Navigation – Plan du site

AccueilNuméros2De l’art de persuader à l’art de ...

De l’art de persuader à l’art de bien juger et de bien dire : la rhétorique chez Sperone Speroni

Patrizia De Capitani
p. 131-159

Texte intégral

  • 1  Vers la fin de sa vie, Speroni caressa l’idée de publier une édition définitive de ses dialogues, (...)
  • 2  L’édition des Dialogi parut à Venise chez les fils d’Alde Manuce ; l’édition de 1542 comprend les (...)
  • 3  On trouvera le récit de sa vie dans le dernier volume de l’édition des œuvres de Speroni procurée (...)
  • 4  Sur l’inachèvement du Dialogo della Retorica, voir l’anecdote reprise par Mario Pozzi d’après l’éd (...)
  • 5  Par rhétorique, nous entendons la rhétorique persuasive héritée de l’antiquité classique, dont Cic (...)
  • 6  Les trattatelli se trouvent tous dans le tome V des Opere de Speroni, alors que le fragment du dia (...)

1Sperone Speroni (1500-1588) a choisi d’exprimer ses idées sur la littérature, la philosophie, les langues, l’amour, les femmes, parmi d’autres sujets, dans des dialogues dont il n’a pas donné d’édition définitive de son vivant1. La première édition de ces dialogues, qui remonte à 1542, n’est pas elle-même de son fait, mais est due à son ami Daniele Barbaro qui la fit imprimer, sans doute avec l’accord de Speroni, à la suite d’un fâcheux épisode de plagiat qui impliqua Alessandro Piccolomini2. L’ouverture, le fragment, voire l’inachèvement, caractérisent tant l’œuvre que la biographie du Padouan Speroni3, qui reste pourtant fidèle au principe du dialogue qu’il pratiqua tout au long de sa vie. Une exception notable à ce choix est constituée par l’Apologia dei Dialogi, œuvre tardive, remontant à 1574, et qu’il écrivit pour effacer les soupçons, suscités à son encontre par un anonyme gentilhomme romain, d’avoir écrit contre la doctrine de l’Église. Outre l’Apologia, dans laquelle par ailleurs Speroni confirme sa confiance inébranlable dans le dialogue socratique, celui-ci ne s’écarte de la forme dialoguée que dans quelques brefs traités, concernant essentiellement la rhétorique, et dans des discours prononcés dans des occasions diverses. À cet égard s’imposent deux constats. Tout d’abord, Speroni, homme qui a délibérément opté pour la forme ouverte et flexible du dialogue contre la fermeture et la rigueur du traité, choisit généralement cette dernière forme, ou plus précisément le trattatello, souvent non abouti ou brusquement interrompu dans son développement, pour exprimer ses idées sur la rhétorique qui est au cœur de ses préoccupations littéraires, civiques et humaines. En deuxième lieu, il faut rappeler que Speroni a également consacré un important dialogue à la rhétorique, qui est pratiquement le seul de ses grands dialogues à ne pas avoir été terminé4. Faut-il voir là une sorte de gêne face à la définition de la rhétorique ? Une gêne peut-être engendrée par la difficulté d’aborder de manière adéquate le sujet sur lequel il a le plus réfléchi ? On objectera que chez Speroni, comme chez ses contemporains, la question de la rhétorique est partout présente et ne concerne pas seulement les écrits qui la mentionnent explicitement5. Cela étant, il demeure vrai que pour mener à bien une étude sur l’art de persuader selon l’auteur des Dialogi il vaut mieux partir des écrits qu’il a spécifiquement consacrés à ce sujet, même s’il sera parfois nécessaire d’en dépasser les limites. Le corpus sur lequel nous nous sommes penché comporte ainsi le Dialogo della retorica, les petits traités Dell’arte oratoria, Del genere giudiciale, Del genere demonstrativo, Sopra il libro II della Retorica d’Aristotile, Della narrazione oratoria e istorica, Della imitazione, le dialogue inachevé Sopra Virgilio et le Dialogo delle Lingue qui, comme son titre l’indique, ne concerne pas directement la rhétorique, mais la langue, qui est la matière première de la rhétorique6.

  • 7  Les caractéristiques essentielles du dialogue à la Renaissance ont été synthétisées par Anne Godar (...)
  • 8 S. Speroni, Apologia dei Dialoghi, in Trattatisti…, ouvr. cité, p. 684 : « Ogni dialogo sente non p (...)

2Nous commencerons par analyser la définition en négatif de la rhétorique qui se dégage des dialogues et des trattatelli, c’est-à-dire ce qu’elle ne devrait pas être ; nous verrons ensuite ce qu’elle devrait en revanche être et quel rôle social lui est attribué par les différentes voix qui s’expriment dans les textes de Speroni que nous avons examinés. À l’intérieur des dialogues, les opinions de l’auteur pour ou contre une certaine conception de la rhétorique ne s’identifient pas forcément avec celles qu’exprime tel ou tel autre personnage participant au débat7. À ce propos, il est peut-être intéressant de retenir d’entrée de jeu que Speroni lui-même a défini ses dialogues comme des comédies où les idées débattues tiennent lieu de personnages8. Ce qui l’intéresse est en effet de fournir la vision la plus complète possible sur un sujet en intégrant à la discussion les points de vue les plus divers. Il revient alors au lecteur de se faire une opinion à partir de tout ce qu’il a entendu dire au cours des discussions. Et cela vaut aussi pour les petits traités que nous prenons en considération, qui sont souvent des textes préparatoires à ceux plus aboutis des dialogues. Nous vérifierons finalement, en guise de conclusion, l’impact qu’ont eu sur l’écriture de Speroni ses convictions théoriques en nous arrêtant notamment sur quelques figures et artifices stylistiques récurrents dans ses textes.

Une vision critique affirmée

  • 9  Au sujet de Cicéron, Soranzo précise qu’il a été plus un orateur qu’un rhéteur, c’est-à-dire qu’il (...)

3La question qui anime la discussion sur la rhétorique dans l’œuvre de Speroni concerne la place, la nature et surtout la pratique de celle-ci dans la culture et plus en général la vie de son époque. Car, comme l’observe Soranzo, l’un des interlocuteurs du Dialogo della Retorica, ni Cicéron ni Quintilien n’ont su donner des règles et des préceptes clairs et précis pour ceux qui voudraient s’essayer à cet art exigeant et difficile9. Soranzo se demande ensuite si le toscan littéraire, codifié par Bembo dans ses Prose della volgar lingua (1525), est adapté pour traiter les trois types de causes oratoires – judiciaire, délibérative et démonstrative – qui n’ont rien à voir avec les nouvelles de Boccace, lesquelles constituent le modèle le plus abouti pour la prose vulgaire. Que devra donc faire l’auteur moderne pour parfaire son éloquence, de quels modèles devra-t-il s’inspirer ? Soranzo espère que ses deux interlocuteurs pourront l’aider à résoudre ses doutes :

  • 10 « De plus, je me demande si l’art oratoire de la langue latine convient aux autres langues, en part (...)

Oltra di questo, io sono in dubio, se l’arte oratoria della lingua latina si convegna con l’altre lingue, spetialmente con la toscana che noi usiamo hoggidi; nella quale io ho opinione che a dilettare alcun maninconico, imitando il Boccaccio, qualche novella si possa scrivere senza più; cosa veramente diversa dalle tre guise di cause, le quali da latini scrittori sola, et generale materia della loro arte retorica, si nominarono. Da questi adunque, et da altri tai dubij che di continuo mi s’aggirano nell’intelletto, infin’hora non ho trovato chi mi svilluppi10.

  • 11  Par son Dialogus Ciceronianus sive de optimo genere dicendi Érasme entendait moins attaquer l’éloq (...)
  • 12  Valerio déclare en effet au début du dialogue : « Voi apparecchiatevi non solamente ad udire, ma a (...)
  • 13  Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et « res litteraria » de la Renaissance au seuil d (...)

4Déjà la manière dont est formulée la question de Soranzo laisse comprendre que l’issue du débat ne sera peut-être pas si favorable à l’éloquence cicéronienne qu’Érasme avait condamnée dans son dialogue Ciceronianus, paru à Bâle en 1528, un an tout juste avant la date où est censé se dérouler le Dialogo della Retorica11. Comme on l’a déjà dit, ce dernier est inachevé et ne développe que l’argumentaire de Brocardo, auquel Valerio aurait dû répondre par des arguments contraires12. Ce dernier n’en contient pas moins, à l’instar des autres textes sur la rhétorique de Speroni, certaines critiques à côté d’aspects plus favorables à la rhétorique cicéronienne. Certes Marc Fumaroli range l’auteur des Dialogi parmi les tenants du cicéronianisme, mais notre impression est que pour Speroni Cicéron est un peu comme l’ombre encombrante d’un père dont il voudrait s’émanciper sans y parvenir réellement. Sa pensée, ainsi que celle de ses contemporains, est nourrie de l’œuvre de Cicéron au point que même lorsqu’il croit prendre ses distances par rapport au rhéteur romain, il n’y arrive pas tout à fait. Sans vouloir appliquer à Speroni des étiquettes simplistes trouvées à posteriori par la critique, on retiendra la juste observation de Marc Fumaroli selon lequel « dans le domaine louvoyant de la rhétorique, où l’on est toujours le sophiste de quelqu’un, ce n’est qu’au prix d’une simplification polémique, et risquée, que l’on peut diviser l’éloquence en deux camps ; l’un des justes et l’autre des coupables13 ». À travers la sophistique, on entendait alors stigmatiser un art du discours qui tendait à dissocier forme et sens, expression et contenu. C’est sur ce plan de la recherche d’une éloquence n’encourant pas ce défaut que se situe la contribution de Speroni à la réflexion sur la rhétorique. C’est là son souci majeur et le fil rouge qui orientera notre lecture de ses écrits, non exempts d’incohérences et de contradictions.

5Après que Soranzo a exprimé ses doutes, la parole passe à Brocardo. Celui-ci, sous prétexte de lui répondre, en profite pour exposer son point de vue sur la rhétorique, alors que ses deux autres interlocuteurs, Soranzo et Valerio, se bornent à lui poser les questions permettant de faire progresser le débat. Cette circonstance est importante pour interpréter d’une manière correcte le Dialogo della Retorica. Les opinions de Brocardo ne sauraient se confondre avec celles de l’auteur ni de ses deux autres interlocuteurs, d’où l’exigence de confronter les idées de ce personnage avec ce que Speroni a dit dans ses autres écrits sur l’art de persuader. Au cours de ses interventions, Brocardo précise par la négative ce que n’est pas selon lui la rhétorique et ce que doit éviter l’orateur. Il met à la fin ce dernier en garde contre les risques d’une certaine conception de la doctrine de l’imitation.

  • 14 « Ora, mentre che noi ridiamo e giuochiamo, o Brocardo, il Cardinale don Ercole col Priuli e col Na (...)
  • 15 « Le bien parler au profit de l’avoir, des personnes et de l’honneur des mortels » (Dialogo della R (...)

6Dès le début du Dialogo della Retorica est établie, de manière indirecte, une nette démarcation entre la rhétorique et la philosophie. Avant même d’entamer la discussion sur l’art de persuader, les interlocuteurs font en effet allusion à un autre débat, autour de l’immortalité de l’âme, qui se serait déroulé en même temps que le leur chez l’ambassadeur vénitien Gasparo Contarini14. C’est là une manière de nous faire comprendre que Brocardo, Soranzo et Valerio écartent ce type de discussion spéculative pour aborder un aspect essentiel de la vie civile, en l’occurrence l’art oratoire : « Il parlar bene », comme le dit Soranzo, « a beneficio dell’avere, delle persone, et dell’onor de’ mortali15 ». Les interlocuteurs du Dialogo della Retorica entreprennent donc de débattre de la rhétorique antique, ou cicéronienne, malgré les réserves de Soranzo sur la possibilité de continuer à la pratiquer à l’époque moderne. C’est en ce sens, nous semble-t-il, qu’il faut interpréter ses doutes sur la difficulté d’exercer l’art oratoire antique en toscan. Et nous verrons que cette réserve mentale de Soranzo est assumée par Brocardo.

  • 16  Au sujet de la distinction entre rhétorique et philosophie, il est d’usage de rappeler que Speroni (...)

7Celui-ci entame la discussion en observant que la spéculation philosophique exige des connaissances et des qualités que peu d’esprits possèdent, ce qu’en revanche ne requiert pas un débat autour de l’art de bien dire, qui peut être le sujet d’une discussion agréable non moins que savante entre “honnêtes gens” comme le sont les trois interlocuteurs du dialogue de Speroni16. Un autre présupposé essentiel qui sépare la philosophie de l’art de persuader concerne, toujours d’après Brocardo, leurs finalités divergentes : la spéculation philosophique prétend arriver à la vérité, tandis que l’orateur se contente de nous communiquer non pas la vérité profonde des choses, mais une sorte de vérité apparente, telle qu’elle est perçue par la majorité des personnes. À travers cette manière de procéder, l’orateur se rapproche du peintre qui, en s’aidant du pinceau comme l’orateur le fait avec la plume, reproduit

  • 17 « […] mon enveloppe extérieure, qui est sous les yeux de chacun ; de même, pour faire un bon discou (...)

[…] la estrema mia superficie, nota agli occhi di ciascheduno ; similmente a ben orare in ogni materia basta il conoscere un certo non so che della verità, che di continuo ci stà innanzi, si come cosa la quale ne i nostri animi naturalmente di saperla desiderosi, volle imprimer Domenedio17.

