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  • 1 E. W. Said, Dans l’ombre de l’Occident, dans E. W. Said, Dans l’ombre de l’Occident et autres propo (...)
  • 2 Pour une approche critique de cette notion d’expansion de l’Occident au Moyen Âge voir notamment M. (...)

1Ce volume des Cahiers d’études italiennes prend la suite de la première étude consacrée à l’Italie et l’Orient, qui envisageait essentiellement l’Orient tel qu’il était perçu dans les textes italiens. Dans ce volume plusieurs historiens spécialistes de l’Occident, de Byzance et des Pays d’Islam au Moyen Âge explorent les liens complexes, les interactions qui se créent entre le xe et le xve siècle entre Orientaux et Italiens, Italiens et Orientaux. Le lecteur pourra suivre comment des Italiens entrent en contact, échangent avec des Byzantins, des peuples musulmans arabes ou turcs, mais aussi comment ces peuples orientaux accueillent ou pas ces Italiens et comment ils les perçoivent. L’esprit du volume est marqué par un souci de ne pas s’enfermer dans une vision occidentalocentrée1 qui mettrait en scène un Occident et ses représentations de l’Orient et en particulier ici une Italie en plein développement, inéluctablement conquérants face à des sociétés orientales sur la défensive2, mais plutôt de saisir la complexité des relations que génèrent les contacts avec l’Autre, que celui-ci soit Italien, Arabe, Grec ou Turc. Ces contacts nous offrent la possibilité d’appréhender non seulement la façon dont l’Autre est perçu et dit, mais ils sont aussi révélateurs des mouvements profonds qui travaillent en interne à la fois les sociétés italiennes et orientales et permettent de mieux comprendre ces dernières. De ce fait, les sources sont bien sûr italiennes, mais aussi orientales. C’est donc, au fil de ce voyage italo-oriental, s’initier à l’entrecroisement des langues : italien, grec, arabe, turc. Ces Italiens, qu’ils fussent marchands, diplomates, hommes d’Église ou intellectuels se frottent constamment à la question des langues, des institutions, des usages. Ce monde est celui où l’on est toujours guetté par la question de la compréhension, du risque de la mauvaise compréhension, du contresens. Pour appréhender l’Autre on recherche des comparaisons, des analogies. Mais comparaison n’est pas raison. Et au jeu des miroirs, l’image reflétée peut n’être qu’un leurre. C’est dire que l’authenticité et l’authentification sont des questions de première importance. Authenticité de la langue, de la religion, de la culture et de ceux qui se vivent comme leurs gardiens.

2Mais comment innover, s’adapter aux réalités nouvelles d’un monde en perpétuel changement ? Quand les sociétés ne se fracassent pas comme il advient avec la prise de Constantinople en 1204. Sans compter la montée de la puissance ottomane. Cet Orient qu’abordent les marchands italiens est un monde où existent déjà des réseaux de circulation et d’échanges dans lesquels ces marchands italiens se glissent d’abord pour pouvoir exercer leur activité. On découvrira ici notamment l’importance du vin et du fromage crétois, du caviar, des tissus, dans les échanges.

  • 3 C. Picard, La mer des califes. Une histoire de la Méditerranée musulmane, Paris, Seuil, 2015. J. Lo (...)

3Les recherches sur Byzance et les pays d’Islam ont connu d’importants renouvellements ces dernières années ainsi qu’un élargissement de leur audience. Par exemple, concernant les pays d’Islam, les livres de Christophe Picard sur la Mer des califes, celui de Julien Loiseau sur Les Mamelouks, celui plus large de Gabriel Martinez-Gros sur les empires, sur Byzance le livre de Michel Kaplan intitulé Pourquoi Byzance ? Un empire de onze siècles ou à la fois sur Byzance et l’empire ottoman l’ouvrage collectif sous la direction de Vincent Déroche et Nicolas Vatin, Constantinople 1453. Des Byzantins aux Ottomans, ont rencontré un public plus large, au-delà des spécialistes3. Sur l’Italie, la bibliographie est considérable, mais nous attirerons l’attention toutefois sur la vision de l’Italie dans l’ouvrage collectif sous la direction d’Isabelle Heullant-Donat intitulé Cultures italiennes (xiie-xve siècle). Anna Imelde Galetti y dit culturellement de l’Italie aux xiie-xve siècles :

  • 4 A. I. Galletti, « Les langages de la culture urbaine (xiie-xve siècle) », dans I. Heullant-Donat, C (...)

L’Italie, en tant qu’écrin des trésors de l’Antiquité et de la Chrétienté, en tant que pont jeté sur la Méditerranée et avant-Garde de l’Orient grec, syrien et africain, est arpentée sans cesse par des vagues de pèlerins, de marchands de voyageurs : des « communicateurs » de toute sorte. Elle est le pays de la médiation par excellence4.

  • 5 P. Boucheron, Conjurer la peur. Essai sur la force politique des images, Paris, Seuil, coll. « Poin (...)
  • 6 Y. Bonnefoy, L’Arrière-pays, Genève et Paris, Les sentiers de la Création, Éditions d’art Albert Sk (...)

En contraste avec cette vision que l’on peut percevoir comme le versant idyllique de l’Italie, le livre de Patrick Boucheron, Conjurer la peur. Essai sur la force politique des images, met en relief une Italie et des Italiens plus inquiétants, menacés et traversés par la guerre et la violence, loin des images et représentations paisibles et idéalisées que nous évoquent la douce Italie5. Mais c’est aussi sans doute une évocation assez proche de celle qu’ont pu avoir les populations orientales aux prises avec les actes de piraterie de certains marchands italiens ou confrontés aux flottes et soldats italiens engagés dans les croisades. Nous voudrions aussi évoquer ce passage de L’Arrière-pays d’Yves Bonnefoy où l’auteur se rend en bateau de Grèce vers Venise. Au fil de ce chemin liquide, les souvenirs des sites grecs à la fois affluent et s’estompent, laissent la place aux images d’Italie, créant ce qu’il appelle une « division d’esprit ». Cet entre-deux, cette situation de carrefour, entre un lieu que l’on vient juste de quitter et un autre que l’on n’a pas encore atteint, est hautement créatif. Yves Bonnefoy passa alors la nuit à écrire6.

4Le lecteur des Cahiers, naturellement plus familiarisé avec les études italiennes, trouvera ici l’occasion de se familiariser avec des thématiques historiographiques et une bibliographie récente.

5La présence des Italiens dans le commerce avec l’Orient est une question historiographique ancienne, mais qui demeure un sujet de premier plan, et qui s’est renouvelée ces dernières années.

