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LElegia di Madonna Fiammetta. Le jeu polyphonique du discours persuasif

Serge Stolf
p. 11-39

Texte intégral

  • 1  Pour les citations de l’Elegia, nous nous référons au texte établi par F. Ageno (Elegia di Madonna (...)

1L’Elegia di Madonna Fiammetta1 a été écrite en 1343-1344, et précède de quelques années seulement le Decameron. Le thème de l’amant trahi et abandonné, et se consumant dans l’attente, avait donné à Boccace la matière de son poème Filostrato (« vaincu et défait par Amour ») dont l’histoire se situe pendant la guerre de Troie. Dans l’Elegia, une femme raconte comment elle se morfond dans l’attente d’un amant qui ne revient pas. Ce n’est pas le moindre paradoxe ni, surtout, la moindre nouveauté de ce texte que de nous présenter une parole d’une femme qui assume la totale responsabilité de son discours.

  • 2  Francesco De Sanctis, Storia della letteratura italiana, Milan, Rizzoli, 1983, vol. 1, p. 380 : «  (...)
  • 3  Francesco Tateo, Boccaccio, Rome-Bari, Laterza, 1998, p. 69-76. Ces oscillations témoignent de la (...)

2Ce récit occupe dans la critique une place relativement modeste, mais préservée, pour le moins, de la sénescence qui a frappé prématurément (au regard des siècles écoulés) d’autres œuvres de Boccace, face à la nouveauté absolue du chef-d’œuvre. Le xixe siècle inaugura un dépoussiérage salutaire en conférant à l’Elegia le statut (sans doute un peu trop libéralement accordé) d’un roman moderne et psychologique, même si les considérations de De Sanctis comportaient, sous quelques éloges, des réserves plus que dissuasives pour le lecteur de bonne volonté2. On ne s’avancera guère en disant que cette œuvre invite à transcender la référence générique contenue dans son titre même (l’élégie), référence explicite à laquelle les critiques actuels sont à juste raison plus attentifs, mais dévoilant des intentions que le texte ne confirme qu’en partie. Ainsi, on peut découvrir, dans le bref espace d’une étude sur l’Elegia, d’étonnantes oscillations quant à l’appréciation de son contenu et de sa forme : « meditazione elegiaca », « meditazione filosofica », « trattato d’amore », « trattato morale », « racconto interiore », « romanzo », « racconto autobiografico »3.

3Par ailleurs, le lecteur, fort de la définition de l’élégie donnée par Horace :

  • 4Ars poetica, v. 75-78 : « Versibus impariter iunctis querimonia primum,/ post etiam inclusa est uo (...)

Deux vers inégaux unis ensemble exprimèrent d’abord la plainte,
puis le sentiment comblé dans son désir ;
quant à savoir quel fut l’inventeur de l’humble vers élégiaque,
les grammairiens en disputent encore, et le procès est toujours pendant4

  • 5Dante, De vulgari eloquentia, II, iv : « per elegiam stilum intellegimus miserorum ». Lorsque Jean (...)
  • 6Elegia di Madonna Fiammetta (dorénavant : Elegia), chapitre ix, ed. cit., p. 199 : « Tel que je t’ (...)

– définition à laquelle le Moyen Âge n’apporte pas de substantielles corrections (« par élégie nous entendons le style des malheureux5 ») – se trouve confronté à une « élégie » en prose, présentant la structure d’un récit divisé en chapitres, et où l’« humilité » du style relève d’une pure convention rhétorique ou d’une ambiguïté savamment calculée : « Né ti sia in questo abito così vile come io ti mando, vergogna […] e però non ti sia cura d’alcuno ornamento, sì come gli altri sogliono avere, cioè di nobili coverte di colori varii tinte e ornate, o di pulita tonditura6 […]. »

  • 7  Monica Bardi, Le voci dell’assenza. Una lettura dell’« Elegia di Madonna Fiammetta », Turin, Tirre (...)
  • 8  Cesare Segre, « Strutture e registri nella Fiammetta », in Idem, Le strutture del tempo, Turin, Ei (...)

