1Les Uscoques ont formé au xvie siècle sur la côte est de l’Adriatique une communauté qui avait fui la tutelle turque de Soliman II à la fin du xve siècle et qui était stipendiée pour défendre les confins du Saint-Empire contre les Turcs. En réalité et comme nous allons le voir, cette définition est tout à fait remise en question par les faits, puisque s’il est indéniable qu’ils se sont battus contre les Turcs, on ne sait pas bien — à y mieux regarder — pour la défense de qui ils le faisaient, ni même finalement contre qui ils se battaient.
- 1 En ce qui concerne la première moitié du siècle en France, on peut citer par exemple Itinéraire de (...)
2Dans un roman éponyme écrit en 1838, George Sand met en scène un « Uscoque » au cours d’un récit mis sous l’égide de Byron et qui ne correspond ni l’époque ni à la localisation réelle de ces pirates du xvie siècle. Le roman paraît pendant la vogue orientaliste1, alors redoublée par l’intérêt suscité par la guerre d’indépendance grecque de 1821 à 1830 et également par la prise d’Alger par les Français en 1830 et les diverses missions d’exploration qui l’ont suivie.
- 2 H. de Balzac, Un début dans la vie [1842], dans Œuvres complètes, t. 1, Paris, Gallimard, « Bibliot (...)
- 3 T. T. Jez, Les Uscoques, Paris, Librairie G. Fischbacher, 1882.
- 4 T. de Banville, « Monsieur Lecoq », dans Occidentales, Paris, A. Lemerre, 1875.
3Une fois le roman de Sand paru le mot « uscoque » a été définitivement relié à elle de façon burlesque. Balzac met en scène dans Un début dans la vie un personnage nommé George qui parle sans cesse de Venise, de Dalmatie, d’Orient et d’Uscoque. Ce personnage assiste à une soirée où un autre protagoniste raconte une histoire d’adultère où le mari est particulièrement dangereux : « Il était jaloux non pas comme un tigre, car on dit des tigres qu’ils sont jaloux comme un Dalmate, et mon homme était pire qu’un Dalmate, il valait trois Dalmates et demi. C’était un Uscoque, un tricoque, un archicoque dans une bicoque2. » Par ailleurs un roman mineur de la fin du siècle paru en 1882 et intitulé Les Uscoques avec comme sous-titre La Patricienne de Venise comporte un personnage appelé Djorji qui est très vraisemblablement la transposition phonétique de Zorzi, personnage récurrent des romans et des essais vénitiens de George Sand qui en réalité est elle-même, George, prononcé avec l’accent vénitien3. Enfin, pour évoquer la mode naissante du roman policier sous la forme de Monsieur Lecoq d’Émile Gaboriau, Théodore de Banville se reporte en 1875 au roman de Sand comme le parangon — avec ceux de Paul de Kock — d’un romanesque échevelé et désuet : « Naguère, on aimait Paul de Kock ; / On lut en d’autres temps L’Uscoque. / Lorsqu’il paradait comme un coq / Naguère, on aimait Paul de Kock/ Puis, à présent Monsieur Lecoq / Passe comme un œuf à la coque. / Naguère, on aimait Paul de Kock ; / On lut en d’autres temps L’Uscoque4. »
4Même si la mode orientale peut expliquer le succès du thème, je me propose d’y rechercher d’autres causes et d’envisager pour cela les circonstances et les modalités de la résurgence — au début du xixe siècle — de ces pirates du xvie siècle. Je vais pour cela revenir sur ces pirates de l’Adriatique, avant d’envisager le roman de Sand et les particularités de l’Uscoque sandien.
- 5 A.-N. Amelot de la Houssaie, Histoire du gouvernement de Venise. Nous avons eu accès à l’édition de (...)
- 6 P. Daru, Histoire de la République de Venise, Paris, Firmin Didot, 1821.
