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Dire l’amour selon Léon l’Hébreu

Michel Arnaud
p. 161-185

Texte intégral

1À lire ces Dialoghi d’Amore tels qu’ils ont été transmis, on songe que le sophiste Gorgias ne se serait certes pas vu dans la nécessité d’écrire un « éloge de Sofia », comme il le fit jadis pour la défense d’Hélène de Troie, car l’héroïne de Léon l’Hébreu ne se laisse pas aussi facilement persuader ni même ébranler par les discours de son partenaire Filone. Étrange livre que ces Dialoghi d’Amore en effet qui apparaissent comme des dialogues sans conclusion et une histoire d’amour sans issue. Certes, il faut dire l’importance de cette intrigue d’un amour non partagé pour l’économie d’un livre dont la signification est à la fois dramatique et symbolique de la séparation entre les êtres. Mais ce qui est sans aucun doute plus essentiel encore pour Léon l’Hébreu, c’est la connaissance de la sagesse divine dont il tient à nous révéler qu’elle était présente dès la fondation du monde et qu’elle impliquait nécessairement la création tout entière qu’il importe de décrire et de louer. Moïse est le seul prophète à qui Dieu confia son nom, face à face, et non dans les visions d’un songe. Le nom divin est donc le vrai nom, l’Écriture seule dit la vérité, et c’est dans cette langue biblique qui est la sienne que Léon l’Hébreu va traduire la pensée et la symbolique grecques. Fondamentale est cette dualité d’inspiration qui assure le rythme et la cohérence profonde du livre : Platon à l’école de Moïse, monde sensible et monde intelligible, allégories qui sont autant de « discours à deux faces », l’un extérieur, l’autre intérieur, mythe de l’androgyne subissant la fatale coupure, et tant d’autres ambiguïtés, tant d’autres ambivalences. Pourtant, la fonction symbolique renvoie à une couche plus profonde encore de la conscience, et face à ces dualités souvent perturbatrices, grâce à sa conception de l’amour copule du monde, Léon l’Hébreu va élever sa quête fervente de l’unité ainsi que son aspiration à l’amour du Dieu unique, car c’est bien ce mystère de la déification qui est le but de l’homme et dans lequel l’homme trouve sa perfection.

  • 1  L’essentiel de ces renseignements a été emprunté à l’édition des Dialoghi d’Amore, a cura di Santi (...)

2Beaucoup de doutes et d‘incertitudes entourent la vie de Léon l’Hébreu1. On est même heureux de rencontrer quelques indications autobiographiques dans les élégies qu’il composa en langue hébraïque et qui figurent dans l’Appendice des Dialoghi d’Amore édités en 1929.

3Juda (Jehudah) Abravanel naquit à Lisbonne, probablement entre 1460 et 1465. Son père, dom Isaac Abravanel, qui descendait d’une noble famille israélite, était ministre et trésorier du roi Alphonse V. Il était très versé dans les sciences de la tradition hébraïque, et son fils Juda lui rendra hommage dans son poème Paroles de Jehudah à la louange du commentaire de son père sur les livres des prophètes (1520) :

  • 2Dialoghi d’Amore, p. 409, vers 45-48.

Ses Commentaires sur les cinq livres de la loi
Sont comme du haut des cieux sur eux descendus
Et sur les huit livres des prophéties
C’est véridiquement qu’il interpréta et véridiquement qu’il écrivit des choses merveilleuses2.

4Jehudah hérita de son père une passion analogue pour l’étude des sciences et de la philosophie, et devint médecin. C’est ce qu’il déclare lui-même fièrement à son propre fils dans l’Élégie sur le destin du sage dom Jehudah Abravanel :

  • 3Ibid., p. 400, vers 107-111.

A toi est destinée ma brillante intelligence,
L’éclat de mon savoir et la sagesse qui resplendit en moi,
En partie elle me vint en héritage de mon père qui m’a éduqué,
Du père de la sagesse qui fut mon guide et mon maître ;
Pour le reste, c’est le fruit de mes peines […]3.

5Malheureusement le roi du Portugal mourut en 1481, et avec son successeur Jean II la fortune des Abravanel s’en trouva bouleversée, et commença alors pour eux le destin des Juifs errants. Réfugiés en Espagne, le père, Isaac, exerça la charge de trésorier royal auprès de Ferdinand le Catholique, et son fils Jehudah devint médecin personnel des souverains de Sicile. C’est là, semble-t-il, que Jehudah commença à se faire appeler Léon, car dans la bénédiction prophétique de Jacob à ses douze fils, la Tribu de Juda est comparée à un jeune lion (Genèse, 49, 9). Mais en 1492, les Juifs furent chassés d’Espagne. Léon l’Hébreu refusa de faire baptiser son fils aîné Isaac et dut se réfugier avec sa famille dans une autre terre d’exil, et cette terre, ce fut l’Italie. À Naples d’abord, où son père Isaac devint conseiller de Ferdinand d’Aragon, et lui-même médecin du roi. Ce fut pour Léon l’Hébreu une période particulièrement féconde pendant laquelle il put fréquenter la société cultivée de Naples et faire la rencontre des humanistes. Il composa alors un traité, perdu depuis, le De Cœli harmonia. Encore une fois cependant ce fut une période de calme trop brève. En 1495, les troupes de Charles VIII entrèrent à Naples, et les Abravanel durent fuir :

  • 4Ibid., p. 395, vers 1 et suiv.

Le destin frappa mon cœur d’un trait acéré
Et en moi me déchira les reins […]
Il m’obligea à errer comme un mercenaire dans le monde,
Et jusqu’aux extrêmes confins de la terre me fit vagabonder4.

  • 5Mariano Lenzi a la valorosa madonna Aurelia Petrucci in Dialoghi d’Amore, p. 1-2.

6Léon l’Hébreu se rendit à Gênes, où il demeura six ans, et rédigea, semble-t-il, les deux premiers livres de ses Dialoghi d’Amore en italien. C’est lors d’un nouveau séjour à Naples, en tant que médecin personnel de Gonsalve de Cordoue, qu’il écrivit le troisième livre, le plus long, des Dialoghi d’Amore. Puis il séjourna à Venise, à Ferrare, à Pesaro, et de nouveau à Naples. Après 1521, on ne sait plus rien de lui, jusqu’en 1535, quand Mariano Lenzi, à Rome, le premier éditeur des Dialoghi d’Amore, fait allusion à « maestro Leone » comme d’un habitant du royaume des « ombres », heureux et satisfait comme il est, lui, « d’avoir arraché ces divins dialogues aux ténèbres dans lesquelles ils étaient ensevelis, pour les porter comme en pleine lumière5 ».

7Le projet qui se trouve au point de départ des Dialoghi d’Amore est un projet à la fois didactique et philosophique : il s’agit d’enseigner une certaine conception de l’amour, tout en nourrissant des ambitions plus hautes, de caractère spirituel et métaphysique. Ce que Léon l’Hébreu entend faire, c’est rechercher tout ce que signifie l’amour, ce qu’est son essence, ce que sont ses innombrables manifestations, mais du même coup il entend élucider aussi les rapports qui existent entre l’homme et l’homme, entre l’homme et le monde, entre l’homme et Dieu ; ce qui veut dire que si l’élan moteur du projet de Léon l’Hébreu est bien la définition de l’amour, sa réflexion va porter sur la signification universelle de l’amour.

  • 6Ibid., p. 5 : « Te connaître, ô Sofia, cause en moi amour et désir ».
  • 7Ibid., p. 32 : « Le Dieu infini, on l’aime d’autant plus qu’on le connaît ».

8D’emblée, pour Léon l’Hébreu, l’amour est associé à la connaissance, car on sait bien qu’un amour sûr et constant ne peut dépendre que de la connaissance parfaite de son objet. La littérature néoplatonicienne et mystique du Moyen Âge avait déjà associé connaissance et amour, car connaître c’est faire corps avec la chose, c’est devenir la chose elle-même. Il se produit une sorte de phénomène d’assimilation, et personne ne peut aimer ce qu’il n’a pas d’abord appris à connaître. « Il conoscerti, o Sofia, causa in me amore e desiderio6 », déclare Filone, le maître du Dialogue, et c’est cette phrase même qui ouvre les Dialoghi d’Amore. On ne peut aimer sans connaître, car le désir s’incarne dans l’imagination qui, elle, est l’accès à tous les possibles. C’est l’amour qui ouvre les voies à la connaissance, au savoir, à la compréhension. Et la connaissance sera à son tour racine de la moralité, car plus on approfondit la connaissance de Dieu, plus on aime Dieu. « L’immenso Dio tanto s’ama quanto si conosce7. »

  • 8Ibid., p. 162.

9Développement et enquête seront donc de caractère personnel : il s’agira d’interroger la subjectivité par le biais des sens et des sentiments. Le désir est défini fondamentalement comme l’aspiration à quelque chose d’autre et il sera là pour sollevare la mente, « soulever l’esprit8 » au-dessus de lui-même et démontrer ainsi l’omniprésence de l’amour dans l’univers, depuis les différents règnes terrestres jusqu’aux astres. C’est la force cosmique totale et permanente, l’élan dynamique naturel dont il importera de prouver la présence, en dissipant tous les doutes :

Non solamente mancarebbe la beatitudine se mancasse l’amore, ma ne’il mondo arebbe essere ne’cosa alcuna in lui si troverebbe, se non fusse l’amore.

Et un peu plus loin :

  • 9Ibid., p. 164 et 165 : « Non seulement il y aurait manque de bonheur s’il y avait manque d’amour, (...)

[…] l’amore è un spirito vivificante che penetra tutto il mondo, ed è un legame che unisce tutto l’universo9.

10Léon l’Hébreu tient à montrer que pour lui l’amour a une force de cohésion et surtout une universalité beaucoup plus grande que chez Platon qui ne voyait en l’amour que le principe de l’amour humain :

  • 10Ibid., p. 280-281 : « Nous avons parlé de l’amour de l’univers d’une manière plus universelle que (...)

