siècle de présence italienne dans la vie du livre lyonnais qui se clôt.

19L’article de Moreno Campetella procède, par comparaison entre des manuels de techniques horticoles, les uns dus à Charles Estienne et les autres à ses traductions italiennes par Pietro Lauro, à une étude du vocabulaire technique qui met en lumière la prééminence du jardinage français dans les années 1530. L’art d’aménager les jardins et les vergers constitue la matière des deux ouvrages d’Estienne (De re hortensi, Seminarium), et leur traduction témoigne de ce prestige français à l’étranger. Moreno Campetella montre comment la langue vulgaire a permis à de nouveaux riches de s’approprier des techniques horticoles réservées jusque-là aux milieux aristocratiques. Dans une étude précise et détaillée qui sélectionne plusieurs exemples significatifs, l’auteur s’intéresse aux termes techniques vernaculaires non traduits en italien (l’arrosoir, la nomenclature des variétés de pommes, l’abricot, la cerise). Dans bien des cas examinés ici, l’avance de la France sur l’Italie est certaine. Une autre section est consacrée aux termes techniques traduits ou accompagnés d’un ajout dans le texte italien, le traducteur transposant les termes originaux ou les adaptant à la culture cible (les enclos, par exemple). Les traductions vernaculaires de plantes ornementales par Lauro témoignent non seulement de la connaissance directe du domaine, mais aussi, parfois, de l’avance des Italiens par rapport aux Français : il y a là le signe d’une nature proprement italique de certaines plantes, et la traduction aide les lecteurs italophones à identifier l’espèce. Estienne lui-même reconnaît l’avance des Italiens dans le domaine de la floriculture et celui des légumes du potager. Cette comparaison, comme l’écrit Moreno Campetella, « entre la terminologie agronomique et horticole employée par Charles Estienne et le technolecte des traductions italiennes de Pietro Lauro nous donne la possibilité d’embrasser du regard la diversité des méthodes d’aménagement des jardins et des potagers en France et en Italie dans la première moitié du xvie siècle ».

20Avec sa contribution sur la langue italienne dans le Journal de voyage de Montaigne, Concetta Cavallini nous rappelle qu’avant de partir en voyage pour l’Europe, l’auteur des Essais a une idée de la langue italienne qu’il s’est forgée surtout à travers la lecture d’œuvres littéraires en cette langue. Quand il arrive sur place, il entre en contact avec une réalité bien plus diversifiée, notamment en Toscane. Si ses interlocuteurs sont pour la plupart des gens cultivés (médecins, lettrés, juristes, savants), il ne dédaigne pas d’échanger avec le peuple. Et Concetta Cavallini de rappeler le plaisir qu’il prenait à écouter la paysanne Divizia qui savait composer des vers sur le modèle de l’Arioste. Malgré son penchant pour la langue italienne parlée, Montaigne ne prend pas nettement position en faveur de cette dernière au détriment de l’italien littéraire. Il opte plutôt pour une conciliation entre langage littéraire et populaire, entre langage écrit et parlé, entre langue toscane et langue florentine. Cette voie médiane, théorisée par Benedetto Varchi dans l’Hercolano (1570), est précisément celle qu’il sera amené à suivre dans l’exercice de sa fonction de maire de Bordeaux. La leçon que Montaigne tire de sa pratique orale et écrite de la langue italienne dans son Journal de voyage est donc avant tout d’ordre politique.

21Dans son article, Joël Élie Schnapp étudie une sélection d’images représentant des figures associées au pouvoir ottoman (sultans et müfti), qu’il décrit et analyse dans leurs formes symboliques. La provenance de ces dessins, dus au peintre véronais Jacopo Ligozzi (deuxième moitié du xvie siècle), explique leur conception et leur finalité, à savoir une représentation de nature apocalyptique des figures politiques turques, incarnant la Bête (et ses vicaires) et « l’Antichrist ». Pour cela, Joël Élie Schnapp étudie avec précision le bestiaire présent dans toutes ces images, mais convoque aussi des sources littéraires datant d’un siècle plus tôt, celles d’Annius de Viterbe ou Giovanni Battista Nazari, ou encore Georges de Hongrie, dans lesquelles sont présents des thèmes liés à l’ultime combat eschatologique, assimilant les Turcs aux peuples de Gog et de Magog, dont sortiront vainqueurs les nations chrétiennes. Des textes dominicains du xve siècle reprennent des prophéties plus anciennes annonçant l’inéluctable venue du bouc, figure symbolique qu’elles lient à la religion islamique. L’auteur confirme ces lectures par une étude comparative d’un de ces dessins et du retable d’Issenheim, d’où il résulte que, si saint Jean-Baptiste est précurseur du Christ, les Musulmans sont « perçus comme des précurseurs de l’Antichrist ». On voit ainsi se perpétuer au xvie siècle ces représentations où s’affrontent monde chrétien et peur d’une domination universelle du Grand Turc.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Patrizia De Capitani, Élise Leclerc, Serge Stolf, Cécile Terreaux-Scotto et Gilles Bertrand, « Présentation »Cahiers d’études italiennes [En ligne], 27 | 2018, mis en ligne le 30 septembre 2018, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cei/4271 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cei.4271

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Auteurs

Patrizia De Capitani

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