5Sur les Uscoques, les sources françaises sont celles dont a déjà pu bénéficier George Sand : d’une part L’Istoria degli Uscochi de Minuccio Minucci continuée par Paulo Sarpi dans L’Aggionta all’Istoria degli Uscochi di Minuccio Minucci Arcivescovo di Zara continuata sin all’anno 1613, et enfin, toujours de Paulo Sarpi le Supplimento dell’Istoria d’Uscochi, traduits par Amelot de la Houssaie. Le tome III de son Histoire de Venise réunit sous le nom Histoire des Uscoques la traduction de l’histoire de Minuccio Minucci et celle de la suite de Paulo Sarpi5 ; d’autre part l’Histoire de la république de Venise de Pierre Daru, publiée en 1821 et régulièrement rééditée alors. George Sand a certainement lu Daru dont elle reprend des phrases entières, notamment en ce qui concerne la configuration du golfe de Senj6. Mais Daru ne fait que reprendre de façon plus ou moins synthétique les textes initiaux écrits et traduits dès le xviie siècle et se borne à ajouter quelques éléments contenus dans les lettres de l’ambassadeur de France au début du xviie siècle. C’est donc à la traduction d’Amelot de la Houssaie que je me référerai.
6L’histoire des Uscoques est étroitement liée à la progression ottomane dans les Balkans. Après s’être emparés de la Bosnie en 1463, les Turcs exercent une pression incessante sur la Croatie à la fin du xve et durant tout le xvie siècle. La Croatie fait alors partie du royaume de Hongrie-Croatie, excepté le front de mer, dominé par Venise avant de passer sous la domination Habsbourg après la victoire turque de Mohacs en 1526. Sont donc susceptibles d’intervenir dans tout désordre qui implique cette région à partir de 1526 : Venise, bien sûr et le provéditeur en charge de ses possessions dalmates ; les différentes branches des Habsbourg qu’ils soient empereurs ou archiducs de la région sud de l’Autriche ou Autriche intérieure à laquelle est rattachée la Croatie ; enfin les multiples capitaines qui gouvernaient les villes au nom des uns et des autres et par ailleurs, les nombreux intercesseurs, en particulier Rome.
7Les Uscoques viennent de Bosnie et fuient la domination ottomane dès le début du xvie siècle. Ils fuient vers le nord et s’installent d’abord dans la forteresse de Klis (Clissa), alors sous la domination hongroise et commandée par Pierre Crusich. Ils multiplient les opérations de brigandage vers l’intérieur des terres contre les possessions turques. Lorsque les Turcs assiègent Klis en 1533-1534, les Uscoques participent à la défense de cette forteresse en combattant sous les ordres de Pierre Crusich pendant l’année qu’a duré le siège. Une fois la forteresse tombée aux mains des Turcs, les Uscoques continuent leur fuite vers le nord et sont cette fois accueillis par la ville de Senj qui bénéficie d’une configuration de terrain particulièrement propice et fait partie de la frontière militaire organisée par les Habsbourg contre d’éventuelles invasions ottomanes. Les Uscoques deviennent les gardiens attitrés de cette capitainerie, stipendiés par le Saint-Empire, avec licence d’exercer toute forme de brigandage contre les Turcs. En réalité, ils ne sont jamais payés et ont tendance à se payer par brigandage et piraterie et, pour ce faire, à élargir le plus possible leur rayon d’action.
8Pendant des dizaines d’années, de 1534 à 1617, les Uscoques — qui se chiffraient par quelques petites centaines — ont provoqué entre Turcs, Vénitiens et Autrichiens des tensions permanentes que Minucci et Sarpi examinent en détail et qu’on peut essayer d’évoquer, en les simplifiant à l’extrême. La domination exercée par les Vénitiens dans l’Adriatique leur confère la responsabilité des échanges commerciaux en échange des taxes qu’ils font payer. De ce fait, les Turcs, lorsqu’ils font du commerce en état de paix, peuvent réclamer leur l’aide contre les Uscoques qui les rançonnent systématiquement. Par ailleurs, la domination vénitienne provoque l’hostilité des Habsbourg qui sont obligés de s’y plier et qui considèrent l’Adriatique comme un territoire vénitien où ils n’ont aucun empressement à calmer la violence des Uscoques. Ils font donc semblant de sévir contre les Uscoques, tout en veillant à leur sécurité et à leur approvisionnement et en profitant éventuellement de leur part de butin.