  • 18  Le rapport étroit entre peinture et littérature a été développé par les théoriciens entre 1550 et (...)
  • 19  L’art de la parole, écrit Cicéron, « est à découvert, à la portée, pour ainsi dire, et à la dispos (...)

8Deux éléments nous frappent dans cette citation. D’une part, le lien établi entre l’orateur et le peintre souligne l’importance de la dimension esthétique du discours oratoire, qui doit posséder une beauté immédiatement perceptible par le spectateur18. De l’autre, l’accent est mis sur l’intérêt naturel et spontané, voire inné, des hommes à l’égard de ces simulacres de vérité que communique l’orateur et qu’ailleurs Speroni fait coïncider avec l’opinion. Autrement dit, l’orateur, comme le peintre, est celui qui sait dire dans un langage qui plaît des choses susceptibles d’intéresser, sinon tout le monde, du moins le plus grand nombre19. Il n’en va pas de même de la spéculation philosophique qui n’intéresse, comme on l’a dit, qu’un nombre restreint de savants. L’orateur a encore sur le philosophe l’avantage que l’apprentissage de son art se fait plus agréablement et plus vite que celui de la vérité philosophique. Celle-ci ne s’atteint qu’après de longues années d’études pénibles « nelle scole » (« dans les écoles »), donc à l’écart du commerce humain dont ne pouvait se passer l’auteur du Dialogo della Retorica.

  • 20 « Troppo erra chi ha opinione che ‘l suo intelletto [de l’orateur], che non sa nulla, sia uno armar (...)
  • 21  Cicéron expose cette conception du savoir de l’orateur dans son dialogue De Oratore, conçu et rédi (...)
  • 22  Sur la conscience historique de Speroni, voir Riccardo Scrivano, « Cultura e letteratura in Speron (...)

9Après avoir indiqué les différences de nature existant entre la rhétorique et la philosophie, Brocardo prend ses distances par rapport à certains principes et règles énoncés par Cicéron dans le De Oratore. Il se démarque par exemple de l’opinion cicéronienne d’après laquelle le bon orateur devrait posséder le savoir le plus vaste dans les domaines les plus divers puisqu’il est amené à parler de tout20. Cette conception cicéronienne répugne à Brocardo d’un côté pour les raisons déjà évoquées relatives à la différence entre la formation du philosophe et celle de l’orateur, et de l’autre parce que l’idée était née d’une polémique ayant eu lieu à l’époque du rhéteur romain21. La position de Brocardo sur la culture de l’orateur procède donc moins de la critique d’une opinion de Cicéron que de l’affirmation du principe, cher à Speroni, selon lequel, pour fonder leur art de persuader, ses contemporains doivent davantage se conformer aux besoins de leur époque qu’à l’autorité de Cicéron22.

10Nous ne pénétrons au cœur du débat sur la rhétorique que lorsque Soranzo soulève la question déterminante, qui revient avec insistance aussi dans les trattatelli, de la manière dont l’orateur doit persuader :

  • 23 « […] dites-moi au moins une chose, puisque la tâche de l’orateur est de persuader ceux qui l’écout (...)

[…] ditemi almeno una cosa, cioè, che sendo uffitio dell’oratore il persuader gli ascoltanti dilettando, insegnando, et movendo; in qual modo di questi tre, più convenevole all’arte sua con maggior laude di se, rechi ad effetto il suo desiderio23.

  • 24 « Il diletto sia la virtù dell’oratione: onde ella prende la bellezza et la forza a persuader chi l (...)
  • 25 « Par le discernement (de l’auteur), par le consentement et le plaisir de l’auditoire » (Dialogo de (...)
  • 26Ibid., note 1.

11Brocardo lui répond sans hésiter que c’est en plaisant à son auditoire, c’est-à-dire par le « diletto », que l’orateur est le plus susceptible de le persuader et de le rallier à sa cause24. Brocardo poursuit en faisant une distinction entre la manière de persuader des philosophes, qui essayent de convaincre « con la causa trattata » (« par la cause traitée »), c’est-à-dire par la solidité de leur doctrine, et l’orateur qui y parvient « con l’arbitrio, col nuto, et col piacere de gli auditori25 ». Le « nuto » correspond, comme le souligne Pozzi, à la libre adhésion, au consentement spontané des auditeurs au discours de l’orateur26.

  • 27  On lit par exemple au début du De Oratore de Cicéron : « l’éloquence en déployant sa force n’a qu’ (...)
  • 28  Speroni rapporte que pour Platon la rhétorique était une « mala arte » puisque « lusingando il giu (...)
  • 29  Le terme mos, moris est la traduction d’éthos, manière de se comporter, d’agir, mœurs (bonnes ou m (...)
  • 30Rhétorique 1365a : « On persuade par le caractère, quand le discours est de nature à rendre l’orat (...)

12Le « diletto » tant prisé par Brocardo, et sur lequel on reviendra, est à opposer non pas au « movere » en soi, mais à une manière malhonnête de persuader qui fait violence aux émotions de l’auditoire. La question du « movere » chez Speroni est à mettre directement en rapport avec Cicéron, auquel Brocardo reproche à plusieurs reprises de lui avoir accordé trop d’importance27. La surévaluation de ce moyen de persuasion est selon lui mauvaise pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il fait perdre de vue le discours oratoire en soi pour se concentrer sur ses effets sur l’auditoire. En second lieu, dans son petit traité DellArte oratoria, Speroni rappelle que Platon avait condamné l’art oratoire en raison de l’accent mis sur le movere, qui pour le philosophe grec n’est qu’une manière de flatter le juge en influençant son jugement28. À travers le movere Speroni attaque, sur la lancée de Platon, non pas la rhétorique tout court, mais la mauvaise rhétorique, c’est-à-dire la sophistique, correspondant au mensonge et à la mauvaise foi. Mais n’y aurait-il pas une autre manière, acceptable et bonne cette fois-ci, d’agir sur les émotions des hommes ? Speroni, qui dans le Dialogo della Retorica avait insisté sur l’incompatibilité entre la science du philosophe et l’art du rhéteur, trouve malgré tout une réponse à sa question dans l’œuvre d’un philosophe, c’est-à-dire dans la Rhétorique d’Aristote, précisément là où celui-ci parle des manières de persuader propres au genre démonstratif. Speroni observe ainsi dans son trattatello sur l’art oratoire qu’Aristote voit dans le mos la preuve propre au style démonstratif29. Par mos, le philosophe grec entendait essentiellement le caractère de l’orateur, en voulant dire par là qu’un orateur honnête était plus apte à gagner la confiance de l’auditoire qu’un autre moins honnête, pourvu que son discours fût digne de foi. Autrement dit, Aristote croyait que la bonne réputation de l’orateur pouvait rendre encore plus persuasif un discours qui l’était déjà en soi par ses qualités morales et stylistiques30. Sous-jacente à la formulation d’Aristote se trouve l’idée qu’un orateur vertueux ne peut produire qu’un discours vertueux et qu’un discours honnête ne peut venir que d’un orateur honnête. Aristote substitue donc à une catégorie psychologique telle que le movere, qui se fonde sur un choix délibéré de séduire l’auditoire, la catégorie morale du mos, qui est innée chez l’orateur et qui par conséquent ne prévoit ni calcul ni effort de sa part. Le philosophe grec n’a jamais dit que le mos était une forme de persuasion plus efficace que le movere. Mais Speroni n’hésite pas à accomplir le pas qu’Aristote n’a pas osé franchir (« Facciamo noi quel che non fa Aristotele ») et à déclarer :

  • 31Del genere demonstrativo, in Sperone Speroni, Opere, Venise, Domenico Occhi, 1740, t. V, p. 549 : (...)

[che il mos] sia miglior prova del movimento è cosa nota : perché il mos opera existimatione virtutis, che è cosa bonissima ; ed ha rispetto allo intelletto, e non alli affetti, al quale intelletto mostra che sia da preferir l’onesto e la laude alla vita biasimevole31.

  • 32 « Elle ne nous émeut pas, mais nous calme en nous consolant dans nos propres misères » (Del genere (...)
  • 33 « Au penchant des émotions » (Dialogo della Retorica, p. 644).
  • 34 « De cette manière dont nous agissons lorsque nous nous efforçons de soulever les choses lourdes et (...)
  • 35  En ce qui concerne le mos « bisogna che sia invenzione e giudicio dell’orator in quanto orator : p (...)

13D’après Speroni le mos est un meilleur moyen de persuasion que le movere car il fait appel aux facultés rationnelles de l’homme, plutôt qu’aux émotions. Et la raison pousse spontanément l’homme à choisir ce qui est bon pour lui. En revanche une persuasion s’adressant surtout aux passions et aux émotions n’aurait pas les mêmes effets positifs, car nous savons comment sous l’effet aveuglant de la passion et des émotions il est possible de faire des choix contraires à notre bien. Si la persuasion qui fait appel aux ressources émotionnelles de l’homme trouble, bouleverse, excite les passions, la persuasion qui se fonde sur le mos a pour effet contraire et bénéfique de calmer les esprits, car elle « non pur move, ma acqueta, consolandoci nelle nostre miserie proprie32 ». Cette persuasion, loin d’accentuer le penchant de ceux qui écoutent, sait se conformer « all’inclinazion dell’affetto » de l’auditoire33. Elle agit sans forcer le public et non pas « in quel modo che noi moviamo le cose gravi all’insù et le leggere all’ingiù »34, Speroni accentue ensuite bien plus qu’Aristote l’idée que ce type de persuasion par le caractère doit être plutôt une qualité du discours oratoire que de la personnalité de l’orateur35. La catégorie éthique et rationnelle du mos correspond donc à la catégorie esthétique du « diletto » dont parlait Brocardo dans le Dialogo della Retorica, dans la mesure où elle aussi appartient au discours et n’est aucunement un artifice extérieur mis en œuvre par l’orateur.

  • 36  Après avoir constaté que Démosthène fut « plus philosophe » que Cicéron, Speroni observe : « Non è (...)

14De ce que nous venons d’observer peuvent être tirées quelques conclusions. D’après Speroni, la seule persuasion valable est celle qui respecte les dispositions d’âme du public sans l’exciter, mais à l’inverse en l’apaisant. Cela ne signifie pas pour autant que Speroni défende une éloquence « elumbe » (molle, sans nerf), pour reprendre l’un des qualificatifs qu’il donne à l’art oratoire cicéronien36. Il affirme au contraire que l’orateur, qui valorise le « diletto » et le mos en misant de cette façon sur les caractères du discours et de l’orateur qui font davantage appel à la raison qu’à l’émotion de ceux qui écoutent, peut être plus efficace et mieux apte à enseigner que le philosophe, car comme l’observe Valerio dans le Dialogo della Retorica,

  • 37 « […] très grande doit être la violence de l’orateur sur nos esprits dès lors qu’il nous persuade à (...)

[…] grandissima violentia dee esser quella dell’oratore ne’ nostri animi qual’hora a ben fare ne persuade ; cosa optando con le parole in una hora, che in molti anni virtuosamente vivendo, a gran pena suole acquistarsi il filosofo37.

  • 38 « Un art adapté à la civilité et à la liberté publique » (Dialogo della Retorica, p. 647).

15Si la rhétorique a effectivement ce pouvoir, elle est « arte conveniente alla civiltà della vita e alla pubblica libertà38» . Speroni, à la différence d’Érasme qui, parlant d’un point de vue évangélique et spirituel, avait souligné l’inutilité, voire la nocivité de la rhétorique cicéronienne, souligne au contraire la nature positive et pour ainsi dire laïque de la rhétorique qui persuade par des moyens éminemment rationnels et dont la sphère d’action est la vie civile.

  • 39  Speroni critique l’opinion de Cicéron d’après lequel il faut « elegger un grande al quale si facci (...)

16L’autre question importante débattue dans le Dialogo della Retorica, dans certains des trattatelli sur l’art oratoire et en partie aussi dans le Dialogo delle Lingue concerne l’imitation. La cible de l’ironie de Speroni, relayée par Brocardo dans le dialogue sur la rhétorique, devient en priorité Bembo même s’il n’est pas explicitement nommé. Speroni critique Bembo dans la mesure où ce dernier reprend la recommandation que Cicéron avait adressée aux aspirants orateurs et poètes de choisir un unique et seul grand auteur comme modèle pour parfaire leur style et ensuite de le suivre avec constance et conviction39. L’imitation d’un unique modèle, fût-il excellent, telle que la conseille Bembo sur la lancée de Cicéron, risque de déboucher sur une rhétorique froide, sans âme et, dirions-nous, sans originalité ou inventio, pour reprendre la terminologie de Speroni :

  • 40 « Les mots doivent être semblables aux idées de l’esprit, dont ils expriment le sens […] Si nous vo (...)

Le parole deono esser simili alli concetti dell’animo, delli quali esse sono significatrici […] Adunque se volemo che la nostra orazione sia simile, ed imiti la orazione di un altro, bisogna che ‘l nostro intelletto prima si faccia simile all’intelletto di quello, e le cose, ovver concetti miei alli concetti di quello40.

  • 41 « Il est certain que celui qui s’exprime seulement comme Bembo n’a ni art ni intelligence. Il ignor (...)
  • 42 « Il adapterait ses mots à ses idées, non pas à celles d’autrui […]. L’invention est donc la chose (...)
  • 43 « Voyez maintenant combien je suis tombé bas et dans quelle étroite prison et avec quels liens je m (...)
  • 44 « Les imitateurs ne sont rien. Il ne faut pas imiter les bons auteurs en parlant comme eux sur tous (...)