Noi abbiamo confabulato de l’amore de l’universo più universalmente di quello che fece Platone nel suo Convivio, però che noi qui trattiamo del principio de l’amore in tutto il mondo creato, ed egli solamente del principio de l‘amore umano10.

  • 11  Pour le « microcosmos », voir Dialoghi d’Amore, les pages 85, 90, 91, 356. Dieu est vu comme le pe (...)

11Ce qui importe donc pour Léon l’Hébreu, particulièrement, au cours de sa démonstration, c’est d’explorer quelques unes des multiples voies de la connaissance. Parmi les voies éminentes il y aura la voie éthique, celle de la quête du bien, et la voie esthétique, celle de l’admiration devant la beauté du monde et la recherche incessante du beau. Ce sont là les moyens essentiels de connaissance qui sont à la disposition de l’homme et qui expliquent sa situation au cœur de l’univers, ainsi que son statut de « petit monde », de « microcosme11 » , de reflet fidèle du grand monde qui l’englobe de toutes parts.

12L’amour apparaît comme le moyen privilégié pour introduire à la connaissance de toutes les réalités, car de même que l’homme est matière mais aussi esprit, l’amour est à la fois matière et esprit, de par son animation de la matière et son action dans l’univers.

  • 12Ibid., p. 50 : « […] je juge à partir de l’expérience à laquelle on doit croire plus qu’à toute au (...)
  • 13Ibid., p. 328.
  • 14Ibid., p. 211 : « ce qu’on aime, quelquefois on le touche, on le chérit, on le choisit, on le souh (...)

13C’est une fiction dramatique qui constitue la méthode d’exposition du livre : deux personnages sont en présence l’un de l’autre, un homme, Filone, et une femme, Sofia. Ils dialoguent, et les mots qui désignent leur dialogue sont parlamento et confabulazione (entretien et conversation). Il apparaît tout de suite que l’on a affaire à une entreprise de séduction, et de séduction par le discours : Filone est amoureux de Sofia qui, elle, n’étant pas touchée par l’amour, ne paie pas Filone de retour. Il y a donc un amant et une aimée. Tous deux sont passionnés de philosophie et de quête d’absolu, mais Filone possède davantage de savoir, ne serait-ce que parce qu’il est amoureux et qu’il est donc riche des connaissances que confère l’amour. Sofia, elle, apparaît comme l’élève qui demande des éclaircissements, des explications, émet des doutes que son interlocuteur et maître se doit de dissiper. Cette trame ténue, de caractère littéraire, quasi romanesque, va servir de cadre à un immense projet de cour amoureuse opérée par le discours et l’argumentation philosophique. Sont mis en avant le plus souvent les autorités, les garants d’un certain nombre de vérités acquises que transmet la tradition de la pensée philosophique et religieuse, et que Filone invoque à maintes reprises. Ce sont Aristote et son maître Platon qui sont le plus fréquemment sollicités, mais aussi Plotin et bien d’autres penseurs, ainsi que plusieurs livres de l’Ancien Testament, essentiellement la Genèse, et le Cantique des Cantiques. Sont aussi présents les arguments dérivant de « l’expérience » que l’homme acquiert peu à peu tout au long de ses propres découvertes et de sa connaissance du monde : « […] io fo giudizio de l’esperienza : a la quale più che a nissuna altra ragione si debbe credere », déclare Sofia12. Les cinq sens qui assurent à l’homme la connaissance des choses grâce à la perception, eux aussi s’ordonnent hiérarchiquement selon la tradition de la séparation du corps et de l’esprit, la vue et l’ouïe étant les sens spirituels, et d’autre part, toucher, odorat, goût, les sens proprement corporels. Il y a ensuite les connaissances de l’âme qui rendent l’homme conscient de lui-même et de son devenir par le biais de la « réminiscence » (reminiscienzia) que Léon l’Hébreu appelle aussi « souvenir » (ricordo) ou ailleurs encore « manière de briller à nouveau » (rilucere, rilucenza13). Enfin il y a ce qu’on peut appeler la voie affective, le savoir qu’apportent émotions et sentiments : « quel che s’ama qualche volta s’affetta, si dilige, s’opta, s’appetisce e si vuole, e ancor così si desidera14 ».

  • 15Ibid., p. 212 : « Donc l’amour, tout comme le désir, doit être celui des choses qui, en quelque so (...)

14Car, entre autre, « on désire », ou plus précisément on éprouve ce sentiment de « manque » (mancamento) qui traverse et nourrit tout l’ouvrage, mécanisme dialectique orienté du plein au vide, et du vide à un plein jamais assuré : « Dunque l’amore, così come il desiderio, bisogna che sia de le cose che in qualche modo mancano : onde Platone diffinisce l’amore appetito di cosa buona per possederla e sempre, però che nel sempre s’include il mancamento continuo15. »

15Et cette épreuve du manque, la plupart du temps richement développée et illustrée par Léon l’Hébreu, est ressentie non pas comme un défaut ou une privation, mais comme une aspiration louable, un besoin positif, un élan dynamique vers autre chose, et qui est au fond une sorte de volonté continue à se dépasser. C’est cette notion féconde de manque qui pousse l’homme vers un mieux plus parfait, vers Dieu, vers l’Un, vers le bien et également vers le beau, faisant ainsi découvrir une harmonie et une beauté du monde que Léon l’Hébreu célèbre avec lyrisme.

  • 16  Sur « l’anima del mondo », ibid., p. 324 et 325.
  • 17  Pour « le grand animal », ibid., p. 86.
  • 18  Pour « l’animale spirituale », ibid., p. 92.
  • 19Ibid., p. 72.

16Voilà pourquoi cette suite de raisonnement et d’argumentations sur l’amour, donne accès à une vision totale et globalisante sur l’homme dans l’univers : l’anima del mondo (l’âme du monde)16 en constituant le fondement essentiel, d’origine incorporelle et spirituelle, ordre, concordance, harmonie. En tant que principe de vie, cette âme exemplaire l’animant, le monde est vu comme un grand animal17, l’animal univers dans lequel tout a une âme, autrement dit, un grand vivant, un seul individu, un assemblage unique dont le lien de cohésion est l’amour qui à lui seul maintient toutes les parties entre elles, l’intelligible, l’incorporel, le spirituel étroitement unis au sensible, au corporel, au matériel. Ainsi voit-on s’élaborer et se développer toute une anthropologie, avec comme base d’étude une psychologie, mais aussi une métaphysique dépassant de beaucoup les simples réflexions de caractère religieux. La formule platonicienne était : « l’âme est formée du même et de l’autre ». C’était l’expression d’une nature mixte, mêlée d’intelligence spirituelle et de mutation corporelle. D’où la conception d’une situation médiane de l’homme qui tantôt s’incline vers l’un, tantôt vers l’autre, pour devenir finalement ce vers quoi il penche, l’homme étant défini comme l’animale spirituale (l’animal spirituel)18. Pourtant, les ambitions de Léon l’Hébreu vont encore au-delà : elles visent à laisser entrevoir et comprendre à la fois une éthique qui, tout en nourrissant les rapports de l’homme avec ses semblables éclaire ses aspirations au bien, et une esthétique qui embellit et justifie l’existence tout entière. Ce qui est désigné par là, c’est une sorte de sympathie universelle, que Léon l’Hébreu appelle amor sociale et qu’on pourrait traduire à peu près par « amour d’union19 », car il existe une intuition profondément amoureuse dans la vision cosmique elle-même :

  • 20Ibid., p. 74-75 : « Et les plantes, les herbes et les arbres ont tant d’amour pour la terre mère l (...)

E le piante, l’erbe e l’arbori hanno tanto amore a la terra madre e generatrice loro che mai senza corruzione si vogliano discostar da lei; anzi con le braccia de le radici l’abbracciano con affezione, come fanno i fanciulli le mamelle de le madri. Ed essa terra, come piatosa matre, con non piccola carità ed amore non solamente li genera, ma sempre ha cura di nutrirli de le sue proprie umidità, cavandosele de li suoi interiori a la sua superficie per mantenerli con quella, come fa la madre che cava il latte da le sue viscere a le mamelle per allattare i suoi figliuoli. Ancor quando manca a la terra umidità per dare a loro, con preghi e supplicazioni la domanda al cielo e a l’aere; e la compra e contratta con li suoi vapori che ascendono, de li quali si genera l’acqua pluviale per nutrir le sue piante e li suoi animali. Qual matre potrebbe essere più piena di pietà e carità verso i suoi figliuoli20?

  • 21  Pour Mercure, ibid., p. 136 et 137.
  • 22  Voir à ce sujet Marie-Dominique Chenu, La théologie au douzième siècle, Paris, Vrin, 1976, p. 88.
  • 23Dialoghi d’Amore, p. 156 : « Dieu qui est la fontaine de laquelle tout leur être et leur bien déri (...)

17Cependant, ce grand corps qu’est le monde est aussi vaste et mystérieux que le Dieu qui l’a créé. Le cœur de l’homme également est énigmatique et profond, et on ne peut le connaître que par ses aspirations et ses désirs qui demeurent souvent indéchiffrables. D’où une autre voie de recherche qu’explore et creuse profondément Léon l’Hébreu, une voie privilégiée quoique difficile : la voie du symbolisme, ou mieux la voie ouverte par une série de tentatives d’interprétation des allégories et des symboles que l’homme n’a cessé d’inventer. On est alors en présence d’une véritable herméneutique, puisque placée sous le patronage d’Hermès, messager de Jupiter et interprète des dieux grâce à la science qu’il possède21. Et Léon l’Hébreu de rappeler les multiples allégories cosmiques ainsi que les grandes images mythiques qui peuplent les souvenirs et l’imaginaire de l’homme. Certes, il indique que l’on continue à gloser selon les trois sens traditionnels : le sens littéral, celui de l’écorce externe, le sens moral, celui, riche, de la moelle interne, le sens enfin allégorique ou mystique, mais, comme déjà les théologiens du xiie siècle, Léon l’Hébreu préfère le plus souvent employer le vocable d’allégorie, car c’est la forme littéraire la plus répandue et qu’elle implique la description d’une idée, alors que métaphores et paraboles, par exemple, développent des images22. L’humanité n’a en effet jamais cessé d’interroger l’univers qui l’entourait, et mythes et allégories sont en conséquence, pour Léon l’Hébreu, déjà, autant de merveilleux essais d’explication, le symbole étant par lui-même l’instrument fondamental de la connaissance, celui qui permet de remonter jusqu’au centre. La lumière qui émane de Dieu, si elle est émanation, est aussi rayonnement dans l’univers. Elle est de nature spirituelle, ce qui l’apparente à l’intellect. Diffusion, effusion, flot qui s’épanche, plutôt que la lumière qu’on voit, elle est celle qui rend visible. C’est une source, une fontaine toujours jaillissante et qui ne perd jamais rien de tout ce qu’elle répand : « Dio che è la fontana da la quale ogni essere e ben loro deriva23. »

  • 24Ibid., p. 378.
  • 25Ibid., p. 350 : « simulacre et image corporelle de l’incorporelle divinité ».
  • 26Ibid., p. 140 à 144 ; p. 166 et 167, Apollon et Daphné. Voir également p. 114-116, Pan et Syrinx.
  • 27Ibid., p. 332 : « l’inquiète matière, mère des beautés sensibles », la « matière nécessiteuse priv (...)