6Dominique Valérian montre l’importance de l’insertion des Amalfitains dans un monde islamique unissant l’Ifrîqiya, l’Égypte et la Sicile, et secondairement en Syrie-Palestine, tout particulièrement sous les Fatimides. Rappelons ici que le califat fatimide fut créé d’abord au Maghreb, jusqu’à ce que les Fatimides s’emparent de l’Égypte et que la dynastie s’installe au Caire, sa nouvelle capitale. Les Amalfitains s’insèrent dans un espace commercial qui était déjà parcouru par les commerçants juifs Ifrîqiyens, ce que Dominique Valérian appelle « espace de la Geniza » à partir des sources écrites fournies par la Geniza du Caire. En 996, les Amalfitains possèdent un établissement à Fustat, qui demeure le centre économique de la capitale. Les Amalfitains se sont donc adaptés à la situation géopolitique et aux réseaux commerciaux des pays d’Islam et ceci de façon remarquable puisque non seulement ces marchands italiens chrétiens s’inscrivent dans le sillage des marchands juifs venus d’Ifrîqiya en Égypte, mais ils sont attestés dans des sources juives. De plus, ils sont acceptés par le pouvoir musulman ismaélien, fatimide et un vizirat qui peut être assuré par un chrétien copte. Ces marchands italiens savaient donc commercer, traiter avec des Orientaux professant des religions ou confessions fort différentes de leur propre appartenance religieuse. Ces marchands amalfitains sont rejoints au xie siècle par des Vénitiens, qui commerçaient les siècles auparavant avec Byzance, par des Génois auxquels s’ajoutent au xiie siècle des Pisans, à savoir des Italiens du Nord. Les marchands italiens ont donc expérimenté une coexistence entre guerre et échanges commerciaux avec les musulmans. Les croisades ne remettent pas en question cette coexistence. Mais dès la fin du xie siècle et d’autant plus avec la création des États latins, la donne change, nous entrons dans une deuxième époque. Désormais ce sont les flottes italiennes et non plus musulmanes qui dominent la Méditerranée. À tel point que les habitants des pays d’Islam doivent utiliser des navires italiens pour voyager à l’intérieur de l’espace maritime méditerranéen musulman. Les routes et les réseaux même changent. Les ports italiens comme Venise, Gênes ou Pise, sont désormais les grands centres commerciaux, supplantant Constantinople et Alexandrie ou les capitales islamiques comme Le Caire, Bagdad ou Damas. Les villes italiennes du Nord créent de nouveaux réseaux. Elles se placent au cœur de réseaux d’échanges commerciaux qui connectent l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Cette transformation qui consiste en une périphérisation des Suds touche même l’Italie du Sud et la Sicile dont les villes perdent de leur importance. On relèvera ici que la nouvelle ligne de partage qui se dessine alors fait l’Italie du Sud et la Sicile solidaires de l’Orient face à une Italie du Nord dont le dynamisme est bientôt rejoint par exemple par le Nord provençal avec Marseille ou le Nord catalan avec Barcelone. Dans le débat historiographique autour des causes de ce grand basculement, Dominique Valérian propose d’apporter un élément d’explication qui ne peut que retenir l’attention. Une des raisons fondamentales serait interne à la situation des pays d’Islam et tout particulièrement du califat fatimide. La pénétration en Ifrîqiya des tribus arabes des Banû Hilal et des Banû Sulaym venues d’Égypte a fortement entravé la circulation traditionnelle terrestre entre Égypte et Ifrîqiya tandis que juste au nord, la poussée des Normands vers la Sicile et ma Méditerranée perturbe la circulation maritime entre ces régions d’Égypte et d’Ifrîqiya. Surtout, à partir de 1073, la politique fatimide se centre sur la mer Rouge et l’océan Indien, laissant un espace commercial libre en Méditerranée que les villes maritimes italiennes investissent alors. Les villes maritimes italiennes auraient donc profité d’une mutation interne aux pays de l’Orient islamique.

7L’article d’Alessio Sopracasa prolonge chronologiquement celui de Dominique Valérian. Nous sommes toujours dans les réseaux marchands italiens, mais cette fois dans l’Orient de l’Empire ottoman après la prise de Constantinople et la fin de Byzance. Alessio Sopracasa aborde un réseau marchand centré sur Venise et la Crète, celui des frères Lorenzo et Marco Bembo dans la deuxième moitié du xve siècle. Il analyse le voyage que fit le marchand vénitien Marco Bembo qui le fait séjourner en Crète, alors vénitienne, de juin à novembre/décembre 1479, puis de là dans l’Empire ottoman jusqu’à Constantinople. Il y séjourne jusqu’en 1481, année où il repart en Crète. En juillet 1482 il est à Venise.

8La Crète est alors un important carrefour maritime commercial, de transit entre la Méditerranée méridionale et orientale et l’Europe du Nord. En janvier 1479 Venise a conclu un traité de paix avec le sultan Mehmed II. Le contexte est donc favorable à l’activité commerciale avec l’Empire ottoman. Mais lorsqu’il arrive à Candie (l’actuelle Héraklio), en 1479, Marco doit affronter la peste. Celle-ci tue de plus en plus de gens au cours de l’été 1479 ou provoque la fuite des habitants de la ville. Cette situation est mauvaise pour le commerce et les affaires de Marco qui décide d’envoyer à bord d’un bateau un jeune à son service, Francesco di Usberti, avec un compagnon et un cuisinier grec, en éclaireur à Constantinople. Le vin est le principal produit d’exportation de la Crète. Francesco emporte donc 30 tonneaux de vin, du savon, de l’étain et beaucoup de draps de laine. Francesco doit arriver à Constantinople avant les galères d’État vénitiennes. Marco donne des lettres à Francesco notamment pour un personnage important, le baile vénitien à Constantinople, Battista Gritti, qui est marié à une cousine de Lorenzo et Marco Bembo. Après le 11 novembre 1479, Marco s’embarque à son tour pour Constantinople. Mais le voyage est rendu difficile par le fait que la peste est présente sur le navire. Parvenu à Chios, Marco décide alors de poursuivre le voyage par voie de terre. Sage décision qui lui permet aussi sans doute d’éviter d’être contaminé par la peste présente sur son bateau. Il est aidé dans son voyage par des guides locaux musulmans. Il ne cache pas qu’il est Vénitien et ceci ne pose aucune difficulté. Comme c’est le mois de Ramadan, il s’adapte à la pratique de ses guides en ne se restaurant que le soir venu. Marco traduit le Ramadan dans les termes de sa propre culture religieuse, en le qualifiant de « Carême des musulmans ». On découvre aussi ici les réseaux commerciaux italiens. Bien que Marco soit Vénitien il laisse à Chios du fromage crétois et 25 tonneaux de vin entre les mains d’un Génois, Agostino Presendo, dont il avait eu à Candie connaissance de sa bonne réputation. Passé sur la terre ferme, c’est-à-dire en Asie Mineure ottomane, il rejoint Brousse, l’ancienne capitale ottomane, à cheval, en 6 jours et là il réside chez un autre Génois recommandé par Agostino. On voit ici comment des liens se nouent entre Italiens, des informations sont fournies, mais aussi comment des connaissances commerciales sont récoltées. En effet, Marco en profite pour se renseigner sur l’état du marché de la ville. Puis en 3 jours de voyage terrestre il parvient jusqu’à Constantinople le 11 décembre et un jour plus tard son bateau qu’il a quitté à Chios arrive dans la capitale. Un autre membre de l’équipage est mort de la peste entre-temps sur le navire, ce qui montre que Marco a évité un risque réel en faisant le choix du voyage terrestre. Il s’installe à Péra où il ouvre une boutique. On apprend alors qu’il n’y a pas de solidarité de groupe entre marchands vénitiens à Constantinople et Marco relève l’activité commerciale intense des commerçants juifs bien organisés en tant que groupe à la différence des marchands vénitiens. Marco commerce avec les Turcs et les Juifs. Marco lorgne le commerce du caviar produit au nord de la mer Noire dans une région conquise par les Ottomans, qu’il veut exporter vers la Crète notamment pour la période du Carême. En revanche le lucratif commerce des esclaves est interdit aux étrangers à l’exportation. Il constate que les draps sont la marchandise la plus appréciée à Constantinople. Il fait venir des draps d’Italie. On découvre à cette occasion que les grands consommateurs pour le marché du vin à Constantinople sont les soldats ottomans. Comme l’armée est alors en campagne, Marco a de la difficulté à écouler son vin. Marco profite de son séjour à Constantinople pour établir des relations commerciales avec Brousse, grand marché pour la soie persane, Thessalonique, Gallipoli où là encore il est en contact avec un Génois, Phocée pour l’alun, Beyrouth, Alexandrie, et même la Perse pour les pierres précieuses. C’est donc tout un réseau commercial que Marco construit. Mais il est limité dans ses ambitions par le fait que ses neveux ne l’ont pas accompagné. Or, pour pouvoir rayonner à travers un vaste espace il doit pouvoir envoyer des hommes de confiance. On voit ici toute l’importance de la famille comme cellule économique fondamentale dans cette société marchande vénitienne. Marco note le soutien dont bénéficie la présence des marchands italiens à Constantinople de la part du sultan et il parvient même à conclure des affaires avec la Porte. Il déplore l’écart entre cette réalité favorable aux affaires sur place et la perception négative, voire la peur qui existent dans sa famille et à Venise vis-à-vis de la Constantinople ottomane. En effet la guerre est toujours là. Lors d’un voyage de retour de Francesco di Usberti de Phocée, son navire est fait prisonnier par la flotte ottomane qui assiège Rhodes. Les membres du navire courent alors le risque réel d’être massacrés, mais après renseignement pris auprès de Constantinople et confirmation qu’ils sont des Vénitiens, ils sont relâchés. Ces préjugés profitent aussi à Marco qui ainsi bénéficie d’un espace commercial moins concurrentiel. Marco d’ailleurs établit des relations fructueuses avec des fonctionnaires ottomans qui lui permettent de bénéficier d’une baisse du taux des taxes sur des marchandises comme le savon. La mort de son frère Lorenzo le contraint à rentrer à Venise où il meurt le 6 septembre 1484.

