Crise du monde ouvrier et « question septentrionale » : l’usine de Dalmine (Lombardie) dans les années 1980
Résumés
Cet article se concentre sur les rapports entre crise industrielle, monde du travail et reconfiguration du paysage politique dans l’Italie des années 1980. À partir d’une étude historique sur l’évolution des relations sociales et des modes de production dans l’usine sidérurgique de Dalmine, en Lombardie, il interroge le lien potentiel entre les processus de restructuration industrielle, la crise de l’identité ouvrière et l’émergence de subcultures territoriales. Frappé par le chômage et la perte de centralité de ses porte-paroles (notamment les syndicats), le monde des ouvriers de l’industrie se penche de plus en plus vers le message politique d’un acteur nouveau, la Ligue du Nord, qui insiste sur la primauté de la communauté et de son identité. L’article veut ainsi éclairer certains aspects peu considérés de ladite « question septentrionale », c’est-à-dire l’essor d’un nouveau type d’autonomisme dans les régions du Nord de l’Italie.
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Mots-clés :
crise industrielle, monde ouvrier, sidérurgie, Ligue du Nord, autonomisme, usine, Dalmine, chômage, subcultures territorialesKeywords:
industrial crisis, working class, steel industry, Lega Nord, localism, steelworks, Dalmine, unemployment, local subculturesParole chiave:
Crisi industriale, mondo operaio, siderurgia, Lega Nord, autonomismo, fabbrica, Dalmine, disoccupazione, subculture territorialiPlan
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- 1 M. Golden, Heroic Defeats. The Politics of Job Loss, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
- 2 P. Perotti et M. Revelli, Fiat, autunno 80: per non dimenticare, Milan, Garzanti, 1987.
1La politologue américaine Miriam Golden a eu beau jeu de qualifier d’« héroïques » les défaites issues des luttes syndicales engagées durant les années 1980 dans des pays comme l’Italie ou la Grande-Bretagne pour contrer les restructurations d’entreprise et les suppressions d’emplois qui allaient avec1. Celles-ci symbolisent de manière efficace le passage à l’ère post-industrielle, marquée à la fois par la fin de la « centralité sociale » des ouvriers d’industrie, conséquence des processus de restructuration industrielle et de la croissante tertiarisation de l’emploi, et par la fin de la « centralité politique » du mouvement ouvrier et de ses porte-paroles (syndicats, partis, conseils d’usine…). En Italie, la « lutte des 35 jours » à la FIAT pendant l’automne 1980 constitue le tournant symbolique qui clôt la phase d’exceptionnelle conflictualité inaugurée en 1968-1969. Sous la pression de la crise économique qui touche lourdement la branche automobile, on assiste à une âpre confrontation syndicale au sein de la grande usine turinoise (la FIAT menaçant la suppression de 14 000 emplois) qui va dans le sens d’une réaffirmation du pouvoir managérial et de ses prérogatives en dépit des aspirations des ouvriers. La « marche des 40 000 » du 14 octobre 1980, menée par les cadres et les techniciens de l’entreprise réclamant le « droit de travailler », sanctionne, avec la prise de parole d’une portion minoritaire mais pas du tout négligeable des classes moyennes, le revirement du climat social2.
- 3 A. Sangiovanni, Tute blu. La parabola operaia nell’Italia repubblicana, Rome, Donzelli, 2006.
- 4 S. Musso, « Travail et mouvement ouvriers en Italie », Histoire & Sociétés. Revue européenne d’hist (...)
2Dès lors les ouvriers et, plus généralement, le travail, semblent disparaître de l’horizon du débat public comme de celui de la représentation sociale3. La perte de centralité de la classe ouvrière aussi bien dans la société que dans le débat politique et culturel italien s’accompagne d’une opacité croissante de l’usine, qui ne fait plus l’objet de l’intérêt de la part des médias et des chercheurs en sciences sociales. À titre d’exemple, la crise de l’historiographie militante qui, dans les années 1970, s’était penchée avec enthousiasme sur la figure de l’ouvrier, perçu comme le véritable levier pour le changement politique et social, exprime de manière efficace la désaffection pour l’histoire du travail. Celle-ci est de moins en moins fréquentée par les chercheurs, sans pour autant que cela signifie l’atrophie en termes de pistes de recherche, de sources exploitées, de méthodes employées4.
- 5 L’historiographie italienne sur les années 1980 étant encore dans une phase pionnière, les auteurs (...)
- 6 Pour une discussion sur cette question à partir du cas italien voir A. Accornero, Era il secolo del (...)
3Cette perte de centralité de l’objet « travail » est due non seulement au (relatif) déclin quantitatif des travailleurs de l’industrie au profit de ceux du tertiaire (les premiers étant passés de 37,6 % en 1980 à 32,5 % en 1995), mais aussi à la transformation profonde du monde ouvrier en termes de composition interne, de nature du travail productif, de conditions du marché du travail. Les années 1980 sont, de ce point de vue, une clé d’entrée essentielle pour interroger l’évolution d’un monde du travail dont l’appréhension ne passe plus par le paradigme intellectuel du fordisme5. Au-delà du discours fort simpliste sur la « fin du travail » qui marque nombre d’analyses sur l’avènement de ladite « société post-fordienne6 », il importe de souligner dans quelle mesure le monde ouvrier apparaît beaucoup plus complexe et hétérogène que ce que les récits engagés des années 1960 et 1970 nous l’avaient montré.
- 7 S. Musso, Storia del lavoro in Italia dall’Unità a oggi, Venise, Marsilio, 2002, p. 245-253.
4Concernant le cas italien, si les grandes usines ont perdu le rôle de centres d’agrégation et d’initiative politique qu’elles avaient exercé durant les années de la croissance économique, les ouvriers, dans un contexte de pénurie d’emploi, sont censés répondre aux exigences d’un modèle productif indexé sur les impératifs de la qualité et de la flexibilité. Ils se transforment ainsi en « opérateurs » : l’identité collective qui les caractérisait est remplacée par des identités multiples, à mesure de la fragmentation et de l’individualisation des parcours professionnels que les nouvelles pratiques managériales imposent. Parallèlement, les processus de désindustrialisation et de déconcentration entamés après la crise du milieu des années 1970, notamment dans les régions de la « troisième Italie » (les régions du nord-est et du centre du pays), ont conduit à l’essor de la petite et moyenne entreprise. Celle-ci se présente sous la forme d’une « communauté organique » liant patrons et salariés, dont les relations s’inscrivent dans le registre de la solidarité territoriale. À cela, il faut également ajouter les travailleurs du « tertiaire inférieur » qui, sous la pression de la déréglementation du marché du travail, se situent dans un espace de la précarité (contractuelle, de l’emploi…) qui ne cesse de croître7. Bref, le « monde ouvrier » vu à travers la focale des années 1980 restitue la complexité d’une décennie qui n’est pas avare de transformations majeures sur le plan économique et social.