9Les incursions des Uscoques sur terre pouvaient toucher les Turcs, mais aussi les possessions vénitiennes de la côte. De même, la piraterie sur mer pouvait atteindre les navires turcs, mais aussi les navires vénitiens. Dans ce contexte, les Turcs menacent sans cesse de marcher contre les Uscoques par voie de terre : ainsi ceux-ci, au lieu de repousser les Turcs, finissent par devenir une sorte de menace de par leur présence même. Les Vénitiens qui pourraient s’attaquer aux Habsbourg pour mettre fin aux exactions uscoques (comme ils l’ont finalement fait) hésitent à affaiblir cet allié face aux Turcs. Enfin, Venise est obligée de faire escorter ses bateaux marchands par des galères ; elle occupe ses bateaux de combat à cette fonction et de ce fait affaiblit d’autant sa défense éventuelle contre les Turcs.
10S’ensuit un interminable ballet diplomatique avec des intercessions permanentes de Rome entre les différents protagonistes sans que la situation s’améliore beaucoup. Les Vénitiens ont envisagé plusieurs solutions : faire accompagner les navires marchands par des galères qu’ils soustrayaient donc à la nécessaire défense contre les Turcs et surtout établir des blocus autour de la ville de Senj et des villes voisines de Fiume (Rijeka), Lovrana (Lovran), Buccari (Bakar) et Novi qui sans cesse alimentaient ou abritaient les Uscoques. On peut considérer que les Uscoques sont une des causes de la longue guerre qui a opposé le Saint-Empire et les Turcs de 1591 à 1604 et de la guerre finale qui a opposé la République de Venise et les Autrichiens (1616-1617, siège de Gradisca).
11Leur capacité de nuisance et leur longévité peuvent être dues à leur petit nombre qui leur donnait la possibilité de s’enfuir rapidement pour se mettre à l’abri ; à leur nombre constant en dépit des pertes parce qu’ils étaient sans cesse grossis de vagabonds des frontières de toutes sortes ; aux connivences qu’ils parvenaient à établir avec les slaves qui se trouvaient sur les îles vénitiennes et surtout dans les milices que les Vénitiens pouvaient employer à leur défense ; à un système de corruption : ils partageaient leur butin avec les populations ou les individus qui acceptaient de les protéger, en particulier avec la population et le capitaine de la ville de Senj où ils étaient installés. Amelot de la Houssaie fait même état de relations des Uscoques avec la cour de l’empereur ou de l’archiduc d’Autriche intérieure :
- 7 A. de la Houssaie, ouvr. cité, p. 34.
Il a été souvent rapporté que quelques marchands dévalisés étant allés à la cour des ces princes pour se plaindre et demander quelques réparations de leurs pertes, avaient reconnu sur les femmes des principaux ministres les joyaux et les autres choses de prix qu’on leur avait dérobés7.
Il en donne par ailleurs comme preuve la pauvreté des Uscoques qui ne semblent pas tirer grand bénéfice de leur piraterie :
On a ouï dire à un vieux Uscoque estropié que de son temps il s’était trouvé à tant de proies que sa part, de compte fait, en gros, montait à plus de 80 000 écus et néanmoins, il était à pourrir dans un lit sans nulle assistance et réduit à la mendicité8.