4L’intérêt de la critique s’est porté plus récemment sur les rapports existant entre les Héroïdes (Epistulae Heroidum) d’Ovide – lettres d’amour fictives en distiques élégiaques où des héroïnes abandonnées expriment les plaintes que leur arrachent la séparation et l’éloignement de ceux qu’elles aiment – et l’Elegia di Madonna Fiammetta qui développe le même thème7. On fera observer qu’une surévaluation du modèle structurel des Héroïdes, à défaut d’une analyse suffisante de leur composante rhétorique, écarte a priori que cette dernière puisse informer sérieusement l’Elegia, outre qu’elle occulte les emprunts de Boccace à d’autres sources, en particulier au théâtre de Sénèque. En effet, quelle valeur peut avoir l’insertion, dans un contexte “élégiaque”, voire discrètement épistolaire, de textes puisés à la dramaturgie ? Si, par ailleurs, on s’accorde presque unanimement à souligner la qualité introspective et analytique de l’Elegia, l’interprétation de sa dimension rhétorique laisse apparaître des clivages. Dans la perspective de notre réflexion présente sur la persuasion, il faut entendre rhétorique au sens plein de discours, et se demander, par exemple, sur quel mode fonctionne ce discours, et quels en sont ses enjeux. Sont-ils susceptibles de structurer en profondeur l’Elegia et lui donner un sens ? L’étude que Cesare Segre a consacrée à l’Elegia montre que cette voie est potentiellement riche à explorer8.

  • 9  Voir Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, vol. 1, p. 77 s (...)

5Nous commencerons donc par l’examen des modalités du discours persuasif dans l’Elegia, après avoir précisé ce qu’il convient d’entendre ici par “discours”. Si nous admettons que le discours se caractérise par une énonciation entre un locuteur (scripteur) et un auditeur (récepteur) où le premier exerce son intention d’influencer le second9, nous pouvons considérer que Fiammetta adresse un discours à destination de l’auditoire invoqué dès le prologue, et qu’elle entend “influencer” :

  • 10Elegia, p. 3 : « J’essaierai donc, nobles dames dont le cœur est sans doute plus heureux en amour (...)

Adunque […] mi piace, o nobili donne, ne’ cuori delle quali amore più che nel mio forse felicemente dimora, narrando i casi miei, di farvi, s’io posso, pietose10.

6À cette adresse liminaire et générale, Fiammetta en ajoutera d’autres, à l’adresse de son public exclusivement féminin, comme au début du chapitre v :

  • 11Elegia, p. 77 : « À vrai dire, je cherche moins à vous apitoyer sur mon sort qu’à vous montrer la (...)

In verità io non vi conforto tanto a questo affanno perché voi più di me divegniate pietose, quanto perché più la nequizia di colui per cui ciò m’avviene conoscendo divegniate più caute in non commettervi ad ogni giovine11.

7Il s’agit d’une sorte de récit rétrospectif rapportant une suite d’événements dont l’aboutissement est la situation présente de Fiammetta, alors que celle-ci, même si elle continue d’en éprouver les douloureux effets, est suffisamment détachée de son histoire vécue et peut donc en proposer une relation explicitement orientée vers une “démonstration”.

  • 12  Cela signifie qu’il convient de distinguer entre persuader et convaincre : on peut se persuader d’ (...)

8À l’intérieur de ce récit, il faut naturellement prendre en considération le fait que l’Elegia ne se limite pas à l’utilisation des dialogues. On constate même que la proportion de ceux-ci est moindre que celle des monologues. La situation de Fiammetta la contraint à parler pour elle-même, dans une solitude que l’absence de son amant lui impose et dans le silence où un impossible aveu l’enferme. Mais lorsqu’elle parle pour elle-même, ou pour un amant qui n’est pas là, ce qu’elle dit relève de l’intention de persuader l’autre, mais aussi de se persuader soi-même12.

  • 13  Olivier Reboul, Introduction à la rhétorique, Paris, PUF, 1991, p. 4 : « La rhétorique porte donc (...)
  • 14Elegia, p. 199 : « Fiammetta s’adresse à son livre : sous quel aspect, quand, et à quelles personn (...)