17Malgré la présence, surtout dans les trattatelli, restés inédits, de quelques allusions directes à Bembo, Speroni ou ses personnages visent toutefois moins le talentueux Bembo que ses imitateurs médiocres et sans esprit : « E certo chi imita solo come il Bembo, costui non ha arte né intelligenzia. Non ha arte del dire, ma scrive ad imitazione d’alcuno41 ». Speroni n’entend pas pour autant nier l’utilité du principe d’imitation, ni la valeur des propositions esthétiques et linguistiques de Bembo, mais plutôt signaler le danger de suivre des règles et des préceptes stylistiques imposés de l’extérieur, alors que ceux-ci devraient naître de l’expérience littéraire concrète de chaque auteur. L’imitateur non seulement n’est ni poète ni orateur, mais il n’a pas même l’intelligence des choses, car s’il les comprenait, « egli accomodarebbe le parole sue alli suoi concetti, non alli altrui […]. Adunque la invenzione è la principal cosa, la qual chi fa bene, parla bene : e costui principalmente dee accomodar le parole alla sua invenzione42 ». Dans le Dialogo della Retorica, la condamnation de l’imitation servile est présentée comme résultant de la mauvaise expérience qu’en a faite Brocardo. Celui-ci, qui fut disciple de Bembo avant de se détourner de ses préceptes et de son enseignement, raconte avoir perdu les meilleures années de sa vie en essayant d’assimiler les mots et les tournures syntaxiques et stylistiques de Pétrarque et de Boccace, avec des résultats très décevants. En effet, à la fin de son récit il commente, non sans ironie quand on connaît ses précédents : « Vedete voi oggimai a qual bassezza discesi e in che stretta prigione e con che lacci m’incatenai43» . Loin de constituer une aide, l’imitation servile devient, selon les mots de Speroni dans le traité Dell’arte oratoria, une entrave sérieuse pour l’aspirant orateur ou poète : « Gli imitatori non sono nulla. I buoni autori non vanno imitati che in ogni materia parliamo a lor modo, o che non parliamo se non di quello che essi parlano44 ».

  • 45 « En n’étant pas ineptes, mais en étant prudents, clairs et en expliquant bien nos idées » (Dell’ar (...)

18La seule forme d’imitation concevable pour l’auteur des Dialogi est celle qui consiste à imiter les grands auteurs « in non essere inetti, ma prudenti, chiari, ed esplicar bene li nostri concetti45 ». Cette thèse est davantage développée dans le fragment qui nous reste du Dialogo sopra Virgilio, où des interlocuteurs qui ne sont identifiés que par les lettres de l’alphabet A et B discutent autour des dettes de Virgile à l’égard d’Homère. Le dialogue étant inachevé, on n’y trouve pas de développement abouti, mais on y lit quand même un éloge de Virgile qui n’a pas servilement copié Homère et qui s’est plutôt inspiré de l’œuvre du poète grec pour construire son propre style personnel :

  • 46Dialogo sopra Virgilio (Fragmento), in Sperone Speroni, Opere, Venise, Domenico Occhi, 1740, t. II (...)

Ed io vi dico, che se egli è il vero che lo imitare sia somigliare, il dir che Omero sia da Virgilio imitato è una estrema bugia: perché Virgilio da ciascuno altro poeta è sanza modo diverso, e sol se stesso assomiglia. Nè il dir Virgilio una e più cose, che prima Omero dicesse, fa Virgilio suo imitatore: siccome ancora il considerarsi in più scienzie una istessa cosa, non fa lor simili. Basti che la maniera del dirle non è omerica, ma sola è propria virgiliana46.

  • 47  Pietro Bembo, Prose della volgar lingua : Introduzione e note di Carlo Dionisotti, Turin, UTET, 19 (...)
  • 48  Dans les Dialoghi piacevoli de Nicolò Franco on lit par exemple que celui qui veut imiter Pétrarqu (...)
  • 49 R. Scrivano, « Cultura e letteratura… », art. cité, p. 38.

19Ces considérations de Speroni sur les dettes de Virgile à l’égard d’Homère ne contredisent pas certaines observations de Bembo dans sa lettre De imitatione adressée à Giovan Francesco Pico. Bembo y distingue nettement entre l’imitation stylistique et l’imitation du contenu. La première ne saurait être éclectique, alors que la seconde est libre d’aller chercher des éléments dans les œuvres les plus diverses47. En défendant la liberté de Virgile de s’inspirer de l’œuvre d’Homère, Speroni ne fait que s’aligner sur ce qu’a dit l’auteur des Prose au sujet de l’imitation du contenu. Il s’en détache toutefois lorsqu’il insiste sur l’individualité du style de Virgile. Par son insistance sur l’unicité du style de Virgile, Speroni paraît rejoindre son contemporain Nicolò Franco. Dans les Dialoghi piacevoli, ce dernier recommande en effet à l’apprenti poète de ne pas perdre son âme en s’efforçant de modeler son style sur celui d’un grand auteur, et il conseille au contraire de pratiquer une émulation saine et critique en essayant de faire aussi bien, à sa façon, que son illustre modèle48. L’attitude ambivalente de Speroni à l’égard de la doctrine esthétique de Bembo constitue un exemple probant de la tendance de notre auteur à intégrer des positions esthétiques contradictoires à l’intérieur d’un même discours. Elle est révélatrice de la subtilité, soulignée par Riccardo Scrivano, dont l’auteur des Dialogi a besoin « pour tirer, de positions opposées, des solutions moyennes capables de satisfaire à des exigences diverses49 ».

  • 50 « Qui direi che questo vizio dello imitare è venuto al mondo con lo studio delle lingue, specialmen (...)
  • 51Dell’arte oratoria, p. 542.
  • 52  Sur l’attitude critique de Speroni face à la tradition humaniste, voir Francesco Bruni, « Sperone (...)

20L’hostilité de Speroni à l’égard de l’imitation servile vise particulièrement ce qu’on pourrait qualifier d’imitation linguistique, dans laquelle il voit la source même du processus imitatif50. Dans ce dernier type d’imitation, Speroni stigmatise le temps excessif qu’à son sens les hommes de lettres de son époque accordent à l’apprentissage des langues anciennes. Consacrant une trop grande partie de leur énergie intellectuelle à l’assimilation et à la pratique de langues mortes, ils perdent de vue ce qui est essentiel au progrès de la pensée et des arts, c’est-à-dire les idées, et ainsi ils ne sont « perfetti » en aucun art ni langue51. Speroni critique ici une certaine pédagogie humaniste plus soucieuse des formes que de la substance du savoir52. Il laisse en même temps planer le doute selon lequel l’attachement à la tradition est davantage une manière de défendre une position de pouvoir et des privilèges acquis par les tenants de l’érudition humaniste que l’effet d’un réel souci de protéger et de faire progresser la culture antique. En fait, la cible réelle de Speroni dans cette critique de l’imitation est le sentiment d’infériorité que les Modernes continuent à éprouver à l’égard des Anciens. Pour l’auteur des Dialogi, ce complexe d’infériorité correspond à un manque de courage et à une forme de paresse intellectuelle. Ses contemporains préfèrent se cantonner à l’imitation de modèles prestigieux, sous le prétexte qu’ils ne pourraient pas faire mieux, et se plaindre de l’état insatisfaisant des progrès du savoir plutôt que d’essayer d’emprunter le chemin, certes périlleux, du neuf et de l’inconnu :

  • 53 « Et tout naît d’une lâche peur des modernes, laquelle les porte à croire qu’ils ne sont rien par e (...)

E tutto nasce da un vil timor de’ moderni, che fa lor credere che nulla siano per se medesimi, nè che esser possano alcuna cosa in qual si voglia scienzia, se non quanto son simiglianti agli antichi, e pajon loro, come loro ombre: e questa è sola la loro gloria e felicità53.

  • 54Dialogo delle Lingue, in Sperone Speroni, Dialogue des Langues, ouvr. cité, p. 15-16.
  • 55  Les interlocuteurs du Dialogo delle Lingue sont Bembo, un Cortigiano, tenant de l’homonyme concept (...)
  • 56 « D’abord blâmé et crucifié par certains hypocrites, il est maintenant adoré et honoré comme le Chr (...)

21Cela dit, Speroni ne condamne pas le bien fondé de l’apprentissage du latin et du grec, comme on peut le voir dans le Dialogo delle Lingue où il prête à Lazzaro Bonamico, illustre professeur de latin et de grec au Studio de Padoue, des arguments culturellement et politiquement valables au service des langues qu’il enseigne54. Toutefois il fait prononcer à Peretto, c’est-à-dire au philosophe Pietro Pomponazzi, les louanges de la traduction55. Grâce à l’existence de traductions d’œuvres antiques, le savant, notamment le philosophe, aura plus de loisir à consacrer à l’approfondissement de la pensée de grands philosophes du passé, fondement du progrès des connaissances humaines. Peretto termine son plaidoyer pour la traduction sur une comparaison marquante, où le traducteur des philosophes est comparé au Christ : « primieramente biasimato e crucifisso d’alcuni ippocriti, ora alla fine da chi ‘l conosce come Iddio e Salvator nostro si riverisce e si adora56 ».

  • 57Dialogo delle Lingue, p. 31.
  • 58  Pour ce qui suit, voir notamment Mario Pozzi, « Speroni e il genere epidittico », in Sperone Spero (...)

22Mais en quoi l’éloge des mérites de la traduction prononcé par Peretto rejoint-il la critique de l’imitation chez Speroni ? Ce lien est pertinent dans la mesure où il peut être interprété comme une invitation tacite à ne pas se laisser distraire par des questions formelles (le parfait apprentissage d’une langue ancienne ou du vocabulaire de Pétrarque) qui font perdre de vue l’essence des choses. On sent l’ironie de Speroni percer derrière l’indignation du savant grec Janus Lascaris, scandalisé en apprenant que Peretto lit en traduction latine non pas Aristote, mais l’un de ses commentateurs grecs57. L’ignorance du grec et l’imparfaite connaissance du latin n’ont pas empêché Pomponazzi, comme le souligne un autre interlocuteur du Dialogo delle Lingue, non seulement de bien comprendre la philosophie antique, mais aussi de libérer la pensée de certaines fausses croyances qui entravaient son avancement. De même, le poète ou l’orateur qui veut réussir son œuvre et contribuer au progrès de son art doit délaisser l’imitation stérile et chercher en lui-même les ressources stylistiques et morales propres à l’épanouissement de sa veine. Speroni a beau dire que la rhétorique n’a pas maille à partir avec la philosophie, sa critique à l’encontre des défauts de la culture de son temps est nourrie de l’esprit critique du rationalisme et du matérialisme aristotélicien dont Pomponazzi fut l’un des interprètes les plus aigus. Cela est particulièrement évident dans les trattatelli. Dans ces ébauches, simples notes préparatoires ou excroissances textuelles non destinées à la publication, le Padouan n’hésite pas à analyser de longs extraits de Platon et d’Aristote, ce qu’il n’aurait pas osé faire dans les dialogues où les idées sont véhiculées sous la forme nonchalante de la conversation mondaine. Cet intérêt pour les idées et les doctrines philosophiques qui ressort du regard que Speroni porte sur la rhétorique et la théorie littéraire de son temps ne signifie toutefois pas qu’il ne réfléchisse pas sur les fondements esthétiques de l’art de bien dire, comme on va maintenant le voir58.

De l’excellence du genre démonstratif

23Après avoir expliqué que la rhétorique n’avait rien à voir avec la philosophie et qu’elle devait s’émanciper de la sujétion à l’autorité de l’antiquité, l’auteur des Dialogi précise ce qu’est pour lui l’art oratoire, en en définissant la nature, les fins et l’esthétique.

24Speroni parvient à sa définition de la rhétorique par un parcours très tortueux que l’exégète a parfois beaucoup de mal à suivre, mais pour bien comprendre ses idées il est indispensable de suivre les voies qu’emprunte sa réflexion en en recherchant les traces dans les différentes œuvres qui composent notre corpus. Ainsi n’est-il pas rare de se heurter à des affirmations déconcertantes qui sembleraient infirmer tout ce qu’on pensait avoir compris, comme dans ce qui suit :

  • 59 « J’entends prouver que la rhétorique, définie par Platon subtilité et astuce, et non pas procédé r (...)

Intendo di provare che la rettorica, la quale da Platone è detta sagacità ed astuzia, non artificio razionale, quella che è detta adulazione turpe e vile […], sia artificio nobilissimo sopra tutti gli altri59.

25Par cette étonnante formulation, Speroni pencherait-il pour une éloquence purement décorative où la forme primerait sur les contenus ? Certainement pas. Il entend simplement préciser que l’art oratoire qui l’intéresse est celui des anciens, c’est-à-dire l’art de bien parler pour bien persuader et non pas la rhétorique médiévale fondée sur le syllogisme et les preuves et donc très proche du raisonnement philosophique. Ce type d’éloquence est représenté par la cause démonstrative. Rappelons que la rhétorique comporte trois genres ou causes. Le genre judiciaire correspond au plaidoyer de l’avocat, le genre délibératif au discours de l’homme politique et le genre démonstratif ou épidictique à l’éloge. En quoi consiste, pour Speroni, la supériorité de la cause démonstrative sur les deux autres ? Dans les causes judiciaire et délibérative, la persuasion dépend davantage de l’habileté de l’orateur à convaincre que de la substance de son discours. Cette spécificité repose sur le fait qu’en ces deux causes le discours n’est pas neutre, mais vise à atteindre un résultat qui n’est pas toujours acceptable, tant sur le plan de la morale que sur celui de la vérité. Si l’avocat peut plaider pour l’acquittement d’un coupable et l’homme politique tenter de présenter comme bonne une cause qui ne l’est pas, en revanche il n’y a pas de cause

  • 60 « [Il n’y a pas de cause] plus élégante dans l’expression, ni plus utile aux républiques que la cau (...)

più ornata nel dire, né più utile alle republiche di questa mia dimostrativa: i cui precetti hanno virtù non solamente di farne buoni oratori, ma a dover vivere honestamente con bella arte ne exhortano; il che di quelli delle altre due non aviene; con esse quali spesse fiate guerre ingiuste persuademo, et vendicando le nostre ingiurie, hor gli innocenti offendiamo, hor difendiamo i nocenti60.