- 8 Voir à ce propos la dénonciation de S. Beaud, M. Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquête (...)
5Si cette neutralisation de l’univers de l’usine a conduit à marginaliser du débat intellectuel ses propres acteurs (ouvriers, syndicats, secteurs industriels traditionnels…)8, l’étude de la condition ouvrière n’est pas pour autant dépourvue de sens pour comprendre la période ici prise en compte. Au contraire, elle peut ouvrir des pistes de réflexion fécondes quant aux rapports entre crise industrielle, monde du travail et reconfiguration du paysage politique. C’est à partir de cette hypothèse de travail que je propose ici de faire une plongée dans le « microcosme » de l’usine industrielle et de ses travailleurs, en l’occurrence via le site sidérurgique de Dalmine, près de Bergame (Lombardie).
- 9 Voir F. Ricciardi, « Lavoro, culture della produzione e relazioni industriali », dans F. Amatori et (...)
- 10 C. Bouillaud, « La question septentrionale », dans M. Lazar (dir.), L’Italie contemporaine de 1945 (...)
6Installée en 1906 dans la plaine lombarde grâce à l’initiative des frères allemands Mannesmann, la société Dalmine s’impose rapidement sur les marchés italien et européen des tubes sans soudure. Intégrée au sein du groupe public Finsider depuis les années 1930, elle emploie plus de 10 000 salariés jusqu’aux années 1980, alors que la population de la commune atteint les quelques 20 000 habitants. Dans le cadre d’une tradition de relations sociales fortement paternalistes, l’entreprise adopte plusieurs formes de contrôle social du personnel qui évoluent au fil du temps : formation professionnelle des salariés et développement d’œuvres sociales (à partir des logements) dans les premières années de vie de l’établissement, corporatisme autoritaire durant la période fasciste, politiques d’intégration des salariés s’inspirant des principes des human relations après la seconde guerre mondiale9. Le site industriel de Dalmine, durant les années 1980, fait l’objet d’une opération de restructuration technico-industrielle profonde sur fond de défaite syndicale et aussi de modification de la donne politique (le consensus des traditionnelles forces politiques étant érodé par l’affirmation de la Ligue du Nord). En se concentrant sur cette dernière période, il s’agira donc d’interroger à l’échelle locale le lien potentiel entre les processus de restructuration industrielle, la crise de l’identité ouvrière et l’émergence de subcultures territoriales, et d’éclairer par là certains aspects peu considérés de ladite « question septentrionale », c’est-à-dire l’essor d’un autonomisme d’un type particulier revendiquant la primauté du Nord de l’Italie avant tout comme « territoire de la modernité10 ».
Crise industrielle, crise de l’emploi
- 11 Y. Meny et V. Wright, La crise de la sidérurgie européenne, Paris, Presses universitaires de France (...)
- 12 Voir par exemple X. Vigna, « Les ouvriers de Denain et de Longwy face aux licenciements (1978-1979) (...)
- 13 R. Franck, G. Dreyfus-Armand, M. Le Puloch, M.-F. Levy et M. Zancarini-Fournel, « Crises et conscie (...)
7Tout au long des années 1980, la persistance du chômage de masse, devenu désormais structurel dans la plupart des pays européens, installe le sentiment de crise dans la durée. La crise européenne de l’acier est l’un des marqueurs du passage d’un paradigme – celui de la centralité du travail – à un autre – celui de la crise de l’emploi. La convergence entre, d’une part, l’effondrement de la demande d’acier dû aux effets négatifs de la crise économique de 1973-1974 et, d’autre part, l’apparition de nouveaux concurrents sur les marchés internationaux (Japon, Corée…) frappe de plein fouet un secteur qui a le souffle court. Les plans de restructuration qui suivent au niveau soit national soit européen (par exemple le Plan Davignon daté de 1977) envisagent la possibilité de sauver des entreprises, voire des branches industrielles, à condition d’accepter des suppressions d’emploi11. À l’image des défaites des sidérurgistes engagés dans des luttes défensives de part et d’autre de l’Europe (les ouvriers de Denain et Longwy en France, de Cockerill en Belgique, de la British Steel Corporation au Royaume-Uni12…), le chômage devient le symbole du basculement des années 1970 aux années 1980. Le chômage, ou du moins la suppression d’emplois, n’est plus l’effet de la crise mais, quasiment, la solution. Les conséquences sont lourdes sur le plan social, d’autant que la crise économique est de plus en plus perçue comme crise « morale13 ».
- 14 Voir M. Balconi, La siderurgia italiana (1945-1990). Tra controllo pubblico e incentivi di mercato, (...)
- 15 R. Ranieri, « Prodotti e mercati », dans F. Amatori et S. Licini (dir.), Dalmine 1906-2006, ouvr. c (...)
8Si le secteur sidérurgique italien, dans son ensemble, s’en sort relativement mieux par rapport aux autres producteurs européens, il n’est pas non plus épargné par le phénomène de réduction massive d’effectifs, qui accompagne les restructurations des principaux sites industriels14. Le marché des tubes sans soudure, dans lequel l’usine de Dalmine s’est spécialisée, est lui aussi touché par une baisse importante de la demande alors que la concurrence des produits japonais se fait davantage agressive. En 1983, la production mondiale de tubes a chuté de presque 10 % en revenant aux niveaux de la période 1975-1976. Les conséquences pour l’entreprise italienne sont fort négatives : entre 1977 et 1980, les pertes représentent plus d’un tiers du capital. Cette situation appelle à un effort de réorganisation visant à réduire les coûts de production, améliorer la productivité et miser davantage sur les exportations15.
- 16 F. Ricciardi, Lavoro, conflitto, istituzioni. La Fiom di Bergamo dal dopoguerra all’autunno caldo, (...)
- 17 Dalmine Spa, Assemblea degli azionisti 19 aprile 1980. Esercizio 1979, p. 13.
- 18 FD, D (Fondazione Dalmine, Archivio storico Dalmine, Dalmine), Lcda, reg. 31, procès-verbal du 26 j (...)
9La crise du secteur se combine ainsi avec une action de restructuration de l’entreprise, restructuration qui, par ailleurs, était déjà dans les vœux des dirigeants de la Dalmine depuis quelques années. Le souvenir de la période de conflictualité aiguë inaugurée par l’occupation de l’usine en 1969, et qui se poursuit tout au long de la décennie suivante, est toujours brûlant16. Encore en 1979, lors des négociations pour le renouvellement du contrat de branche, presque 700 000 heures/ouvrier sont perdues17. La rénovation technique et organisationnelle envisagée entre la moitié des années 1970 et le début des années 1980 ne peut donc pas faire l’économie d’une mise à plat des relations sociales. Comme l’admettent les principaux dirigeants lors de la présentation au conseil d’administration du plan de redressement du groupe en juillet 1979, « l’innovation technologique n’est pas à elle seule suffisante pour augmenter la productivité, l’attitude syndicale étant également déterminante18… ».