12Le point de vue des historiens de Venise est a priori partial et ils brossent des Uscoques un portrait extrêmement négatif. Ces pirates n’ont aucune valeur guerrière et multiplient — de façon quasiment caricaturale — les caractéristiques opposées aux traditionnelles qualités des héros épiques. En particulier, ils sont lâches, ce que prouve leur armement léger, insuffisant pour un combat corps à corps et idéal pour fuir rapidement :
La bravoure des Uscoques est de surprendre les faibles, de tuer et de dépouiller ceux qui ne se défendent pas […] Pas un ne porte aucune sorte d’arme défensive, point de morion, point de casque, point de piques, ni de lances. Ils ont seulement une hache et une arquebuse à rouet fort petite et bien légère, telle qu’il faut à des gens qui ont plus besoin de leurs pieds que de leurs mains9.
13N’ayant aucun courage lors du combat, les Uscoques font en revanche preuve d’une très grande cruauté à l’égard de ceux qui sont à leur merci, une fois tout danger écarté. On peut citer l’épisode de la capitainerie de Rabata et surtout le sort infligé au noble vénitien Lorenzo Veniero, qui commandait une des multiples expéditions lancées contre ces pirates :
Ils menèrent Venier qu’ils gardaient seul en vie sous la Morlaque, peu loin de Segna et, l’ayant fait descendre là comme pour mettre le seau à leur barbarie, ils lui coupèrent la tête et jetèrent son corps dans la mer, après l’avoir dépouillé. Ensuite, ayant apprêté le dîner, ils mirent sa tête au bout de la table, où elle fut tant que dura le repas. […] [certains] dirent qu’ils mangèrent son cœur et d’autres, qu’ils trempèrent seulement leur pain dans son sang, par une certaine superstition, qui règne parmi eux que de goûter ensemble le sang de l’ennemi, c’est un mystère qui impose une obligation étroite de courir la même fortune, sans le quitter jamais10.
14En France, les Uscoques ont provoqué chez George Sand en 1838 un intérêt dont on peut tenter d’analyser les causes. George Sand écrit un roman intitulé L’Uscoque qui comporte trois parties bien distinctes : deux épisodes vénitiens encadrent un épisode central situé dans les îles ioniennes, à l’origine du titre de l’œuvre. Venise au xviie siècle est encore puissante et commandite des campagnes militaires où le général Morosini, en particulier, se couvre de gloire (le début du roman se situe juste avant la campagne de Morée). Sa fille Giovanna rompt brutalement ses fiançailles avec le noble Ezzelin pour épouser Soranzo, un aristocrate séducteur et joueur qui exerce sur elle une puissance trouble. Après quelques mois d’une vie dispendieuse menée aux dépens de la dot de Giovanna, Soranzo, en quête de nouveaux subsides, décide de prendre part à la campagne militaire que Morosini mène en Grèce contre la puissance ottomane. Giovanna le rejoint alors qu’il réside sur une des « îles Curzolari » pendant les quartiers d’hiver. Là, il reste terré si longtemps que Morosini envoie le brave Ezzelin à sa recherche.
15Ezzelin aborde sur l’île habitée par Soranzo après avoir échappé de justesse à une attaque de pirates menée par un chef dont le costume rappelle les pirates grecs et que les habitants de l’île appellent « l’Uscoque ». Après un dîner où Ezzelin et Soranzo se dressent l’un contre l’autre, Naam — une femme déguisée en homme au service de Soranzo — reçoit l’ordre d’organiser la perte du navire de commerce sur lequel Ezzelin doit repartir le lendemain. Les activités réelles de Soranzo sont alors dévoilées : soucieux d’amasser le plus d’or possible, il rançonne les bateaux qui s’aventurent près des îles. Après la disparition d’Ezzelin, Soranzo décrète la mort de Giovanna qui avait fini par découvrir son secret. C’est cet assassinat perpétré pendant l’incendie du château qui met fin à l’épisode ionien.
16Parvenu à se disculper des disparitions d’Ezzelin et de Giovanna, Soranzo rentre à Venise accompagné par Naam qu’il maintient dans son ombre. Là, il mène grand train mais manifeste un désespoir croissant que rien ne peut atténuer. Il entreprend de séduire Argiria, la sœur d’Ezzelin, dont la beauté mais aussi la ressemblance avec son frère le troublent. À la veille de leurs noces, Ezzelin — comme de retour d’entre les morts — les surprend. Après une ultime tentative de meurtre menée sur ordre par Naam sur Ezzelin, Soranzo est arrêté, jugé et exécuté.