26Si dans les genres judiciaire et délibératif se crée une fracture entre le but visé et la conviction de l’orateur, entre ce que l’orateur poursuit et le vrai, cela ne se produit pas avec la cause démonstrative qui est une forme d’éloquence à l’état pur, valable par sa nature intrinsèque puisqu’elle représente la seule forme d’éloquence complètement désintéressée, visant le « diletto », c’est-à-dire à persuader en faisant plaisir à ceux qui écoutent :

  • 61 « Nous nous efforçons donc en vain d’enseigner et d’émouvoir sans plaire ; et en ne cherchant qu’à (...)

Indarno adunque d’insegnare, et di movere non dilettando ci fatichiamo; et dilettando senza altro (quanta è la forza del compiacere) siamo possenti di persuader gli ascoltanti, riportando la disiata vittoria non per forza, ne quasi per merito di ragione, ma come grazia a noi fatta da gli ascoltanti, per quel diletto, che nelle menti di quelli suol partorire la oratione ben composta, et ben recitata61.

27Le style épidictique est donc indépendant de la personne de l’orateur ; si le discours est élégant et bien construit, il atteint son but persuasif même s’il est pratiqué par un mauvais interprète. Et s’il n’arrive jamais qu’un bon orateur parvienne à rendre bon un discours qui ne l’est pas au départ, il n’est pas rare qu’un médiocre orateur trouve le souffle qui lui manque dans une harangue bien agencée :

  • 62 « Je suis fermement convaincu que dans les causes délibératives et judiciaires la nature de l’orate (...)

Ho fermissima oppenione che nelle cause deliberative e giudiciali molto più opri la natura dell’oratore e della materia che non fa l’arte oratoria; il contrario è della causa demonstrativa, nella quale leggendo non è men bella l’orazione che recitando; però veggiamo mediocri oratori bene informati delle civili materie, e aiutati dall’azzione e dalla memoria, in senato, et in giuditio soler parlare assai bene; che in tai casi, dalle cose trattate nascono in noi le parole; le quali concordate con li concetti dell’animo, ne riesce quella harmonia che fà stupir chi l’ascolta62.

  • 63 « Quindi nacque il costume nella Republica atheniese, publicamente ogni anno quei cittadini lodare, (...)

28Dans ce même Dialogo della Retorica, Brocardo rappelle que le genre démonstratif était en grand honneur dans la République d’Athènes où il était pratiqué pour célébrer l’éloge funèbre des citoyens qui s’étaient sacrifiés pour la patrie63. Ce type de louange non seulement consolait les familles, conférant une dimension publique à leur douleur et reconnaissant la valeur civique du sacrifice de leurs proches, mais offrait également aux citoyens de nobles exemples de courage. La notion d’exemple et d’enseignement n’est pas une exclusivité du genre épidictique, car elle se trouve également dans les deux autres causes. Mais si ces dernières font surtout appel à l’émotion qui vise à une persuasion immédiate, la cause épidictique poursuit un tout autre type de persuasion. En effet, par les exemples de courage qu’elle fournit, elle ne fait pas appel aux émotions (le movere), mais plutôt à l’intelligence raisonnable. Elle ne poursuit donc pas une persuasion instantanée, mais les décisions qu’elle suscite dans l’esprit de l’auditoire sont le fruit d’une réflexion longuement mûrie dont les effets peuvent se voir bien longtemps après la prononciation du discours de louange. La cause démonstrative ainsi suscite

  • 64 « [La cause démonstrative suscite] un troisième type d’émotion […] plus noble que celui des passion (...)

una terza maniera di movimento […] più nobile, che non è quel degli affetti; ed è lo indurre a persuader gli ascoltanti a morir per la patria; e non morir allora allora, come persona tratta for di se stessa da qualche empito furioso; ma di là a un mese, e ad uno anno: segno ciò esser moto della ragione, non degli affetti; la qual chiamo mossa e non persuasa, considerando l’efficacia della ragione, che a ciò l’induce64.

29Poussé par l’enthousiasme, Speroni exagère les bienfaits de l’éloquence démonstrative en perdant de vue le réalisme et la rigueur rationnelle qui sont généralement à la base de son illustration de la bonne rhétorique. Se laisserait-il donc lui aussi prendre au piège de cette fausse éloquence qu’il a en horreur ? L’enthousiasme de l’auteur des Dialogi vise seulement à convaincre son public de la supériorité de la cause démonstrative en raison de son autonomie par rapport à des variables qu’on peut qualifier d’extra-discursives.

30Étant donné ces prémisses, on ne peut que tomber d’accord avec Brocardo, le principal interlocuteur du Dialogo della Retorica, lorsqu’il précise que l’élément fondateur de la persuasion dans la cause épidictique n’est ni l’inventio ni la dispositio mais l’elocutio, en somme tout ce qui contribue à rendre le discours beau et élégant, autrement dit à susciter chez les auditeurs ce plaisir qui est la fin du genre démonstratif. Des cinq parties de l’éloquence, invention, disposition, élocution, action et mémoire,

  • 65 « […] l’élocution est sans aucun doute la partie principale, presque son cœur, et je ne croirais pa (...)

[…] senza alcun dubio la elocuzione è la prima parte, quasi suo cuore, e se anima la chiamassi non crederei di mentire; dalla quale, non che altro, il nome proprio della eloquenzia, come vivo da vita vien derivando. E per certo la invenzione e disposizione sono parti che alle cose pertengono, le quali, ritrovate nelle scienzie va ordinando la orazione; ma la terza, per quel che suona il vocabolo, è propria parte delle parole, le quali non a caso ma con giudicio eleggiamo, e elette leghiamo65.

  • 66 « Ma la retorica e la poesia sono artificii delle voci degli uomini, non come gravi e acute ma prop (...)

31Si Brocardo insiste sur la forme, ce n’est évidemment pas pour la dissocier du fond du discours oratoire, mais au contraire pour préciser le type de rapport qui, selon lui, doit exister entre ces deux aspects qui ne peuvent que progresser ensemble. La clé de son développement sur l’esthétique du discours épidictique repose sur la notion de numero, c’est-à-dire de rythme, concept qu’il emprunte à la musique et à la poésie et qu’il applique à la prose, instrument expressif de l’orateur66. Dans l’esprit de Speroni, l’idée de numero suggère plus précisément l’harmonie profonde et parfaite qui doit exister entre le fond et la forme du discours, mais également entre les idées et l’ordre des mots qui les expriment, ordre qui reflète à son tour celui où les idées se présentent à l’esprit de l’orateur :

  • 67 « La tâche de l’orateur n’est donc pas de dire seulement des mots qui résonnent bien, mais qui soie (...)

Adunque egli è officio dell’oratore dir parole non solamente ben risonanti ma intelligibili e a’ concetti significati corrispondenti; perché sì come nei ritratti di Tiziano, oltra il disegno, la simiglianza consideriamo e, sendo tali (sì come son veramente) che i loro essempi pienamente ci rappresentino, opra perfetta e di lui degna gli estimiamo; così ancora nella orazione con la testura delle parole, con i loro numeri e con la loro concinnità, le intenzioni significate paragoniamo, procurando che le parole pronunziate si pareggino alle sentenzie e con quello ordine le significhino che l’ha notate la mente67.

  • 68 « Pour cette raison, si les concepts sont sérieux, les mots qui leur correspondent doivent être com (...)

32Cette insistance sur l’harmonie qui doit exister entre les concepts, le rythme, voire la texture syllabique des mots qui les véhiculent (« Per la qual cosa, se i concetti son gravi, le parole a dover loro rispondere deono farsi di sillabe che la lingua peni alquanto nel proferirle68 »), correspond à une plus noble préoccupation de vérité, ou si l’on préfère de sincérité. En effet, si l’orateur, n’étant pas philosophe, n’a pas accès à la catégorie absolue du vrai, il peut dire vrai, c’est-à-dire être sincère et nous persuader en nous donnant une opinion, la sienne, en laquelle il croit vraiment. Et la preuve que l’orateur ne ment pas est interne à son discours et tient à la consonance harmonieuse qu’il a réussi à établir entre le fond et la forme. C’est par ce biais que d’un côté est évité le piège de l’éloquence mensongère et que de l’autre l’opinion de l’orateur devient quelque chose de valable même si elle ne prétend pas à l’absolu de la vérité et ne demeure qu’une image du vrai.

33Un autre artifice stylistique essentiel de la cause démonstrative est l’amplificatio qui dans la perspective de notre auteur n’a évidemment rien à voir avec la boursouflure. Pour l’orateur, amplifier ne signifie pas agrandir démesurément et sans discernement, mais plutôt donner du relief à ce qu’il croit être important dans ce qu’il dit pour y attirer l’attention du public. En cela, l’orateur se distingue résolument de l’historien qui se borne à aligner les faits l’un après l’autre sans les hiérarchiser. Si par exemple l’orateur veut mettre en valeur un personnage qui a un rôle secondaire dans un récit, et qui en revanche en joue un capital aux fins de sa démonstration, il prendra ce personnage à peine ébauché :

  • 69 « Et il l’étoffera, le mettra en lumière et le caractérisera, ne parlant que de lui seul et pour lu (...)

Ed estenderà, ed illuminerà, e distinguerà, di lui solo, e per se solo trattando, e minutamente da ogni parte ravvolgendolo, e considerandolo, e quasi panno o seta paragonandolo ad alcuno altro: e ciò facendo, amplificherà lui, e le cose sue, o aggiungendo dalle cose dette dall’istorico, o le dette snodando, ordinando, separandole dall’altre, ed illuminandole: il che far non intende l’istorico, né dovea intenderlo69.

34Par sa notion d’amplificatio, Speroni rejoint la distinction qu’établit Aristote entre l’historien, qui rapporte le vrai, et le poète qui modifie le vrai au profit d’une vérité plus haute et universelle qui est celle de l’art.

  • 70 « [Gli Spartani] alli quali era in odio, o parea essere odiosa l’arte del dire, erano in tanto di l (...)
  • 71Del genere demonstrativo, p. 547.

35Pour donner encore plus de poids à son illustration du bien fondé de la cause démonstrative, l’auteur des Dialogi rappelle que les Spartiates eux-mêmes, si peu enclins aux sentimentalismes et aux ornements du discours, cultivaient et appréciaient l’éloge (la laude). Ils eurent toutefois à ses yeux le tort majeur de cultiver une forme d’éloge simple, autrement dit avec un minimum, voire sans aucun souci esthétique70. Cet éloge fait sur un ton et un registre ordinaires n’a pas l’approbation de Speroni, car en ne se démarquant pas ou trop peu de la conversation courante, il ne parvient pas à s’imprimer dans les mémoires. Et pour montrer que l’organisation esthétique du discours n’est pas seulement un problème formel mais touche bel et bien à sa substance, il trouve des comparaisons simples, mais efficaces. Celui qui voudrait se faire faire un portrait ou bien une statue par un artiste chercherait tout d’abord « del miglior maestro che si potesse trovare » (« le meilleur maître qu’il pourrait trouver »), et ne se ferait pas reproduire tel qu’il est dans sa modeste réalité, mais « più grande71 ». Nous voyons encore revenir ce leitmotiv de Speroni axé sur l’analogie entre la cause démonstrative et l’art, plus précisément les arts figuratifs et plastiques. Comme la peinture, l’art oratoire ne reproduit pas le vrai, mais en donne une image idéalisée, filtrée par le regard et la sensibilité de l’auteur.

36Une fois définie la nature et les caractéristiques de l’éloquence démonstrative, il nous reste encore à dégager la fonction et la place précises que Speroni lui attribue au sein de la société. Si les causes délibérative et judiciaire ont des fonctions sociales bien identifiables, peut-on dire la même chose du genre épidictique ? Nous connaissons tout le cas que Speroni, qui a choisi le dialogue comme forme expressive et qui a renoncé à la spéculation solitaire, fait de la vie sociale. Pour lui le discours, notamment celui qui a une forme artistique, est à la base de la vie en société ; il est le reflet du respect que l’on doit à soi-même et aux autres et constitue en même temps la meilleure garantie de la compréhension, voire de la paix entre les hommes. Voilà pourquoi ce discours doit être orné :

  • 72 « […] pourquoi lorsque nous nous exprimons ne devons-nous pas parler civilement avec le respect dû (...)

[…] perché parlando non si de’parlar civilmente con riverenzia verso chi ode e con ornamento delle parole e de’ gesti ? […]. Se ci vengono forestieri in casa, noi copriamo li muri ed il suolo di razzi e tapeti; e non copriremo le nostre naturali parole di belli ornamenti parlando al principe72 ?