- 19 Ces chiffres ont été tirés des tableaux publiés en annexe dans F. Amatori et S. Licini (dir.), Dalm (...)
10D’où l’offensive menée par la direction sur le plan syndical tout au long des années 1980 en termes à la fois de réduction d’effectifs et de réaménagement des relations avec les salariés. Ces mesures vont de pair avec l’introduction d’installations modernes (une aciérie à coulée continue ainsi qu’un nouveau laminoir) et la révision profonde de l’organisation de la production et du travail. Le train laminoir, notamment, est censé assurer, à volume de production égale, l’emploi d’environ la moitié des salariés nécessaires. Le but est de passer, dans le seul établissement de Dalmine, de 10 000 à 6 000 ouvriers. Ainsi, entre 1980 et 1986, le personnel de l’usine est réduit d’environ 2 300 unités alors que la capacité de production demeure inchangée19.
- 20 F. Ricciardi, « Lavoro, culture della produzione e relazioni industriali », art. cité, p. 225-229.
11Ce « remède de cheval » est marqué par la signature de nombreux accords avec les organisations syndicales, tous sigles confondus. Face à la crise de l’emploi qui frappe la branche dans son ensemble, le pouvoir de négociation des syndicats se révèle affaibli. Ceux-ci sont amenés à partager une nouvelle saison de relations sociales, davantage collaborative, quitte à accepter toute sorte d’accord portant sur la flexibilité (par exemple en renonçant à bénéficier de jours fériés ou à faire valoir le principe du turn-over pour de nouveaux recrutements) et sur la « sortie » des salariés (à travers le recours à la cassa integrazione ou aux préretraites). Parmi ces accords, il faut aussi enregistrer celui daté de juillet 1985 qui, en reliant les rétributions aux résultats économiques de l’entreprise, anticipe certains aspects de la « politique des revenus », inaugurée à l’échelle nationale en 1993 (les fameux « accords Ciampi » signés par le gouvernement italien et les partenaires sociaux pour faire face à la crise d’assainissement des comptes publics et ainsi intégrer l’union monétaire européenne qui est alors en train de se construire20).
- 21 Voir par exemple A. Ciglia, « Restructuring and Industrial Relations in Italy’s Big Steel: the Expe (...)
12Le couple crise/restructuration produit donc des effets importants sur les relations industrielles à l’échelle locale, d’autant que depuis la moitié des années 1980 le discours managérial sur le rattrapage de la productivité perdue pendant la décennie précédente et sur la requalification des compétences des salariés semble faire l’unanimité, y compris chez les représentants syndicaux. Loin d’entériner le discours sur la « qualité totale » qui à l’époque fait florès aussi dans la branche sidérurgique21, il importe ici d’interroger les conséquences de la crise sur l’identité ouvrière. Celle-ci, normalement portée par le travail et ses valeurs, se révèle tout d’abord fragilisée par les modifications intervenues dans le travail et dans l’organisation de la production. Or, une analyse de l’évolution de la composition de la main-d’œuvre et de sa propre identité à la suite de ces modifications peut aider à mieux délimiter les contours d’un monde ouvrier qui commence à douter à la fois de ses prérogatives professionnelles et de son rôle dans l’arène politique.
L’identité ouvrière en question
- 22 F. Butera, « La progettazione congiunta di tecnologia e organizzazione. Il caso Dalmine NTM », Stud (...)
- 23 Cité dans C. Pedrocco, « Tecnologia, processi e organizzazione del lavoro », dans F. Amatori et S. (...)
13Au début des années 1980, l’usine sidérurgique de Dalmine achève son ambitieux programme de rénovation technique fondé sur l’installation d’une aciérie à coulée continue et un nouveau train laminoir (ledit nuovo treno medio). Ces innovations techniques s’inscrivent dans une stratégie visant à améliorer la compétitivité de l’entreprise via la réduction de la main-d’œuvre et la requalification de celle-ci. L’introduction du nouveau laminoir a notamment des répercussions importantes sur la redéfinition de la professionnalité ouvrière tout en contribuant à modifier les modes de recrutement : le management tend à sélectionner les salariés parmi ceux qui, dans le passé, ont montré une certaine capacité dans le contrôle et la régulation des processus productifs et affichent l’aspiration à une meilleure qualification professionnelle22. Cette mesure est vécue par une partie des salariés et des militants syndicaux comme une menace à l’intégrité des groupes ouvriers et de leurs cultures de métier, d’autant qu’elle s’accompagne d’une forte baisse des effectifs : « Quand on se baladait dans l’atelier de réparation, on pouvait apercevoir de nombreuses têtes, c’étaient les ajusteurs ; aujourd’hui, t’as du mal à les repérer parce que les opérations sur le produit ont été énormément réduites23. » Ainsi, méfiance et désarroi s’alternent dans les récits d’une population ouvrière affectée à la fois par les effets de la crise du secteur et par l’affaiblissement des organisations syndicales.
- 24 M. Boninelli, « Il ‘Nuovo Treno Medio’ a Dalmine », Primo maggio, 1981, no 15, p. 60-63. Sur la con (...)
14Dans l’aciérie à coulée continue, l’introduction du principe de rotation de la main-d’œuvre en fonction des tâches à accomplir se traduit par une sorte de mobilité horizontale au sein de l’atelier : tout le monde est censé tout faire, quitte à pouvoir remplacer à tout moment les collègues absents. Concrètement, cela signifie augmenter aussi bien la flexibilité que la charge de travail de chaque salarié. Nombre de pauses et de « temps morts », qui normalement constituent des espaces de décantation propices à la sociabilité ouvrière, sont ainsi éliminés. Les marges de discrétion et d’autonomie indispensables à l’autorégulation des groupes de travail sont, de fait, mises au service de la productivité24.
15Dans la phase de laminage, l’intervention discrétionnaire des salariés, notamment des ouvriers de maintenance, est presque complètement effacée. Les tâches de contrôle et régulation des procédés techniques sont automatisées, ce qui a de répercussions importantes sur la matérialité même de l’acte de travail. Voici le témoignage d’un ouvrier daté de 1980 :
- 25 Cité dans C. Pedrocco, « Tecnologia, processi e organizzazione del lavoro », art. cité, p. 187.
Autrefois, la relation avec le tube était directe, maintenant l’ouvrier entre en contact avec le tube uniquement de manière indirecte. Dans les phases davantage automatisées, ce même tube apparaît dans un téléviseur une fois toutes les 46 secondes, et le salarié est censé juger s’il a été fabriqué de façon correcte ou non. Son effort est devenu essentiellement mental : le contrôle et la prise de décision sont beaucoup plus rapides25.
