Du mythe du « cavalier solitaire » à la quête du « bon allemand » : une métaphore obsédante chez Nuto Revelli
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1L’ensemble de l’œuvre de Nuto Revelli a pour sujet la guerre ou plus précisément la ré-appropriation de l’histoire de la guerre à travers le témoignage des « humbles » qui y ont participé. Dans les deux ouvrages dont il sera question ici, c’est avant tout la démarche personnelle de Nuto Revelli, jeune officier choisissant, après la campagne de Russie, la Résistance et, au seuil de la vieillesse, s’interrogeant sur la nécessité, pour lui, qu’il existe quelque part un « tedesco buono », qui mobilisera notre attention.
- 1 N. Revelli, Il disperso di Marburg, Turin, Einaudi, 1994.
2En outre, si l’on considère, comme c’est mon cas que, depuis les années 1980 en particulier, on rencontre de façon récurrente dans la littérature italienne (et pas seulement italienne) quelque chose qui s’apparente à la problématique de la quête (parmi d’autres : Tabucchi, Notturno Indiano, Del Giudice, Lo Stadio di Wimbledon, etc.), on est d’autant plus sensible à la recherche – qui est celle de Nuto Revelli dans Il disperso di Marburg1 – de l’existence possible « del nemico buono ».
- 2 Voir Gofredo Fofi, Il nemico ritrovato in Il disperso di Marburg, ouvr. cité, p. XII.
3Cette recherche, qui deviendra obsessionnelle chez Nuto Revelli, a pour point de départ l’histoire insolite – devenue au fil des années une sorte de légende populaire – d’un « cavaliere cortese e solitario » qui aurait mystérieusement disparu à la fin de la seconde guerre mondiale dans la campagne piémontaise. Elle m’apparaît aller bien au-delà du simple « giallo » que voudraient y voir certains, même parmi les interlocuteurs de Nuto Revelli2. Cette « recherche » est, selon moi, non seulement une leçon d’humanité, une volonté de réconciliation et de vérité – ces vérités pas toujours bonnes à dire, quand flotte le spectre du révisionnisme – mais aussi justement une mise en danger de l’auteur, qui accepte de bousculer ses certitudes.
4Enfin, si le titre de cet article, avec l’allusion à une « métaphore obsédante », nous met sous la houlette de Mauron, c’est autant pour la beauté de l’expression qu’à proprement parler dans un esprit d’école. En tout état de cause, ici, bien plus qu’à « chercher des associations d’idées involontaires sous les structures voulues du texte » – démarche chère au père de la psychocritique –, on s’attachera à mettre avant tout en relief le cheminement clair de la pensée de l’auteur, l’un n’excluant finalement pas l’autre. Ce cheminement va éclairer autant sa propre recherche des tenants et aboutissants de l’étrange histoire du « cavalier solitaire » que les implications qu’elle aura dans son histoire personnelle et dans celle de « sa guerre ». De ses deux guerres, en fait – la guerre fasciste et la guerre partisane –, comme le précise le sous-titre de l’un des deux livres dont il sera question en particulier ici, Il disperso di Marburg, publié en 1994 et Le due Guerre, publié en 2003.
Les « deux » guerres de Nuto Revelli
Le Front russe
5C’est un tout jeune officier qui part, la fleur au fusil, pour la campagne de Russie. C’est un homme conscient, éprouvé mais non brisé qui revient.
- 3 Il s’agit à l’origine d’un texte destiné à une série de conférences à l’université de Turin sur le (...)
6Dans Le due guerre3, Nuto Revelli, né en 1919 à Cuneo, écrit – certes a posteriori :
- 4 N. Revelli, Le due guerre, Turin, Einaudi, 2003, p. 37.
Alla guerra si arriva con la testa piena di confusione: si confonde il fascismo col patriottismo. La guerra è il primo impatto con la realtà, la prima verifica, il primo momento in cui la retorica non conta più. Gli slogan e le frasi fatte perdono di valore. E ci sono soli i fatti, la vita, la realtà4.
7À la guerre, justement, l’auteur y est arrivé après une jeunesse entièrement encadrée dans les structures éducatives fascistes : « A me in realtà tutto questo piaceva. L’attività paramiltare mi appassionava. […] Per me il fascismo e lo sport erano la stessa cosa […] Partecipavo ai campi Dux […] Erano anni ruggenti […] e ci sentivamo importanti quasi soldati » (ibid., p. 14). Et c’est assez naturellement qu’il deviendra militaire.
8À la déclaration de la guerre – le 10 juin 1940 – il est élève officier à l’Académie militaire de Modène. Quelques mois plus tard, il sera dans le feu de l’action sur le front russe. Et il vivra l’expérience tragique de la retraite de Russie.