9On voit à travers ce voyage d’affaires que l’Empire ottoman est alors une terre d’opportunités commerciales pour des marchands vénitiens ou italiens. Ces marchands explorent les possibilités commerciales, découvrent le territoire, établissent des réseaux, créent des liens que ce soit entre Italiens mais aussi avec des Grecs, des Turcs, des Juifs. C’est un monde dynamique qui nous est donné à voir, où les religions et les différences se côtoient, même si la guerre qui oppose notamment le sultan aux États chrétiens est toujours là.

  • 7 F. Fonio, « L’“orientalisme” dans la Legenda Aurea de Jacques de Voragine, Cahiers d’études italien (...)

10Trois articles traitent des aspects religieux et un article est à la croisée de la religion, de la politique et des questions de genre. Celui d’Edina Bozoky dessine un pont avec les articles précédents sur le commerce, mais aussi avec le premier volume sur L’Italie et l’Orient comme nous allons le voir. Edina Bozoky aborde la question du transfert de reliques chrétiennes de l’Orient byzantin ou musulman vers l’Italie de la fin du xie siècle jusqu’au xiiie siècle. Nous sommes placés dans ce grand moment de basculement du commerce méditerranéen, décrit par Dominique Valérian, où les puissances maritimes italiennes supplantent les musulmans. Edina Bozoky rappelle un des aspects fondamentaux de l’intérêt pour l’acquisition de nouvelles reliques. Le culte des saints et des reliques devenant une composante essentielle de la religion civique dans les communes et ce faisant de l’identité urbaine, l’acquisition de reliques prestigieuses devient un enjeu de premier plan dans la rivalité qui oppose les villes italiennes. Les Italiens considéraient déjà l’Orient comme une source d’approvisionnement en reliques aux ixe et xe siècles. Les cas de Venise qui acquiert le corps de saint Marc à Alexandrie en 829 et de Bari qui importe les reliques de saint Nicolas de Myre en Lycie en 1071 sont particulièrement fameux. Il est tout à fait remarquable de constater que les Italiens n’hésitent pas à aller chercher dans l’Orient musulman ou byzantin des reliques qui fondent un culte civique identificatoire, un patriotisme urbain. Edina Bozoky étudie quatre récits de translations de reliques. En premier lieu la translation des reliques de Jean Baptiste, de Myre en Lycie à Gênes en 1098 ou 1099. Le récit en a été fait par Jacques de Voragine au xiiie siècle, ce qui n’a rien de surprenant puisqu’il était Génois et est devenu archevêque de Gênes. Ce récit ne se trouve pas dans la Légende Dorée. Mais Filippo Fonio a bien mis en évidence dans son article sur « L’“orientalisme” dans la Legenda Aurea de Jacques de Voragine », que l’Orient est une source réelle ou déclarée pour Jacques et un topos7. Nous sommes dans le contexte de la première croisade, mais en terre byzantine. Gênes possède déjà les reliques de Laurent et Syr. Mais celles de Jean Baptiste permettent à la ville de tenir la comparaison en termes de prestige avec Venise et Bari. La concurrence entre reliques est une manifestation de la rivalité pour l’hégémonie religieuse et maritime, les reliques constituant une protection divine sur mer. L’obtention des reliques de Jean Baptiste intervient après que l’intervention de la flotte génoise ait permis la prise du port d’Antioche par les croisés en 1098 et sauvé ainsi l’expédition. Sur la route du retour les Génois s’arrêtent à Patara dans l’espoir de s’emparer du corps de saint Nicolas à Myre en Lycie au sud de l’Asie Mineure. Lorsqu’ils veulent s’emparer du corps ils voient que le sarcophage dans l’église du saint est vide, les gens de Bari s’en étant déjà emparés. Mais ils découvrent un sarcophage contenant les reliques de Jean Baptiste et ils s’en emparent. Il s’agit tout simplement d’un vol, d’un acte de piraterie dans une église byzantine, mais ceci ne semble pas préoccuper le moins du monde les Génois. Les reliques sont l’objet d’un accueil solennel à Gênes. Toutefois une enquête est diligentée dans l’église de Myre pour confirmer l’authenticité de ces reliques. Des hommes sages sont envoyés à Myre pour enquêter auprès des moines de l’église qui confirment cette authenticité. Nous sommes après 1054 et donc il y a un schisme entre l’Église orthodoxe byzantine et l’Église catholique romaine. Il est remarquable de constater que cette situation n’est en rien un obstacle. La parole des moines orthodoxes est considérée comme digne de foi. On voit ici que le schisme n’est pas encore un obstacle aux échanges entre Orient et Occident chrétiens. Un culte civique se développe alors autour des reliques du saint qui devient un patron et protecteur de la commune de Gênes. Des reliquaires précieux sont fabriqués et une chapelle est dédiée au saint Précurseur. Le récit de la translation des reliques de sainte Agathe a été écrit par Maurizion, l’évêque de Catane en 1124-1144. C’est donc un récit tout à fait officiel. L’évêque relate que le général byzantin Maniakès, lors de son expédition en Sicile contre les Arabes, transporta les os de la sainte avec des reliques d’autres saints à Constantinople. Les reliques de sainte Agathe sont l’objet d’une dévotion à Constantinople. Mais en 1126, un Français, Gilbert et un Calabrais, Goselino qui sert dans la garde palatine, volent les reliques de la sainte et s’enfuient à Smyrne où ils prennent un bateau pour Corinthe, puis de là s’embarquent pour le port de Méthone. De là ils prennent un bateau pour Tarente. Parvenus à Tarente, une messe est célébrée sur les reliques d’Agathe. Ceci signifie que les autorités ecclésiastiques de la ville n’ont aucun doute sur l’authenticité des reliques en provenance de Constantinople. Mais les deux compagnons oublient une mamelle de la sainte lorsqu’ils retournent sur le littoral. Et là un miracle a lieu, une fillette tète la mamelle d’où sort un lait délicieux. On est frappés ici par la communauté de croyance et de dévotion entre l’Italie du Sud et Byzance. Un tel récit de miracle aurait pu se trouver dans un récit hagiographique byzantin. Si le miracle n’a pas été nécessaire pour authentifier les reliques, il confirme néanmoins cette authenticité, là encore dans une conception que des orthodoxes byzantins n’auraient pas renié. Les deux compagnons se rendent à Messine et Gilbert se rend à Catane. L’évêque Maurizio envoie deux moines à Messine avec Gilbert récupérer les reliques. Lorsque les reliques sont sorties du carquois où elles ont été placées, une odeur très douce se répand. Là encore on notera que l’odeur délicieuse s’exhalant de reliques est un topos dans l’hagiographie byzantine. Placées dans une nouvelle châsse, les reliques sont transportées à Catane le 17 août 1126. Elles sont accueillies par l’évêque et le peuple. Dès lors la dévotion à sainte Agathe est intense jusqu’à nos jours à Catane et en Sicile.