18L’image du cercle et des deux demi-cercles illustrent ce courant continu qui émane de Dieu, s’écoule vers l’homme suscitant ainsi sa conversion, puis retourne à Dieu. C’est là le circulo amoroso (le cercle amoureux), formé de deux hémisphères, car il existe un demi-cercle inférieur dont la base est le chaos, le plus bas degré des êtres, où l’on va du plus beau au moins beau, du parfait à l’imparfait, c’est le mouvement descendant ; et puis il y a un demi-cercle supérieur où, à l’inverse, l’on va, et c’est le mouvement ascendant, du moins beau au plus beau, du moins parfait au plus parfait, son sommet étant Dieu, autrement dit la perfection unitive24. Le soleil lui-même est simulacro e immagine corporea de l’incorporea divinità25. La tâche du philosophe, de l’herméneute, est de dilucidare (d’élucider), d’éclairer ce qui reste obscur et caché. Son ouvrage, ce sont les innombrables « concordances » et « correspondances » que renferment symboles et allégories, car ils sont là pour signaler à qui veut bien les comprendre les liens mystérieux qui se tissent entre les choses et les écrits sacrés de la vieille tradition hébraïque. De multiples rapports et coïncidences existent en effet entre la pensée des anciens philosophes grecs et l’Écriture Sainte, entre la parole de Moïse et celle de Platon, mais on ne peut ignorer non plus toutes les correspondances astrologiques que l’on peut déceler entre la naissance des hommes et les positions des planètes, sans compter les solutions qu’elles offrent à l’étude de leur influence sur l’hygiène et les thérapeutiques. La causalité astrologique apparaît comme une condition indispensable à la compréhension de l’homme et de l’univers. La notion de « manque » que nous évoquions précédemment, « manque », et non pas besoin ni privation, notion éminemment positive selon Léon l’Hébreu, n’est-elle pas, par exemple, signifiée allégoriquement depuis longtemps par la figure de l’androgyne, figure doublement véridique que l’on voit décrite à la fois dans le livre de La Genèse et dans le discours d’Aristophane dans le Banquet de Platon ? Ces deux moitiés d’un être sphérique que les dieux ont coupé et qui cherchent à recomposer frénétiquement leur unité, de même que le mythe de Narcisse à l’inverse follement désireux de se dédoubler pour enfin accomplir son amour, ou encore Vénus et Mars, les deux contraires honteusement surpris en adultère, Apollon épris de Daphné qui le fuit jusqu’à sa métamorphose fatale, Pan et la nymphe Syrinx26, et bien d’autres encore, autant de merveilleuses figures que Léon l’Hébreu rappelle pour démontrer par le biais des mutazioni (mutations), et transmutations, l’universalité et la richesse de ce manque qui ne cesse d’éveiller en l’homme le désir de se transcender. N’est-ce pas également la signification de ces deux demi-cercles, indiquant la double direction de Dieu à l’homme et de l’homme à Dieu, qui forment de cette manière le cercle complet, image de la perfection ? Ce qui de surcroît est fourni par cette image, c’est la représentation de la circulation incessante de l’amour, expression de l’infini et de l’éternité, jusqu’aux vieux concepts de matière et de forme qui finissent par s’allégoriser en quelque sorte et par se transformer en puissances chargées de qualités. La matière première renferme tout le dynamisme du désir. Elle est le chaos, matière de toutes choses, et l’aspiration à la forme ne cesse de la hanter. Elle est « l’inquieta materia, madre de le bellezze sensibili, mais aussi la bisognante materia privata d’ogni atto e pura potenzia27 », expression même du manque de cette beauté qu’incarne l’intelligible. Acte et puissance sont présents dès le commencement du monde et sont comme le ferment de l’univers.

  • 28  Francesco Flamini, Il Cinquecento, Milan, Vallardi, 1901, p. 380. Pour la connaissance de cette vi (...)
  • 29Dialoghi d’Amore, p. 83 et 371.

19Même les grandes puissances cosmogoniques, comme le ciel et la terre, se manifestent dans les descriptions de Léon l’Hébreu avec une telle force de sensualité que tel commentateur s’en trouva offusqué, ne voyant plus qu’un spectacle obscène dans cette évocation conforme à celle des grands mythes religieux sur la naissance des mondes. Une telle fusion des éléments naturels et des songes humains conduisait par exemple Francesco Flamini à voir dans cet ouvrage un « curieux fatras de doctrines aristotéliciennes et néoplatoniciennes, de tradition judaïque, de symboles du paganisme, de superstitions saugrenues qui charmèrent les contemporains, autant qu’à nous modernes il apparaît confus et abscons28 ». Jugement sans doute sévère, mais non dépourvu de vérité, si toutefois l’on oublie quelque peu ce qu’était la vision du monde de cette époque. Car c’est justement grâce à cette sorte de syncrétisme que s’élabore et s’affirme l’étrange doctrine de Léon l’Hébreu sur l’amour. Il est probable d’ailleurs que le nom même de Filone a été choisi pour rendre hommage au philosophe grec d’Alexandrie, Philon le Juif, qui réalisa une des toutes premières tentatives de conciliation entre la pensée grecque et la tradition judaïque. Il faut garder à l’esprit l’existence de ces multiples courants d’idées de la Renaissance, avec la restitution triomphalement affichée du néoplatonisme, de l’hermétisme, du pythagorisme, de l’aristotélisme libéré pour l’essentiel de son appareil scolastique, sans oublier bien d’autres influences, comme celles des sources kabbalistiques, rabbiniques, magiques, ésotériques. Des esprits curieux de tout s’efforcent encore de découvrir et de démontrer l’harmonie du monde. D’autres s’interrogent sur les hypothèses à propos de l’origine des choses, émanation ou création, ou sur le retour à Dieu. On continue d’élaborer de ces doctrines complexes qu’on appelle par conséquent syncrétistes, et au sujet desquelles il est impossible de déterminer la moindre séparation tant soit peu précise entre philosophie et religion. Là, croyances et concepts se révèlent souvent inconciliables, mais c’est aussi l’occasion de les confronter, de les opposer, et ils sont ainsi l’occasion de la naissance d’une véritable réflexion philosophique. Quoi qu’il en soit, il apparaît bien que philosophie et religion ont la même finalité : amener à la connaissance de Dieu, et c’est de cette manière que la méditation philosophique s’insère dans une aspiration religieuse, et que la vie intellectuelle et spirituelle s’accomplit dans l’expérience mystique. De même qu’il est certain que ces essais de syncrétisme vont de pair avec les développements de l’herméneutique. Méthode d’analyse longtemps cantonnée dans l’exégèse biblique, l’herméneutique religieuse se voulait lecture et interprétation des signes. Elle établissait les correspondances qui pouvaient exister entre l’Ancien et le Nouveau Testament, mais elle recherchait aussi les significations allégoriques en lisant par exemple l’épisode du serpent d’airain et celui du sacrifice d’Abraham comme autant de préfigurations du Christ. De nos jours, l’herméneutique profane ou littéraire se veut une sorte d’appropriation de la distance historique. Méthode de compréhension et d’interprétation, elle comporte une troisième démarche qui est celle de « l’application » et qui a, elle, des fins pédagogiques et d’édification : « expliquer plus pour comprendre mieux », pour reprendre une formule de Paul Ricœur, qui semble aller tout à fait dans le même sens que les vocables utilisés par Léon l’Hébreu qui parle de demostrare, demostrazione, et surtout, plus significativement encore d’erudizione, qu’il faut entendre au sens « d’enseignement», « d’action d’instruire29 ».

  • 30  Moïse Maïmonide, Le Guide des égarés, suivi du traité des huit chapitres, Lagrasse, Verdier, 1979, (...)
  • 31Dialoghi d’Amore, p. 314.
  • 32Ibid., p. 237.
  • 33Ibid., p. 351-353.