9Après cette expérience de la souffrance et du mépris de la vie humaine (les soldats italiens – rappelle-t-il – n’ont même pas des chaussures adaptées à cette campagne de Russie, les armes, les chars sont également inadaptés) il est un autre homme : « siamo dei relitti umani. Una fila di disgraziati ridotti come barboni [però] Siamo i fortunati » (ibid., p. 120). Il rappelle à ce sujet qu’il y a eu soixante-dix pour cent de pertes humaines, entre morts et portés disparus : des pertes beaucoup trop importantes, même dans l’optique d’une rhétorique patriotarde qui clamait encore « tanti morti tanto onore » (ibid., p. 76). Au retour – écrira-t-il – il est un rebelle : « Sono un ribelle. Sono insofferente alla divisa, sono insofferente ai gradi. Ormai è come se la gerarchia non esistesse più » (ibid., p. 124). Mais il est aussi malade et prisonnier de ses souvenirs : « Sento sulle mie spalle il peso dei morti, dei dispersi di Russia. […] Nel sonno rivivo la ritirata, di giorno piango » (ibid., p. 127).
La Résistance
10Il participera pourtant activement à la Résistance. Après avoir, comme il l’écrit « chiuso con il fascismo », et refusé de se laisser ré-embrigader, de mentir, de parler pudiquement de « prisonniers » là où il s’agit de morts (« dico che in guerra ho pagato la mia parte, che sono diventato adulto […]. Vadano a verificare se noi, i pochi reduci, abbiamo capito o non capito certa verità. Vadano loro a fare la guerra, a vedere chi sono i tedeschi » [ibid., p. 128]), il prend part ainsi à sa deuxième guerre.
11On retiendra qu’il voit déjà alors les Allemands – alors alliés de l’Italie fasciste – comme les vrais ennemis justifiant son point de vue, par la morgue le mépris et la violence qu’il les a vus exercer envers tous (ibid., p. 95) – alliés ennemis, population civile – lors de la campagne de Russie.
12C’est notamment en découvrant, en route vers la Russie, le sort réservé aux juifs, que le jeune Revelli commencera à comprendre :
Mi rendo conto che la guerra dei tedeschi non è la mia. E questo sentimento mi spaventa mi angoscia. Non avevo capito niente del fascismo; nulla delle leggi razziali del 1938. E chi non capisce al momento giusto rischia di capire quando è troppo tardi. (ibid., p. 96)
- 5 N. Revelli, Il disperso di Marburg, ouvr. cité, p. 79.
13Dans Il disperso di Marburg, il écrira d’ailleurs que, sur le front russe, il combattait son « ignorance5 ».
- 6 N. Revelli s’appuie sur le témoignage de Goering. Voir Le due guerre, ouvr. cité, note 7, p. 121.
14Des Allemands – il le sait, il l’écrit –, il a été le complice objectif, puisqu’il a participé du même côté à la même guerre : « Noi eravamo gli agressori, noi eravamo gli alleati dei tedeschi che sul fronte russo ne hanno combinato di tutti i colori. I tedeschi hanno fatto morire di fame e di stenti tre milioni di prigionieri sovietici6 ».
- 7 N. Revelli, Le due guerre, ouvr. cité, p. 130.
15Après le 8 septembre, il pense cependant qu’une autre guerre est sur le point de commencer et qu’il doit choisir son camp : « Ho conosciuto i tedeschi sul fronte russo e so che non perdonano7 ». Ces Allemands qui entrent dans Cuneo le 12 septembre « sono proprio come i tedeschi che ho visto in Russia. Spavaldi, pieni di boria, odiosi » (ibid., p. 133).
16Comme beaucoup d’Italiens cependant, il n’est pas encore un antifasciste conscient : « E’ cresciuto un antifascismo di guerra confuso, generico » ; le 8 septembre, il est encore dans la confusion : « Ma io come tanti, appartenevo ad un altro mondo [par rapport aux antifascistes historiques] e continuavo a non capire » (ibid., p. 130).
17Dans un premier temps, il est prêt à se battre sous l’uniforme italien, mais il ne rencontre que refus : « Qui perdi tempo – lui dit un capitaine – qui non c’è nessuna intenzione di sparare sui tedeschi » (ibid., p. 131). L’incendie de Boves par les SS, le 19 septembre, est un autre fait déterminant : « E’ un episodio che spalanca gli occhi a tutti » (ibid.). Il entre en résistance en rejoignant les formations partisanes.