37L’allusion finale au prince est l’une des rares mentions directes du politique dans les écrits de Speroni consacrés à la rhétorique. Elle mérite donc qu’on s’y arrête. Dans le Dialogo della Retorica, Brocardo dit qu’à son avis la cause démonstrative est la seule qui permette à un obscur orateur de se faire connaître et de parvenir à se faire une place dans la société :

  • 73 « Imaginons un homme honnête plein d’éloquence et d’intelligence, qui sorti de sa patrie seul et nu (...)

Sia al mondo un buono uomo pien d’eloquenza e d’ingegno, il quale uscito dalla sua patria, solo e nudo (quasi un altro Biante) venga a starsi in Bologna, che farà egli dell’arte sua? Se egli accusa o defende, ecco un vile avvocato che vende al vulgo le sue parole; se delibera, non sendo parte della republica, i suoi consigli non sono uditi. Tacerà egli e fia sua vita ociosa? Non veramente, ma di continuo con la sua penna nella causa demonstrativa, biasimando e lodando, la sua eloquenzia essercitarà; la qual cosa non per odio o per premio ma per dir vero facendo, in poco tempo non solamente da’ pari suoi ma da’ signori e da’ regi sarà temuto e stimato73.

38Le cœur de la pensée de Brocardo se trouve dans les deux gérondifs biasimando et lodando qui renvoient à une parole active et indépendante sachant autant prononcer des éloges que proférer des condamnations, si nécessaire. Brocardo propose ici son portrait idéal de l’homme de lettres et fixe en même temps pour la littérature des objectifs qui ne sont pas forcément ceux de l’auteur des Dialogi.

  • 74 « Or questo vostro eloquente (se non m’inganna la simiglianza) è il ritratto dell’Aretino » (Dialog (...)

39L’homme de lettres idéal selon Brocardo correspond à un individu qui ne s’isole pas des problèmes de son temps et qui met sa plume au service de la société, tout en gardant une autonomie de jugement et d’inspiration. Et ce n’est pas un hasard si à ce point du dialogue, Soranzo prononce le nom de l’Arétin, celui dont la plume agressive et mordante savait faire peur aux puissants74. Plus qu’un éloge de l’Arétin, dont la personnalité et l’esthétique étaient très éloignées de celles de Speroni, il faut voir dans la mention directe du fléau des princes un exemple d’homme de lettres qui avait su utiliser sa culture et sa verve discursive pour critiquer l’existant et exercer une pression sur le pouvoir en place. C’était là une manière de montrer aux puissants que l’homme de lettres, loin d’être un courtisan apprivoisé cultivant un art purement décoratif, avait un rôle important à jouer en tant que conseiller des puissants et donc qu’il possédait une utilité sociale et politique certaine. Loin d’être un ornement des cours, la littérature pouvait être proche de la politique et donc de l’action.

  • 75  Carlo Dionisotti, « La letteratura italiana nell’età del Concilio di Trento », in Idem, Geografia (...)

40La figure de l’homme de lettres tracée par Brocardo dans le Dialogo della Retorica correspond à la figure sociale du poligrafo, dont l’Arétin fut l’exemple le plus accompli. Le polygraphe, qui aspire à vivre de son talent, se veut plus autonome et orgueilleux que le poète de cour, mais dans la société des années 1540-1550 où se situent les dialogues de Speroni, on a encore cruellement besoin d’un mécénat pour survivre. L’apparition du polygraphe sur la scène culturelle italienne s’explique par cette ouverture vers le bas et par la relative liberté de la culture italienne de ces années qu’a si bien décrite Carlo Dionisotti, ouverture qui se clôt inexorablement avant même la fin du Concile de Trente et le triomphe de la Contre-Réforme75. Mais pour un Arétin qui parvient au succès et qui sait intimider les princes, combien d’autres hommes de lettres vivent dans la gêne et ne parviennent ni à trouver des ressources et une protection ni à imposer ou simplement à faire connaître leur veine critique. Le cas déjà mentionné de Nicolò Franco, qui finit sur le bûcher en 1570 pour avoir écrit contre de hauts personnages de l’Église, est à cet égard emblématique.

  • 76  Sur la querelle qui opposa l’Arétin à Antonio Broccardo, voir Paul Larivaille, Pietro Aretino, Rom (...)
  • 77  Selon G. Mazzacurati, avec le Dialogo della Retorica « è compiuta l’affermazione della letteratura (...)

41Tout en admirant l’Arétin, auquel il fut lié d’amitié, et tout en étant convaincu du nécessaire ancrage de la littérature et de l’homme de lettres à la réalité de son temps, Speroni se situe sur des positions plus modérées et prend donc ses distances vis-à-vis de Brocardo76. Même s’il n’hésitait pas à passer la réalité au crible de son esprit critique, il refusa toujours d’occuper le devant de la scène pour pouvoir continuer à développer sa réflexion en pleine liberté. Ses positions sont celles d’un homme qui, tout en épousant la cause des Modernes et en reconnaissant la nécessité d’adapter la littérature à l’évolution des temps, ne peut se passer de l’héritage de la tradition. Cela ressort des contradictions qui caractérisent ses opinions sur la rhétorique. Bien que Speroni n’arrive plus à justifier l’utilité des causes délibératives et judiciaires, il ne déclare pas non plus ouvertement que la seule cause possible à son époque est la démonstrative. De là découle son impossibilité à accomplir jusqu’au bout l’équivalence entre cause épidictique et littérature, qu’en revanche lui reconnaît Mazzacurati77. Il préfère donc laisser à son lecteur cette tâche délicate. Son malaise face à la situation de la rhétorique dans la première partie du xvie siècle se traduit ainsi non seulement par les contradictions et les ambiguïtés de son discours, mais également par son incapacité à donner une forme définitive à ses écrits sur l’art de persuader. Ce n’est pas par hasard que ces derniers sont parmi les plus fragmentaires qu’il ait laissés.

En guise de conclusion : l’écriture à l’épreuve

  • 78  Mario Marti, « Sperone Speroni retore e prosatore », in Dal certo al vero. Studi di filologia e di (...)
  • 79  À titre récapitulatif et de rappel : « Finalmente – dit Brocardo au sujet de la cause démonstrativ (...)
  • 80 « Vents s’opposant à la sérénité de la raison », « les bourrasques », soleil qui « en réfléchissant (...)
  • 81 « […] io vi dico questa lingua moderna, tutto che sia attempatetta che no, esser però ancora assai (...)
  • 82 « Tanto sarebbe trasferir Aristotele di lingua greca in lombarda, quanto traspiantare un narancio e (...)

42Nous partirons de quelques considérations de Mario Marti qui reproche à la prose de Speroni un excès d’élaboration et de complexité qui fait quasiment perdre de vue la richesse de sa pensée. Le critique affirme même que l’auteur des Dialogi est esclave de la forme encore plus que ses contemporains qui pourtant chérissaient la complexité syntaxique et stylistique78. Sans prétendre comparer à notre tour la prose de Speroni avec celle de certains de ses contemporains, essayons de répondre aux critiques de Marti en ayant à l’esprit les nombreuses citations qui étayent notre contribution. Nous n’avons en effet pas besoin de faire une analyse détaillée de la prose de Speroni pour admettre que sa syntaxe est tortueuse et alambiquée, qu’elle abonde en propositions incises qui nous obligent à revenir maintes fois au début de la phrase pour récupérer le fil de la pensée, et en constructions latinisantes où le verbe est situé à la fin79. Il faut toutefois aussi admettre qu’une fois qu’on pénètre dans l’univers mental et expressif de Speroni, la complexité de sa prose devient moins gênante, alors qu’elle continue de nous frapper si nous extrayons de leur contexte des phrases et des périodes isolées. Quant aux figures de style proprement dites – métaphores et similitudes essentiellement – et au lexique, s’il lui arrive d’emprunter des formules pétrarquisantes et néo-platonisantes rebattues ou de recourir à des termes recherchés, il est assez fréquent que le choix soit plus personnel. Ainsi, à côté de l’image traditionnelle des « venti contrarij al sereno della ragione » qui agitent « le procelle » de nos âmes, ou encore de l’assimilation de la cause démonstrative au soleil qui « riflettendo i suoi raggi l’altre due più inferiori scalda e alluma80 », en figurent d’autres plus concrètes et familières pour notre sensibilité. Dans le Dialogo delle Lingue, la métaphore végétale chargée de traduire l’état de la langue, relativement fade et convenue lorsqu’elle est proférée par Bembo81, devient plus expressive dans la bouche de Lascaris qui discute avec Pomponazzi82.

  • 83 « Dunque, alle cause venendo, come io dissi, così ridico di nuovo che la causa demostrativa è la pi (...)

43Au même domaine des images concrètes et frappantes appartiennent certaines métaphores utilisées par Brocardo dans le Dialogo della Retorica, où ce dernier assimile les différentes composantes de la cause démonstrative aux parties du corps humain (veines, membres, os, nerfs, chair) que lui-même s’évertue à énumérer et à disséquer en véritable anatomiste de l’art de persuader83. On rencontre encore la sphère du concret et du quotidien dans un autre procédé, cher à Speroni, qui consiste à établir un parallèle entre l’élégance formelle du discours oratoire et celle des vêtements et des ornements dont les hommes se parent à différentes occasions :

  • 84 « Si quelqu’un est noble et riche, et n’adapte pas son habillement et son train de vie à ses riches (...)

Se uno è nobile e ricco, e non veste e non tien famiglia conveniente alle ricchezze e nobiltà sua, vien riputato avaro e sordido. Così un dotto e ben parlante, se in giudicio o in senato proverà seccamente una cosa, sarà riputato ed in vero sarà un scempio. […] Alle messe, a’ vespri, cose all’anima pertinenti, si orna il papa e li cardinali di belli manti d’oro e di gemme: e noi nelle cose civili anderemo con parole spogliate e nude d’ogni bellezza84?

  • 85 « Et voici que les vêtements de l’homme sont plus grands que sa personne ; sans quoi il n’y serait (...)
  • 86  Voir plus haut, note 72.

44La métaphore des vêtements est à nouveau reprise pour justifier la nécessité de l’amplificatio : « Ed ecco che le veste dell’uomo sono più larghe della persona; altrimenti non vi starebbe comodamente; […] e le parole sono veste e case, ove albergano i nomi, e le memorie, e concetti nostri85 ». Dans le même registre on peut également rappeler le rapport que Speroni établit entre la rhétorique et les tapis et les autres ornements domestiques qu’on utilise pour rendre la maison plus accueillante86. Ces quelques exemples nous permettent déjà de dire que l’on ne trouve pas seulement d’images stéréotypées chez Speroni et que celui-ci fait un véritable effort pour adapter l’expression au point de vue des interlocuteurs de ses dialogues, ainsi que nous avons déjà pu le constater précédemment.

  • 87Dialogo della Retorica, p. 661-662.

45Au sujet du Dialogo della Retorica, nous avons évoqué l’ironie subtile dont se sert Brocardo pour dénoncer l’imitation servile de Pétrarque. L’on se souviendra que pour donner plus de force à sa thèse, Brocardo retrace les étapes de son malheureux apprentissage d’imitateur de Pétrarque87. La critique de l’imitation, loin d’être ici exposée de manière abstraite, ressort de l’évocation de l’expérience négative du principal interlocuteur du discours. Ce choix d’illustrer une opinion à travers une expérience, et donc par un court récit biographique, donne non seulement plus de force à l’opinion, mais intéresse davantage l’interlocuteur qui suit avec plaisir la reconstruction des étapes de l’échec de Brocardo. Dans cette partie du Dialogo della Retorica, les choses se passent exactement comme dans la conversation où alternent dialogue et récit, tant pour agrémenter l’échange que pour donner plus de relief aux idées débattues. Ce dernier exemple montre avec netteté combien Speroni s’efforce de conférer à son dialogue la dimension d’un échange d’opinions vivant, où les idées débattues sont véritablement mises en scène et animées par des personnages et non pas froidement exprimées comme dans un traité.

46S’il y a du vrai dans le jugement de Marti sur le style de Speroni, il nous semble toutefois qu’il est trop partial de s’arrêter longuement sur les faiblesses de l’auteur des Dialogi et de négliger ses mérites et les efforts réels qu’il a accomplis pour adapter son style à la portée critique de ses idées. Selon nous, toutefois, l’aspect le plus novateur de l’œuvre de Speroni ne réside pas tellement dans le choix du dialogue, déjà opéré avant lui par Bembo et Castiglione, pour ne citer que d’illustres prédécesseurs, mais dans le fait de nous avoir laissé une œuvre ouverte et qui a continué à germer dans le temps sous la poussée des circonstances et des transformations historiques que l’auteur a pu connaître au cours de sa longue existence. Ainsi, des écrits comme l’Apologia dei Dialogi, la deuxième partie du dialogue de l’Usura et d’autres textes rédigés vers la fin de sa vie témoignent-ils non seulement de son ralliement à l’esprit de la Contre-Réforme, mais également de sa disponibilité à réfléchir et à revenir sur ses idées. Si on devait comparer l’entreprise de Speroni à celle d’un autre auteur de son époque c’est, toutes proportions gardées, le nom de Montaigne qui nous viendrait le plus spontanément à l’esprit. L’un et l’autre furent des gentilshommes impliqués dans la vie locale, mais refusant une trop grande proximité avec le pouvoir afin de garder la liberté de continuer à construire l’œuvre tissée tout au long de leur existence. Un autre point leur est commun, qui est d’avoir mis à la portée de leurs lecteurs leur esprit critique en les invitant ainsi implicitement, à travers l’exemple de leurs écrits, à résister contre les idées toutes faites ou la force de la tradition et de l’autorité.

