Présentation
Texte intégral
1Lorsque nous avons commencé à réfléchir à l’opportunité d’étudier Les années quatre-vingt : le cas italien, nous étions motivés par la conviction que nous pouvions trouver dans cette période les origines politiques et culturelles de l’Italie d’aujourd’hui. Nous étions loin d’imaginer qu’au moment de terminer notre travail, l’Italie et l’Europe seraient au cœur d’une crise économique qui nous oblige à reconsidérer les vicissitudes italiennes dans une perspective internationale. Comme l’a expliqué Luciano Gallino dans Finanzcapitalismo (Torino, Einaudi, 2010), c’est au cours des années quatre-vingt que les gouvernements – qu’ils soient progressistes ou conservateurs – ont approuvé les premières lois destinées à donner, au fur et à mesure, toujours plus de pouvoir à un système financier qui, en l’absence de règles fortes, a déclenché la spéculation sur la dette des États nationaux. La globalisation libérale est le fruit de choix politiques précis et non le résultat spontané de processus économiques autonomes. Aujourd’hui encore nous ne pouvons prévoir comment la situation évoluera avant la sortie de ce numéro de notre revue. Nous ne sommes pas en mesure de savoir s’il y aura des accélérations, ni de connaître leur direction.
2Toutefois, cela confirme, à notre avis, l’intérêt de la recherche sur ces thèmes, sur la nature des transformations politiques et culturelles qui ont marqué la fin du dernier siècle et dont Leonardo Casalino dans ses Note sugli anni Ottanta: il caso italiano nel contesto internazionale a proposé une première synthèse. Face à la crise économique qui avait frappé à la fois les États-Unis et les social-démocraties européennes du Nord, a pris forme, au cours de cette période et autour des travaux de la Trilateral Commission, un projet politique ambitieux, englobant la sphère politique et économique, mais également la sphère culturelle : le refus du protectionnisme et de la défense de chaque monnaie ; la réduction des salaires et des conflits dans les usines ; la réduction des dépenses sociales et la création d’organismes internationaux ; une contre-offensive théorique sur le thème du Welfare State et de la mémoire de l’antifascisme.
3Un nouveau système économique basé sur des produits récents, qui nécessitaient de nouveaux et plus amples marchés, a été mis en place : en Amérique latine grâce à la politique économique des dictatures militaires soutenues par les États-Unis ; en Indonésie, à Taiwan et au Japon ; au Moyen-Orient et en Chine, avec Mao toujours vivant.
4Sous la présidence Reagan, au début des années quatre-vingt, ce processus s’est accéléré au travers d’investissements dans l’innovation technologique liée à l’augmentation des dépenses militaires. Cette course aux investissements a projeté l’« ennemi » soviétique dans un système d’émulation qui l’a conduit à la crise définitive et qui n’a pas trouvé, en Europe, une opposition digne de ce nom. C’est ainsi qu’un monde unifié, mais inégal, allait naître : un monde confié à la spontanéité du marché et dominé par une seule puissance.
5Ce processus mondial ne pouvait pas ne pas concerner l’Italie : dans ce pays, la grande transformation des années soixante-dix avait bouleversé toutes les références « précapitalistes » qui étaient à la base d’un fort sentiment d’identité collective. L’incapacité de la politique à conduire cette transformation avait été une « occasion manquée » éclatante, tout comme ce fut le cas vingt ans après, ainsi qu’on peut le comprendre en lisant l’essai d’Alessandro Giacone sur les rapports entre les deux figures du socialisme italien, Sandro Pertini et Bettino Craxi.
6Malgré cela, une fois passée la première phase des mouvements des étudiants et des ouvriers, il y eut une dilatation de la sphère politique, accompagnée d’une forte demande en direction des partis de la part société. Au terme de ce processus – qui, comme l’a expliqué Federica Tummillo, a également influencé de façon significative le parcours théâtral de Dario Fo – la marche des 40 000, au cours du mois d’octobre 1980, avait été l’indice du rôle assumé par des figures sociales récentes, des acteurs inattendus qui se révélèrent capables d’une mobilisation autonome. Ils étaient tous liés par une radicalité forte et une confiance illimitée dans le progrès matériel, seul élément capable d’atténuer les différences économiques et sociales.
7L’Italie du marché triomphant, ses rêves d’une consommation sans limites, cohabitaient cependant avec les maux structuraux du pays : l’égoïsme des corporations, la destruction de l’environnement et la dégradation du patrimoine historique (avec la naissance du mouvement écologiste), le mépris pour la chose publique, la détérioration des conditions de vie des classes les plus faibles… À ces problèmes anciens, s’ajoutaient des situations difficiles issues de la récente transformation économique : le chômage des jeunes, la flexibilité et la précarisation du travail, l’absence de politiques sociales, le vieillissement de la population.