18« La nostra banda cresce di numero. L’abbiamo battezzata « Ia Compagnia Rivendicazione Caduti ». Rispuntano i morti di Russia : è quel peso sul cuore che ci spinge a sparare sui tedeschi e sui fascisti » (ibid., p. 137) ; il se méfie des politiques mais finit par se convaincre « che i politici sono migliori dei militari » et entre dans le groupe de Livio Bianco, « Italia libera », qui deviendra plus tard « Giustizia e libertà ». Il confirme son choix en analysant ses motivations :
Cercavo un maestro e l’ho trovato. Ero appena uscito da una serie di delusioni, di fallimenti. Avevo creduto nel fascismo e il fascismo era crollato miseramente. Avevo creduto nell’esercito e avevo collezionato due «8 settembre»: il primo sul Fronte russo e il secondo in Italia. Avevo scelto d’istinto la guerra partigiana e avevo dovuto superare momenti difficili pieni di incertezze, di contraddizioni, di ripensamenti. (ibid., p. 141)
19Nuto Revelli, ex-officier, prend très à cœur son rôle d’encadrement et d’entraînement militaire de ses hommes, convaincu que les fascistes – qu’il a appris à haïr pour leur cruauté contre les faibles – ont pour mission de terroriser la population mais qu’ils ne sont pas des combattants. Les vrais combattants, ce sont les Allemands : « Sono i tedeschi chi ci preoccupano perchè nei rastrellamenti in grande stile, impiegano dei reparti particolarmente addestrati per la lotta antipartigiana » (ibid., p. 148).
20Au lendemain de la guerre, il refuse de rester dans l’armée : « L’esercito. Abbandono l’esercito. Non ho dimenticato il mio impegno maturo nei giorni della ritirata di Russia. Lascio l’esercito… » (ibid., p. 188). Il devient représentant en matériel agricole. C’est par ce biais qu’il va rencontrer « i vinti », « i poveri » : ceux qui seront les seuls héros de son œuvre singulière.
L’histoire d’une quête
21« Cerco in tutti i modi di smittizzare l’invincibilità del soldato tedesco », écrit Nuto Revelli dans Le due guerre (p. 148) en évoquant son action dans la guerre de Résistance. Des années plus tard, il va de nouveau affronter la mythisation d’un tout autre genre, d’un tout autre allemand.
La question de l’ennemi
- 8 Il disperso di Marburg, ouvr. cité, p. 7.
22Une des questions qui se pose, à ce niveau, est celle de son obstination à voir dans « l’Allemand » l’archétype de l’ennemi. Et ce, des années après la guerre, avec des arguments qui restent plus de l’ordre de l’émotif – il continue d’évoquer sa « reazione istintiva, rabbiosa8 » – que du rationnel.
23Qu’on m’entende bien : il ne s’agit ici ni de prendre parti ni d’exonérer qui que se soit. Pour ne pas avoir fait la guerre et étant une femme, je n’imagine pas pour autant la retraite de Russie comme une promenade de santé ni les soldats engagés dans ces batailles comme des gentils boy-scouts. Tout comme le dit clairement Revelli lui-même, quel qu’ait été le « cavalier solitaire », il n’en était pas moins un soldat venu « porter la guerre» (ibid., p. 158). Je m’interroge tout simplement sur le glissement de sens – ce que Goffredo Fofi a bien perçu et évoque sous le nom de syllogisme fanatique (« i tedeschi sono nemici, tutti i tedeschi sono cattivi ») – qui est celui de Nuto Revelli, engagé dans une guerre qui n’est pas la sienne (comme il l’écrit), mais engagé tout de même, parce que – avec tout l’aveuglement de la jeunesse – il s’est laissé séduire par l’idéologie fasciste et parce qu’il était politiquement naïf.
24Certes, c’est tout à l’honneur du jeune adulte de choisir son camp au retour de cet enfer et ce, de façon ferme et définitive, mais pourquoi alors – à un demi-siècle de distance – s’obstiner à regrouper ses ennemis en un amalgame simplificateur (les Allemands), si ce n’est pour exonérer de ce fait d’une certaine façon les fascistes (même ceux qui le sont restés après le 8 septembre) ? Certes, Revelli décrit ces derniers comme des brutes (il les qualifie de « masnada di lanzicheneschi superando nella ferocia gli stessi tedeschi », ibid., p. 19), mais pas pour autant comme « de vrais ennemis ». On remarquera d’ailleurs, au passage, le choix des termes : les lansquenets n’étaient-ils pas des mercenaires allemands ? Et la masnada, étymologiquement, n’étaient-ce pas les serviteurs qui habitaient dans la maison du maître ?
25Je suggérerais un embryon de réponse par une tentative d’auto-déculpabilisation : l’ennemi doit être aussi loin que possible de soi, sinon, on le porte en soi…
26Là où le philosophe dirait « on n’explique pas autrui, on le comprend », Nuto Revelli, qui ne comprend pas, veut expliquer cet autre – peut-être pas si loin de lui-même – qu’est « l’ennemi », l’Allemand. Tandis qu’il réduit les fascistes obstinés à des larbins serviles de l’occupant allemand.