- 26 F. Butera, « La progettazione congiunta di tecnologia e organizzazione. Il caso Dalmine NTM », art. (...)
16Autrement dit, dans la nouvelle organisation de la production – comme le constatent les sociologues des organisations qui s’intéressent à l’usine de Dalmine – non seulement l’activité de régulation de la production mais aussi le contrôle de la qualité du produit sont essentiellement confiés au système informatique qui, lui, nécessite très peu d’opérateurs sélectionnés parmi les salariés disposant de qualités professionnelles adéquates et ayant des aspirations de carrière26.
- 27 ACdf Dalmine (Archivio consiglio di fabbrica Dalmine, Istituto per la storia della resistenza e del (...)
- 28 M. Musazzi, Il caso Dalmine, Sesto San Giovanni, Fondazione Regionale Pietro Seveso-Istituo per la (...)
- 29 Ibid.
- 30 Avec le nouveau contrat de branche de 1973, les traditionnelles classifications des ouvriers de la (...)
17Cette nouvelle organisation technique produit également des conséquences sur les formes de sélection, recrutement et répartition de la main-d’œuvre au sein de l’usine. La sélection des salariés destinés à intégrer l’équipe opérant dans le nouveau laminoir, par exemple, est réalisée sur la base des « meilleurs » ouvriers à disposition de l’encadrement ainsi que de nouveaux recrutés. La sélection se fait en fonction d’une gamme de critères censés objectiver les qualités des salariés. Il s’agit de critères objectifs (jeune age, niveau d’éducation), comportementaux (intelligence abstraite et concrète, habileté dans l’utilisation des équipements), motivationnels (les volontaires sont privilégiés) et organisationnels (l’appréciation de la part des chefs d’équipe est un élément fondamental). Derrière la façade des critères « objectifs », il y a la volonté de façonner un nouveau groupe ouvrier plus en phase avec les objectifs gestionnaires, alors que les accords syndicaux sur les préretraites mettent hors-jeu l’ancienne génération qui abrite nombre de délégués syndicaux27. Un des effets de cette nouvelle politique du personnel est sans doute celui de produire une fragmentation des trajectoires professionnelles, comme on peut aisément la dégager de la lecture de l’organigramme de l’atelier après la mise en marche du nouveau laminoir. La plupart des salariés opérant dans la phase de laminage à chaud sont des anciens ouvriers (80 %) alors que ceux de la phase à froid sont essentiellement de nouveaux recrutés (70 %), plus jeunes et formés sur place par l’entreprise28. Si ce n’est pas de la fragmentation, c’est tout du moins une tentative de créer de toutes pièces de nouveaux collectifs ouvriers, étanches entre eux et caractérisés par une dynamique sociale plus favorable aux intérêts de l’entreprise, et ce à partir de la concurrence intergénérationnelle qui s’installe entre les salariés. La révision de l’organisation du travail dans le secteur du nouveau laminoir s’accompagne aussi d’un effort de requalification de la main-d’œuvre. Le pourcentage d’ouvriers qualifiés passe, entre 1972 et 1981, de 14 % à 60 %29, ce qui est probablement dû au réaménagement des classifications des emplois dans les conventions collectives, qui a contribué à valoriser une grande partie des qualifications des ouvriers30.
18Cette offensive gestionnaire conditionne également les stratégies et les pratiques syndicales. Dans une conjoncture marquée à la fois par la crise de l’emploi et la crise politique des représentants ouvriers, les organisations syndicales sont poussées à intégrer le discours managérial sur la productivité, qui est souvent présenté sur le mode de l’évidence. Ceci n’est pas étranger au phénomène de déstabilisation d’une identité ouvrière construite sur la base des luttes égalitaristes et solidaires des années 1970. Ce changement d’attitude de la part des syndicats est ainsi commenté, quelques années plus tard, par un ancien militant de la CGIL, le syndicat d’inspiration socialiste et communiste qui a été longtemps majoritaire au sein de l’usine :
- 31 Cité dans M. G. Meriggi, Gli operai della Dalmine, ouvr. cité, p. 142.
Si toi, le syndicat, commence à dire que la chose la plus importante c’est la productivité… et ce même discours est ramené dans les réunions des comités de production, les objectifs syndicaux concernant la sauvegarde de la santé au travail ou le contrôle ouvrier de la production sont forcément révisés à la baisse, voire éliminés… Après ça, on pouvait même nous dire : dans cette usine, vous pouvez venir travailler en costume et cravate31 !
- 32 « Analisi sull’inquadramento unico alla Dalmine e proposte per l’applicazione », In controluce, sup (...)
19En somme, les innovations techniques et organisationnelles qui se mettent en place tout au long des années 1980 atteignent plusieurs objectifs dans le cadre d’une stratégie de réaménagement des relations sociales aux accents volontaristes. Elles affaiblissent les solidarités de groupe en favorisant la désarticulation des trajectoires professionnelles, elles contribuent à durcir la confrontation générationnelle, elles ternissent les identités de métiers portées par les anciens militants syndicaux. De manière fort symbolique, le passage à une nouvelle phase de relations industrielles est représenté par la remise en cause, puis l’abandon, de l’ancien mode de classement des emplois (ledit inquadramento unico, valable aussi bien pour les ouvriers que pour les employés). Ce dispositif ayant été introduit à Dalmine en 1971 avant même qu’il soit négocié au niveau de branche, il avait cristallisé les luttes les plus importantes des « années 68 » : égalitarisme salarial et professionnel, refus de la « monétisation » de la pénibilité du travail, équivalence entre travail manuel et travail intellectuel32.
- 33 Voir sur ce point M. Pialoux, « Le vieil ouvrier et la nouvelle usine », dans P. Bourdieu (dir.), L (...)
20La déception qui émerge des discours des militants confrontés aux conséquences de l’offensive de la direction tout au long des années 1980 s’inscrit donc dans un lent mouvement de déstructuration qui touche à la fois les liens de solidarité et les pratiques syndicales, les deux étant profondément imbriqués dans des pratiques de travail33.
Localisme et vote ouvrier
- 34 Données tirées de <http://www.comune.dalmine.bg.it/info.php?id=358 [dernière consultation en mai 20 (...)
- 35 M. G. Meriggi, Gli operai della Dalmine e il loro sindacato, ouvr. cité, p. 98.