Haut de page

Notes

1  Vers la fin de sa vie, Speroni caressa l’idée de publier une édition définitive de ses dialogues, mais il ne donna pas suite à ce projet. Ingolfo de’ Conti, petit fils de Speroni, publia entre 1596 et 1606 les œuvres de son grand-père, mais ces éditions firent l’objet d’un jugement très sévère de la part de Natale Dalle Laste et Marco Forcellini qui se chargèrent d’éditer en 1740 les œuvres de Speroni ; cf. Sperone Speroni, Opere, introduzione di Mario Pozzi, Manziana (Rome), Vecchiarelli Editore, 1989, 5 vol. (reprint de l’édition des œuvres de Speroni, Venise, Occhi, 1740 due à Dalle Laste et Forcellini), p. VI-XI.

2  L’édition des Dialogi parut à Venise chez les fils d’Alde Manuce ; l’édition de 1542 comprend les titres suivants : Dialogo d’amore, Della dignità delle donne, Del tempo del partorire delle donne, Della cura famigliare, Della Usura, Della Discordia, Delle Lingue, Della Retorica, Delle Laudi del Cataio, Della Villa della S. Beatrice Pia degli Obici, Dialogo intitolato Panico e Bichi. Alessandro Piccolomini s’est librement inspiré du dialogue de Speroni Della cura famigliare dans son ouvrage Dell’Instituzione di tutta la vita dell’uomo nato nobile e in città libera (Venetiis, apud H. Scotum, 1542) ; cet épisode est résumé dans les pages consacrées à Speroni dans le recueil Trattatisti del Cinquecento, a cura di Mario Pozzi, Milan-Naples, Ricciardi, 1978, t. I, p. 1179.

3  On trouvera le récit de sa vie dans le dernier volume de l’édition des œuvres de Speroni procurée par Natale Dalle Laste et Marco Forcellini. Sur la biographie de Speroni, voir aussi A. Fano, Sperone Speroni (1500-1588). Saggio sulla vita e sulle opere, Parte I. La vita, Padoue, Fratelli Drucker, 1909.

4  Sur l’inachèvement du Dialogo della Retorica, voir l’anecdote reprise par Mario Pozzi d’après l’édition des Opere de Speroni (1740), in Trattatisti del Cinquecento, ouvr. cité, p. 681-682. 

5  Par rhétorique, nous entendons la rhétorique persuasive héritée de l’antiquité classique, dont Cicéron donna l’exemple le plus accompli et qui remplaça entre la fin du xive et le début du xve siècle la rhétorique médiévale fondée sur le syllogisme. Sur l’apprentissage de la rhétorique à la Renaissance, voir Paul F. Grendler, La Scuola nel Rinascimento italiano, Bari, Laterza, 1991 (éd. orig. : Schooling in Renaissance Italy: Literacy and Learning 1300-1600, Baltimore, The John Hopkins University Press, 1989), p. 225-226.

6  Les trattatelli se trouvent tous dans le tome V des Opere de Speroni, alors que le fragment du dialogue Sopra Virgilio et le Dialogo della Retorica se trouvent respectivement dans le tome II et dans le tome I. En ce qui concerne le Dialogo della Retorica, nous citons d’après l’édition de M. Pozzi, in Trattatisti…, ouvr. cité ; pour le Dialogo delle Lingue nous avons utilisé l’édition bilingue : Dialogues des langues, traduction de Gérard Génot et Paul Larivaille ; texte italien, introduction et notes par M. Pozzi, Paris, Les Belles Lettres, 2001.

7  Les caractéristiques essentielles du dialogue à la Renaissance ont été synthétisées par Anne Godard et sont les suivantes : 1) prépondérance du dialogue référentiel, c’est-à-dire du dialogue faisant intervenir des personnages historiques ; 2) prépondérance d’une démarche labyrinthique sur l’esprit de système ; 3) transgénéricité, ou appartenance à plusieurs genres. À la Renaissance opèrent deux grandes traditions de dialogues : ceux de type platonicien-cicéronien, dont les caractères dominants sont la retenue formelle et le caractère référentiel, et les dialogues inspirés de Lucien, dont le trait saillant est le caractère fictionnel dans la mesure où les protagonistes sont souvent « des héros réunis aux enfers ou des dieux de l’antiquité païenne » ; cf. Anne Godard, Le Dialogue à la Renaissance, Paris, PUF, 2001, p. 22-23. La plupart des dialogues de Speroni appartiennent à la première tradition, mais ce dernier a aussi cultivé la seconde, notamment dans le Dialogo dell’Usura. En général, la production dialogique de la Renaissance se divise en deux grandes catégories : d’une part les dialogues diégétiques, où le débat est introduit par un ou plusieurs narrateurs et dont le contexte est soigneusement décrit, d’autre part les dialogues mimétiques, où ni le contexte ni les interlocuteurs du débat ne font l’objet d’une présentation préalable. Les dialogues de Speroni, dont le Dialogo della Retorica, relèvent de cette dernière catégorie, voir à ce propos Jean-Louis Fournel, « Le monde des dialogues de Sperone Speroni : langue(s) commune(s) et communauté(s) de culture(s) », in Quête d’une identité collective chez les Italiens de la Renaissance, Paris, Université de la Sorbonne Nouvelle, 1990, p. 121-173 ; Nuccio Ordine, « Il dialogo cinquecentesco italiano tra diegesi e mimesi », in Studi e Problemi di Critica Testuale, 37, 1988, p. 155-179, et du même, « Teoria e “situazione” del dialogo nel ’500 italiano », in Il Dialogo filosofico nel ‘500 europeo, a cura di D. Bigalli e G. Canziani, Milan, Franco Angeli, 1990, p. 13-33, en part. p. 14. Parmi les études fondamentales sur le dialogue à la Renaissance on rappellera : Virginia Cox, The Renaissance Dialogue, Cambridge, Cambridge University Press, 1992 ; Le Dialogue au temps de la Renaissance, éd. Marie-Thérèse Jones Davis, Paris, Jean Touzot, 1984 ; Il Sapere delle parole. Studi sul dialogo latino e italiano del Rinascimento, a cura di Walter Geerts, Annick Paternoster & Franco Pignatti, Rome, Bulzoni, 2001.

8 S. Speroni, Apologia dei Dialoghi, in Trattatisti…, ouvr. cité, p. 684 : « Ogni dialogo sente non poco della comedia. Dunque, sì come nelle comedie varie persone vengono in scena, e molte d’esse non molto buone, ma tutte quante a buon fine e però admesse dalla città; ciò sono servi maliziosi, innamorati senza alcun senno, adulatori, giovini e vecchie di male affare e parla ognuno da quel che egli è o pare essere, e se parlasse altrimenti, non ostante che egli dicesse buone cose, male farebbe il suo uffizio e spiacerebbe al teatro; così il dialogo ben formato, sì come è quel di Platone, ha molti e varii interlocutori che tal ragionano quale è il costume e la vita che ciascuno d’essi ci rappresenta. » Sur les rapports existant entre les Dialogi de Speroni et la comédie, voir par exemple Mireille Blanc, « Entre Socrate et Dionysos ou le dialogue pendant la Renaissance italienne (Sperone Speroni et Alessandro Piccolomini) », in Essais sur le dialogue, éd. Jean Lavedrine, Grenoble, Publications de l’université de Langues et de Lettres de Grenoble, 2 vol., vol. II (1984), p. 107-144, notamment, p. 123-127.

9  Au sujet de Cicéron, Soranzo précise qu’il a été plus un orateur qu’un rhéteur, c’est-à-dire qu’il a été meilleur déclamateur que pédagogue, « si come quello che meglio parla, che non ci insegna a parlare » (Dialogo della Retorica, in Trattatisti…, ouvr. cité, p. 640). Le Dialogo della Retorica se déroule à Bologne en décembre 1529, lors du couronnement de Charles Quint par le pape Clément VII. Les participants au débat sont : Antonio Broccardo (1500-1531), poète anti-bembesque, Marcantonio Soranzo et Gian Francesco Valerio. Ce dernier fut secrétaire de Bibbiena et très lié à la politique française et au roi François Ier. Le Dialogo della Retorica fut composé entre 1538 et 1540 ; cf. Giancarlo Mazzacurati, « La fondazione della letteratura », in Id., Il Rinascimento dei moderni. La crisi culturale del xvi secolo e la negazione delle origini, Bologne, Il Mulino, 1985, p. 238.

10 « De plus, je me demande si l’art oratoire de la langue latine convient aux autres langues, en particulier à la langue toscane que nous parlons aujourd’hui ; dans laquelle j’estime qu’on peut au mieux écrire quelques nouvelles à la manière de Boccace pour réjouir un esprit mélancolique et rien de plus ; ce qui est tout à fait différent des trois types de causes, qui furent considérés par les écrivains latins comme la matière unique et générale de leur art rhétorique. Jusqu’à présent je n’ai trouvé personne pour m’aider à dissiper ces doutes et d’autres analogues qui ne cessent de tourner dans mon esprit » (Dialogo della Retorica, p. 640).

11  Par son Dialogus Ciceronianus sive de optimo genere dicendi Érasme entendait moins attaquer l’éloquence cicéronienne que mettre en garde contre le danger de dissocier la renovatio des arts et de la littérature de l’esprit du christianisme. Le dialogue d’Érasme inflige toutefois un coup très dur à l’éloquence antique, qu’il juge dépassée : « Verum ut olim fuerit utilis eloquentia Ciceronis, hodie quis est illius usus ? An in iudiciis ? Ibi res agitur articulis ac formulis, per procuratores et advocatos, quidvis potius quam ciceronianos, apud iudices, apud quos barbarus esset Cicero. […] Maxime vero res hodie per consilium, quod arcanum vocant, conficiuntur : ad id vix tres homines adhibentur, illitterati fere » (Desiderio Erasmo da Rotterdam, Il Ciceroniano o dello stile migliore, testo latino critico, traduzione italiana, prefazione, introduzione e note a cura di Angiolo Gambaro, Brescia, La Scuola, 1965, p. 188).

12  Valerio déclare en effet au début du dialogue : « Voi apparecchiatevi non solamente ad udire, ma a contradire ; e così faccia il Brocardo, il cui parere nella presente materia per avventura sarà diverso dal mio » (Dialogo della Retorica, p. 641).

13  Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et « res litteraria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Droz, 2002 (1re éd., 1980), p. 94.

14 « Ora, mentre che noi ridiamo e giuochiamo, o Brocardo, il Cardinale don Ercole col Priuli e col Navagero, in casa l’ambasciator Contarini, deono essere a questione, disputando fra loro della nostra immortalità » (Dialogo della Retorica, p. 638). Don Ercole est Ercole Gonzaga, fils cadet de François Gonzague et d’Isabelle d’Este, Priuli est un gentilhomme vénitien, ami de Bernardo Tasso. Deux autres dialogues de Speroni devaient traiter de l’immortalité de l’âme, le Dialogo della vita attiva e contemplativa et le Dialogo delle Lingue, mais ils dévièrent ensuite de ce premier objectif ; cf. Jean-Louis Fournel, Les Dialogues de Sperone Speroni : libertés de la parole et règles de l’écriture, Marburg, Hitzeroth, 1990, p. 30-31.

15 « Le bien parler au profit de l’avoir, des personnes et de l’honneur des mortels » (Dialogo della Retorica, p. 639).

16  Au sujet de la distinction entre rhétorique et philosophie, il est d’usage de rappeler que Speroni, qui fut élève du philosophe Pietro Pomponazzi à Bologne de 1523 à 1525, déclina en 1528 l’offre d’enseigner la philosophie à l’Université de Padoue, car à la suite de la mort de son père, il dut s’occuper personnellement de l’administration des biens de sa famille ; cf. M. Pozzi, Trattatisti…, ouvr. cité, p. 692. Pomponazzi écrivit en 1516 le Tractatus de immortalitate animae, dans lequel il disait qu’Aristote n’avait jamais démontré l’immortalité de l’âme ; cf. J.-L. Fournel, Les Dialogues…, ouvr. cité, p. 32-34.

17 « […] mon enveloppe extérieure, qui est sous les yeux de chacun ; de même, pour faire un bon discours oratoire dans des domaines différents, il suffit de connaître un certain je ne sais quoi de la vérité qui est constamment sous nos yeux, puisque c’est une chose que Dieu a voulu imprimer dans nos âmes naturellement désireuses de connaître » (Dialogo della Retorica, p. 643).

18  Le rapport étroit entre peinture et littérature a été développé par les théoriciens entre 1550 et 1750. Pendant deux siècles « les critiques ont pensé que, si le poète ressemblait au peintre, c’était principalement par la vivacité picturale de sa représentation ou, plus précisément, de sa description – son pouvoir de peindre dans l’œil de l’esprit des images claires du monde extérieur, comme un peintre les enregistre sur la toile » (Rensselaer Wright Lee, ‘Ut pictura poesis’. Humanisme et théorie de la peinture : xve-xviiie siècles, Paris, Macula, 1991 (éd. orig., 1967), p. 10). Ludovico Dolce, dans son Dialogo della pittura intitolato l’Aretino (Venise, 1557), radicalise la conception commune en déclarant que les poètes, tous les écrivains même, sont des peintres.