27Et la recherche, qui va devenir obsessionnelle pour l’auteur, d’un Allemand différent, qui pourrait ne pas avoir été un ennemi, s’inscrit probablement, comme un dilemme, dans les limbes d’une pensée – dans un inconscient – qui lutte contre une excessive simplification.
28Et cela, d’autant plus que cette quête va amener également le résistant Nuto Revelli à se poser des questions sur ses propres amis… les résistants et que, de ce fait, cette quête va être dérangeante à plus d’un égard.
- 9 En décembre 1994, dans un article de l’Indice intitulé « Perché l’Italia si disfa del passato », R (...)
29En effet, l’une des toutes premières fois où Nuto Revelli va se poser la question du « bon Allemand », il le fera dans le cadre d’une réflexion sur les rapports de la Résistance avec la population. Et, tout au long de son récit, cette question va être posée par lui-même et par d’autres : « C’était des résistants, ces gens-là ? » (ibid., p. 34) demandera l’un des interlocuteurs de Nuto Revelli, évoquant certains agissements. Ce qui taraude Nuto Revelli explique aussi la prudence de ses interlocuteurs. Parmi « ces gens-là », certains sont maintenant des voisins… Beaucoup de témoins demandent d’ailleurs à rester anonymes. Cinquante ans après les faits, on ne peut pas encore regarder en face certaines vérités. Certains sujets sont encore tabous9.
30Les toutes premières lignes du Disperso sont éclairantes :
- 10 Il dispeso di Marburg, ouvr. cité, p. 5.
La prima volta che sentii parlare del «tedesco buono» del cavaliere solitario, risale a una ventina d’anni fa. Ricordo per fine e per segno come appresi quell’incredibile storia dal sapore di fiaba che doveva insediarsi nel profondo del mio animo per non uscirne più. Mi dedicavo, in quei tempi al Mondo dei vinti, e anche se non volevo più saperne della mia Guerra e della Guerra degli altri ero però sempre molto attento al tema delicato e controverso dei rapporti fra le formazioni partigiane e le popolazioni contadine10.
31Tout est dit : mythe et réalité réunis dans l’histoire de cet Allemand disparu. Tout est dit également sur l’implication de l’auteur de ces mots.
32C’est bien dans le cadre d’une réflexion sur la question des représailles que risque la population civile en relation avec l’activité des Résistants que se situe le récit de l’aventure du « cavalier solitaire », présenté comme « l’épisode le plus emblématique » de cette période. C’est bien dans le cadre également d’un travail de mémoire. Voire, d’un travail de deuil.
33Résumons les faits : durant l’été 1944, un officier allemand avait l’habitude, chaque matin, de faire à cheval une promenade selon un itinéraire très précis – sur le territoire de San Rocco Castagnaretta, à trois kilomètres de Cuneo. En chemin, il échangeait de façon courtoise quelques mots avec les gens qui s’étaient habitués à le voir et « ne le craignaient pas » (ibid., p. 6). Un beau matin, le cheval est rentré seul à la caserne. Du cavalier, plus de trace. La rafle qui a suivi n’a rien donné et les Allemands, inexplicablement, n’ont pas fait de représailles. Ont-ils pensé qu’il avait déserté ?
34Pour Nuto Revelli, la question de la désertion est assez vite écartée. Dès le début s’insinue l’hypothèse que l’Allemand est tombé dans une embuscade tendue par des francs-tireurs de la Résistance, qualifiés par l’auteur de « sbandati », voire de « lingere », pour qui tout butin est bon à prendre, de « colpisti », ou encore de « vado e ammazzo » (ibid., p. 34 et 36-37).
35En fait – écrit-il – il s’agit « d’exorciser » cet épisode « aux contours incertains », qui prend pour lui un caractère obsédant et qui finit, on l’a dit, par « insediarsi nel profondo del [suo] animo per non uscirne più » et dans lequel il se sent « pris au piège » : « Fu proprio un 25 aprile, quello del 1986, che quanto meno me l’aspettavo scattò la trappola » (ibid., p. 5 et 11).
36Cette histoire, dont il avait entendu parler au moment où il rédigeait Il mondo dei vinti dans les années 1970, Nuto Revelli, va, en fait, la porter en lui vingt ans avant d’accepter de l’affronter. La quête proprement dite va durer de 1986 à 1993. Il écrit : « passarono gli anni, ma ogni tanto capitava che questa storia inquietante tornasse ad aggredirmi, ributandomi nel moi passato » et quelques lignes plus loin il ajoute :
Quando la fantasia mi prendeva la mano, mi immedesimavo pericolosamente in quel «disperso» e lo vedevo giovane ma già segnato dalla guerra, già stanco «dentro» come un vinto. Proprio com’ero io dopo l’esperienza del fronte russo. (ibid., p. 8)
37« Inquietante », « insediarsi », « aggredirmi », « immedesimavo » : aucun de ces mots n’est vraiment anodin, s’agissant du travail d’un homme qui, sa vie durant, a travaillé sur le témoignage de ses contemporains à la recherche d’une vérité humaine à côté de la vérité officielle de la guerre. Nuto Revelli a travaillé pour L’ultimo fronte sur dix mille lettres de soldats, comme il le rappelle dans Le due guerre.