21À Dalmine comme dans la plupart de la région Lombardie, entre la fin des années 1980 et le début des années 1990, on assiste à l’émergence du consensus politique en faveur de la Ligue Lombarde (devenue ensuite Ligue du Nord). Aux élections régionales de 1990, par exemple, elle obtient environ 3 000 votes sur les 13 000 valables (23 % du total), alors que les partis traditionnels affichent des résultats en baisse : 4 550 votes pour la démocratie chrétienne (-935), 1 740 pour l’ancien parti communiste, désormais PDS (-746), 1 147 pour le parti socialiste (-686)34. Cette tendance est confirmée dans les années immédiatement suivantes : aux élections pour la Chambre de 1996, le candidat de la Ligue du Nord arrive en tête (41,1 % des votes) du collège uninominal dont la commune de Dalmine fait partie, en dépassant nettement les candidats des autres coalitions35.
- 36 Ibid.
- 37 Ibid., p. 108-109.
22L’érosion du consensus des traditionnels partis de masse, y compris de gauche, en faveur de la Ligue du Nord est confirmée par l’analyse des flux électoraux. D’après une étude du bureau de la statistique de la région Lombardie, à la fin des années 1980 le résultat électoral de la Ligue du Nord relève respectivement des votes provenant de la démocratie chrétienne (40 %), de la gauche (24 %), et des autres partis politiques (10 %), auxquels il faut ajouter les votes de « nouveaux » électeurs36. L’analyse du vote de la population ouvrière, quant à elle, montre de manière frappante la percée effectuée par la Ligue du Nord dans les milieux populaires. Selon une enquête de la CGIL de la Lombardie, en 1996 le premier parti parmi les ouvriers est la Ligue du Nord (33 %), suivi par les partis de gauche, le PDS et Rifondazione comunista (25 %), et par le parti berlusconien Forza Italia (18 %)37.
- 38 I. Diamanti, La Lega. Geografia, storia e sociologia di un nuovo soggetto politico, Rome, Donzelli, (...)
23Les sociologues ayant étudié le phénomène de la Ligue du Nord ont mis l’accent sur le fait que la géographie électorale de ce mouvement correspond à celle du changement qui, à partir de la crise économique du milieu des années 1970, a secoué une large partie du Nord de l’Italie. Il s’agit d’un territoire localisé essentiellement dans le nord-est du pays, caractérisé par une industrialisation diffuse, inscrit dans un environnement social mobile du point de vue économique, productif et démographique, et ayant une tradition politique homogène (démocrate-chrétienne). Dalmine et ses alentours correspondent parfaitement à ce portrait. Dans ces zones de la « périphérie industrielle », on assiste à la redéfinition des logiques de développement économique, des solidarités sociales et des liens politiques qui jusque-là apparaissaient consolidés, voire immuables. Dans une phase qu’on a tendance à qualifier de « post-industrielle », la crise des solidarités politiques traditionnelles se traduirait ainsi par la réaffirmation d’anciens particularismes qui étaient longtemps dépourvus de représentation38.
- 39 À quelque exception près : voir par exemple A. Cento-Bull et M. Gilbert, The Lega Nord and the Nort (...)
- 40 Voir les résultats issus de premières enquêtes sur la Lega Lombarda menées au début des années 1990 (...)
24Or, les transformations intervenues dans le monde industriel à cette époque ne semblent pas avoir été mises au cœur des analyses portant sur l’essor du phénomène leghista ou, tout du moins, elles ne constituent pas le principal angle d’attaque39. Les effets de la crise de l’emploi et les opérations de restructuration industrielle qui suivent seraient-ils insuffisants pour expliquer ce basculement politique majeur ? Le discours de la Ligue du Nord étant axé sur la redécouverte de l’identité locale sous forme de rébellion au pouvoir central, de protestation antifiscale, de rejet de l’immigration (à commencer par celle « ancienne » des régions de l’Italie du Sud, puis remplacée par celle provenant d’Albanie et des pays africains), il met en cause les rapports traditionnels entre partis politiques, traditions culturelles et société. Il bouscule dans le fond les principales cultures politiques de la « Première République » : comment conjuguer, par exemple, le localisme et sa politisation avec l’interclassisme d’inspiration catholique ou l’égalitarisme cher aux partis de la gauche d’inspiration marxiste40 ?
25Cet infléchissement identitaire n’épargne pas les grands bassins industriels de l’Italie du Nord qui, au contraire, offrent un lieu d’observation privilégié pour analyser comment s’articulent anciennes et nouvelles identités dans une phase de transition. En ce qui concerne le cas particulier de Dalmine, un détour par l’histoire de l’usine et de son ancrage dans le territoire offre les éléments indispensables pour mener ce type d’analyse.
Identité locale et subcultures politiques
- 41 C. Lussana et M. Tonolini, « Dalmine: dall’impresa alla città », dans C. Lussana (dir.), Dalmine da (...)
- 42 FD, D, Pva, 9, 1, « Operai. Elenco con domande di lavoro di operai ». Cette pratique se reflétait d (...)
- 43 F. Ricciardi, « Lavoro, culture della produzione e relazioni industriali », art. cité, passim.
26L’usine de Dalmine, depuis ses origines, s’identifie avec sa communauté, dont elle interprète les besoins tout en essayant de les satisfaire ou bien de les prévenir. Dans le sillage de la tradition du paternalisme industriel du xixe siècle, l’œuvre de tutelle personnelle de la force de travail en usine se prolonge tout au long du xxe siècle en assurant aux salariés différents services : caisse de prévoyance et maladie, logements, activités de loisir, formation professionnelle41… L’empreinte de la « fabrique totale » sur les salariés (l’installation de l’usine, par exemple, précède l’institution de la commune) monte d’un cran durant la période fasciste, d’autant que l’autorité de l’entreprise souvent l’emporte sur celle des représentants du régime de Mussolini (le maire de la commune de Dalmine est longtemps un des principaux dirigeants de l’entreprise !). Le recrutement de la main-d’œuvre se fait presque exclusivement dans le bassin où l’usine est installée : aussi après la seconde guerre mondiale, le recours à une main-d’œuvre immigrée (provenant des autres régions italiennes) demeure l’exception, alors que la persistance de la figure de l’ouvrier-paysan contribue à renforcer l’identification entre la population, le territoire et l’entreprise. L’influence de l’Église catholique, très implantée, est un élément supplémentaire qui contribue à régler, voire normaliser, les relations sociales au sein de l’usine, et ce à partir de l’action de « filtrage » que ses représentants exercent au moment de l’embauche jusqu’environ les années 1960 : les archives de l’entreprise, par exemple, conservent nombre de lettres de recommandation envoyées par le curé du village42. Tout cela explique pourquoi l’usine de Dalmine affiche une tradition de relations industrielles peu conflictuelle (avec l’exception notable des périodes 1919-1920 et 1968-1969, qui correspondent aux grandes vagues de conflictualité ouvrière qualifiées de biennio rosso43).
- 44 M. Tonolini, Le relazioni industriali alla Dalmine dalla Liberazione alla metà degli anni Cinquanta(...)
- 45 F. Ricciardi, « Lavoro, culture della produzione e relazioni industriali », art. cité, p. 215-216.