20Ce n’est donc pas en vain que Léon l’Hébreu associe dans la même réflexion le problème de l’origine du monde et celui de l’origine de l’amour. Au xiie siècle déjà, le philosophe juif de Cordoue, Moïse Maïmonide, dans son Introduction au Guide des égarés, avait prévu que : « Exposer la puissance de l’œuvre de la création à des mortels est chose impossible ; c’est pourquoi l’Écriture t’a dit d’une manière obscure : “Au commencement Dieu créa […]”. Ils t’ont donc averti que les choses mentionnées sont obscures30 ». Si l’on devait conserver à ces choses leur voile de mystère aux yeux des ilotes, c’est qu’on touchait là, à propos des origines, à l’épineux problème de l’éternité ou de la nouveauté (l’adventicité) du monde. Aussi pour de pareils arcanes, savants, métaphysiciens et théologiens, « amis de la vérité », comme le précisait Maïmonide, quand ils désiraient enseigner quelque chose en ce domaine, n’en parlaient que par « des allégories et des énigmes ». La difficulté réside dans le fait que quiconque méditait alors sur l’origine du monde avait dans l’esprit trois hypothèses : la première est celle reconnue par tous ceux qui acceptent la loi de Moïse et selon laquelle la création s’est faite ex nihilo. La seconde est celle qui affirme que Dieu ne peut rien produire à partir du néant. La troisième est celle d’Aristote et de ses commentateurs successifs, selon laquelle rien ne saurait être produit sans une matière préexistante et l’univers en conséquence est éternel. Léon l’Hébreu opte naturellement pour la loi de Moïse et la création du monde telle qu’elle est décrite dans le livre de la Genèse, mais il évoque aussi la figure du démiurge tel qu’on le trouve chez Platon et qui, préexistant à toute chose, ne cesse d’informer une matière éternelle. Éternité, immortalité, n’est-ce pas au fond déjà, suggère Léon l’Hébreu, le désir inextinguible de tous les êtres à maintenir et leur être et leur espèce par leurs générations successives31 ? Il s’agit en quelque sorte, pour ce qui est de l’œuvre de Dieu, d’une création perpétuelle, ou mieux d’une création continuée, Dieu soutenant sans cesse l’être, car comment penser que Dieu ait pu commencé à agir à un moment donné, après n’avoir rien fait, et comment se représenter temps et mouvement comme des choses créées ? Rien n’est premier, affirme à peu près Léon l’Hébreu, l’œuf naît de la poule et la poule naît de l’œuf32. Il adopte même un interprétation controversée pour les premiers versets de la Genèse : In principio creavit Deus coelum et terram ; selon cette leçon, in principio n’a pas une signification temporelle et ne veut pas dire « au début » ou « en tête », mais « par la sagesse », nuance essentielle pour Léon l’Hébreu, car il y voyait la preuve d’une manifestation éclatante du rôle essentiel de la sagesse en tant que fondement des choses33. Plutôt que le mot « création », Léon l’Hébreu préfère donc utiliser des métaphores, comme celle de la lumière du soleil qui s’épanche et ne laisse rien voir de sa source, tant cette source éblouit.

21Mais comme pour Maïmonide, ce sont là des énigmes, des mystères qui sont communiqués par des fictions poétiques dont le sens ésotérique ne peut être révélé à n’importe qui. À la question de Sofia qui demande à Filone pourquoi l’on n’a pas voulu déclarer plus ouvertement ces doctrines, Filone répond :

  • 34Ibid., p. 99 et suiv. : « S’ils ont voulu dire ces choses avec tant d’artifice et de restriction, (...)

Hanno voluto dire queste cose con tanto artifizio e strettezza per molte cagioni. Prima, perchè stimavano essere odioso a la natura e a la divinità manifestare il suoi eccellenti segreti ad ogni uomo; e in questo hanno certamente avuto ragione, perchè dichiarare troppo la vera e profunda scienzia è commutare gli inabili di quella, nella cui mente ella si guasta e adultera, come fa il buon vino in tristo vaso. Del quale adulterio seguita universal corruzione de le dottrine appresso tutti gli uomini, e ognora si corrompe più, andando d’ingegno inabile in ingegno inabile. La qual infirmità deriva da troppo manifestare le cose scientifiche; e al tempo nostro è fatta, per il largo parlare de’ moderni, tanto contagiosa, che appena si truova vino intellettuale che si possa bevere e che non sia guasto. Ma nel tempo antico includevano i secreti de la cognizione intellettuale dentro le scorze fabulose con grandissimo artificio, acciò che non potesse intrarvi dentro se non ingegno atto a le cose divine e intellettuali, e mente conservativa de le vere scienzie e non corruttiva di quelle34.

  • 35Ibid., p. 136 et suiv.

22D’autres raisons s’ajouteront à ce désir de garder jalousement le mystère des fictions poétiques, en particulier il y aura le souci de conserver aux fables leur forme intangible au cours du temps pour leur éviter de se corrompre et de se dégrader par le fait des interprétations successives qu’elles subissent. En ce cas, explications, gloses, commentaires risqueraient d’apparaître comme autant de tavelures qui marqueraient le corps lisse et poli de ces merveilleuses créations mythiques transmises par l’histoire et la poésie. L’idée que veut nous en donner Léon l’Hébreu, c’est celle d’une richesse infinie que l’herméneute entend faire découvrir peu à peu, et par là les images qu’il utilise parfois de moelle et d’écorces superposées qu’il faut arracher, prennent tout leur sens. Ainsi fait-il lui-même par exemple pour la naissance d’Hermaphrodite ou pour la fable d’Apollon et de Daphné. Le père d’Hermaphrodite est Hermès-Mercure, un dieu aux capacités multiples, nous rappelle Léon l’Hébreu35 : dieu de l’éloquence, des grandes sciences, de la médecine, des marchands, des voleurs, il est aussi et surtout messager de Jupiter et interprète des dieux. Son emblème est le caducée, une baguette qu’entoure un serpent, la baguette symbolisant la rectitude de l’esprit et le serpent étant à la fois subtilité, sagesse et science. La planète Mercure va exercer son influence sur les hommes qui naissent sous son signe et déterminer en conséquence leurs dons et capacités en conformité avec les caractères mêmes du dieu.

  • 36Ibid., p. 133 : « Non seulement scientifique, mais aussi utile est l’allégorie de cette fable » ; (...)

23Mais afin de mieux faire comprendre cette forme déviante de l’amour que représente l’hermaphrodite, Léon l’Hébreu remonte plus haut encore dans la généalogie des dieux, et il en présente chaque fois plusieurs des différentes versions envisagées par les poètes et les philosophes. C’est là pour lui faire œuvre savante, « scientifique » : « Non solamente è scientifica, ma ancora utile l’allegoria di questa fabula36 ». L’allégorie des fables est « scientifique et utile », car elle explique les passions des hommes et oriente en même temps leur conduite morale. Et c’est ainsi que la démonstration du maître va s’organiser suivant une analyse précise des différents étages qui constituent l’univers. Il y a tout d’abord, et tout en haut, les deux grandes causes qui, selon Empédocle, conduisent le monde selon des cycles nécessaires, c’est-à-dire l’Amour et la Haine. Puis, au-dessous, se déploie le merveilleux système des planètes et des constellations du zodiaque. Plus bas, se lit une première explication, allégorique et hermétique, qui constitue l’étage mythologique des poètes. En dernier lieu, s’offre le monde sublunaire, le monde dit inférieur, notre monde enfin, celui des différents règnes terrestres des minéraux, des plantes, des animaux, l’univers créé, rythmé par le cours des saisons et les vicissitudes météorologiques. Et pour finir, il y a l’humanité, celle innombrable, des caractères, des tempéraments, des sentiments et des passions. Et ce qui apparaît là, au plus profond des convictions de Léon l’Hébreu, c’est le rôle éminent du philosophe, du sage, qui consiste à expliquer, à commenter le jeu complexe des influences, des correspondances, des oppositions, des mutations et transmutations qui relient entre eux tous ces étages de l’entière création. Et du même coup, le sage se doit de démontrer que tout se tient, ou mieux encore que tout, dans son infinie diversité, doit être reconduit à l’unité, que le monde est un, et que l’herméneutique de l’allégorie est fondamentale, car en interprétant les liens étroits qui existent entre les astres et les hommes, elle justifie l’organisation même de l’univers, ainsi que sa raison d’être et sa finalité.

  • 37Ibid., p. 130-131 : « car l’amour est toujours jumeau et réciproque, et son fruit est noir pour si (...)
  • 38Ibid., p. 139 : « ainsi les deux natures ensemble mêlées produisent une volupté contrefaite et non (...)

24De plus, et pour revenir à la naissance d’Hermaphrodite, Léon l’Hébreu a soin de rappeler la naissance des deux Vénus, l’Humaine et la Céleste, la signification de leurs attributs : les colombes, et une plante, le myrte, dont les feuilles vont deux par deux, « perchè l’amore è sempre gemino e reciproco; ancora il frutto del mirto è negro, a denotare che l’amore dà frutto maninconico e angustioso37 ». Il rappelle la mutilation de Saturne-Chronos, qui est le Temps, cause à la fois de la génération et de la corruption de toutes les choses de ce bas monde. La mer elle-même qui porte Vénus sur sa conque, fait allusion à notre monde instable et mouvant. Vénus représente donc « l’appétit concupiscible » de l’homme. Des amours de Vénus avec le fougueux Mars va naître Cupidon, symbole même de la passion amoureuse, car produit de deux passions ardentes, mais en revanche, ce qui va naître de ses amours avec Mercure-Hermès, c’est l’Hermaphrodite. C’est qu’en effet si Vénus est toute corporelle, Mercure, lui, est « tout intellectuel », « onde quando si mescolano ambedue nature fanno una libidine contrafatta e non naturale38 ». Hermaphrodites seront donc ceux qui, mâles n’aiment que les mâles, et qui, à la fois agents et patients, font office à la fois d’homme et de femme.

  • 39Ibid., p. 127.
  • 40Ibid., p. 142.

25Allusions érudites de caractère mythologique et astrologique s’accumulent et s’entremêlent, pour nous entraîner dans un tourbillon de savoir qui prétend nous fournir une explication totale du monde, de sa naissance ainsi que de la situation de l’humanité en son sein. Les textes sacrés de la tradition judaïque autorisent même quelquefois, étant donnée l’existence de « conformités39 », des rapprochements destinés à multiplier et comme à faire résonner les échos de cette vaste symbolique universelle. Ainsi par exemple l’image de l’arc-en-ciel qui marque dans la Genèse la fin du déluge, et que Léon l’Hébreu rapproche de l’arc d’Apollon, teint de multiples couleurs, après la victoire du dieu sur le serpent Python40.

  • 41Commentaire sur le Banquet de Platon, oratio prima, caput IV : « Lorsque nous disons Amour, compre (...)