38Les témoignages qu’il a recueillis sont innombrables mais une vérité peut-elle surgir de la multiplication des témoignages ? On peut imaginer à tout le moins que va se dessiner un faisceau de présomptions qui vont faire approcher d’une vérité : toucher du cœur et de la raison une raison qui n’est pas la raison d’État.
39De la même façon, dans le cas du « disparu », il va multiplier et confronter les témoignages des survivants, des compagnons de résistance, des témoins oculaires, des hommes et femmes. Certains étaient des enfants à l’époque des faits.
La question de la vérité historique
40Pour Nuto Revelli, la question devient vraiment cruciale quand – écrit-il – « Mi sono precipitati addosso i due mila italiani che i tedeschi avrebbero assassinato a Leopoli ». Il lui faut alors se situer dans « la sproporzione tra il sia pure « presunto » massacro di Leopoli […] e la « piccola storia » del mio « disperso » » (ibid., p. 45).
41Or, la commission, dont il relate les travaux dans la réédition de 1989 de L’ultimo fronte – il fait partie de la commission d’enquête – conclura à la non-existence du massacre. Nuto Revelli, désabusé, écrit « Altro che «distacco storico»! La sentenza finale era scontata in partenza: negato il massacro ». Et il a cette phrase terrible pour la vérité historique : « Siamo o non siamo, oggi come allora “alleati” dei tedeschi ». Et, puisque la vérité officielle est ce qu’elle est, il conclut : « D’ora in poi mi dedicherò a tempo pieno all’episodio di San Rocco. Mai come adesso è la storia minuta l’unica che mi appassiona » (ibid., p. 56).
La question de l’identité du Cavalier solitaire
42L’identité du personnage intrigue dès le début Nuto Revelli, pour deux raisons au moins. D’une part, son propre sentiment sur l’attitude des Allemands qu’il a rencontrés dans les circonstances de guerre – et qui ne se sont jamais montrés « courtois », contrairement au mythique disparu, mais se sont comportés comme « des bêtes, pas des hommes » (ibid., p. 7) – et d’autre part, le flou dans la description du « Cavalier solitaire » par ses divers interlocuteurs, sont des barrières à une recherche paisible. Les mots « infastidire », « stupore » « insolita », « inquietante » « ennesimo interrogativo », reviennent pour qualifier cette histoire. Comme revient, de façon récurrente, son propos de faire le point, qui s’oppose à la tentation de dire « basta ! » à cette « histoire sans queue ni tête » (ibid., p. 17 et 31).
43Dans la description, ses interlocuteurs vont se révéler très confus – fragilité du témoignage ou travail de l’imagination ? Quoi qu’il en soit, le cavalier solitaire est décrit comme jeune, mais jeune par rapport à qui ? À celui qui raconte des années après ? Pour certains, il a vingt ans ou guère plus, pour d’autres quarante ; certains disent l’avoir vu mort et pensent que c’est la mort qui a figé la jeunesse sur ses traits. Certains confondent deux épisodes et prêtent même une identité au disparu… D’autres parlent de l’épisode par ouï-dire… On lui prête également le physique de l’Allemand de « type arien »… grand, blond, voire élégant et distingué : un vrai « physique » d’officier, dira quelqu’un sans craindre le stéréotype.
Un cavalier blond sur un cheval blanc
44Curieusement, et c’est ici que la fable affleure également, tous accordent une part importante au cheval. Dès le début, Nuto Revelli est frappé par la présence obsédante de ce cheval dans le récit de ses interlocuteurs, ce cheval qui finissait par occulter le cavalier comme une « unica immagine di vita in quell’episodio di morte » : « bello ma bello, era un amore quel cavallo, la criniera un po’ biancolina, era una bomba quel cavallo » (ibid., p. 12, 33, 54). Au point que, à un moment donné, Revelli lui-même avoue être obsédé par ce cheval qu’il croit entendre de sa fenêtre.
45Or, on le sait, le cheval est un des mythes parmi les plus prolifiques. Chargé de valeurs positives, monture bénéfique parfois, fidèle compagnon de preux chevalier, le cheval peut aussi être lié, dans de nombreuses cultures, de façon explicite, à la mort et au Mal… Dans l’Apocalypse, la mort chevauche un animal blafard ; dans d’autres cas, il est associé à l’eau, comme la « grande jument blanche » du folklore français ; il peut également être le cheval « perfide » qui hante les fontaines.