- 11 G. Sand, Correspondance, t. IV, Paris, Garnier, p. 359.
17Il y a des raisons simples à l’attrait qu’ont pu représenter les Uscoques pour Sand. D’une part, Venise a été une source d’inspiration bien connue de Sand. Si l’on excepte Consuelo qui est publié en 1843, L’Uscoque est le dernier roman inspiré par le voyage qu’elle a fait à Venise avec Musset en 1833-1834. Elle a déjà tiré de Venise trois nouvelles et deux romans et semble éprouver une certaine lassitude pour son sujet puisqu’elle écrit à son éditeur en février 1838, à propos de L’Uscoque : « Ce sera mon dernier conte vénitien, Dieu merci, car j’ai de Venise plein la colonne vertébrale11. » L’Uscoque peut faire partie d’un substrat vénitien dont elle s’est bornée à voir l’intérêt romanesque.
18D’autre part, en 1838, l’intérêt romanesque pouvait provenir du personnage de bandit. L’Uscoque est explicitement inspiré du Corsaire de Byron et sa suite, Lara. Or le Corsaire et l’Uscoque s’inscrivent dans la longue lignée des héros brigands qui, pendant la période romantique, revendiquent leur liberté et leur singularité en haine de la société. C’est le cas entre autres des Brigands de Schiller et d’Hernani et, pour certains éléments de La Coupe et les lèvres de Musset et d’Antony de Dumas. Pour l’opéra, Fra Diavolo d’Auber et Robert le diable de Meyerbeer ainsi que Zampa de Hérold avaient rencontré un très grand succès. Le Jean Sbogar de Nodier participe de la même veine et sa localisation, entre Venise et le Frioul, le rapproche de l’Uscoque. La nouvelle Facino Cane de Balzac reprend également le thème, de même que celle du Contrebandier de George Sand, publiée en janvier 1837.
19Mais les circonstances du roman appellent une autre interprétation. Soranzo est un faux Uscoque. Il est trop tardif : la campagne de Morée, qui est représentée dans le roman, a lieu dans la seconde moitié du xviie siècle et l’épisode athénien, que George Sand évoque dans le roman, a lieu en 1687. Surtout, il est détourné de son terrain d’action : George Sand situe explicitement l’action dans des îles ioniennes à l’embouchure du golfe de Patras, mais lui confère toutes les caractéristiques que Daru prête à la côte de Carnie : les îles, les écueils, les forêts, les montagnes et le vent. Le golfe de Patras est évidemment lié au Corsaire de Byron dont il est le théâtre. Et pour un lecteur de 1838, la campagne de Morée ne se rattache pas à celle de Morosini de 1687, mais aux guerres de libération en Grèce et dans les Balkans, guerres auxquelles on sait que Byron a participé ; et les pirates « missolonghis » qui sont évoqués dans le roman sont également liés à ces guerres plus tardives et au titre du tableau de Delacroix qui les symbolisent : La Grèce sur les ruines de Missolonghi.
- 12 Cette erreur typographique a été commentée notamment par Nicole Mozet et David Powell. On peut voir (...)