26C’est dire que le monde créé tout entier nous parle en figures et au moyen d’une écriture chiffrée, mais c’est dire aussi que grâce à ce travail de lecture universelle, l’homme prend conscience de sa propre richesse intérieure. La doctrine du sage, telle que la décrit Léon l’Hébreu, apparaît alors comme une sorte de méthode d’analyse des diverses métamorphoses du moi, et cette quête de la transcendance comme un lent processus d’intériorisation. L’homme prend conscience de soi : pourquoi il est venu au monde, et quel est le monde dans lequel il a été jeté. Comme nous l’avons noté au départ, la quête de l’homme est associée étroitement à la notion de connaissance. Mais si la connaissance est objective, la saisie du réel est, elle, personnelle et affective. Ce que l’homme découvre, c’est lui-même, et c’est également un monde créé, et créé par Dieu, un monde bon et beau. Toute la richesse humaine est là : manque à combler sans cesse, l’amour est, par là même, dépassement perpétuel. C’était le sens de la fameuse définition platonicienne, illustrée par Marsile Ficin : « Cum amorem dicimus, pulchritudinis desiderium intelligit41 ». « L’amour, désir de beauté », pour Léon l’Hébreu aussi, est une donnée essentielle, et il évoque magnifiquement à la fois l’importance considérable de l’amour en tant que « copule » universelle, lien primordial entre les choses et les êtres, mais aussi l’existence précaire et incertaine de ce même amour sous ses formes multiples, hautes ou basses, louables ou indignes. Comment en effet le fini, le limité pourrait-il concevoir ou plus encore atteindre l’infini, l’illimité ?

  • 42Dialoghi d’Amore, p. 5.
  • 43Ibid., p. 172.
  • 44Ibid., p. 61 : « l’ennemie de ma santé ».

27Pourtant, en ce point de notre étude, un ensemble de questions ne manquent pas de se poser au lecteur des Dialoghi d’Amore. Tout au début, nous avions noté la déclaration d’amour que Filone adresse à Sofia : « Te connaître, ô Sofia, cause en moi amour et désir42 », et en d’autres endroits il lui parle de « l’effigie de sa beauté » qu’il porte gravée en son cœur43. Parfois même, il n’hésite pas à employer le langage traditionnel de la galanterie en appelant Sofia la nemica de la mia salute44. Mais à la fin du troisième livre, et dans les toutes dernières pages des Dialoghi d’Amore, peine perdue (c’est d’ailleurs ainsi : Pene d’amor perdute, que Santino Caramella intitule la page 387 de son édition), Sofia, autre « belle dame sans mercy », se refuse à Filone et son refus reflète comme une sorte d’invincible recul devant la chair :

  • 45Ibid., p. 391 : « quant à l’autre union corporelle que les amants souhaitent ordinairement, je ne (...)

De l’altra unione corporea, che sogliono desiare gli amanti, non credo né vorria che in te né in me si trovasse desiderio alcuno: però che, cosi come l’amore spirituale è tutto pieno di bene e bellezza, e tutti li suoi effetti sono convenienti e salutiferi, cosi il corporeo mi credo sia più presto gattivo e deforme, e gli effetti suoi per la maggior parte molesti e nocivi […]45.

  • 46Ibid., p. 387 : « si dans l’univers entier et dans chacune de ses parties l’amour a pris naissance (...)

28Quant à Filone, il doit bien, de son côté, s’avouer que son amour n’est pas payé de retour. En sorte que « se in tutto l’universo e ognuna de le sue parti l’amore nacque, in te sola mi pare che non nacque mai46 ».

  • 47Ibid., p. 329.
  • 48Montaigne, Essais, III, 5.

29Il faut dire que Léon l’Hébreu avait distingué trois catégories d’esprits47 : ceux qui comprennent vite et par eux-mêmes ; ceux qui comprennent à grand renfort d’instruction ; ceux qui enfin ne comprennent rien et ne peuvent être instruits. Doit-on classer Sofia dans cette dernière catégorie, comme le page de Montaigne qui « fait l’amour et l’entend », mais qui, si on vient à lui lire Léon l’Hébreu et Marsile Ficin : « on parle de lui, de ses pensées et de ses actions, et si il n’y entend rien48 » ?

30Comment est-ce possible ! Encore s’il ne s’était agi que de ce langage galant et séducteur qu’utilise parfois Filone, et qui risquerait d’entraîner Sofia vers un amour humain, trop humain, mais comment ce long traité sur l’amour, cet immense édifice conceptuel, plein à craquer d’arguments philosophiques, herméneutiques, littéraires, ésotériques, parfois lyriques et passionnés, se montre-t-il par lui-même incapable de convaincre d’amour l’interlocutrice du maître Filone, pour qui elle avoue pourtant éprouver une vive admiration ?

  • 49  Giuseppe Saitta, Il pensiero italiano nell’Umanesimo e nel Rinascimento. II: Il Rinascimento, Flor (...)
  • 50Dialoghi d’Amore, p. 428-429.
  • 51Ibid., p. 428.

31La plupart des historiens et commentateurs philosophes, analysant le contenu des Dialoghi d’Amore, ne tiennent compte que de la doctrine, comme par exemple Giuseppe Saitta, qui le fait d’ailleurs avec beaucoup de finesse49. D’autres, comme Santino Caramella50, manifestent une certaine perplexité et invoquent l’existence hypothétique d’un quatrième livre dans lequel Sofia aurait fini par se laisser convaincre… Ce quatrième livre, Léon l’Hébreu n’a pas eu la possibilité de l’écrire, ou bien il l’aurait écrit et l’ouvrage se serait perdu. D’autres encore, comme Giuseppe Betussi, ont écrit en quelque sorte une suite aux Dialoghi d’Amore. Comme à la fin du troisième livre, Sofia rappelait à Filone la promesse qu’il lui aurait faite de lui parler des « effets » de l’amour humain, les uns bénéfiques, les autres pernicieux, Giuseppe Betussi va écrire Il Raverta, dialogo nel quale si ragiona d’amore e degli effetti suoi, ouvrage particulièrement intéressant et dont nous reparlerons un peu plus loin. Santino Caramella, quelque peu distrait, et oubliant les affirmations répétées de Filone lui-même, va même jusqu’à suggérer que Sofia, quoique extrêmement intelligente, « n’était pas belle51 » et était donc incapable d’éveiller l’amour. Mais même en ce cas, Léon l’Hébreu ne cesse-t-il pas de répéter qu’en amour ce qui importe est la sagesse plutôt que la beauté ?

  • 52Ibid., p. 187.
  • 53Ibid., p. 260.
  • 54Ibid., p. 351.

32Certes, il faut bien reconnaître que Filone et Sofia (autrement dit la Sagesse) apparaissent surtout comme deux créatures désincarnées, deux allégories dialectiques ou encore deux instances d’un monologue intérieur. Parfois, le détenteur de la vérité, Filone, fait un exposé dogmatique et contraignant, parfois le dialogue comporte un art de persuader plus subtil. On a en ce cas un rapport de maître à disciple où l’interlocuteur, ici l’interlocutrice, pose des questions, émet des doutes et finit par être contrainte par l’évidence de l’argumentation. Le maître peut faire répéter telle ou telle affirmation sous une autre forme afin de se rendre compte si la leçon a été bien comprise52. L’élève peut se plaindre d’un piège que lui aurait tendu le maître, et le maître à son tour se plaindre que son interlocutrice soit plutôt subtile et même « plus subtile que sage53 ». De toute manière, Sofia a une confiance totale en son maître, car il voit « mieux et plus loin qu’elle54 ». L’enseignement n’est plus alors que la transmission d’un savoir, une sorte de dialogue-monologue, à la faveur duquel la division du livre en journées fait en sorte que les leçons, par ces entretiens successifs, pénètrent peu à peu l’esprit du disciple. Ce qui justifie la démarche de Giuseppe Saitta qui, passant sous silence l’intrigue et les sentiments des deux protagonistes, ne tient compte que de l’exposé de leurs idées et ne voit plus dans ces dialogues qu’un traité en bonne et due forme.

33À propos enfin de cette absence de happy end à la fin de la troisième journée, pourquoi ne pas envisager aussi que tout a été dit, ou du moins que l’essentiel a été dit, sans avoir été pour autant explicité.

  • 55Ibid., p. 292-307.

34Est-ce là une question si oiseuse qu’on ne puisse la poser à propos du destin aléatoire des œuvres ? Car enfin, à supposer que fût nécessaire l’existence d’un quatrième livre, pour cette histoire d’amour sans début ni fin, quels arguments eussent pu convaincre ou enflammer soudainement Sofia, elle qui n’avait été aucunement ébranlée par les démonstrations des trois livres précédents ? Que signifie au fond, pour Léon l’Hébreu, l’amour entre un homme et une femme ? Il ne se proposait certainement pas d’écrire un roman ni une histoire d’amour. Mais ces « peines d’amour perdues » veulent-elles indiquer que l’amant malheureux va rêver son amour au lieu de le vivre ? Pourquoi pas ? Le désir s’incarne bien dans l’imagination qu’il sollicite et met en œuvre afin de songer à l’absente. Et le refus final de Sofia, n’est-ce pas, avec cette ultime dérobade, et ceci sans ironie aucune, l’allégorie même du « manque » dont Léon l’Hébreu n’a cessé de nous entretenir ? Car il reste vrai que pour lui, l’amour naît comme placé sous le destin de la séparation55. Il parle à ce sujet de « séparation », mais aussi de « division » et de « coupure » (incisione), et pour sa démonstration, il se livre là encore à une interprétation extrêmement serrée de la double tradition platonicienne et biblique.

  • 56Ibid., p. 296.
  • 57  Marsile Ficin, Théologie platonicienne, Paris, Les Belles Lettres, 1964, tome 1, p. 230 : « se ren (...)