19  L’art de la parole, écrit Cicéron, « est à découvert, à la portée, pour ainsi dire, et à la disposition de chacun, instrument d’une pratique journalière, langage usuel de la conversation ; si bien que dans les autres genres on excelle à proportion qu’on s’écarte davantage de l’intelligence et de la compréhension du vulgaire ; mais dans l’éloquence, ce serait la plus grave des fautes que de rejeter les façons de penser et de sentir communes à tous les hommes » (CicÉron, De Oratore. Ad Quintum Fratrem Libri Tres, livre I, texte établi et traduit par Edmond Courbaud, Paris, Les Belles Lettres, 1938, p. 11-12).

20 « Troppo erra chi ha opinione che ‘l suo intelletto [de l’orateur], che non sa nulla, sia uno armario di ogni scienzia » (Dialogo della Retorica, p. 644). Au début du livre premier du De Oratore, on lit : « À mon sens, personne ne saurait devenir un orateur accompli, s’il ne possède tout ce que l’esprit humain a conçu de grand et d’élevé. Car c’est de toutes ces notions réunies que doit sortir la fleur et jaillir le flot du discours » (CicÉron, De Oratore…, ouvr. cité, livre I, p. 14).

21  Cicéron expose cette conception du savoir de l’orateur dans son dialogue De Oratore, conçu et rédigé en 55 a.C. pour combattre contre la superficialité de l’enseignement des rhéteurs romains qui prétendaient former un bon orateur à coups de recettes et de règles sans se soucier de lui fournir de solides bases culturelles et critiques ; cf. CicÉron, De Oratore, ouvr. cité, Introduction, p. X.

22  Sur la conscience historique de Speroni, voir Riccardo Scrivano, « Cultura e letteratura in Sperone Speroni », in La Rassegna della Letteratura Italiana, 1951, p. 38-51.

23 « […] dites-moi au moins une chose, puisque la tâche de l’orateur est de persuader ceux qui l’écoutent en plaisant, en enseignant et en touchant : à savoir par lequel de ces trois moyens, qui soit le plus convenable à son art et le plus digne d’éloges pour lui, il peut rendre effectif son souhait », (Dialogo della Retorica, p. 640). Certains critiques estiment que les trattatelli, dont ceux sur la rhétorique que nous étudions, sont postérieurs au dialogue inachevé sur la rhétorique ; voir par exemple à ce sujet Pietro Floriani, « Sperone Speroni, letterato nuovo », in Id., I gentiluomini letterati. Studi sul dibattito culturale nel primo Cinquecento, Naples, Liguori, 1981, p. 129, note 14.

24 « Il diletto sia la virtù dell’oratione: onde ella prende la bellezza et la forza a persuader chi l’ascolta », car, poursuit Brocardo, « Indarno adunque d’insegnare, et di movere non dilettando ci fatichiamo; et dilettando senza altro (quanta è la forza del compiacere) siamo possenti di persuader gli ascoltanti, riportando la disiata vittoria non per forza, ne quasi per merito di ragione, ma come grazia a noi fatta da gli ascoltanti, per quel diletto, che nelle menti di quelli suol partorire la oratione ben composta, et ben recitata » (Dialogo della Retorica, p. 641).

25 « Par le discernement (de l’auteur), par le consentement et le plaisir de l’auditoire » (Dialogo della Retorica, p. 642).

26Ibid., note 1.

27  On lit par exemple au début du De Oratore de Cicéron : « l’éloquence en déployant sa force n’a qu’un but : agir sur les âmes des auditeurs, pour les calmer ou les émouvoir » (éd. cit., p. 13).

28  Speroni rapporte que pour Platon la rhétorique était une « mala arte » puisque « lusingando il giudice in molti modi, fa che egli giudichi alla riversa » (Dell’arte oratoria, p. 536).

29  Le terme mos, moris est la traduction d’éthos, manière de se comporter, d’agir, mœurs (bonnes ou mauvaises), usage, genre de vie, caractère.

30Rhétorique 1365a : « On persuade par le caractère, quand le discours est de nature à rendre l’orateur digne de foi, car les honnêtes gens nous inspirent confiance plus grande et plus prompte sur toutes les questions en général, et confiance entière sur celles qui ne comportent point de certitude, et laissent une place au doute. Mais il faut que cette confiance soit l’effet du discours, non d’une prévention sur le caractère de l’orateur. Il ne faut donc pas admettre, comme quelques auteurs de Techniques, que l’honnêteté même de l’orateur ne contribue en rien à la persuasion » (Aristote, Rhétorique, texte établi et traduit par Médéric Dufour, Paris, Les Belles Lettres, 1932, t. I, p. 76-77).

31Del genere demonstrativo, in Sperone Speroni, Opere, Venise, Domenico Occhi, 1740, t. V, p. 549 : « [que le mos] soit une preuve meilleure que le recours à l’émotion est bien connu : car le mos opère par le biais de la reconnaissance des mérites, qui est une chose très bonne. Il se réfère à l’intelligence et non aux passions, et il montre à l’intelligence que l’honnêteté et l’approbation sont à préférer à une vie digne de blâme ».

32 « Elle ne nous émeut pas, mais nous calme en nous consolant dans nos propres misères » (Del genere demonstrativo, p. 550).

33 « Au penchant des émotions » (Dialogo della Retorica, p. 644).

34 « De cette manière dont nous agissons lorsque nous nous efforçons de soulever les choses lourdes et de faire aller vers le bas les choses légères » (Dialogo della Retorica, p. 646).

35  En ce qui concerne le mos « bisogna che sia invenzione e giudicio dell’orator in quanto orator : però bisogna che sia nell’orazione, e non nella vita » (Del genere demonstrativo, p. 550).

36  Après avoir constaté que Démosthène fut « plus philosophe » que Cicéron, Speroni observe : « Non è dunque del tutto falso quel che dice Bruto di Cicerone, che fosse elumbe e senza nervo, mancando di prove, ed Asiano per conseguente, perché fuor dell’arte si estende; il che può andare in infinito » (Dell’arte oratoria, p. 538).

37 « […] très grande doit être la violence de l’orateur sur nos esprits dès lors qu’il nous persuade à bien faire ; en réussissant à obtenir en une heure par de simples mots ce que le philosophe n’arrive péniblement à conquérir qu’en vivant de manière vertueuse pendant de nombreuses années » (Dialogo della Retorica, p. 647).

38 « Un art adapté à la civilité et à la liberté publique » (Dialogo della Retorica, p. 647).

39  Speroni critique l’opinion de Cicéron d’après lequel il faut « elegger un grande al quale si facciamo simili nel dire » (Dell’arte oratoria, p. 542). À propos de la question de l’imitation, on rappellera l’échange de lettres sur ce sujet entre Giovanni Francesco Pico della Mirandola, neveu du grand Pico, et Pietro Bembo. Giovanfrancesco Pico, dans sa lettre De imitatione ad Petrum Bembum, datée de 1512, nie l’utilité de l’imitation d’un modèle dans l’acte créateur qui ne repose pas sur l’apprentissage d’une technique, mais sur la capacité innée de l’écrivain à l’éveil spirituel. L’imitation ne saurait donc pas prendre pour modèle le texte de Cicéron, mais l’idée de Beau vers laquelle le texte de Cicéron n’est qu’une étape. Bembo répondit à Pico par une autre lettre du même titre où il insistait sur l’importance de l’imitation. D’après Bembo, pour pouvoir rejoindre cette idée du Beau dont parlait Pico, il ne faut pas seulement un artiste d’exception, mais également un modèle de référence qui puisse servir de point de départ à l’élan de l’artiste. Bembo insiste sur l’unicité du modèle à imiter, car quand on suit plusieurs modèles, selon la conception éclectique prônée par Pico, on finit par avoir un style protéiforme et donc monstrueux. Bembo conseillait donc de prendre Cicéron comme unique modèle pour la prose et Virgile pour la poésie ; cf. M. Fumaroli, L’Âge de l’éloquence…, ouvr. cité, p. 83-87. Sur l’échange de lettres entre Pico et Bembo, voir Giorgio Santangelo, Le epistole « De Imitatione » di Giovanfrancesco Pico della Mirandola e Pietro Bembo, Florence, Olschki, 1954 ; Id., Il Bembo critico e il principio di imitazione, Florence, Sansoni, 1950.

40 « Les mots doivent être semblables aux idées de l’esprit, dont ils expriment le sens […] Si nous voulons donc que notre discours oratoire soit identique à celui d’un autre et l’imite, il faut d’abord que notre intelligence devienne comme celle de cet autre, et que les choses, c’est-à-dire les idées, soient semblables à celles d’un autre » (Dell’arte oratoria, p. 542).

41 « Il est certain que celui qui s’exprime seulement comme Bembo n’a ni art ni intelligence. Il ignore l’art de dire et écrit en imitant quelqu’un d’autre » (Dell’arte oratoria, p. 542).

42 « Il adapterait ses mots à ses idées, non pas à celles d’autrui […]. L’invention est donc la chose fondamentale, et qui invente bien, parle bien et doit surtout adapter ses mots à ce qu’il a inventé » (Dell’arte oratoria, p. 542).

43 « Voyez maintenant combien je suis tombé bas et dans quelle étroite prison et avec quels liens je m’enchaînai moi-même » (Dialogo della Retorica, p. 662). Sur Antonio Brocardo, voir l’article qui lui a été consacré dans le Dizionario Biografico degli Italiani, Rome, Istituto della Enciclopedia Italiana, vol. 14, 1972, p. 383-384.

44 « Les imitateurs ne sont rien. Il ne faut pas imiter les bons auteurs en parlant comme eux sur tous les sujets ou en parlant seulement de ce dont ils parlent » (Dell’arte oratoria, p. 543).

45 « En n’étant pas ineptes, mais en étant prudents, clairs et en expliquant bien nos idées » (Dell’arte oratoria, p. 543).

46Dialogo sopra Virgilio (Fragmento), in Sperone Speroni, Opere, Venise, Domenico Occhi, 1740, t. II, p. 359-360 : « Et je vous dis que s’il est vrai qu’imiter veut dire ressembler, c’est un très grand mensonge que de dire qu’Homère a été imité par Virgile : car Virgile est très différent de tout autre poète et ne ressemble qu’à lui-même. Et que Virgile ait dit nombre de choses qu’avait dites avant lui Homère ne fait de lui un imitateur de ce dernier : de même considérer une même chose dans des disciplines différentes ne rend pas semblables ces disciplines. Il suffira de dire que la manière de s’exprimer de Virgile n’est pas homérique et que, n’appartenant qu’à lui, elle est proprement virgilienne. »

47  Pietro Bembo, Prose della volgar lingua : Introduzione e note di Carlo Dionisotti, Turin, UTET, 1966 [1931], p. XVI.

48  Dans les Dialoghi piacevoli de Nicolò Franco on lit par exemple que celui qui veut imiter Pétrarque ou Cicéron « deve dare venti passi con i suoi piedi, et uno solo con quegli della sua guida » (Nicolò Franco, Dialoghi piacevoli, Venise, Gabriel Giolito de’ Ferrari, 1542, Ire édition, Giolito, 1539, dialogue III, p. 64).

49 R. Scrivano, « Cultura e letteratura… », art. cité, p. 38.

50 « Qui direi che questo vizio dello imitare è venuto al mondo con lo studio delle lingue, specialmente delle lingue aliene, come sono a noi aliene la Greca e la Latina, ed a noi Lombardi la Toscana » (Della imitazione, p. 558).

51Dell’arte oratoria, p. 542.

52  Sur l’attitude critique de Speroni face à la tradition humaniste, voir Francesco Bruni, « Sperone Speroni e l’Accademia degli Infiammati », in Filologia e Letteratura, XIII, 1967, p. 24-71.

53 « Et tout naît d’une lâche peur des modernes, laquelle les porte à croire qu’ils ne sont rien par eux-mêmes et qu’ils ne pourront jamais être quelque chose dans quelque discipline que ce soit, s’ils ne sont pas semblables aux anciens au point d’être comme leurs ombres : voilà leurs seuls titres de gloire et le seul bonheur qu’ils ont » (Dialogo sopra Virgilio…, ouvr. cité, p. 367).

54Dialogo delle Lingue, in Sperone Speroni, Dialogue des Langues, ouvr. cité, p. 15-16.

55  Les interlocuteurs du Dialogo delle Lingue sont Bembo, un Cortigiano, tenant de l’homonyme conception de la langue dont l’exposé le plus accompli se trouve dans Il Cortegiano de Castiglione (livre I, chap. XXIX et suivants), Lazzaro Bonamico, enfin le Scolare, ancien élève de Pietro Pomponazzi, qui rapporte une discussion sur la langue qui eut lieu à Bologne entre l’humaniste grec Janus Lascaris et son maître Pomponazzi.

56 « D’abord blâmé et crucifié par certains hypocrites, il est maintenant adoré et honoré comme le Christ notre Sauveur par ceux qui le connaissent » (Dialogo delle Lingue, p. 37).

57Dialogo delle Lingue, p. 31.

58  Pour ce qui suit, voir notamment Mario Pozzi, « Speroni e il genere epidittico », in Sperone Speroni, Padoue, Editoriale Programma, 1989 (numéro spécial de la revue Filologia Veneta consacré à Speroni), p. 55-88.

59 « J’entends prouver que la rhétorique, définie par Platon subtilité et astuce, et non pas procédé rationnel, celle donc qui est appelée flatterie infâme et vile […], est le plus noble de tous les arts » (Dell’arte oratoria, p. 539).