20Ce qu’on peut appeler cette « erreur » de localisation spatiale et temporelle, entre deux golfes, entre deux siècles peut aussi former, indiquer une « zone » frontalière. Le roman multiplie par ailleurs les signes de cet entre-deux : entre deux œuvres, entre deux genres (les femmes y sont systématiquement déguisées en hommes), entre deux lieux, la Venise de la troisième partie gardant la couleur de l’Orient sombre et sanglant de l’épisode précédent ; et le roman a même gardé pendant longtemps une incertitude temporelle à la suite d’une erreur typographique qui, dans toutes les éditions du roman, date l’action du roman de la fin du xvie siècle, alors que la première publication en revue porte bien : « xviie siècle12 ». La dimension romanesque s’épanouit dans ces zones propices aux symétries et aux ambiguïtés. Ezzelin par exemple est le parangon du héros classique, le soldat de la république qui se bat de façon épique pour défendre sa patrie. Mais la caractéristique du héros épique et de sa reconnaissance collective est d’être arrimé à une collectivité sans laquelle il n’est plus grand chose. Si les Uscoques ont été vilipendés dans les histoires de Venise, ils sont célébrés dans la poésie populaire serbo-croate comme des héros qui ont initié le long processus des Balkans vers l’indépendance. Et Soranzo, traître menteur et criminel, peut représenter dans le roman — comme les Uscoques dans la réalité — la révolte contre Venise considérée comme une puissance coloniale et hégémonique.
21La tendance criminelle des Uscoques a particulièrement intéressé Sand. Elle reproduit l’anecdote de la mort de Veniero. Leontio, au cours du dîner au château de Silvio, rend compte devant Ezzelin de méthodes qui peuvent s’inspirer de cette scène :
- 13 G. Sand, L’Uscoque, Paris, Michel Levy, 1869, p. 69.
Vous savez que ces infâmes pirates buvaient le sang de leurs victimes dans des crânes humains, afin de s’aguerrir contre toute pitié. Quand ils recevaient un transfuge et l’enrôlaient à leur bord, ils le soumettaient à cette atroce cérémonie, afin d’éprouver s’il lui restait quelque instinct d’humanité ; et, s’il hésitait devant cette abomination, on le jetait à la mer13.
Par ailleurs, Soranzo fait preuve d’une cruauté implacable pour assurer ses possessions et sa sécurité. Il ordonne les meurtres et les perpétue lui-même au besoin sans aucune émotion. La dépression d’ordre paranoïaque qu’il ressent à son retour à Venise est le signe d’un remords qui se meut en terreur au moment de son procès final. Or ce crime — en la personne de Soranzo — est en même temps représenté comme séduisant : sa fréquentation peut être douloureuse, mais elle est toujours exaltante. Soranzo attire toutes les femmes du roman. Regardons par exemple le début et la fin du roman. Au début, Giovanna vient de quitter Ezzelin pour Soranzo et s’affiche avec lui lors d’une promenade en gondole qui est « tout un monde de délices, d’espérance et d’amour ».
Un beau soir, on vit une gondole fort simple glisser sur le canal de Fusine ; mais, à la rapidité de sa marche et au bon air des gondoliers, on eut bientôt reconnu que ce devait être quelque personnage de haut rang revenant incognito de la campagne. Quelques désœuvrés qui se promenaient sur une barque dans les mêmes eaux suivirent cette gondole de près et virent le noble Morosini assis à côté de sa nièce. Orio Soranzo était à demi couché aux pieds de Giovanna, et dans la douce préoccupation avec laquelle Giovanna caressait le beau lévrier blanc d’Orio, il y avait tout un monde de délices, d’espérance et d’amour14.
22À la fin du roman, Ezzelin, de retour, vient d’arracher sa sœur Argiria aux mains de Soranzo et il a réussi à la rapprocher dans la foulée du médecin qui s’était occupé des crises paranoïaques de Soranzo. Sagement posée aux côtés de son fiancé virtuel, Argiria paraît tout à fait lamentable :
Environ cinq ans après ces événements, un groupe d’honnêtes bourgeois prenait le café sous une tente dressée sur la rive des Esclavons. Une famille patricienne qui venait de faire quelques tours de promenade le long du quai, se rembarqua un peu au-dessous du café, et la gondole s’éloigna lentement.
« Pauvre signora Ezzelin ! dit un des bourgeois en la suivant des yeux ; elle est encore bien pâle, mais elle a l’air parfaitement raisonnable.
— Oh ! elle est très-bien guérie ! reprit un autre bourgeois. Ce brave docteur Barbolamo, qui l’accompagne partout, est un si habile médecin et un ami si dévoué !