35L’origine remonte au livre de la Genèse où il est écrit que Dieu créa l’homme à son image, c’est-à-dire homme et femme, et qu’ensuite seulement, afin de donner une compagne à l’homme, il retira une côte à Adam endormi, et ce fut la création d’Ève. A s’en tenir au texte, nous sommes en présence d’une double androgynie : celle de l’Adam primitif, avant la naissance d’Ève, et celle du Dieu créateur lui-même, puisque la première créature est à l’image de Dieu. C’est là ce que rapporte le « saint Moïse », et pour Léon l’Hébreu c’est là aussi, à cette source vivifiante que Platon est venu puiser son allégorie de l’androgyne du Banquet à travers le récit d’Aristophane. Ces deux moitiés coupées par le châtiment des dieux, cherchent donc à se recomposer, et bien vainement, puisque le péché originel issu de cette séparation y met éternellement obstacle. « De la division vient le péché (comme dit l’Écriture Sainte) et du péché la division (comme dit Platon)56 ». C’est vouloir dire par là, et la source en est profondément platonicienne, que l’amour est amour d’autre chose que soi, qu’il est ce qui tend vers ce dont il est dépourvu. C’est à la fois l’aspiration à sortir de soi et le désir de l’extériorité. On pourrait dire que l’allégorie en sont ces moments d’extase ou de ravissement qu’on ne manque pas de rencontrer dans la plupart des écrits platoniciens. Marsile Ficin les appelait « vacances de l’âme » (vacationes) et la voie qu’il indiquait était celle-ci : « Seipsum videlicet incorporeum reddere, hoc est mentem a motu sensu, affectu, imaginatione corporali pro viribus sevocare57 ».

  • 58Dialoghi d’Amore, p. 171-178. Voir à ce sujet Edgar Wind, Misteri pagani nel Rinascimento, Milan, (...)
  • 59Ibid., p. 342.

36Léon l’Hébreu y fait appel également en rapportant le court instant de rêverie ou de distraction, « d’aliénation » précise-t-il, qui à un moment donné, au début du troisième livre, s’empare de Filone. Il s’agit d’une méditation amoureuse au cours de laquelle l’extase suspend toute existence sensible et apparaît ainsi plus radicale que le sommeil, avec lequel Filone entreprend d’établir un long parallèle. C’est que si le sommeil est traditionnellement une image de la mort ou d’une « demie-mort » comme le rappelle Filone, l’extase amoureuse est, elle, mort totale, contemplation violente, abandon à la « vertu cogitative ». Voilà pourquoi l’aliénation amoureuse est une « abstraction » infiniment supérieure à celle du sommeil, et elle ouvre les portes à la mort douce des bienheureux qui meurent « par la bouche de Dieu », osculetur me osculo oris sui (qu’il me baise du baiser de sa bouche) disait Salomon dans le Cantique des cantiques (Proemium, 1), recoupant ainsi le mythe d’Endymion à qui venait rendre visite, durant son perpétuel sommeil, la « vierge blanche » Phébé (la lune)58. Il faut voir là une sorte d’instance symbolique, de signe sacré qui entend nous indiquer une réalité qui dépasse ce Ciel des Idées qui n’appartient pas à ce monde-ci. C’est le sens de la sublime astrazione dont parle Léon l’Hébreu59, laissant entendre que « la langue corporelle » (la lingua corporea) est trop liée à la matière pour dire ce genre de choses et que c’est à « l’intelligence abstraite » (la mente astratta) de faire comprendre la vérité fondamentale, c’est-à-dire comment de la multiplicité doit se former l’unité et comment de l’unité doit naître la multiplicité.

  • 60Ibid., p. 387.

37Tout compte fait, c’est la déception devant la réalité, ainsi que la contestation de cette même réalité, qui sont à la source de toute démarche métaphysique. Peut-être ne pourrait-on voir dans ces séparations qu’une sorte d’idéalisme, et même d’idéalisme passionné, mais nous n’aurions pas pour autant abandonné le monde sensible, un monde strictement et étroitement humain. Or, Léon l’Hébreu entend nous dire autre chose : c’est que l’homme se doit d’aspirer au divin, et que l’espoir d’y parvenir puisse se révéler à la fois impossible et dérisoire importe peu. L’homme ne sait que trop qu’il n’existe pas d’expérience de l’absolu. C’est le sens des toutes dernières pages des Dialoghi d’Amore, au cours desquelles Filone déclare qu’en dépit du fait que l’amour n’apporte « qu’affliction et tourment, anxiété et souffrance, et bien d’autres peines qu’il serait trop long d’énumérer60 », le but de l’amour reste tout de même la « délectation » (dilettazione). Or, cette délectation ne peut se trouver que dans un processus de « divination », de « déification » (deificare) :

  • 61Ibid., p. 388 : « Il est vrai que je t’ai dit que la suprême beauté est la sagesse divine, et que (...)

È vero che t’ho detto che la somma bellezza è la sapienzia divina; la quale in te ne la formazione e grazia de la persona e ne l’angelica disposizione de l’anima, se bene gli manca qualque cosa de la esercitazione, reluce in tal maniera che la tua immagine ne la mente mia è fatta e reputata divina e adorata per quella61.

38Et un peu plus loin, plus philosophiquement encore, Filone dit :

  • 62Ibid., p. 389 : « L’image de la personne aimée avive par sa beauté dans l’esprit de l’amant cette (...)

Di quella persona amata l’immagine ne la mente de l’amante avviva con la sua bellezza quella bellezza divina latente che è la medesima anima, e gli dà attualità al modo che gli daria essa medesima bellezza divina esemplare, onde ella si fa divina […]62.

  • 63Œuvres complètes du pseudo-Denys l’Aréopagite, Paris, Aubier-Montaigne, p. 248 et 252.

39Autrement dit l’amour humain est le symbole, « l’allégorie » dirait Léon l’Hébreu, d’un autre amour, l’amour qui n’a pas de fin, qui est plus parfait parce qu’associé au salut de l’âme et à son immortalité. Dans sa Hiérarchie ecclésiastique, dont nous avons ici comme l’écho d’une source lointaine, Denys l’Aréopagite écrivait que « notre salut n’est possible que par notre déification. Et nous défier, c’est ressembler à Dieu et nous unir à lui autant que nous le pouvons ». Et un peu plus loin : « Être déifié, c’est faire naître Dieu en soi63 ». Ce que Léon l’Hébreu veut communiquer et faire sentir, c’est la liberté, la légèreté de l’esprit délivré de toute corporéité, l’essentiel étant d’aimer et d’éprouver son manque. Comme Plotin, et en guise d’exemple fatal à éviter, il rapporte le mythe du beau Narcisse, englué dans la matière :

  • 64Dialoghi d’Amore, p. 334 : « Prends garde, ô Sofia, de ne pas te souiller dans l’amour et la délec (...)

Advertisce adunque, o Sofia che non t’infanghi ne l’amore e dilettazione de le bellezze sensuali, tirando l’anima tua dal suo bello principio intellettuale per sommergerla nel pelago del deforme corpo e brutta materia. Non t’intervenga quel de la favola, di quello che vidde belle forme sculpite in acqua brutta, che volse le spalle a l’originali e seguitò l’ombrose immagini, e si buttò e annegò fra loro ne le turbide acque64.

40Ce que Léon l’Hébreu entend démontrer ici, c’est la difficile conjonction de deux êtres, et que si l’amour humain est si décevant, voire impossible, c’est que pour être conforme à son idée, il doit être surmonté, transcendé, et que ce qui doit l’animer, c’est la nostalgie du divin, l’aspiration à la « connaissance unitive » (conoscimento unitivo), par où la notion de connaissance que nous évoquions au début prend désormais toute sa portée. La connaissance en effet peut se définir comme une opération rationnelle qui ne se fie qu’aux témoignages et aux preuves, alors que l’amour au contraire n’a nul besoin de preuves, étant essentiellement confiance et foi.

  • 65  Denis De Rougemont, Les Mythes de l’amour, Paris, Gallimard, 1961, p. 130-140.

41Plutôt qu’au mythe de Tristan et au rejet de l’absente, tel que le décrivait Denis de Rougemont dans ses Mythes de l’amour65, il faudrait songer à la théorie des stades telle qu’on la trouve chez Kierkegaard. Du stade esthétique de la séduction, il faudrait, sautant par dessus le stade éthique, accéder directement au stade religieux, dans une reprise analogique, chaque stade conservant sa valeur propre, même une fois dépassé. C’est le sens de l’échelle mystique à laquelle fait allusion Filone :

  • 66Ibid., p. 264 : « Quand, Sofia, tu monteras par cette échelle jusqu’au monde céleste et angélique, (...)

Quando, Sofia, salirai per questa scala al mondo celeste e angelico, troverai che quelli che participano più bellezza intellettuale del sommo bello, più conoscono quanto manca al più perfetto de’ creati de la bellezza del suo creatore, e tanto più l’amano e desiano eternalmente fruire nel maggior grado di participazione e unione a loro possibile, ne la quale consiste la loro ultima felicità66.

42L’immense construction intellectuelle érigée par Léon l’Hébreu ne s’est sans doute pas poursuivie davantage, comme si l’exercice risquait de n’être plus qu’un jeu répétitif. Sans véritable conclusion, cet ouvrage introduit à la « connaissance surnaturelle », pour reprendre le titre d’un livre de Simone Weil, et laisse ainsi le lecteur sur l’impression d’une tâche infinie, sans cesse à recommencer. Il s’agit de revêtir l’homme nouveau, comme le vêtement sacerdotal :

  • 67Ibid., p. 357 : « Et cela nous pourrons le faire lorsque nous abandonnerons les vêtements corporel (...)

E questo potremo fare quando noi abbandonaremo la vesti corporee e le passioni materiali, non solamente sprezzando le loro piccole bellezze per quella somma, da la quale quella e le altre molto più degne dependono, ma ancora odiandole e fuggendole, come quelle che ne impediscono l’arrivare a la vera bellezza, in che nostro ben consiste: e per veder quella bisogna vestirsi di monde e pure vesti spirituali, facendo come il sommo sacerdote, che quando nel dì sacro de le perdonanze intrava nel santo santorum, lasciava le dorate vesti piene di preziose gemme, e con vestimenti bianchi e candidi impetrava la grazia e la venia divina67.

  • 68Ibid., p. 193.