11Le troisième récit a été commandé par l’évêque de Florence Giovanni da Velletri (1204-1230). Il s’agit là d’un récit très politique qui met en scène Byzance, le royaume latin de Jérusalem et Florence. La relique est le bras de saint Philippe. Il est offert par l’empereur byzantin Manuel Ier Comnène (1143-1180) à sa nièce Marie à l’occasion de son mariage en 1167 avec Amaury Ier, roi de Jérusalem. Ce dernier, menacé par la poussée zenguide, recherche l’alliance avec Byzance pour contrer les forces musulmanes. Nous sommes donc placés au sein des relations politiques entre Byzance et les États latins de Terre sainte. Marie et Amaury ont une fille Isabelle. Celle-ci épouse Amaury II, roi de Jérusalem. Le patriarche latin Aymar de Jérusalem est un italien originaire de Fiesole et il voudrait récupérer la relique pour l’offrir à Florence. En s’appuyant sur la Bible, il la réclame aux deux reines en arguant que des laïcs et en particulier des femmes ne peuvent posséder de reliques car elles ne peuvent toucher au sacré. Les reines remettent la relique à Aymar. Aussitôt l’évêque Pierre de Florence supplie Aymar de céder la relique à l’Église de Florence. Aymar accepte et confie l’affaire à un Florenti, Ranieri prieur de l’église du Saint-Sépulcre. Mais le roi de Jérusalem refuse que la relique sorte du royaume. L’évêque de Saint-Jean-d’Acre, Gualteretto, un autre Florentin, intervient auprès du roi et la relique peut partir pour Florence où elle arrive le 2 mars 1205. On découvre ici l’existence de tout un réseau florentin de pouvoir dans le royaume de Jérusalem. Florence à cette époque là est en plein développement économique et politique. La possession d’une relique « apostolique » est un enjeu de prestige pour la commune, mais c’est aussi un enjeu religieux majeur. Florence est en lutte contre l’hérésie cathare et la réception de la relique est une manifestation de l’orthodoxie de la ville. La réception de la relique est donc un enjeu politico-religieux de première importance. Celle-ci est accueillie par l’évêque, le podestà et une foule nombreuse d’hommes et de femmes. Dès 1206 Florence promulgue un édit d’expulsion des cathares, répondant ainsi aux vœux du pape. Philippe est l’objet d’un culte civique et devient protecteur de Florence. On notera que dans ce cas-ci la relique n’a pas été l’objet d’un vol.

12Le quatrième récit raconte la translation des reliques de saint André de Constantinople à Amalfi par le cardinal-légat Pierre de Capoue. Ce récit est l’œuvre de Matteo de Gariofalo, archidiacre d’Amalfi, qui écrit pendant que Pierre de Capoue est encore en vie. Juste après la prise de Constantinople par les croisés de la IVe croisade, Pierre de Capoue se hâte de se rendre dans la ville. Il se rend dans l’église des Saints-Apôtres où l’empereur Constance II a fait déposer les reliques d’André en 357. Dominique Valérian a décrit dans son article l’implantation précoce des marchands amalfitains dans le commerce oriental notamment avec le monde musulman. Mais les Amalfitains sont aussi bien implantés à Constantinople puisqu’ils y ont établi des comptoirs commerciaux dès le xe siècle. Et c’est grâce aux informations reçues des prêtres et seniores d’Amalfi, qui connaissaient bien l’église des Saints-Apôtres, que Pierre de Capoue trouve le corps dans un reliquaire décoré d’or et de pierres précieuses. Pierre s’empare du corps et le ramène en Italie. On voit ici qu’une fois encore on n’hésite pas à dépouiller une église byzantine de ses reliques. Mais le contexte a changé, Constantinople est une prise de guerre livrée au pillage. Pierre arrive à Amalfi au temps de Pâques 1208 et la translation solennelle des reliques a lieu le 8 mai 1208 à la basilique dédiée au saint apôtre. Cette translation est de première importance puisqu’il s’agit de reliques d’un apôtre, concrètement sa tête et ses os qui ont été placés dans un reliquaire d’argent. Les reliques sont déposées dans la crypte de la cathédrale d’Amalfi et le 8 mai devient la fête de commémoration de la translation des reliques du saint dont Amalfi est devenu son nouveau siège et qu’il protège désormais. Les reliques deviennent l’objet d’un important pèlerinage. Sur le versant négatif, on est frappé par la façon dont l’Orient pour les marchands ou clercs italiens chrétiens est un territoire pillable, où l’on peut dépouiller ses églises de reliques vénérées, et donc profaner des maisons de Dieu chrétiennes, sans que ceci pose le moindre problème. Mais de façon plus positive on voit comment aussi les reliques manifestent une dévotion commune, partagée entre chrétiens d’Orient et d’Italie. Pour les clercs italiens la reconnaissance par Byzance est une preuve d’authenticité.

13Précisément, pour les Italiens la Grèce est la porte de l’Orient. L’article de Paul Magdalino nous fait pénétrer dans la perception que les autorités ecclésiastiques et intellectuelles byzantines pouvaient avoir des intellectuels italiens, même si ceux-ci étaient de langue grecque et orthodoxes. On pourrait s’attendre à un intérêt, une ouverture d’esprit vis-à-vis de ces intellectuels qui jettent un pont précieux entre Byzance et l’Italie. Il n’en est rien. Ou plutôt presque rien comme on peut le découvrir à travers l’étude de deux intellectuels de très haut vol férus d’aristotélisme, venus d’Italie du Sud à Constantinople pour pratiquer la philosophie : Jean Italos au xie siècle et Barlaam le Calabrais au xive siècle. Jean Italos et Barlaam le Calabrais viennent d’un milieu italo-grec. Jean Italos est un élève de Michel Psellos. Ce dernier écrit un éloge de son élève, accusé par un calomniateur d’erreur doctrinale et de barbarisme. On peut donc voir que Jean Italos non seulement a été bien reçu par une sommité intellectuelle et philosophique byzantine à Constantinople, mais que ce dernier a reconnu et pris intellectuellement la défense de son élève. Aux accusations portées contre lui, et en particulier au reproche d’être un Italien et donc un barbare, Jean Italos rétorque que des Hellènes, c’est-à-dire des Grecs byzantins, se donnent des airs de philosophes alors qu’ils sont incapables d’écrire des commentaires sur Aristote. On remarquera que la défense de Psellos est toutefois très ambiguë puisque cette dernière peut se comprendre comme une approbation du fait que Jean n’ait pas vanté la qualité de la culture latine. De fait, Psellos n’apparaît pas se démarquer dans ses opinions des préjugés que les Byzantins ont vis-à-vis de cette culture. Comme le prouve son jugement vis-à-vis d’un autre de ses élèves Longibardos. Il lui reproche sa précipitation à étudier les sciences mathématiques sans la préparation ni la disposition nécessaire alors qu’il vient de Rome. Or, les Romains ne sont bons pour rien à part la guerre. La remarque ici est fort suggestive. Elle montre la reconnaissance par les Byzantins de la capacité militaire latine et en particulier italienne. On peut aussi ici soupçonner l’inquiétude que suscite chez les Byzantins ces voisins italiens et en général ces Latins si dangereux. De plus, Psellos n’est pas sans critiquer le style littéraire grec de Jean qui manque de charme et de grâce. Toutefois Psellos conserva sa confiance envers Jean Italos. Ce dernier succéda à Psellos comme hypatos tôn philosophôn, « consul des philosophes », c’est-à-dire, comme chef de l’enseignement supérieur. L’empereur qui l’a nommé à ce poste, Michel VII Doukas (1067-1078), n’aurait pas agi contre la recommandation de Psellos, qui était son précepteur.