46Le cheval est un peu tout cela, dans la légende que rapportent les interlocuteurs de Nuto Revelli.
47Perfide, en tout cas, il l’est : n’oublions pas que le beau cheval blanc a – par son retour à la caserne – donné le signal des recherches : un des interlocuteurs de Nuto Revelli, regrettant qu’on ne l’ait pas tué, qualifie d’ailleurs le cheval d’« espion ».
48Lié à la valeur aquatique, il l’est également, puisque c’est près d’un torrent que le chevalier sera désarçonné.
49On va évoquer, dans « le cheval blanc », les mythes germains : « Tu raccontavi, e io immaginavo quel cavaliere biondo, su un cavallo bianco, perchè se il cavalliere era biondo il cavallo doveva essere bianco. […] Ah la leggenda. » (ibid., p. 156-157), dit Christoph Sminck-Gustavus, l’un des chercheurs que Revelli a convaincus de s’associer à sa quête.
- 11 « E i merli che lo aspettavano acquattati lungo la ripa? Là c’era un castagno che aveva il diametr (...)
50Dans ce cas, en extrapolant à peine, il pourrait alors signifier ici les hordes allemandes envahissant le territoire italien… D’ailleurs, Nuto Revelli évoque avec circonspection « l’immagine della cavalleria tedesca che avanza come uno squadrone di cosacchi », telle qu’elle apparaît dans l’un des récits les plus imagés qui lui est fait de l’embuscade où est tombé le cavalier solitaire11.
51Enfin, dans le cadre d’une appropriation culturelle, la mythisation du « cavalier solitaire » en symbole christique est également intéressante : son ami Christoph dessine pour Nuto Revelli « un cavallo che scalpita e il cavaliere disarcionato che sembra Cristo in croce » (ibid., p. 56).
52Mais devant quel péril le cheval se cabre-t-il, dans l’esprit des deux chercheurs ? Devant l’impossible rêve de voir son cavalier, de bourreau, devenir victime… « un povero cristo » ? (ibid., p. 157). Car c’est sous le vocable de « povero cristo » que Nuto Revelli nommera le cavalier mort.
- 12 Rossana Rossanda, dans l’article cité (voir infra, note 9), évoque le refus de mémoire des Italien (...)
53En tout cas, l’importance donnée à la monture du cavalier solitaire est significative de la façon dont notre auteur aborde cette quête. La présence obsédante du cheval et de son cavalier solitaire tire le récit vers le mythe, et il faut toute l’obstination de Nuto Revelli pour tenter de cerner une vérité plus prosaïque. Pour tenter de résoudre le cas du « cavalier disparu », il fera appel aux ressources de l’histoire traditionnelle, aux archives – précisément dans ce cas aux archives allemandes12 – pour étayer sa recherche.
Des sources orales aux sources écrites
- 13 Voir Il disperso…, note p. 46.
54C’est là qu’entre en jeu le deuxième réseau de recherche. Nuto Revelli veut trouver sa vérité dans cette confusion et il va, tout en continuant à rencontrer les témoins, faire un travail d’historien traditionnel en travaillant sur les archives. Il va le faire, et ce deuxième point est également intéressant, par le biais d’historiens allemands qui, eux aussi, ont des comptes à demander à leur pays. L’un d’eux en particulier, Christoph Schminck-Gustavus13 (né en 1942, donc forcément non complice du nazisme), s’engagera très fortement dans cette recherche.
55C’est d’ailleurs à lui que Nuto Revelli concédera pour la première fois l’appellation de « tedesco buono ». Au point que ce « tedesco di Germania » finira par être défini « un tedesco di Cuneo ». Car, devant leur égale détermination à retrouver trace de « leur » disparu, il se reconnaît en ce jeune Allemand : « In fatto di testardaggine, è proprio un “tedesco di Germania”. Io sono il suo fratello gemello » (ibid., p. 49, 63 et 112).
56De ce fait même, l’identité véritable du « cavalier solitaire » va passer subtilement au second plan. Au fur et à mesure qu’il va être possible de mettre un nom sur l’inconnu, on va voir se développer un double, voire un triple mouvement.
57En effet, Nuto Revelli, encouragé par son ami allemand, va creuser dans ses propres souvenirs et accepter de questionner son passé de soldat sur le front russe, se colleter avec l’idée qu’il aurait pu être lui aussi un disparu, se colleter avec l’hypothèse selon laquelle il a été lui aussi un ennemi cherchant dérisoirement un contact avec le peuple occupé. « Nelle retrovie del fronte russo, dopo il disastro della ritirata – finira par admettre Nuto Revelli – non pochi di noi avevano cercato un dialogo con la popolazione […] Era l’unico modo per riaggrapparci alla vita » (ibid., p. 156).