43Ainsi au terme de cette véritable odyssée de caractère intellectuel et spirituel, l’on a pu voir, au fil des démonstrations de Léon l’Hébreu s’éclairer les voies diverses de la connaissance. Ce n’est qu’au moyen d’une symbolique universelle, au moyen de purifications successives pour parvenir au bien, ainsi que par la quête esthétique du beau, que l’on prend conscience que toutes ces voies de la connaissance fusionnent en une mystique unitive, le « divin accouplement » (divina coppulazione68). La connaissance ultime est donc bien une sorte de grande métamorphose intérieure dans laquelle se joue, selon des dialectiques variées, toute la vie de l’esprit :

  • 69Ibid., p. 194-195 : « Et c’est là l’heureuse mort causée par l’accouplement de l’âme avec l’intell (...)

E questa è la felice morte che causa la coppulazione de l’anima con l’intelletto, la quale hanno gustata i nostri antichi beati Moise e Aron, e gli altri de’ quali parla la sacra Scrittura, che morirono per bocca di Dio baciando la divinità69.

44En cette « fin du voyage », la langue des mystères a le souci d’évoquer le sanctuaire de l’âme, et la pensée juive triomphe ici en insérant le thème talmudique de la mort par le baiser divin au sein même de l’aspiration transcendante de la tradition néoplatonicienne. Ainsi, là encore, cette immense mosaïque de thèmes et de sources innombrables apparaît comme recréée et revivifiée par une inspiration d’une remarquable cohérence. Une telle vision unitaire dérivait en effet d’une seule grande intuition métaphysique, celle de l’amour conçu comme puissance cosmique, clef et copule de l’univers.

  • 70  Édition consultée : Il Raverta di Giuseppe Betussi, dialogo nel quale si ragiona d’amore e degli e (...)

45Enfin, quelle meilleure preuve de la force de conviction et d’adhésion que peut entraîner à son tour le traité de Léon l’Hébreu que de s’interroger sur l’accueil qu’il reçut et l’interprétation qu’on en donna au sein du public d’alors ? C’est un ouvrage fréquemment cité et qui eut une influence considérable sur les nombreux traités composés à l’époque sur l’amour. Mais l’exemple le plus significatif et peut-être celui fourni par le dialogue Il Raverta de Giuseppe Betussi, dialogue qui lui aussi connut la célébrité. Nous avons fait allusion plus haut à ce livre qui apparaissait comme une sorte “d’application” et de suite aux Dialoghi d’amore. Il s’agit d’un dialogue « dans lequel on parle de l’amour et de ses effets », publié en 1544 à Venise70, qui met en présence trois personnages Francesca Baffa, cortigiana de Venise, Ottaviano Raverta et Ludovico Domenichi. Or, c’est justement le volume de Léon l’Hébreu que Francesca Baffa a entre les mains, et il est dit de ce livre qu’il figure, avec quelques autres, parmi les « livres beaux et utiles », et que son auteur « si divinement a écrit sur l’amour », que Francesca Baffa se propose d’y puiser son inspiration au cours des entretiens qu’elle va avoir avec ses deux amis. Cette dame, « miroir des femmes rares et vertueuses », est en quête d’une définition de l’amour ayant une portée générale. Le point de départ de la discussion va donc être celui de l’amour défini comme désir de beauté qui ne peut s’apaiser que dans la contemplation de Dieu, ou avec plus de précision philosophique encore : « l’amour est un effet volontaire de participer ou d’être fait participant de la chose connue et estimée belle ». Et, de fait, toute la première partie du livre va entreprendre d’évoquer, par touches successives, les notions platoniciennes de la participation et des idées, l’allégorie du rayonnement solaire, l’idée de la beauté de Dieu et l’éclat du souverain bien, le mouvement « des chose supérieures vers les choses inférieures, puis des inférieures aux supérieures », avec l’image du cercle, « un cercle bon, du bon vers le bon perpétuellement tourné », avec enfin la connaissance de Dieu s’accomplissant dans la « copulation divine ». On ne lit rien de philosophiquement serré dans ces développements, mais tout est dit sur le ton de la conversation amicale et mondaine, avec, tout en s’appuyant sur des définitions abstraites, le souci d’illustrer celles-ci par des références et des citations plus familières aux interlocuteurs, et empruntées à Dante, à Boccace, à Pétrarque plus particulièrement, ainsi qu’à d’autres écrivains encore. Avec, çà et là, telle définition qui semble remonter plus haut, jusqu’au Dolce stil novo : « amour, un désir enflammé par l’aimé, qui pénètre par les yeux et descend dans le cœur ». Mais l’allégorie des grands mythes nourrit toujours l’imagination de Giuseppe Betussi, lorsqu’il s’agit d’évoquer ce « manque » qui soulève notre esprit dans la quête des « hauts mystères » de l’amour, quête périlleuse s’il en est, illustrée par les destins tragiques d’Icare, de Phaéton ou de Marsyas condamné à être écorché vif pour avoir osé défier Apollon. Sinon que parfois ces grandes images sont infléchies dans un sens résolument chrétien. Même si Léon l’Hébreu avait envisagé une trina natura, aimé, amant, amour, Giuseppe Betussi va traduire ces mystères dans une vision de la Trinité : c’est le Père qui est comme le « beau embellissant » (bello bellificante), le Fils est à la fois Beauté et Sagesse, l’Esprit étant enfin le « beau embelli » (bello bellificato) qui maintient Père et Fils dans une éternelle union.

46Dans le cours de l’ouvrage ensuite, les questions de caractère psychologique ou littéraire finissent par occuper toute la place dans les discussions. On se demande alors, en s’interrogeant sur les pouvoirs de l’amour, si un avare peut aimer, quel est l’amour le plus ardent, celui du timide ou du hardi, qui, de l’homme ou de la femme aime avec le plus de ferveur, qui est le plus constant de l’homme ou de la femme, avec des questions sur la persévérance, la timidité, la fidélité, la jalousie, la haine, la cruauté, etc. Anecdotes et nouvelles sont introduites afin de répondre à la question si on peut ou non mourir d’amour, si l’amour peut rendre sage un fou ou fou un sage, le choix que l’on doit faire ou l’âge que l’on doit avoir pour aimer. Toutes ces questions de société qu’aujourd’hui l’on ne manquerait pas de trouver “modernes”… On en vient même à se demander si l’amour sert à quelque chose, et s’il ne vaudrait pas mieux qu’il ne fût pas : occasion de rappeler les bienfaits et les méfaits de l’amour.

47Avec cette casuistique amoureuse, nous voilà certes bien loin des arguments et des raisonnements érudits développés par Léon l’Hébreu, mais après tout, Giuseppe Betussi n’était pas philosophe et se proposait d’écrire tout autre chose, et ce faisant d’ailleurs, il a composé un ouvrage de vulgarisation de caractère tout différent et personnel.

48A peine vers la fin du dialogue a-t-il le souci de rattraper la question initiale par le biais de l’image mystique de l’échelle et de ses degrés à gravir pour accéder aux splendeurs célestes : « l’amour véritable non seulement ne nous prive pas d’aimer et de servir Dieu, mais il nous enflamme et nous guide davantage encore, car il est l’échelle qui nous porte jusqu’à la bonté divine. Et l’on dit bien échelle, et l’on ne pouvait pas mieux dire, car c’est de degré en degré que l’on va s’élevant du plus imparfait au moins imparfait, jusqu’à tant qu’on parvienne au parfait, et plus haut, du parfait à la divinité ».

49Quant à la question de savoir si un homme de leur connaissance aime ou non réellement une femme qu’il dit aimer, « si l’heure n’était pas si tardive », chacun s’offre à en débattre un autre jour, et Francesca Baffa demande qu’une telle promesse ne soit pas oubliée.

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Notes

1  L’essentiel de ces renseignements a été emprunté à l’édition des Dialoghi d’Amore, a cura di Santino Caramella, Bari, Laterza, 1929. C’est aussi l’édition qui sera utilisée tout au long de cette étude. D’autres renseignements proviennent du livre de Suzanne Damiens, Amour et intellect chez Léon l’Hébreu, Toulouse, Privat, 1971. Voir aussi l’étude de Roland Goetchel, Isaac Abravanel, conseiller des princes et philosophe, Paris, Albin Michel, 1996.

2Dialoghi d’Amore, p. 409, vers 45-48.

3Ibid., p. 400, vers 107-111.

4Ibid., p. 395, vers 1 et suiv.

5Mariano Lenzi a la valorosa madonna Aurelia Petrucci in Dialoghi d’Amore, p. 1-2.

6Ibid., p. 5 : « Te connaître, ô Sofia, cause en moi amour et désir ».

7Ibid., p. 32 : « Le Dieu infini, on l’aime d’autant plus qu’on le connaît ».

8Ibid., p. 162.

9Ibid., p. 164 et 165 : « Non seulement il y aurait manque de bonheur s’il y avait manque d’amour, mais le monde n’aurait en lui nulle existence ni aucune chose, s’il n’y avait l’amour » ; « l’amour est un esprit vivifiant qui pénètre le monde entier, et c’est un lien qui maintient tout l’univers ».

10Ibid., p. 280-281 : « Nous avons parlé de l’amour de l’univers d’une manière plus universelle que ne l’a fait Platon dans son Banquet parce que nous, ici, nous traitons du principe de l’amour dans tout le monde créé, et lui seulement dans le principe de l’amour humain ».

11  Pour le « microcosmos », voir Dialoghi d’Amore, les pages 85, 90, 91, 356. Dieu est vu comme le peintre du monde (ibid., p. 193).

12Ibid., p. 50 : « […] je juge à partir de l’expérience à laquelle on doit croire plus qu’à toute autre raison ».

13Ibid., p. 328.

14Ibid., p. 211 : « ce qu’on aime, quelquefois on le touche, on le chérit, on le choisit, on le souhaite et on le veut, et puis aussi on le désire ».

15Ibid., p. 212 : « Donc l’amour, tout comme le désir, doit être celui des choses qui, en quelque sorte, viennent à manquer : aussi Platon définit-il l’amour appétit d’une chose bonne dans le but de la posséder toujours, car dans le toujours on inclut le manque perpétuel ». Voir aussi les pages 113, 155, 157.

16  Sur « l’anima del mondo », ibid., p. 324 et 325.

17  Pour « le grand animal », ibid., p. 86.

18  Pour « l’animale spirituale », ibid., p. 92.

19Ibid., p. 72.