14En 1082, sous le règne d’Alexis Ier Comnène (1081-1118), Jean Italos est mis en accusation pour impiété. Paul Magdalino montre que si le dossier officiel de 1082 passe sous silence l’ethnicité d’Italos c’est parce-que la mention de celle-ci aurait pu jouer en faveur de Jean. En effet, Jean Italos est accusé d’« hellénisme », c’est-à-dire d’hérésie et de néo-platonisme. Or, son italianité aurait jeté un doute dans les milieux ecclésiastiques et érudits de Constantinople sur sa capacité réelle à suffisamment maîtriser la langue et la pensée grecque antiques et donc à proférer des idées venues de la philosophie antique. Son impiété aurait donc eu pour cause des maladresses, de mauvaises interprétations, toutes choses qui auraient joué en faveur de Jean Italos. C’est ce que suggère la critique de Jean Italos dans le Timarion, un dialogue satirique composé par un auteur anonyme autour de l’an 1100, peu après le décès d’Italos. Le Timarion met aussi en exergue le caractère brutal d’Italos, ce qui concorde avec le caractère belliqueux attribué aux Italiens. Anne Comnène, qui écrit l’Alexiade autour de 1148, environ cinquante ans après la mort d’Italos, écrit un chapitre sur Jean où l’origine italienne de ce dernier est clairement à la base d’un portrait à charge. C’est le fils d’un mercenaire italien et l’on retrouve ici le caractère guerrier attribué aux Italiens et aux Latins. Il faut bien garder en perspective qu’Anne Comnène écrit son ouvrage à une époque où les Normands du royaume de Sicile représentent un danger redoutable pour Byzance. À la menace normande s’ajoute pour l’Empire byzantin la crainte que lui inspire les armées croisées qui ont créé de nouveaux États en Terre sainte. Sans compter les flottes italiennes qui transportent ces croisés et comme l’a montré Edina Bozoky, une présence navale qui s’accompagne du pillage de reliques sur le territoire byzantin, ce qui fait que les Italiens peuvent être perçus par les Byzantins comme de redoutables prédateurs. Anne Comnène le décrit comme un inculte lorsqu’il arrive à Constantinople, qui a eu des maîtres de niveau insuffisant. Il a eu la chance d’être accepté comme élève par Michel Psellos. Mais sa nature barbare l’a empêché de profiter vraiment de l’enseignement philosophique de son maître. Revient le caractère brutal, c’est-à-dire belliqueux de Jean, ses défaillances dans la maîtrise du style grec, de la rhétorique, de la grammaire et de la syntaxe. Il prononçait mal le grec, à l’italienne. Ses élèves étaient à l’image de leur maître, des vauriens, à l’esprit séditieux, on retrouve encore ici l’accusation de bellicisme. Paul Magdalino nous donne à voir la violence de la charge contre Jean Italos et ce que nous pourrions appeler l’italianité, c’est-à-dire cette identité italienne telle qu’elle est perçue par la fille de l’empereur Alexis Ier, à savoir au plus haut niveau du pouvoir byzantin. Anne Comnène nous révèle aussi que la foule faillit lyncher Jean Italos en faisant irruption dans Sainte-Sophie, révélant le haut degré d’hostilité de la population constantinopolitaine. Paul Magdalino montre bien que la violence de la charge d’Anne Comnène a pour fonction de désamorcer deux objections majeures mettant en cause son père le basileus Alexis Ier : Alexis a monté un procès à charge contre un innocent afin de faire d’une pierre deux coups. Le procès et la condamnation de Jean Italos permettaient à la fois de faire diversion face à la guerre que le basileus menait contre les Normands d’Italie et de mettre un terme à la renaissance de la culture initiée par Psellos. Anne Comnène essaie de démontrer que loin de favoriser les lettres grecques Jean Italos de par son italianité les menaçait ainsi que l’orthodoxie. Pour ce faire elle passe sous silence qu’un philosophe qu’elle admirait et invitait, Eustrate de Nicée, avait été l’élève de Jean, mais il fut déchu de son siège pour avoir employé, dans ses discours théologiques contre les Latins et les Arméniens, la méthode dialectique qu’il avait apprise de son maître. Elle passe aussi sous silence que Jean Italos après son procès est devenu membre du clergé orthodoxe, qu’il a été nommé par Alexis Ier chartophylax (archiviste) d’Antioche la Grande et que l’empereur l’a vraisemblablement employé au temps de la première croisade, pour assurer la coopération entre la hiérarchie grecque d’Antioche et les conquérants latins. Jean Italos avait déjà été employé par l’empereur Michel VII Doukas (1067-1078), qui, en vue de sa connaissance des affaires italiennes, l’avait envoyé à la ville frontalière de Dyrrachion, sur la côte Adriatique, pour contrôler la situation en Italie. Paul Magdalino montre que Jean Italos, dénigré en tant qu’intellectuel à Byzance, est en revanche un élément précieux pour le pouvoir impérial byzantin puisqu’il est capable en tant qu’Italien et byzantin de faire le lien entre la hiérarchie grecque et les conquérants latins, intégrant ainsi pleinement son identité italienne à son identité byzantine. Puis Paul Magdalino étudie le cas de Barlaam le Calabrais au xive siècle. Le contexte politique et culturel a profondément changé. Constantinople a été prise par les croisés en 1204, les Italiens sont présents non seulement comme soldats, marchands, diplomates mais aussi comme prédicateurs, notamment avec la présence des frères Prêcheurs à Péra, sur l’autre rive de la Corne d’Or, à Constantinople. Comme Jean Italos, Barlaam est un Italien du Sud, chrétien orthodoxe, de culture grecque. Italien, lui aussi est féru d’aristotélisme, un néoplatonicien dans la tradition des Pères grecs, qui privilégie la logique à la rhétorique. Il reste quinze ans à Byzance, dont trois à Constantinople et son séjour s’arrête abruptement en 1341, année où il rentre en Italie. Barlaam accuse les moines hésychastes du mont Athos et leur porte-parole Grégoire Palamas d’hérésie. Un de ses adversaires, Nicéphore Grégoras écrit contre Barlaam un dialogue fictif intitulé le Phlorentios où il transpose dans une Athènes antique le débat qui a eu lieu à Constantinople entre Xénophane/Barlaam et Nicagoras d’Héraclée/Grégoras, ainsi qu’entre les partisans des deux hommes. Paul Magdalino montre que l’on retrouve dans ce dialogue à charge contre Barlaam l’essentiel des critiques et accusations qui avaient été portées contre Jean Italos au xie siècle. Barlaam est un Italien, il ne connaît pas le grec et il a donc découvert Aristote dans les traductions d’une langue appauvrie. Arrivé en Grèce pour étudier le grec et pouvoir avoir accès à une authentique pensée aristotélicienne, il essaie d’imiter les Grecs de toutes les façons. Arrivé à Athènes/Constantinople, il se fait un nom en donnant des cours de philosophie bon marché. Ses nouveaux disciples l’incitent à lancer un défi à Nicagoras/Grégoras. Les deux savants s’affrontent dans un débat public où Xénophane/Barlaam se couvre de honte, se révélant ignorant en astronomie, en grammaire et en rhétorique ; même sa connaissance d’Aristote laisse à désirer. Pendant le débat Xénophane/Barlaam est soutenu par un Frère prêcheur latin. Lors d’un deuxième débat il est humilié par Grégoras. Barlaam couvre Grégoras d’injures, et menace de le faire poignarder par les « couteaux de sa race avec son orgueil habituel ». On retrouve le bellicisme attribué aux Italiens. En 1341 le synode constantinopolitain rejette les accusations d’hérésie lancées par Barlaam contre les moines hésychastes du mont Athos et Grégoire Palamas. Barlaam rentre alors en Italie. Il adhère à l’Église romaine, devient évêque de Gerace, mourant de la peste noire en 1348. Les sources byzantines interprètent sa conversion romaine comme un retour aux origines, comme la preuve qu’il n’avait jamais quitté son identité profonde d’Italien, malgré son engagement énergique dans la polémique antilatine. En fait, Barlaam a fini par adopter l’identité construite par ses ennemis pour se débarrasser de lui. Pour autant, le double exemple de Jean Italos et de Barlaam ne doit pas masquer le fait que des Italiens se sont parfaitement intégrés à la culture grecque byzantine et ont été reconnus à Byzance même comme le montrent les exemples du patriarche Dosithéos, Vénitien, au xiie siècle et Nicéphore l’Hésychaste, Calabrais, au xiiie. En fait, ce qui a été reproché à Jean Italos et à Barlaam, ce n’est pas tant qu’ils aient été Autres en tant qu’Italiens mais plutôt la concurrence qu’ils ont généré au sein du monde intellectuel constantinopolitain et ce, en privilégiant la logique plutôt que la rhétorique, alors que cette dernière à Byzance était considérée comme le fondement de l’hellénisme authentique. L’approche logique a été perçue comme italienne et fondant l’altérité de Jean et de Barlaam, une différence qui altérait une culture hellénique que les deux Italiens ne maîtrisaient pas, ce qui justifiait l’exclusion et la punition qui s’ensuivirent.