- 14 Ibid., p. 71-75, puis p. 156.
- 15 Extrait d’un dialogue entre Nuto Revelli et des témoins :
« Benvenuto : Ma questo tuo amico è itali (...)
58Ainsi se justifie et s’explique l’identification possible avec l’autre, l’Allemand, et la valeur cathartique du récit. C’est seulement à partir de là que Nuto Revelli va accepter de commencer à faire le deuil du passé – en écrivant le récit de cette quête, en acceptant de ne pas « étouffer ses souvenirs14 ». Et en acceptant l’idée que les Allemands n’étaient pas les seuls « responsables du désastre » ! Toujours avec l’aide de son ami, il va affronter ce que voulait dire être allemand sous le nazisme : « Magari il vostro odio di allora [contro la super-razza] vi ha accecati, fino al punto che non vedevate più quei tanti poveri diavoli che indossavano pure la divisa tedesca » (ibid., p. 81) ; pour ce qui concerne Christoph Schminck-Gustavus lui-même, Revelli suggère que la quête au sujet de cet Allemand qui aurait pu être son père15 n’est pas non plus anodine.
Regarder la réalité en face ?
59Derrière l’histoire du « disparu de Marburg », il y a un jeune homme, Rudolph Knaut (ibid., p. 15 et 150), né en 1920 à Marburg. Il n’était pas membre du parti nazi, il avait été dans les jeunesses hitlériennes (mais avec le grade le plus bas) ; étudiant, il était probablement tout sauf un va-t-en-guerre, mais il avait été néanmoins un « engrenage dans la machine de guerre allemande au service des nazis » (ibid., p. 151). Ses promenades à cheval étaient peut-être des promenades de reconnaissance… Il était officier dans un bataillon utilisé exclusivement dans une fonction de répression contre la Résistance en Italie. Auparavant, il avait été sur le front russe, où son frère est tombé en juillet 1943…
60En fait, derrière son histoire, il y a la pitoyable « storia di tante miserie » des familles détruites, des parents murés dans leur douleur. Mais Nuto Revelli ne cherchera pas à en savoir beaucoup plus : il n’ira pas en Allemagne chercher à connaître ceux qui ont connu Rudolph Knaut.
61Car on est passé du domaine de la quête – vécue comme une nécessité – à celui de la vérité biographique, véridique ou à tout le moins vraisemblable, mais en fin de compte humaine trop humaine. « “Cavaliere solitario” va bene » concède Nuto Revelli, « ma non è la figura romantica che immaginavamo noi all’inizio » (ibid., p. 173).
- 16 Contrairement à Gofredo Fofi, je ne crois pas que « la ricerca e l’ossessione di Revelli si placan (...)
62En creusant dans sa propre expérience, Nuto Revelli a affiné sa quête16. Il dira à son ami allemand :
Quando sei venuto a Cuneo per la prima volta […] ero convinto che quel tedesco avesse vissuto un’esperienza di guerra almeno drammatica quanto la mia, e mi ero immedesimato in lui. Sì, io ero tornato molto diverso dal fronte russo: solo la ribellione mi dava la forza di vivere. (ibid., p. 156).
63Mais voilà, le cavalier solitaire, contrairement à Nuto Revelli, ne s’est pas rebellé : il a continué la guerre – une guerre qui n’était peut-être même pas la sienne, à lui non plus… Il a voulu être officier, justement au moment où Nuto Revelli rendait les armes. L’hypothèse qu’il était en service commandé au moment de l’embuscade devient même plausible, voire probable.
64Il a eu cette fin dérisoire, tué dans une embuscade par des « colpisti », qui ont laissé son corps sans sépulture pourrir sur un îlot au milieu du torrent.
65Et Nuto Revelli de conclure : « Ogni qual volta rivivo l’episodio di San Rocco mi rivedo davanti agli occhi quel brandello della maglia bianca, risparmiato dell’onda del fiume. Come segnale di un destino crudele, di una vita sprecata, di una resa. » (ibid., p. 174).
66Car Nuto Revelli, qui connaît les circonstances de la mort du « cavalier solitaire » à travers le récit d’une femme (ibid., p. 64-70), est obsédé, maintenant, par la description des « resti di quel povero cristo » resté sans sépulture, à la merci des chiens… Il n’y aura pas d’Antigone pour lui !
- 17 Dante, Divina Commedia, Inferno, Chant 3 ; vers 35-38.