— Elle était donc vraiment folle ? dit un troisième.
— Une folie douce et triste, reprit le premier15. »
Soranzo, le criminel, est représenté comme une folie passagère dont on peut guérir jusqu’à devenir « parfaitement raisonnable » et « douce », même si les bourgeois qui la regardent et le « brave docteur » respirent l’ennui. À présent qu’a disparu le fou criminel, cette fin montre une société apaisée et ordonnée mais d’autant plus triste (entre patriciens, bourgeois et femme « guérie », silencieuse et douce).
23Dès lors les crimes des pirates se présentent différemment. Ils sont répréhensibles, mais leur violence est explicable dans le contexte dans lequel elle a lieu. Venise exerce sur les côtes adriatiques une tutelle colonisatrice du même ordre que celle des Turcs. Patricien et général vénitien, Morosini est le parangon d’une force politique et militaire écrasante qu’il peut être moral de vouloir combattre. Il est évident que Soranzo cherche essentiellement à s’enrichir, comme c’est déjà le cas quand il épouse Giovanna. Mais en se dissimulant dans l’île sans répondre aux appels de son général, il se mutine contre son autorité ; et quelle que soit la cruauté dont il fait preuve dans ses actes de piraterie, quelle que soit la cruauté que montraient les Uscoques qui lui servent de modèles, elle peut être une réponse à la violence faite aux populations colonisées et asservies de force par les puissances vénitiennes et turques. Dès lors l’action de l’Uscoque peut faire écho aux révoltes récentes de la Grèce contre l’hégémonie turque — révoltes cautionnées par le romantisme occidental et par la figure emblématique de Byron. Mais la question des révoltes et de leur violence est récurrente dans la France du xixe siècle, encore hantée de façon contradictoire à la fois par les servitudes de l’Ancien Régime et par les massacres de la Terreur qui l’en avait libérée. La fin de l’Uscoque de Sand met en scène une Venise sombre, à l’opposé de la ville festive de la première partie, une Venise dite de fer et d’eau, propice aux crimes et à la terreur qu’ils provoquent : « Je l’ai frappé droit au cœur, dit Naam d’un air sombre, et je l’ai noyé en même temps… — Le fer et l’eau ! Bonne Venise ! s’écria Orio ; les beaux quais déserts pour rencontrer un ennemi16 ! » Liés par une haine mutuelle, amoureux de la même femme, Ezzelin et Soranzo peuvent symboliser les deux faces d’un même combat pour la liberté. Ezzelin combat pour défendre son honneur et sa patrie, à égalité avec ses hommes ; Soranzo ne lutte que pour lui-même, pour assurer sa propre indépendance et son propre plaisir. D’un côté la participation à la cité sans condition ; de l’autre la revendication individuelle d’une liberté pour soi. Le procès final correspond de même à une quête de justice qui fait pendant au crime. Le criminel y est néanmoins encore une fois ambigu : ses exactions, tout à fait condamnées par George Sand, correspondent tout de même à une désobéissance nécessaire contre l’ordre établi même si elle s’égare, chez Soranzo, dans le crime égoïste. Byron a agi pour l’indépendance de la Grèce, comme les pirates des mers ioniennes l’ont fait au début du xixe siècle ; George Sand, dans L’Uscoque, a peut-être voulu représenter une action libératrice du même type, sous la forme — négative — de la violence d’une pulsion individuelle.
24Dostoïevski a lu L’Uscoque jeune homme et en a été hanté une nuit durant. Dans Crime et châtiment, Raskolnikov essaie lui aussi de supporter le poids du crime seul contre les autres et n’y parvient pas davantage. Il n’en reste pas moins que cette tentative peut s’inscrire dans la quête de liberté qui est au cœur du xixe siècle, au même titre que les jongleries vocales uscoque / œuf à la coque, qui visent à repousser les limites envahissantes du monde ordonné et de son sérieux.