15L’article d’Annick Peters-Custot nous fait découvrir un aspect méconnu de l’influence grecque en Italie du Sud qui va bien au-delà du xve siècle. Bessarion est ancien métropolite orthodoxe de Nicée. Il participe au concile d’union à Florence en 1439. Il est pour l’union des Églises grecque et latine. L’union proclamée, le pape Eugène IV le fait cardinal au titre des Saints-Apôtres. Eugène IV le nomme protecteur des monastères de « l’ordre de saint Basile ». Cette nomination se comprend dans un contexte complexe. Bessarion est confronté à une tâche difficile. De façon générale le monachisme traditionnel en Occident nécessite une réforme. Or, le monachisme italo-grec est confronté à des facteurs de dégradation spécifiques qui accentuent la nécessité de cette réforme. Outre les facteurs matériels de déclin, liés au contexte de guerre entre Aragonais et Angevins, la perte de la connaissance de la langue grecque, qui est la langue liturgique, est un problème essentiel. Par ailleurs, nous rappellerons ici que le monde orthodoxe ne connaît pas d’ordres monastiques au sens occidental. Dès novembre 1446, Bessarion convoque un chapitre général de l’ordre, le premier connu, à Rome, qui réunit les archimandrites et higoumènes de Sicile, Calabre et Pouille. Il faut noter ici que nous sommes avant 1453 et la prise de Constantinople par les Turcs. Annick Peters-Custot montre que le choix de Bessarion par le pape fut excellent. En effet, Bessarion est un très bon connaisseur de saint Basile. Bessarion fut successivement higoumène du monastère de Saint-Basile de Constantinople, puis abbé commendataire du Saint-Sauveur de Messine : il eut donc toutes les occasions de rencontrer, voire de posséder différentes versions, byzantines ou italo-grecques, de l’Asketikon de saint Basile. Sous le nom d’Asketikon est désigné un recueil très hétérogène de textes écrits par saint Basile, l’évêque de Césarée en Cappadoce au ive siècle, ou qui lui sont attribués. Une grande partie de ces textes sont en fait apocryphes. Ces textes contiennent un ensemble de préconisations, de règles concernant la vie ascétique. Il existe différentes versions latines et grecques ou italo-grecques de l’Asketikon. Bessarion possédait quatre versions grecques de l’Asketikon ainsi qu’un manuscrit italo-grec d’une recension « abrégée » propre à l’Italie méridionale sous la domination normande : c’est surtout ce manuscrit qu’il utilisa pour composer une règle abrégée, ainsi que le manuscrit composite acheté en 1210 par un prêtre de la métropole de Nicée, Bessarion ayant été évêque de Nicée. Bessarion a voulu rédiger sa règle en grec et il s’est servi des versions grecques de l’Asketikon pour appliquer la méthode réformatrice des papes dont le centralisme est parfaitement étranger aux mentalités byzantines. Grâce aux textes qu’il possédait, Bessarion a pu composer une « règle abrégée » qui porte en grec le nom d’éklogè, c’est-à-dire « choix » ou « sélection », parmi les constitutions ascétiques de saint Basile et c’est donc par nature un « abrégé ». Cette règle est rédigée en trois langues : grec, latin et italien. Bessarion a composé une règle en mettant à contribution les textes basiliens, mais pour opérer son choix, sa recomposition normative et respecter la commande pontificale, il l’a fait en prenant pour appui la règle de saint Benoît qui était le cadre de référence, le modèle en Occident pour les réformes monastiques. Il a utilisé le modèle bénédictin pour les thèmes et l’organisation, construire le squelette de sa règle. L’organisation des extraits en chapitres a permis d’apparenter le texte à la règle bénédictine, mais en version nettement plus brève (23 chapitres au lieu de 73). Il y a donc à la fois une « basilianité » et une « bénédictinité » de cette règle. Bessarion crée donc un pont entre monachisme oriental byzantin et monachisme occidental gréco-italien. Concrètement, la règle de Bessarion se compose d’un prologue, suivi de 23 chapitres de tailles très diverses, munis chacun d’un titre qui est de Bessarion. Suivent les épitimies (pénitentiels) et un rituel de prise d’habit dont il faudra éclairer l’origine. La composition s’apparente donc à un corps dont le squelette est de Bessarion, mais dont tous les organes ont été prélevés dans l’Asketikon et greffés sur ce squelette. À part le préambule et les titres des chapitres, rien n’est de Bessarion : ce dernier s’est borné à juxtaposer, en les organisant, des extraits de Basile. Du point de vue de la méthodologie, Bessarion montre ainsi qu’il ne se permettait pas de manipuler les textes sources. Pourtant, il les manipule par la sélection, la recomposition, voire la taille. Comme Bessarion a coupé à l’intérieur des règles citées, et des sermons, il a prioritairement supprimé des développements, des considérations, notamment d’ordre philosophique général, qui n’ont pas d’intérêt pratique direct, afin de formuler une règle de comportement. Pour Annick Peters-Custot, le résultat constitue un texte court et pragmatique, à la fois très bien structuré, mais composite dans les modes d’énonciation, pratique mais sec, sans élan, sans la force théologique et philosophique qui était celle d’un grand chrétien du ive siècle qui, comme d’autres, défendit la culture grecque compatible avec le christianisme. Cette éklogè est une pure norme de comportement, non de spiritualité ou d’état d’esprit. Nous sommes bien en présence d’un choix de Bessarion. Ce dernier avait convoqué dès novembre 1446, un chapitre général de l’ordre, le premier connu, à Rome, qui réunit les archimandrites et higoumènes de Sicile, Calabre et Pouille. Un second chapitre, provincial celui-là, se tint plus tard, et avant 1457, à Castrovillari (province de Cosenza). C’est le compte rendu de la visite générale des monastères italo-grecs qui suivit ces chapitres, et eut lieu en 1457-1458, qui nous donne accès à de nombreux éléments de compréhension, à la fois de l’état du monachisme italo-grec au milieu du xve siècle, et des tentatives de réforme. Annick Peters-Custot note que le tableau général est franchement pitoyable, et que le détailler constitue une mission déprimante. Le procès-verbal de cette visite énonce et répète inlassablement les mêmes constats de pauvreté économique, de misère spirituelle, de débandade disciplinaire, et d’ignorance intellectuelle, sans parler du laisser-aller moral. Plus que jamais au xve siècle, le Christ s’était « arrêté à Eboli ». Bessarion a donc rédigé sa règle en étant conscient que les textes basiliens étaient destinés à une élite bien éloignée de la réalité monastique italo-grecque d’Italie du Sud. Il fallait doter ces monastères italo-grecs d’une règle simple, accessible, compréhensible et applicable par tous, en un mot unificatrice. D’autant que les moines pour beaucoup ne comprenaient plus le grec et employaient l’italien. Pour Bessarion, qui demeure un Byzantin, ces moines étaient des Latins, fils de Latins devenus incapables de comprendre les traités ascétiques de Basile le Grand. Il est tentant de rapprocher ce jugement des préjugés byzantins contre les gréco-italiens venus d’Italie du Sud, qui restent des Latins incapables de maîtriser les subtilités de la langue et de la pensée grecque, que Paul Magdalino expose dans son article. En fait, l’acculturation et l’italianisation des moines grecs de Calabre est déjà réalisée. L’action de Bessarion aboutit par sa règle à revivifier une acculturation à caractère byzantin, un caractère qui s’était perdu. La postérité de cette règle a eu des extensions inattendues. Le pape autorisa la fondation d’une branche ibérique de l’ordre de saint Basile, à destination de moines espagnols, ce qui fait que l’on a une version espagnole, publiée à Séville au début du xviie siècle. À partir de là, la règle de Bessarion pour le monachisme italo-grec servit de codification unificative à l’Ordre basilien, devenu l’instrument d’intégration des monachismes orientaux sous la juridiction pontificale, en Ukraine comme au Liban.