67Cet Allemand, est-ce alors un de ces « ignavi » ? Une de ces « anime triste […] che visser sanza, “infamia e sanza lodo” che non furon ribelle, né fur fedeli17 » ? Un de ceux qui, chez Dante, n’ont jamais choisi ni dans la vie ni dans la mort et qui, eux aussi sans sépulture, dans les limbes, courent derrière une bannière – « una ’nsegna » – sur laquelle il n’y a rien d’écrit ? Une bannière qui, dans le texte, pourrait être ce dérisoire bout de tissu qui a flotté longtemps sur le corps du cavalier sans sépulture, comme une dérisoire demande, post-mortem, d’une neutralité qui, dans ces temps-là, n’avait pas lieu d’être…
- 18 Il disperso di Marburg, ouvr. cité, p. 165.
68Car, comme le dira Christoph, « l’ami allemand », celui qui en fin de compte restera le seul « bon Allemand » du récit de Nuto Revelli : « L’immagine del “cavalier solitario” che accarezza i bambini e suona Bach nelle ore libere sta andando in fumo […] Meglio guardare in faccia la realtà e non le immagini che nascono nelle nostre teste. Ma come faremo senza quelle immagini?18»
69L’image du « cavaliere cortese e solitario », comme métaphore de l’être libre de ne pas être un ennemi, a fait long feu.
Notes
1 N. Revelli, Il disperso di Marburg, Turin, Einaudi, 1994.
2 Voir Gofredo Fofi, Il nemico ritrovato in Il disperso di Marburg, ouvr. cité, p. XII.
3 Il s’agit à l’origine d’un texte destiné à une série de conférences à l’université de Turin sur le thème « L’Italia nella seconda guerra mondiale » en 1985-1986.
4 N. Revelli, Le due guerre, Turin, Einaudi, 2003, p. 37.
5 N. Revelli, Il disperso di Marburg, ouvr. cité, p. 79.
6 N. Revelli s’appuie sur le témoignage de Goering. Voir Le due guerre, ouvr. cité, note 7, p. 121.
7 N. Revelli, Le due guerre, ouvr. cité, p. 130.
8 Il disperso di Marburg, ouvr. cité, p. 7.
9 En décembre 1994, dans un article de l’Indice intitulé « Perché l’Italia si disfa del passato », Rossana Rossanda s’interroge sur « la spietatezza della riposta partigiana » et sur « la problematica morale di ogni guerra civile, dove puoi finire con il somigliare al nemico ».
10 Il dispeso di Marburg, ouvr. cité, p. 5.
11 « E i merli che lo aspettavano acquattati lungo la ripa? Là c’era un castagno che aveva il diametro di un metro e ottanta, un fulmine l’aveva colpito aprendo un buco proprio alla base dell’albero. E da quel buco era uscito uno dei merli che aveva sorpreso il tedesco alle spalle », ibid., p. 34.
12 Rossana Rossanda, dans l’article cité (voir infra, note 9), évoque le refus de mémoire des Italiens sur ces sujets, le vide des archives.
13 Voir Il disperso…, note p. 46.
14 Ibid., p. 71-75, puis p. 156.
15 Extrait d’un dialogue entre Nuto Revelli et des témoins :
« Benvenuto : Ma questo tuo amico è italiano?
— No, è tedesco.— Teresa : A me sembrava che fosse un tedesco.
— un tedesco, ma non di quelli che abbiamo conosciuto allora.
— Benvenuto : Intanto adesso siamo tutti uguali.
— Diciamo di essere tutti uguali perchè abbiamo di fronte un giovane.
— Christoph : Sono nato due anni prima dell’episodio di San Rocco.
— Teresa : Allora quel tedesco poteva essere tuo padre.
— Christoph : Sí, poteva essere mio padre », ibid., p. 70.
16 Contrairement à Gofredo Fofi, je ne crois pas que « la ricerca e l’ossessione di Revelli si placano quando ha riconosciuto nel disperso un preciso Rudolph » (ibid., p. XV). Nuto Revelli bute, de fait, sur l’impossibilité « di andare oltre l’immagine » comme il l’écrit (p. 157). Sa « recherche », sa quête, reste à tout jamais « impossible », comme l’indique d’ailleurs le titre du dernier chapitre.
17 Dante, Divina Commedia, Inferno, Chant 3 ; vers 35-38.
18 Il disperso di Marburg, ouvr. cité, p. 165.
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Référence papier
Marie-Françoise Zana Regniez, « Du mythe du « cavalier solitaire » à la quête du « bon allemand » : une métaphore obsédante chez Nuto Revelli », Cahiers d’études italiennes, 3 | 2005, 167-179.
Référence électronique
Marie-Françoise Zana Regniez, « Du mythe du « cavalier solitaire » à la quête du « bon allemand » : une métaphore obsédante chez Nuto Revelli », Cahiers d’études italiennes [En ligne], 3 | 2005, mis en ligne le 15 décembre 2006, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cei/284 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cei.284
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