8En partant du principe que le capitalisme avait produit la démocratie en vainquant ses propres adversaires idéologiques, il était inévitable que la droite se confronte à l’histoire et à la signification de l’antifascisme. Ce dernier devenait une cible à atteindre et un obstacle à surmonter. Pour le cas italien, cette offensive culturelle ne pouvait qu’avoir comme objectif principal la Constitution et ses principes fondamentaux. Le “scandale” du texte constitutionnel lui était intrinsèque, dans le compromis sur lequel il se bâtissait, entre les instances du solidarisme catholique, les principes du libéralisme démocratique (libertés politiques et civiles, séparation des pouvoirs, droits de l’homme) et les sensibilités communistes et socialistes pour la justice civile. Les politiques du Welfare se retrouvaient elles aussi en ligne de mire de cette contre-offensive théorique, étant considérées comme prolongation de l’antifascisme politique dans la règlementation des rapports économiques.
9Tous ces changements ont très vite constitué l’un des thèmes centraux du débat historiographique, débat dont Andrea Rapini identifie avec finesse les protagonistes les plus importants permettant ainsi de mieux comprendre les relations entre les vicissitudes politiques des vingt dernières années et les travaux des historiens. Rodolph Pauvert et Ferruccio Ricciardi en analysent, de leur côté, les conséquences au sein du monde du travail et sur le plan de la représentation syndicale. Beppe De Sario, en élargissant l’horizon de cette reconstruction collective, se penche sur le rôle – et sur l’héritage – de l’activisme des jeunes dans l’ensemble des changements qui ont eu lieu dans les années quatre-vingt. L’image littéraire de la condition des jeunes à la fin de la saison des mouvements collectifs (« spettacolo, trasgressione carnevalesca, erotizzata affabulazione di maschere e identità ») constitue l’objet d’étude d’Ugo Perolino, qui se concentre sur l’œuvre de Vittorio Tondelli. Dans son analyse, Perolino, après avoir pris en considération les nouveautés et les ruptures générationnelles, s’interroge sur la manière dont le parcours de Tondelli (mort en 1991) aurait pu s’exposer à des involutions non prévisibles. Mais il s’intéresse surtout à tous ceux qui, comme Palandri, ont continué à questionner les relations entre écriture et politique, dans une sorte de contrechant par rapport aux postmodernismes. Et enfin, dans son article, Luciano Cheles aborde le thème de la « spectacularisation » et de la « personnalisation » de la politique à travers l’étude de la propagande des anciennes et des nouvelles forces politiques à cheval entre les années soixante-dix et les années quatre-vingt-dix. Il s’intéresse aux changements de style et de communication qui ont marqué le début d’une séparation progressive et dangereuse entre les dynamiques du système politique d’une part, les besoins et les conditions de vie matérielle des individus d’autre part.
10Le regard que les écrivains ont porté sur cette époque est également au centre des études de Lise Bossi, Giuseppe Panella et Sabina Ciminari. Le mot regard concerne tout particulièrement l’essai de cette dernière, consacré à Italo Calvino, Andrea De Carlo et Daniele Del Giudice. En s’interrogeant sur le thème de l’héritage en littérature, Sabina Ciminari offre des éléments pour une lecture plus claire de la présentation faite par Calvino de l’un des romans italiens les plus importants des années quatre-vingt, Lo stadio di Wimbledon (1983) de Daniele Del Giudice :
- 1 I. Calvino, « Quatrième de couverture », dans D. Del Giudice, Lo stadio di Wimbledon, Turin, Einaud (...)
La domanda che il giovane rivolge al vecchio (e a se stesso) potrebbe formularsi così: chi ha posto giustamente il rapporto tra saper essere e saper scrivere come condizione dello scrivere, come può pensare d’influire sulle esistenze altrui se non nel modo indiretto e implicito in cui la letteratura può insegnare a essere? A un certo punto del suo itinerario (o già in principio) il giovane ha fatto la sua scelta: cercherà di rappresentare le persone e le cose sulla pagina, non perché l’opera conta più della vita, ma perché solo dedicando tutta la propria attenzione all’oggetto, in un’appassionata relazione con il mondo delle cose, potrà definire in negativo il nocciolo irriducibile della soggettività, cioè se stesso.
Cosa ci annuncia questo insolito libro? La ripresa del romanzo d’iniziazione d’un giovane scrittore? O un nuovo approccio alla rappresentazione, al racconto, secondo un nuovo sistema di coordinate1?
11À propos du regard d’Alberto Arbasino sur l’Italie des années quatre-vingt et d’aujourd’hui, Giuseppe Panella offre une synthèse efficace au début de son article : « La vita bassa è l’approdo più recente di Arbasino alla “critica spietata” di tutto ciò che si dice e di ciò che si vorrebbe e dovrebbe realizzare in Italia e che si finisce per evitare di fare ». L’Italie, un pays dans lequel l’effort pour chercher des solutions aux problèmes est continuellement retardé, transformant sans cesse ces problèmes en des métaphores capables de les cacher.