16Avec l’article de Bernadette Martel-Thoumian nous entrons, outre les questions religieuses, dans les aspects plus spécifiquement politiques mais aussi des questions de genre, avec la perception du sultan mamelouk circassien Barqūq. En octobre 1384, trois pèlerins florentins voyageant en Terre sainte, Lionardo Frescobaldi, Simone Sigoli et Giorgio Gucci séjournent au Caire et font connaissance avec l’Orient mamelouk. Les relations de voyage que chacun d’entre eux a écrit sont une mine de renseignements sur la perception de l’Égypte sous les mamelouks et du sultan Barqūq à la fin du xive siècle par des Italiens. Nous apprenons que, ne parlant pas l’arabe, ils ont employé un interprète qui non seulement leur a permis de communiquer avec la population et les autorités dans le pays, mais leur a aussi fourni des informations. Cet interprète est un Italien renégat, à savoir un Vénitien chrétien converti à l’islam et qui a épousé la fille d’un Florentin renégat. Bien que le Vénitien se soit converti, il choisit une épouse d’origine italienne. On apprend aussi que réside au Caire un autre Italien, un marchand vénitien de Crète dénommé Simon de Crète, la Crète est alors une possession vénitienne. Nous retrouvons l’importance de la Crète comme plaque tournante du commerce vénitien décrite par Alessio Sopracasa au xve siècle. On voit donc qu’il y a au Caire toute une présence d’Italiens et ceux-ci participent de réseaux italiens, jouent le rôle de truchement entre Italiens et Orientaux. Les trois Florentins sont relativement bien renseignés sur le sultan Barqūq, même s’ils ne mentionnent pas son nom. En particulier ils savent qu’il est né libre. Frescobaldi a une bonne connaissance de l’itinéraire de Barqūq qui a été acheté ainsi que son compagnon d’armes par l’émir Yalbuġā qui en a fait un page. Toutefois, étrangement les auteurs ne mentionnent jamais le terme mamluk, qui désigne un esclave militaire. Ils n’ont apparemment pas saisi la spécificité du statut de mamelouk, un esclave militaire, formé au métier des armes, converti à l’islam et qui est émancipé une fois son apprentissage militaire terminé. En revanche est relatée l’ascension sociale de Barqūq au cœur du système mamelouk jusqu’au grade de grand émir. Sur le chemin de son ascension, Frescobaldi et Sigoli relatent le rôle de Barqūq dans l’assassinat de son ami devenu son rival, en octobre 1380. Toutefois, nos trois pèlerins restent silencieux sur les origines de Barqūq. Ce qui signifie qu’ils rapportent la version officielle qui circulait au Caire et qui faisait de Barqūq un homme sans passé. Pour connaître ces origines Bernadette Martel-Thoumian a recours à deux autres sources : un Italien, le marchand et interprète siennois, Bertrando de Mignanelli et un Oriental, le chroniqueur arabe Al-‘Aynī. Mignanelli avait servi de traducteur au sultan Barqūq dans sa correspondance avec le duc de Milan Gian Galeazzo Visconti. En 1416, Mignanelli rédige une biographie de Barqūq intitulée Ascensus Barcoch, 17 ans après la mort du sultan en 1399. Précisément, en 1399, Al-‘Aynī (1361-1451), qui occupa sous Barqūq le poste de préfet des marchés, lui consacra une longue nécrologie. Précisons ici que les notices biographiques sont un genre très apprécié dans le monde arabe au Moyen Âge. Al-‘Aynī a un grand avantage : il connaît le turc, la langue qui était employée alors par les mamelouks, qui jusqu’à la montée des Circassiens provenaient pour beaucoup d’Asie centrale, c’est-à-dire de régions turcophones. Cette maîtrise de la langue lui a permis de recueillir des renseignements précis, hors des versions officielles. Les deux auteurs s’accordent pour dire que Barqūq était originaire des régions caucasiennes, qu’il fut capturé et vendu comme esclave domestique (‘abd). Mignanelli précise que Barqūq s’occupait des cochons de son père lorsqu’il fut capturé par des pirates qui le vendirent comme esclave. Cette précision indique que Barqūq n’était pas musulman. Barqūq aurait d’abord été vendu comme esclave en Crimée. Al-‘Aynī apporte des précisions surprenantes voire stupéfiantes pour le non-spécialiste de la société des pays d’islam à cette époque-là. Il n’hésite pas à évoquer le fort attrait que Barqūq exerçait sur les clients du hammam où il servait. Par une simple mais très précieuse remarque il nous permet d’entrevoir la réalité des relations homosexuelles masculines qui pouvaient exister dans cette société orientale médiévale. Il décrit un bel éphèbe (ġulām) travaillant dans un hammam, en contact direct avec la clientèle masculine et qui attirait vers lui toutes les attentions. Les établissements de bain étaient connus pour être des lieux de rencontre et de prostitution homosexuelles. Quand le jeune Barqūq vieillit, c’est-à-dire qu’il dépasse la vingtaine et n’attire plus autant les regards, le tenancier du hammam le revend. Bernadette Martel-Thoumian met ainsi en évidence qu’un auteur arabe pouvait à l’intérieur même de la société égyptienne disposer d’une certaine liberté d’expression et dévoiler des réalités qui auraient dû rester cachées, de l’ordre du secret ou de la discrétion. Son achat par Al-Musāfir, un puissant marchand d’esclaves va faire la fortune de Barqūq. En effet, il est vendu au Caire au grand émir Yalbuġā. Devenu mamelouk, il monte dans la hiérarchie jusqu’à devenir grand émir et enfin sultan. Frescobaldi et Sigoli sont éblouis par la cour sultanienne du Caire sous Barqūq. Les pèlerins sont fascinés par la citadelle du Caire, siège du pouvoir, les chasses sultaniennes voire le sultan lui-même dont la beauté et la civilité évoquent pour eux la culture aristocratique courtoise de leur Italie d’origine. Surtout, le luxe des habits et de la vie de cour sont impressionnants et démarquent l’Orient de l’Occident. Le nombre d’épouses du sultan, le harem, les femmes et les eunuques éveillent l’attention. Les voyageurs italiens sont confrontés à une société de genre différente de celle de leur Italie du Nord. Si des divergences apparaissent entre les récits des trois pèlerins florentins, en revanche la question de l’origine religieuse de Barqūq leur est commune. Pour les trois Florentins Barqūq à l’origine est un Grec, donc un chrétien. Mignanelli aussi pense qu’il était chrétien, c’est pourquoi il mentionne le fait qu’il gardait les porcs de son père. C’est son appartenance à la religion chrétienne qui fait qu’il a été réduit en esclavage par des musulmans. Mais puisqu’il était chrétien, sa conversion à l’islam en fait un renégat. Or, sa grécité et son christianisme ne sont pas certains. Il pouvait avoir appartenu à la tribu circassienne des Kasā et avoir été polythéiste. Mais à la lueur des autres articles, on peut aussi se demander si évoquer une origine grecque ne serait pas mobiliser une identité « nationale » bien connue et donc saisissable, compréhensible pour des Italiens. Comme nous l’avons vu dans d’autres articles, le Grec demeure un truchement privilégié pour aborder l’Orient, la Grèce pour les Italiens étant la porte de l’Orient. Avec la relation de Frescobaldi on retrouve l’image péjorative attachée aux Grecs. Ce seraient de mauvais chrétiens de Grèce qui auraient convaincu par la ruse le père de Barqūq, à la demande de ce dernier, à venir jusqu’au Caire. Barqūq aurait contraint ce dernier à renoncer à la foi du Christ et il le fit circoncire, si bien que le père serait mort peu de temps après de peine et de douleur. Il faut garder à l’esprit que les Grecs orthodoxes sont considérés par les Italiens comme des schismatiques. Comme l’indique Bernadette Martel-Thoumian ce récit est sujet à caution, car si le père de Barqūq est bien venu au Caire, ce n’est pas du fait de la ruse d’hypothétiques Grecs malveillants, mais c’est le marchand d’esclaves musulman Al-Musāfir qui avait amené Barqūq en Égypte en 1362-1363 qui se chargea de lui. Lorsque le père de Barqūq arriva au Caire, rien n’indique dans les sources arabes que sa conversion ait été contrainte. Elle a permis à Barqūq d’apparaître comme le « fils de », et ainsi de se distinguer de ses congénères mamelouks qui étaient considérés comme nés de père inconnu. Avec ces considérations péjoratives sur Barqūq comme Grec chrétien renégat et la mort de son père, nous sommes plongés dans une ambiance qui rappelle un contexte dépassé à cette époque-là, celui des croisades. De toute façon les Florentins ont compris que la conversion à l’islam était un passage obligé pour progresser dans la hiérarchie de l’État mamelouk et parvenir jusqu’au sommet du pouvoir. Mais dans leur approche de la religion musulmane ils se heurtent à des difficultés de compréhension et de transmission. L’islam sunnite n’est pas organisé de la même façon que le christianisme catholique, orthodoxe ou copte où il y a un clergé desservant avec une hiérarchie épiscopale. Surtout, ils comparent le calife abbasside qui réside au Caire au pape, ce qui n’a rien de comparable, l’émir des croyants ayant très peu de liberté et de pouvoirs à cette époque-là. Barqūq est vu dans sa prise de pouvoir comme un tyran, un usurpateur qui n’hésite pas à éliminer physiquement ceux qui se mettent en travers de sa route. La réalité historique est sensiblement différente, Barqūq ne fut pas un régicide et s’inscrit plutôt dans une captation patiente du pouvoir, y compris par des formes violentes mais assez coutumières.