20Ibid., p. 74-75 : « Et les plantes, les herbes et les arbres ont tant d’amour pour la terre mère leur génitrice que jamais, à moins d’être corrompus, ils ne veulent s’écarter d’elle ; bien plus, avec les bras de leurs racines ils l’embrassent avec affection, comme font les enfants avec les mamelles de leur mère. Et cette même terre, telle une mère pleine de compassion, avec beaucoup de charité et d’amour, non seulement les engendre, mais va jusqu’à se soucier de les nourrir toujours de sa propre humidité qu’elle arrache de ses entrailles jusqu’à son écorce afin de maintenir ses créatures de cette manière, comme fait la mère qui tire le lait de ses viscères à ses mamelles afin d’allaiter ses enfants. Et si vient à manquer l’humidité qu’elle entend leur donner, par ses prières et ses supplications, elle la demande au ciel et à l’atmosphère ; elle l’achète et la négocie avec les vapeurs qui s’élèvent et grâce auxquelles s’engendre l’eau de pluie pour nourrir ses plantes et ses animaux. Quelle mère pourrait être davantage emplie de piété et de charité envers ses enfants ? ».

21  Pour Mercure, ibid., p. 136 et 137.

22  Voir à ce sujet Marie-Dominique Chenu, La théologie au douzième siècle, Paris, Vrin, 1976, p. 88.

23Dialoghi d’Amore, p. 156 : « Dieu qui est la fontaine de laquelle tout leur être et leur bien dérivent ».

24Ibid., p. 378.

25Ibid., p. 350 : « simulacre et image corporelle de l’incorporelle divinité ».

26Ibid., p. 140 à 144 ; p. 166 et 167, Apollon et Daphné. Voir également p. 114-116, Pan et Syrinx.

27Ibid., p. 332 : « l’inquiète matière, mère des beautés sensibles », la « matière nécessiteuse privée de tout acte et puissance pure ».

28  Francesco Flamini, Il Cinquecento, Milan, Vallardi, 1901, p. 380. Pour la connaissance de cette vision pré-scientifique du monde, il faut avoir présents à l’esprit ces deux grands classiques : Ernst Cassirer, Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance, Paris, Éditions de Minuit, 1983 ; et Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1980.

29Dialoghi d’Amore, p. 83 et 371.

30  Moïse Maïmonide, Le Guide des égarés, suivi du traité des huit chapitres, Lagrasse, Verdier, 1979, p. 14 et 15.

31Dialoghi d’Amore, p. 314.

32Ibid., p. 237.

33Ibid., p. 351-353.

34Ibid., p. 99 et suiv. : « S’ils ont voulu dire ces choses avec tant d’artifice et de restriction, c’est pour de multiples raisons. La première, parce qu’ils estimaient qu’il était odieux à la nature et à la divinité de révéler de si excellents secrets à tout un chacun et en cela ils ont eu certainement raison, car manifester trop ouvertement la science vraie et profonde, c’est dénaturer ceux qui sont impropres à cette science, car dans leur esprit elle s’altère et se gâte, comme le bon vin dans un mauvais vaisseau. De cette adultération dérive une universelle corruption des doctrines auprès de tout le monde et elle ne cesse de se corrompre encore davantage, d’intelligence inapte en intelligence inapte. Ce mal provient de trop découvrir les choses scientifiques, et à notre époque, à cause de l’abondance de paroles des modernes, il est devenu si contagieux que l’on peine à trouver un vin intellectuel que l’on puisse boire et ne soit pas frelaté. Mais aux temps anciens, on enfermait les secrets de la connaissance intellectuelle sous les écorces de la fable avec très grand art afin qu’on ne les puisse pénétrer qu’avec une intelligence apte aux choses divines et intellectuelles et un esprit gardien des sciences véritables qui ne soit pas corrupteur de ces mêmes sciences ».

35Ibid., p. 136 et suiv.

36Ibid., p. 133 : « Non seulement scientifique, mais aussi utile est l’allégorie de cette fable » ; voir à ce sujet l’étude de Marco Ariani, Imago fabulosa: mito e allegoria nei «Dialoghi d’Amore» di Leone Ebreo, Rome, Bulzoni, 1984.

37Ibid., p. 130-131 : « car l’amour est toujours jumeau et réciproque, et son fruit est noir pour signifier que l’amour donne un fruit mélancolique et angoissant ».

38Ibid., p. 139 : « ainsi les deux natures ensemble mêlées produisent une volupté contrefaite et non naturelle ».

39Ibid., p. 127.

40Ibid., p. 142.

41Commentaire sur le Banquet de Platon, oratio prima, caput IV : « Lorsque nous disons Amour, comprenez désir de beauté » ; dans les Dialoghi d’Amore, voir p. 218.

42Dialoghi d’Amore, p. 5.

43Ibid., p. 172.

44Ibid., p. 61 : « l’ennemie de ma santé ».

45Ibid., p. 391 : « quant à l’autre union corporelle que les amants souhaitent ordinairement, je ne pense ni ne voudrais qu’en toi ni en moi se trouvât aucun désir. De même en effet que l’amour spirituel est tout plein de bien et de beauté, et que tous ses effets sont convenables et salutaires, de même je crois que l’amour charnel est plutôt mauvais et difforme, et ses effets pour la plupart fâcheux et dommageables […]».

46Ibid., p. 387 : « si dans l’univers entier et dans chacune de ses parties l’amour a pris naissance, en toi seule il me semble qu’il ne naquit jamais ».

47Ibid., p. 329.

48Montaigne, Essais, III, 5.

49  Giuseppe Saitta, Il pensiero italiano nell’Umanesimo e nel Rinascimento. II: Il Rinascimento, Florence, Sansoni, 1961, p. 83-113.

50Dialoghi d’Amore, p. 428-429.

51Ibid., p. 428.

52Ibid., p. 187.

53Ibid., p. 260.

54Ibid., p. 351.

55Ibid., p. 292-307.

56Ibid., p. 296.

57  Marsile Ficin, Théologie platonicienne, Paris, Les Belles Lettres, 1964, tome 1, p. 230 : « se rendre soi-même incorporel, c’est-à-dire détacher autant qu’on le peut son esprit du mouvement, du sens, de l’affect, de l’imagination corporelle ».

58Dialoghi d’Amore, p. 171-178. Voir à ce sujet Edgar Wind, Misteri pagani nel Rinascimento, Milan, Adelphi, 1971, chap. 10 : Amor come dio di morte, p. 190-191.

59Ibid., p. 342.

60Ibid., p. 387.

61Ibid., p. 388 : « Il est vrai que je t’ai dit que la suprême beauté est la sagesse divine, et que celle-ci résidant en toi dans la conformité et grâce de la personne aussi bien que dans l’angélique disposition de l’âme, en dépit d’un certain manque de pratique, une telle sagesse brille en toi de telle manière que ton image s’est faite et a été estimée divine en mon âme et que je l’ai adorée en tant que telle ».

62Ibid., p. 389 : « L’image de la personne aimée avive par sa beauté dans l’esprit de l’amant cette beauté divine latente, qui est l’âme même, et l’actue comme le ferait la beauté divine exemplaire : aussi se fait-elle divine».

63Œuvres complètes du pseudo-Denys l’Aréopagite, Paris, Aubier-Montaigne, p. 248 et 252.

64Dialoghi d’Amore, p. 334 : « Prends garde, ô Sofia, de ne pas te souiller dans l’amour et la délectation des beautés sensibles en tirant ton âme hors de son beau principe intellectuel pour la plonger dans le marécage du corps difforme et de la hideuse matière. Ne fais pas comme ce personnage de la fable qui, apercevant de belles formes reflétées sur une eau sale, tourna le dos aux eaux pures pour suivre de ténébreuses images, et ainsi se précipita et se noya au sein des eaux troubles ».

65  Denis De Rougemont, Les Mythes de l’amour, Paris, Gallimard, 1961, p. 130-140.

66Ibid., p. 264 : « Quand, Sofia, tu monteras par cette échelle jusqu’au monde céleste et angélique, tu trouveras que ceux qui partagent le plus la beauté intellectuelle du beau souverain, connaissent mieux tout ce qui manque de la beauté du créateur à la plus parfaite des créatures ; et ils l’aiment d’autant plus et désirent éternellement en jouir au plus haut degré de participation et d’union qui leur est possible, et dans lequel consiste leur suprême félicité ».

67Ibid., p. 357 : « Et cela nous pourrons le faire lorsque nous abandonnerons les vêtements corporels et les passions matérielles, non seulement en méprisant leurs mesquines beautés pour la beauté suprême dont celle-ci et bien d’autres plus dignes dépendent, mais aussi en les haïssant et les fuyant puisqu’elles nous empêchent de parvenir à la beauté vraie où réside notre bien. Afin de la contempler, il nous faut revêtir des robes spirituelles nettes et pures, comme le grand prêtre qui, le jour sacré du pardon en pénétrant dans le Saint des Saints, laissait ses vêtements dorés ornés de précieuses gemmes, et dans des robes blanches immaculées gagnait la grâce et l’indulgence divines ».

68Ibid., p. 193.

69Ibid., p. 194-195 : « Et c’est là l’heureuse mort causée par l’accouplement de l’âme avec l’intellect que nos anciens bienheureux Moïse et Aaron ont goûté, ainsi que ceux dont parle l’Écriture Sainte en disant qu’ils moururent par la bouche de Dieu, en baisant la divinité ».

70  Édition consultée : Il Raverta di Giuseppe Betussi, dialogo nel quale si ragiona d’amore e degli effetti suoi, con la vita dell’autore scritta da Giambattista Verci, Milan, G. Daelli, 1864.

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Pour citer cet article

Référence papier

Michel Arnaud, « Dire l’amour selon Léon l’Hébreu »Cahiers d’études italiennes, 2 | 2005, 161-185.

Référence électronique

Michel Arnaud, « Dire l’amour selon Léon l’Hébreu »Cahiers d’études italiennes [En ligne], 2 | 2005, mis en ligne le 15 octobre 2006, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cei/258 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cei.258

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Auteur

Michel Arnaud

Université Stendhal - Grenoble 3

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Droits d’auteur

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