- 46 M. G. Meriggi, Gli operai della Dalmine, ouvr. cité, p. 79.
- 47 ASI (Archivio storico Intersind, Rome), AS, C, C2, b. 83, f. 369, texte d’un manifeste rédigé par l (...)
- 48 M. G. Meriggi, Gli operai della Dalmine, ouvr. cité, p. 144-145.
27Compte tenu de ces conditions historiques, il n’est pas frappant de noter que nombre de mobilisations menées à Dalmine depuis la fin de la seconde guerre mondiale se situent dans le registre du « territoire ». Autrement dit, elles convoquent le thème de la défense des intérêts de la communauté, identifiée dans l’usine-ville, comme élément prioritaire des revendications des salariés. Les exemples sont nombreux. Entre 1948 et 1949, les initiatives de lutte s’opposant au projet de la société de déplacer les bureaux de la direction à Milan sont au cœur de la mobilisation ouvrière. Cette mesure est vécue par les syndicats comme une tentative de dissocier la trajectoire de l’entreprise de la communauté de Dalmine, dont les besoins avaient toujours pesé sur les choix stratégiques du management44. Pendant les années 1950, les « grèves politiques » organisées par le syndicat d’inspiration socialiste et communiste CGIL, par exemple la journée nationale de solidarité convoquée en avril 1954 pour protester contre la vague de licenciements dans les grandes entreprises industrielles de l’Italie du Nord, obtiennent une adhésion assez tiède. Par contre, les grèves s’inscrivant dans la bataille pour la suppression des « zones salariales » (les travailleurs de la province de Bergame ayant droit à une échelle de rémunération inférieure par rapport à d’autres provinces) sont largement suivies45. Dans les années 1960 et 1970, les élus du conseil municipal de Dalmine, tous partis confondus, interviennent à plusieurs reprises pour soutenir les luttes des salariés et, indirectement, faire pression sur l’entreprise au nom de la communauté dont ils sont l’expression. Ainsi, le 18 novembre 1969, ce même conseil vote la concession d’une contribution financière destinée aux ouvriers engagés dans la mobilisation pour le renouvellement du contrat de branche46. En avril 1971, c’est aux maires de Dalmine et des communes voisines de rédiger un manifeste en défense de l’usine47. Plus récemment, en 1986-1987, lors des négociations pour l’attribution des quotas de production de tubes au sein du groupe Finsider, les représentants locaux de la démocratie chrétienne font circuler des tracts et des affiches dans lesquels ils qualifient de « fainéants » les salariés de l’entreprise concurrente, la Fabbrica italiana tubi de Sestri Levante (près de Gênes)48, qui menace les perspectives de développement de l’usine de Dalmine. Bref, à y regarder de plus près, l’histoire des relations industrielles du grand établissement sidérurgique est parcourue d’épisodes réductibles au phénomène du « localisme ». Ceux-ci apparaissent sous plusieurs formes : de la défense corporatiste des intérêts de l’usine-communauté à la dénonciation xénophobe (les premiers étrangers étant les salariés ligures de Sestri Levante !) de menaces potentielles provenant de l’extérieur.
- 49 X. Vigna, « Les ouvriers de Denain et de Longwy », art. cité. La superposition entre revendications (...)
- 50 X. Vigna, Histoire des ouvriers en France au xxe siècle, Paris, Perrin, 2012, p. 293-295 (à paraîtr (...)
28Or, ces indices multiples doivent être replacés dans le contexte de crise (de l’emploi, du travail industriel, de l’identité ouvrière…) que les années 1980 représentent. C’est en effet la crise et ses effets déstabilisateurs qui deviennent le déclencheur du changement des sensibilités politiques, alors que les identités (individuelles et collectives) forgées par la grande usine « fordienne » s’estompent. Ainsi, la présence de subcultures qui insistent sur la primauté de la communauté locale, et qui ont longtemps coexisté avec les discours universalistes et solidaires propres au mouvement ouvrier, contribue probablement à faire du territoire le lieu privilégié de l’action revendicative, voire de l’action politique tout court. Ce phénomène ne semble pas être isolé dans le paysage industriel européen. À titre d’exemple, la « germanophobie » qui caractérise la lutte des sidérurgistes français de Denain et Longwy dans la même période revient à renforcer l’identité locale d’une communauté ouvrière fragilisée par les effets de la restructuration industrielle et en quête de nouveaux référentiels politiques et moraux49. Bien avant, à partir des années 1960, le mouvement « renardiste » en Wallonie bascule des revendications fédéralistes à la dénonciation de la domination flamande, en révélant le potentiel conservateur du milieu ouvrier notamment parmi les franges les plus exposées aux ravages économiques et sociaux de la crise50. Aussi dans le cas de Dalmine, ces subcultures s’affirment dans une phase marquée par la déstabilisation de la culture ouvrière et de ses porte-paroles traditionnels. Elles trouvent, du moins partiellement, une traduction politique dans la proposition de la Ligue du Nord, proposition qui est axée sur la revalorisation du territoire et de l’appartenance à celui-ci.
29Si donc les intérêts corporatistes ou, plus généralement, locaux font figure de source principale pour consolider l’identité de la communauté, le territoire, à son tour, constitue le périmètre dans lequel on défend à la fois les intérêts et l’identité. L’usine, le monde ouvrier et les valeurs qu’ils expriment se retrouvent ainsi coincés entre l’identité locale et les intérêts du territoire.
Épilogue
30À la fin de septembre 2009, le groupe multinational TENARIS (qui contrôle la société Dalmine depuis le début des années 2000) annonce un plan de réduction massive de ses effectifs à l’échelle nationale (1 000 salariés concernés sur un total de 2 700) dans le cadre d’une stratégie de rationalisation de ses activités sidérurgiques. Ce plan n’épargne pas l’usine bergamasque, qui est menacée de perdre pas moins de 800 emplois. D’après les premières réactions des salariés, le sentiment de préoccupation des plus âgés se mêle avec la volonté de rebondir des plus jeunes, alors que les représentants syndicaux et politiques locaux de tout bord s’empressent de trouver une solution « douce » à une décision considérée calamiteuse pour l’ensemble du territoire. Les négociations qui suivent dans l’immédiat aboutissent à un compromis jugé acceptable par toutes les parties. Elles reposent sur la réduction des effectifs via le recours à la mobilité interne au groupe industriel et aux préretraites.