17Que ce soit l’évocation des relations homosexuelles ou la relative liberté des historiens arabes, il nous est donné de voir une société musulmane orientale où existe une certaine liberté, ce qui contredit l’idée que nous pouvons nous faire en Occident sur un Orient médiéval où les mœurs et l’expression seraient bridées. Les auteurs italiens apparaissent bien plus conformistes dans leur expression et perception de cette société orientale, voire ont du mal à se démarquer de l’héritage des croisades concernant les Grecs et les musulmans. On voit aussi comment les Italiens s’insèrent fort bien dans cette société, créant des réseaux et des relais, comme d’autres articles l’ont montré. En lisant l’exposé de Bernadette Martel-Thoumian, nous pensons aussi à la vision « despotique » que les Occidentaux ont élaboré au fil des siècles du pouvoir sultanien ottoman, en particulier à l’époque des Lumières où se mêlent à la fois la fascination pour le luxe de la Cour et la peur d’un pouvoir perçu comme occulte avec son harem et ses eunuques, ses pratiques parfois violentes de prise du pouvoir. Ce qui nous ramène au voyage de ce commerçant italien, Marco le Vénitien, vers l’Empire ottoman, que nous évoquions au début de cette présentation.

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Bibliographie

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Notes

1 E. W. Said, Dans l’ombre de l’Occident, dans E. W. Said, Dans l’ombre de l’Occident et autres propos, traduit de l’anglais par L. Gauthier, suivi de S. Luste Boulbina, Les Arabes peuvent-ils parler ?, Paris, Éditions Payot & Rivages, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2014, p. 48-50.

2 Pour une approche critique de cette notion d’expansion de l’Occident au Moyen Âge voir notamment M. Balard, « L’expansion occidentale (xie-xve siècles). Formes et conséquences. Introduction », dans Société des historiens médiévistes de l’Enseignement supérieur public, L’expansion occidentale (xie-xve siècles). Formes et conséquences, Actes du XXIIIe congrès de la SHMES (Madrid, Casa de Velázquez, 23-26 mai 2002), Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, p. 11-22.

3 C. Picard, La mer des califes. Une histoire de la Méditerranée musulmane, Paris, Seuil, 2015. J. Loiseau, Les Mamelouks (xiiie-xvie siècle). Une expérience du pouvoir dans l’Islam médiéval, Paris, Seuil, 2014. G. Martinez-Gros, Brève histoire des empires. Comment ils surgissent, comment ils s’effondrent, Paris, Seuil, 2014. M. Kaplan, Pourquoi Byzance ? Un empire de onze siècles, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2016. V. Déroche et N. Vatin (dir.), Constantinople 1453. Des Byzantins aux Ottomans, Toulouse, Anacharsis, 2016.

4 A. I. Galletti, « Les langages de la culture urbaine (xiie-xve siècle) », dans I. Heullant-Donat, Cultures italiennes (xiie-xve siècle), Paris, Cerf, 2000, p. 19.

5 P. Boucheron, Conjurer la peur. Essai sur la force politique des images, Paris, Seuil, coll. « Points », 2013.

6 Y. Bonnefoy, L’Arrière-pays, Genève et Paris, Les sentiers de la Création, Éditions d’art Albert Skira et Flammarion, 1982, p. 117-118.

7 F. Fonio, « L’“orientalisme” dans la Legenda Aurea de Jacques de Voragine, Cahiers d’études italiennes (Filigrana), no 21, 2015, p. 121-147.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Georges Sidéris et Alessandra Stazzone, « Présentation »Cahiers d’études italiennes [En ligne], 25 | 2017, mis en ligne le 10 octobre 2017, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cei/3533 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cei.3533

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Georges Sidéris

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