60 « [Il n’y a pas de cause] plus élégante dans l’expression, ni plus utile aux républiques que la cause démonstrative. Par ses préceptes, elle ne parvient pas seulement à former de bons orateurs, mais elle réussit à nous exhorter adroitement à vivre de manière honnête ; ce que ne font pas les deux autres causes, par lesquelles nous poussons souvent l’auditoire à mener des guerres injustes, et, pour venger les injures subies, tantôt offensons les innocents, tantôt défendons les coupables » (Dialogo della Retorica, p. 656).

61 « Nous nous efforçons donc en vain d’enseigner et d’émouvoir sans plaire ; et en ne cherchant qu’à divertir (car telle est la force de la volonté de plaire) nous parvenons à convaincre nos auditeurs, en rapportant la victoire espérée non pas par la force ni presque pas par les mérites de notre raison, mais par une sorte de grâce que l’auditoire nous accorde à la suite du plaisir qu’engendre d’habitude dans l’esprit du public le discours oratoire bien composé et bien déclamé » (Dialogo della Retorica, p. 642).

62 « Je suis fermement convaincu que dans les causes délibératives et judiciaires la nature de l’orateur ainsi que celle du sujet traité ont plus d’effet que l’art oratoire ; c’est le contraire qui se passe avec la cause démonstrative, où le discours oratoire n’est pas moins beau quand il est lu que quand il est déclamé. Pour cette raison, nous voyons des orateurs médiocres bien informés sur les matières civiles, et aidés par l’action et la mémoire, parler d’habitude fort bien au sénat et au tribunal ; car dans ces cas les mots jaillissent en nous des choses traitées. Des mots accordés aux idées de l’esprit naît l’harmonie qui étonne ceux qui écoutent » (Dialogo della Retorica, p. 656-657).

63 « Quindi nacque il costume nella Republica atheniese, publicamente ogni anno quei cittadini lodare, i quali fortemente per la lor patria combattendo, fossero stati ammazzati » (Dialogo della Retorica, p. 656).

64 « [La cause démonstrative suscite] un troisième type d’émotion […] plus noble que celui des passions, et grâce auquel on parvient à persuader ceux qui écoutent à mourir pour la patrie ; non pas sur le champ, comme il peut arriver à une personne qui a perdu le contrôle de soi-même sous l’effet d’un accès de fureur, mais un mois voire une année plus tard : signe que cette action différée est un élan de la raison et non pas des passions : je dirais cette personne émue et non pas persuadée, si l’on considère la cause efficiente qui la pousse à agir » (Del genere demonstrativo, p. 547).

65 « […] l’élocution est sans aucun doute la partie principale, presque son cœur, et je ne croirais pas mentir si je l’appelais âme ; de l’élocution, et de rien d’autre, dérive le nom même d’éloquence, ainsi que vivant dérive de vie. L’invention et la disposition sont certainement des parties qui concernent les choses que le discours ordonne après les avoir repérées dans les différents domaines du savoir ; mais la troisième partie, ainsi que le terme l’indique, appartient aux mots que nous choisissons non au hasard mais avec discernement et qu’après les avoir choisis nous lions ensemble » (Dialogo della Retorica, p. 649). Pozzi signale que ce passage est inspiré de Cicéron, Orator, XIX, 61.

66 « Ma la retorica e la poesia sono artificii delle voci degli uomini, non come gravi e acute ma propriamente come parole, cioè in quanto elle son segni dell’intelletto, quelle accordando sì fattamente che ne riesca una consonanzia, la quale, metaforicamente parlando, da’ primi retori al numero musico assimigliandola, numero anch’essa fu nominata; senza il qual numero non è orazione la orazione, e col qual numero ogni volgare e inerudito ragionamento può aver nome orazione » (Dialogo della Retorica, p. 649). La source de Speroni est Aristote, qui au sujet du rythme du discours écrit : « Ce qui est arythmique est indéterminé ; or, le style doit être déterminé, mais non pas par le mètre ; ce qui est indéterminé est impropre au plaisir et à la connaissance ; toutes choses sont déterminées par le nombre ; or, le nombre, appliqué à la forme du style, est le rythme, dont les mètres ne sont que des sections. Le discours doit, par conséquent, avoir un rythme, non un mètre ; autrement, ce serait un poème » (Aristote, Rhétorique, 1408b ; ed. cit., vol. III, p. 57). Dans le Grand Dictionnaire de la langue italienne de Salvatore Battaglia, on lit à l’article numero : « metr. struttura metrica e prosodica. Per estensione: il ritmo e l’armonia che ne deriva e che si apprezza nella lettura o nella recitazione di una composizione poetica o oratoria. Ritmo, movimento ritmico, cadenza ».

67 « La tâche de l’orateur n’est donc pas de dire seulement des mots qui résonnent bien, mais qui soient aussi intelligibles et répondent aux idées signifiées ; car de même que dans les portraits du Titien nous considérons la ressemblance en plus du dessin et que, si ceux-ci sont tels (comme ils le sont vraiment) qu’ils reproduisent parfaitement leurs modèles, nous les considérons comme œuvre parfaite et digne de lui ; de même dans le discours oratoire nous mettons à l’épreuve les idées que nous voulons exprimer avec la texture des mots, leur rythme et leur harmonie, en veillant à ce que les mots prononcés soient conformes aux idées et qu’ils les signalent dans le même ordre où l’esprit les a indiquées » (Dialogo della Retorica, p. 672). Le terme de « concinnità », qui signifie harmonie, symétrie obtenue par la « collocatio verborum », est tiré de l’Orator (XLIX-L) de Cicéron ; cf. Dialogo della Retorica, p. 672, note 3.

68 « Pour cette raison, si les concepts sont sérieux, les mots qui leur correspondent doivent être composés de syllabes que la langue prononce avec beaucoup de difficulté » (Dialogo della Retorica, p. 672).

69 « Et il l’étoffera, le mettra en lumière et le caractérisera, ne parlant que de lui seul et pour lui seul, le retournant et l’examinant minutieusement de tous les côtés, tel un drap de laine ou de soie qu’il compare à d’autres : et ce faisant, il amplifiera le personnage et ses attributs, soit en ajoutant aux choses que l’historien en a dit, soit en les développant, en les ordonnant, en les séparant des autres et en leur donnant plus de relief : ce que l’historien n’entend pas faire et n’a pas à faire » (Del genere demonstrativo, p. 548).

70 « [Gli Spartani] alli quali era in odio, o parea essere odiosa l’arte del dire, erano in tanto di loda cupidi, che andando a combattere sacrificavano alle Muse, acciocché i gesti loro fossero lodati […], ma senza artificio, e semplicemente » (Del genere demonstrativo, p. 547).

71Del genere demonstrativo, p. 547.

72 « […] pourquoi lorsque nous nous exprimons ne devons-nous pas parler civilement avec le respect dû à ceux qui nous écoutent, en nous servant de mots et de gestes élégants ? […] Quand des étrangers nous rendent visite chez nous, ne couvrons-nous pas les murs et le sol de notre demeure avec des tapisseries et des tapis ; pourquoi ne couvririons-nous pas nos mots naturels de beaux ornements quand nous parlons au prince ? » (Dell’arte oratoria, p. 540 ; c’est nous qui soulignons).

73 « Imaginons un homme honnête plein d’éloquence et d’intelligence, qui sorti de sa patrie seul et nu (presque un autre Bias) vienne demeurer à Bologne, que fera-t-il de son art ? S’il accuse ou défend, voici un vil avocat, dira-t-on, qui vend ses paroles à la populace ; s’il délibère, ne faisant pas partie de la république, ses conseils ne sont pas écoutés. Devra-t-il se taire et mener une vie inactive ? Non pas vraiment, mais il exercera continuellement son éloquence par sa plume dans la cause démonstrative, en blâmant et en louant ; et il le fera non pas par haine ou pour avoir une récompense mais pour faire œuvre de vérité. Ce faisant, en peu de temps il sera craint et estimé non seulement par ses pairs mais aussi par les seigneurs et par les princes » (Dialogo della Retorica, p. 658-659 ; c’est nous qui soulignons). Rappelons que Bias, dont il est question dans cette citation, fut un des sept sages, particulièrement apprécié par Cicéron.

74 « Or questo vostro eloquente (se non m’inganna la simiglianza) è il ritratto dell’Aretino » (Dialogo della Retorica, p. 659).

75  Carlo Dionisotti, « La letteratura italiana nell’età del Concilio di Trento », in Idem, Geografia e storia della letteratura italiana, Turin, Einaudi, 1967, p. 183-204.

76  Sur la querelle qui opposa l’Arétin à Antonio Broccardo, voir Paul Larivaille, Pietro Aretino, Rome, Salerno Editrice, 1997, p. 161-164.

77  Selon G. Mazzacurati, avec le Dialogo della Retorica « è compiuta l’affermazione della letteratura come scienza formale separata : essa non aveva mai ricevuto prima, nella cultura italiana, una fondazione teorica tanto forte e recisa » (« La fondazione della letteratura », art. cité, p. 250).

78  Mario Marti, « Sperone Speroni retore e prosatore », in Dal certo al vero. Studi di filologia e di storia, Rome, Edizioni dell’Ateneo, 1962, p. 251-272, p. 265 : « Ma lo Speroni, più che gli altri scrittori del suo tempo, predilige uno stile immaginoso e mosso, che spesso cade nel turgido e nell’enfatico, ricco di traslati, di metafore, di figure retoriche d’ogni genere, che dànno origine all’inutilmente lambiccato ed al conseguente fastidio. È questo, forse, l’aspetto storicamente più importante dello stile di Speroni, perché apre l’epoca nuova. Ma è anche artisticamente il più fiacco, perché allora la pur ricca umanità di quell’uomo cede alle lusinghe dell’orpello e se ne fa schiava ».

79  À titre récapitulatif et de rappel : « Finalmente – dit Brocardo au sujet de la cause démonstrative – l’arte e le cause oratorie a’ sentimenti di nostra vita aguagliando, posso dire che le due prime sono il senso del tatto, senza le quali non nasceva, non viverebbe la orazione; ma la causa dimostrativa, ornamento della retorica, è occhio e luce che fa chiara la vita sua, lei a grado inalzando ove nulla dell’altre due non è possente di pervenire » (Dialogo della Retorica, p. 658).

80 « Vents s’opposant à la sérénité de la raison », « les bourrasques », soleil qui « en réfléchissant ses rayons réchauffe et allume les deux autres causes inférieures » (Dialogo della Retorica, respectivement, p. 647 et p. 658).

81 « […] io vi dico questa lingua moderna, tutto che sia attempatetta che no, esser però ancora assai picciola e sottile verga, la quale non ha appieno fiorito, non che frutti produtti che ella può fare : certo non per difetto della natura di lei, essendo così atta a generar come le altre, ma per colpa di loro che l’ebbero in guardia, che non la coltivorno a bastanza, ma a guisa di pianta selvaggia, in quel medesimo deserto ove per sé a nascere cominciò, senza mai né adacquarla né potarla né difenderla dai pruni che fanno ombra, l’hanno lasciata invecchiare e quasi morire » (Dialogo delle Lingue, p. 21-22).

82 « Tanto sarebbe trasferir Aristotele di lingua greca in lombarda, quanto traspiantare un narancio e una oliva da un ben colto orticello in un bosco di pruni » (Dialogo delle Lingue, p. 34-35).

83 « Dunque, alle cause venendo, come io dissi, così ridico di nuovo che la causa demostrativa è la più orrevole, la più perfetta, la più difficile e finalmente la più oratoria che niuna dell’altre due; la qual cosa mentre io tento di dimostrarvi, io vi prego che, non guardando alla fama degli scrittori della retorica, poniate mente alla verità, la quale, da ragione aiutato, io mi apparecchio di palesarvi. Perciò che altra cosa è il parlar di questa arte, le vene sue, i suoi membri, l’ossa, i nervi e la carne sua annoverando e partendo, la qual guisa d’anatomia lei insegnando con le ragioni operiamo; e altra cosa è il parlare oratoriamente al vulgo, a’ giudici, a’ senatori quegli allettando e movendo; il che non faccio al presente » (Dialogo della Retorica, p. 655).

84 « Si quelqu’un est noble et riche, et n’adapte pas son habillement et son train de vie à ses richesses et à sa noblesse, on le juge avare et mesquin. De même un orateur savant et qui parle bien, s’il plaide sèchement sa cause devant le tribunal ou au sénat, non seulement sera tenu pour sot, mais le sera pour de bon. […] À la messe et aux vêpres, qui sont choses concernant l’âme, le pape et les cardinaux s’ornent de beaux manteaux d’or et de pierres précieuses : pourquoi alors dans les causes civiles utiliserions-nous des mots simples et dépourvus de toute beauté ? » (Dell’arte oratoria, p. 540).

85 « Et voici que les vêtements de l’homme sont plus grands que sa personne ; sans quoi il n’y serait pas à l’aise ; […] et les mots sont des vêtements et des maisons, où logent les noms, et les souvenirs, et nos idées » (Del genere demonstrativo, p. 548).

86  Voir plus haut, note 72.

87Dialogo della Retorica, p. 661-662.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Patrizia De Capitani, « De l’art de persuader à l’art de bien juger et de bien dire : la rhétorique chez Sperone Speroni »Cahiers d’études italiennes, 2 | 2005, 131-159.

Référence électronique

Patrizia De Capitani, « De l’art de persuader à l’art de bien juger et de bien dire : la rhétorique chez Sperone Speroni »Cahiers d’études italiennes [En ligne], 2 | 2005, mis en ligne le 15 octobre 2006, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cei/257 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cei.257

Haut de page

Auteur

Patrizia De Capitani

Université Stendhal - Grenoble 3

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search