31Presque trente ans sont passés depuis la première restructuration industrielle qui avait conduit l’usine de Dalmine à accepter un fort amaigrissement en termes d’emplois, et qui s’était traduite par un véritable choc culturel pour une partie de la population ouvrière. Dès lors, les relations industrielles se sont normalisées, toutes les organisations syndicales ayant opté pour une stratégie de collaboration institutionnelle. Le vote pour la Ligue du Nord est devenu une affaire courante (aujourd’hui le maire de Dalmine est leghista), à l’instar de ce qu’on peut constater dans la province de Bergame ou dans le reste de la région lombarde. L’usine de Dalmine, quant à elle, a perdu la centralité qu’elle détenait en termes d’emploi mais aussi dans l’imaginaire collectif de la communauté. Et surtout, les ouvriers en tant que groupe social sont de moins en moins visibles, que ce soit à l’échelle locale ou nationale.
- 51 R. Biorcio, « La società civile lombarda e la politica: dagli anni del boom a fine millennio », dan (...)
32Aussi dans cette nouvelle conjoncture, il sera donc intéressant de vérifier l’impact de la crise économique et industrielle sur la formation du consensus politique, et de comprendre par là comment le thème de l’identité forgée dans (et par) le travail se décline avec l’identité territoriale et les subcultures qu’elle exprime. D’autant que la « culture ouvrière » d’antan semble désormais avoir disparue avec les conditions politiques, économiques et sociales qui l’avaient générée, et que les modifications structurelles intervenues dans l’économie lombarde et italienne (atomisation du marché du travail, précarisation des emplois, tertiarisation des secteurs industriels…) semblent profiter à l’installation des mouvements politiques directement issus de la phase « post-industrielle » comme la Ligue du Nord51. Cela dit, il n’est pas à exclure que les nouvelles formes de travail subordonné ne soient pas en mesure d’exprimer de nouvelles exigences, aspirations ou frustrations, en mesure de pouvoir reconfigurer le champ politique. Les années 1980, de ce point de vue, sont très riches d’enseignements.
Notes
1 M. Golden, Heroic Defeats. The Politics of Job Loss, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
2 P. Perotti et M. Revelli, Fiat, autunno 80: per non dimenticare, Milan, Garzanti, 1987.
3 A. Sangiovanni, Tute blu. La parabola operaia nell’Italia repubblicana, Rome, Donzelli, 2006.
4 S. Musso, « Travail et mouvement ouvriers en Italie », Histoire & Sociétés. Revue européenne d’histoire sociale, no 28, 2009, p. 82-94.
5 L’historiographie italienne sur les années 1980 étant encore dans une phase pionnière, les auteurs qui ont essayé d’interroger les conséquences du changement économique et industriel sur le champ politique sont peu nombreux. Voir par exemple P. Ginsborg, L’Italia del tempo presente. Famiglia, società civile, Stato, Turin, Einaudi, 1998. Des éléments de réflexion se trouvent aussi dans R. Gualtieri, « L’impatto di Reagan. Politica ed economia nella crisi della prima repubblica (1978-1992), dans S. Colarizi, P. Craveri, S. Pons et G. Quagliarello (dir.), Gli anni ottanta come storia, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2004, p. 185-213.
6 Pour une discussion sur cette question à partir du cas italien voir A. Accornero, Era il secolo del lavoro, Bologne, Il Mulino, 2000.
7 S. Musso, Storia del lavoro in Italia dall’Unità a oggi, Venise, Marsilio, 2002, p. 245-253.
8 Voir à ce propos la dénonciation de S. Beaud, M. Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbeliard, Paris, Fayard, 1999.
9 Voir F. Ricciardi, « Lavoro, culture della produzione e relazioni industriali », dans F. Amatori et S. Licini (dir.), Dalmine 1906-2006. Un secolo d’industria, Dalmine, Quaderni della Fondazione Dalmine, 2006, p. 203-231.
10 C. Bouillaud, « La question septentrionale », dans M. Lazar (dir.), L’Italie contemporaine de 1945 à nos jours, Paris, Fayard, 2009, p. 157-167. Voir aussi R. Chiarini, « Il disagio del Nord, l’anti-politica e la questione settentrionale », dans S. Colarizi, P. Craveri, S. Pons et G. Quagliarello (dir.), Gli anni ottanta come storia, ouvr. cité, p. 231-265. Sur les racines anthropologiques de l’indépendantisme nordiste incarné par la Ligue du Nord voir L. Dematteo, L’idiotie en politique. Subversion et populisme en Italie, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme-CNRS éditions, 2007. Sur le rapport entre la « question ouvrière » et la « question septentrionale », à partir notamment du cas de l’usine de Dalmine, je suis largement redevable des réflexions contenues dans M. G. Meriggi, Gli operai della Dalmine e il loro sindacato. Momenti della pratica sindacale della Fiom in una zona ‘bianca’, Bergame, Il Filo d’Arianna, 2002, dont le présent article s’inspire et se veut aussi la poursuite.
11 Y. Meny et V. Wright, La crise de la sidérurgie européenne, Paris, Presses universitaires de France, 1985, p. 192-218.
12 Voir par exemple X. Vigna, « Les ouvriers de Denain et de Longwy face aux licenciements (1978-1979) », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 84, no 4, octobre 2004, p. 129-137.
13 R. Franck, G. Dreyfus-Armand, M. Le Puloch, M.-F. Levy et M. Zancarini-Fournel, « Crises et conscience de crise. Les années de la fin de siècle », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 84, no 4, octobre 2004, p. 75-82.
14 Voir M. Balconi, La siderurgia italiana (1945-1990). Tra controllo pubblico e incentivi di mercato, Bologne, Il Mulino, 1991.
15 R. Ranieri, « Prodotti e mercati », dans F. Amatori et S. Licini (dir.), Dalmine 1906-2006, ouvr. cité, p. 152-157.
16 F. Ricciardi, Lavoro, conflitto, istituzioni. La Fiom di Bergamo dal dopoguerra all’autunno caldo, Bergame, Il Filo d’Arianna, 2001, p. 160-174.
17 Dalmine Spa, Assemblea degli azionisti 19 aprile 1980. Esercizio 1979, p. 13.
18 FD, D (Fondazione Dalmine, Archivio storico Dalmine, Dalmine), Lcda, reg. 31, procès-verbal du 26 juillet 1979, p. 58.
19 Ces chiffres ont été tirés des tableaux publiés en annexe dans F. Amatori et S. Licini (dir.), Dalmine 1906-2006, ouvr. cité, p. 336-342.
20 F. Ricciardi, « Lavoro, culture della produzione e relazioni industriali », art. cité, p. 225-229.
21 Voir par exemple A. Ciglia, « Restructuring and Industrial Relations in Italy’s Big Steel: the Experience of Dalmine », dans R. Ranieri et E. Galimberti (dir.), The Steel Industry in the New Millenium, vol. 2 : Institutions, Privatisations and Social Dimensions, Londres, Iom, 1998, p. 233-234.
22 F. Butera, « La progettazione congiunta di tecnologia e organizzazione. Il caso Dalmine NTM », Studi organizzativi, no 3-4, 1984, p. 189.