12Il s’agit d’une réalité contre laquelle la recherche linguistique de Vincenzo Consolo a constitué un précieux instrument de connaissance, comme Lisa Bossi l’a expliqué, de façon très lucide, à la fin de son article :
De la même façon, alors que Consolo espérait encore, à la fin des années quatre-vingt, pouvoir opposer au déferlement de la communication standardisée, son épos à la structure polyphonique, composée de tout le substrat mythopoétique méditerranéen, et son nouveau logos, sa langue plurielle, faite de toutes les langues d’histoire et de mémoire fondues dans le creuset sicilien, ses tentatives et celles de ceux qui, comme lui, s’efforçaient de faire entendre des voix marginales, ont été noyées dans un multiculturalisme et un communautarisme institutionnels grâce auxquels ces voix ont été récupérées et canalisées.
En démultipliant et en divisant ainsi les enracinements culturels au nom d’une diversité de façade, les serviteurs du pouvoir ont réussi à affaiblir les racines de l’olivier dans lequel Ulysse avait taillé sa couche nuptiale, qui est aussi le berceau de toute notre civilisation, et, par myopie ou de propos idéologique délibéré, à ne préserver que cette partie du tronc sur laquelle prospère l’oléastre, l’olivier sauvage.
Encore quelques années et la langue de Consolo, dont la complexité sémantique et la richesse lexicale défient déjà la traduction, sera devenue incompréhensible pour la plus grande partie de ses compatriotes; encore quelques années et plus personne ne saura pourquoi Ulysse voulait tant revenir à Ithaque. Et alors, qui dira le mal et dans quelle langue ?
13Les années quatre-vingt ont été la décennie pendant laquelle de nouveaux regards ont fait irruption sur la scène politique et sociale de l’Italie : les regards des immigrés et les regards de l’opinion publique italienne sur ces derniers. Isabelle Felici explique comment le cinéma s’est intéressé, dès le départ, à cette nouvelle réalité.
14Dans une époque où les grandes espérances en un futur capable de produire des changements significatifs s’évanouissent, il était inévitable de se tourner vers le passé. Il s’agissait toutefois d’un passé où le xxe siècle était réduit à un simple affrontement entre démocratie et totalitarisme, sans que l’on puisse faire de distinction entre les différents processus historiques. C’est dans ce contexte que la voix de Nuto Revelli – dont parle Alessandro Martini – se faisait encore une fois entendre ; c’est également dans ce contexte (au cours de l’enquête 7 Aprile – analysée par Elisa Santalena) que se consumait un débat sur le passé plus récent, celui du terrorisme, dans lequel les écrits de Stefano Benni – étudiés par Stefano Magni et à cheval entre littérature et politique – ont joué un rôle important.
15Deux bibliographies et une chronologie, rédigées par Leonardo Casalino et Ugo Perolino, clôturent ce volume. Elles portent sur l’historiographie et sur la production critique et littéraire des années quatre-vingt qui, nous le souhaitons, pourront encourager de nouvelles idées et de nouvelles recherches sur ces thèmes sur lesquels notre centre de recherche – le GERCI – a l’intention de poursuivre la réflexion au cours des prochaines années.
16Toutes ces études constituent-elles une réponse ordonnée aux questions d’où nous sommes partis ? Certainement pas. Mais ce n’était pas là notre objectif. Il s’agissait de commencer à recueillir des éléments susceptibles d’amorcer une réflexion polyphonique qui nécessitera de nombreuses recherches supplémentaires. La curiosité qui caractérise l’une des plus belles pages sur les années quatre-vingt, écrite sur la fin de cette décennie par Vittorio Foa, nous aiguillera encore, du moins nous l’espérons :
- 2 V. Foa, Il cavallo e la torre, Turin, Einaudi, 1991, p. 313.
Il decennio che si è appena concluso ha elaborato mutamenti clamorosi: la rivoluzione del 1989 non ci è caduta addosso all’improvviso ed è complicato, almeno per me, ricostruire un così profondo processo di preparazione. La classe operaia è stata sconfitta nelle sue lotte tradizionali, cioè nella produzione, ma il conflitto è rivissuto intensamente con nuovi soggetti e, in modi diversi, nella stessa classe operaia. L’ideologia dominante è stata di una modernizzazione conservatrice animata da acceso individualismo; poi ci siamo accorti che dentro (e contro) l’individualismo conservatore maturava un diverso valore, quello della persona, del soggetto individuale e dei suoi diritti, senza il quale riescono incomprensibili i soggetti e i diritti collettivi; dentro (e contro) il neoliberismo di destra è maturata la libertà come valore irrinunciabile per le grandi masse popolari2.
Décembre 2011
Notes
1 I. Calvino, « Quatrième de couverture », dans D. Del Giudice, Lo stadio di Wimbledon, Turin, Einaudi, 1983.
2 V. Foa, Il cavallo e la torre, Turin, Einaudi, 1991, p. 313.
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Référence papier
Barbara Aiosa-Poirier et Leonardo Casalino, « Présentation », Cahiers d’études italiennes, 14 | 2012, 5-10.
Référence électronique
Barbara Aiosa-Poirier et Leonardo Casalino, « Présentation », Cahiers d’études italiennes [En ligne], 14 | 2012, mis en ligne le 15 septembre 2013, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cei/302 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cei.302
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