23 Cité dans C. Pedrocco, « Tecnologia, processi e organizzazione del lavoro », dans F. Amatori et S. Licini (dir.), Dalmine 1906-2006, ouvr. cité, p. 179.
24 M. Boninelli, « Il ‘Nuovo Treno Medio’ a Dalmine », Primo maggio, 1981, no 15, p. 60-63. Sur la conversion du travail ouvrier dans la sidérurgie voir aussi S. Monchatre, « De l’ouvrier à l’opérateur : chronique d’une conversion », Revue française de sociologie, no 1, 2004, p. 69-102.
25 Cité dans C. Pedrocco, « Tecnologia, processi e organizzazione del lavoro », art. cité, p. 187.
26 F. Butera, « La progettazione congiunta di tecnologia e organizzazione. Il caso Dalmine NTM », art. cité.
27 ACdf Dalmine (Archivio consiglio di fabbrica Dalmine, Istituto per la storia della resistenza e dell’età contemporanea, Bergame), fald. 90, b. a, fasc. 2, « Assetto organizzativo NTM e ruoli a livello impiegatizio », n. d. [après 1980].
28 M. Musazzi, Il caso Dalmine, Sesto San Giovanni, Fondazione Regionale Pietro Seveso-Istituo per la ricerca, formazione e documentazione sindacale, n. d. [1982].
29 Ibid.
30 Avec le nouveau contrat de branche de 1973, les traditionnelles classifications des ouvriers de la métallurgie (manœuvre, ouvrier commun, ouvrier spécialisé, ouvrier qualifié…) disparaissent au profit d’une nouvelle nomenclature (l’encadrement unique) applicable aussi bien aux ouvriers qu’aux employés. Celle-ci ramène vers le haut une bonne partie des ouvriers spécialisés. Voir sur ce sujet P. Causarano, « Sindacato e culture del lavoro : qualità, qualificazione e inquadramento del lavoro », dans Dalle Partecipazioni statali alle politiche industriali. Storie industriali e del lavoro, Rome, Meta Edizioni, 2003, p. 29-57.
31 Cité dans M. G. Meriggi, Gli operai della Dalmine, ouvr. cité, p. 142.
32 « Analisi sull’inquadramento unico alla Dalmine e proposte per l’applicazione », In controluce, supplément à Il lavoratore metallurgico, no 37, mai 1973. Sur l’importance de l’encadrement unique ouvriers/employés pour la compréhension de la recomposition des relations industrielles durant les années 1970 voir P. Causarano, « Entreprise, culture de travail et conflit industriel en Italie après l’« automne chaud » (1969) : l’encadrement unique, une clef de lecture », Cahiers d’histoire, no 72, 1998, p. 99-122.
33 Voir sur ce point M. Pialoux, « Le vieil ouvrier et la nouvelle usine », dans P. Bourdieu (dir.), La misère du monde, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 513-538.
34 Données tirées de <http://www.comune.dalmine.bg.it/info.php?id=358> [dernière consultation en mai 2010].
35 M. G. Meriggi, Gli operai della Dalmine e il loro sindacato, ouvr. cité, p. 98.
36 Ibid.
37 Ibid., p. 108-109.
38 I. Diamanti, La Lega. Geografia, storia e sociologia di un nuovo soggetto politico, Rome, Donzelli, 1993, p. 19-42.
39 À quelque exception près : voir par exemple A. Cento-Bull et M. Gilbert, The Lega Nord and the Northern Question in Italian Politics, Londres, Palgrave, 2001. On retrouve cette approche dans les travaux sociologiques qui ont étudié la dimension politique des « districts industriels » italiens. Voir C. Trigilia, Grandi partiti e piccole imprese. Comunisti e democristiani nelle regioni a economia diffusa, Bologne, Il Mulino, 1986.
40 Voir les résultats issus de premières enquêtes sur la Lega Lombarda menées au début des années 1990 : R. Mannheimer (dir.), La Lega Lombarda, Milan, Feltrinelli, 1991.
41 C. Lussana et M. Tonolini, « Dalmine: dall’impresa alla città », dans C. Lussana (dir.), Dalmine dall’impresa alla città. Committenza industriale e architettura, Dalmine, Quaderni della Fondazione Dalmine, 2003, p. 65-127.
42 FD, D, Pva, 9, 1, « Operai. Elenco con domande di lavoro di operai ». Cette pratique se reflétait de manière paradoxale dans le nombre élevé d’adhésions que le syndicat d’inspiration catholique CISL affichait, alors qu’aux élections de la commission interne – l’organisme censé représenter les salariés au sein de l’usine –, les métallurgistes affiliés à la centrale socialiste et communiste CGIL prévalaient souvent.
43 F. Ricciardi, « Lavoro, culture della produzione e relazioni industriali », art. cité, passim.
44 M. Tonolini, Le relazioni industriali alla Dalmine dalla Liberazione alla metà degli anni Cinquanta, mémoire de maîtrise, Università degli studi di Milano, 2001-2002, p. 157-180.
45 F. Ricciardi, « Lavoro, culture della produzione e relazioni industriali », art. cité, p. 215-216.
46 M. G. Meriggi, Gli operai della Dalmine, ouvr. cité, p. 79.
47 ASI (Archivio storico Intersind, Rome), AS, C, C2, b. 83, f. 369, texte d’un manifeste rédigé par les maires de Dalmine et des alentours, 19 avril 1971.
48 M. G. Meriggi, Gli operai della Dalmine, ouvr. cité, p. 144-145.
49 X. Vigna, « Les ouvriers de Denain et de Longwy », art. cité. La superposition entre revendications identitaires liées à la notion de « territoire » et revendications ouvrières plus traditionnelles n’est pas pour autant une affaire reléguée aux années 1980. Voir par exemple B. Porhel, Ouvriers bretons. Conflits d’usine, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.
50 X. Vigna, Histoire des ouvriers en France au xxe siècle, Paris, Perrin, 2012, p. 293-295 (à paraître).
51 R. Biorcio, « La società civile lombarda e la politica: dagli anni del boom a fine millennio », dans D. Bigazzi et M. Meriggi (dir.), Storia d’Italia. Le regioni. La Lombardia, Turin, Einaudi, 2001, p. 1025-1064.
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Référence papier
Ferruccio Ricciardi, « Crise du monde ouvrier et « question septentrionale » : l’usine de Dalmine (Lombardie) dans les années 1980 », Cahiers d’études italiennes, 14 | 2012, 99-115.
Référence électronique
Ferruccio Ricciardi, « Crise du monde ouvrier et « question septentrionale » : l’usine de Dalmine (Lombardie) dans les années 1980 », Cahiers d’études italiennes [En ligne], 14 | 2012, mis en ligne le 15 septembre 2013, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cei/397 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cei.397
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