9Nous sommes ainsi amenés à dégager une dernière acception du “discours”, celui qui se réfère à la rhétorique, « art de persuader par le discours13 ». La rhétorique englobe les diverses modalités du discours que nous avons sommairement indiquées. Pour ce faire, voyons tout d’abord comment est constituée l’Elegia. Nous pouvons considérer, avec le prologue et le chapitre final (intitulé : « nel quale madonna Fiammetta parla al libro suo, imponendogli in che abito, e quando e a cui debba andare, e da cui guardarsi; e fa fine14 »), que Fiammetta s’adresse aux femmes que son petit livre persuadera de ses malheurs (et peut-être arrivera-t-il jusqu’à l’amant perfide). Encadrant le récit proprement dit, nous aurions, en termes de rhétorique, un exorde et une péroraison, celle-ci incluant le chapitre viii :

exorde :
Prologue : en direction des « nobles dames ».
pÉroraison :
Chapitre 8. exemples d’hÉroÏnes abandonnées : se persuader et persuader les « nobles dames » de la supériorité de son malheur sur celui des héroïnes antiques.
Chapitre 9 : envoi du livre.

Nous n’inscrirons pour l’instant l’exorde et la péroraison qu’à titre d’hypothèse, selon laquelle la structure profonde de l’Elegia serait celle du développement oratoire.

  • 15  Voir Angelo Marchese, L’officina del racconto. Semiotica della narratività, Milan, Mondadori, 1983 (...)

10À l’intérieur de ce développement, nous nous situerons sur le plan du récit, en distinguant comme autant de stratégies de la persuasion, les principaux « discours » et « soliloques » à cet effet. Bien qu’il n’y ait pas lieu de distinguer les uns des autres, nous avons employé, par simple commodité de démonstration, « discours » dans les contextes dialogiques, et « soliloques » lorsque Fiammetta se parle à elle-même ou s’adresse à un interlocuteur absent, que celui-ci soit un homme ou une figure personnifiée (la Fortune). Il suffit que ces soliloques prennent la forme d’un raisonnement15. Nous proposons donc la répartition suivante :

Chapitre I. la naissance de la passion
       
discours de la nourrice : persuader Fiammetta de la folie de l’amour.
       discours de Vénus : persuader Fiammetta de se soumettre à l’amour.
Chapitre II. L’amant annonce son dÉpart (structure dialogique) :
       discours de Fiammetta : persuader son amant de ne pas la quitter.
Chapitre III. L’attente.
       
soliloque de Fiammetta : envisage l’infidélité de Panfilo.
Chapitre IV. L’attente.
       
soliloque de Fiammetta : jalousie naissante.
Chapitre V. nouvelle (fausse) du mariage de panfilo.
       
soliloque de Fiammetta : elle s’adresse à elle-même pour se lamenter.
       soliloque de Fiammetta : à Panfilo absent pour le convaincre de revenir.
       soliloque de Fiammetta : à la Fortune, responsable de ses malheurs.
       soliloque de Fiammetta : sur le bonheur d’une vie en conformité avec la Nature :
       dénoncer les passions criminelles de la société civilisée.
       soliloque de Fiammetta : la beauté, source de ses malheurs.
Chapitre VI. nouvelle (fausse) de l’amour de panfilo pour une autre femme.
       
soliloque de Fiammetta : à l’amant perfide.
       discours de la nourrice : persuader Fiammetta d’oublier Panfilo.
       soliloque de Fiammetta : se persuader de se suicider.
Chapitre VII. nouvelle (fausse) du retour de panfilo.
       
soliloque de Fiammetta : se persuader de l’innocence de son amant.

11Les dialogues mettant en jeu des interlocuteurs réels (ou fictifs, comme Vénus) sont situés au début (chap. i,ii) et à la fin (vi) du récit dont la partie centrale est occupée par les soliloques de Fiammetta, au moment où elle vit les affres d’une interminable attente. Une telle disposition montre à quel point la situation de Fiammetta, femme mariée, amante abandonnée, obligée au secret, confine sa parole à un espace privé, intime, et à une pratique solitaire. Par ailleurs, le départ de son amant transforme celui-ci en interlocuteur absent, et les discours de Fiammetta sont adressés à un destinataire qui ne peut les entendre : d’où, cet étonnant mimétisme dans l’Elegia entre l’absence de Panfilo et cette exaspération de la parole cernée par la solitude grandissante de la jeune femme. L’amant ne finit par conserver une existence, une réalité, un nom, qu’à travers les mots de Fiammetta.

  • 16  Sur cette question, voir mserafini, « Le tragedie di Seneca nella Fiammetta di Giovanni Boccacci (...)

12Sur le plan de la circulation des textes antiques, si intense qu’elle imprègne le tissu stylistique de l’Elegia, nous remarquons que plusieurs de ces discours assimilent des passages, d’une longueur plus ou moins conséquente, extraits des tragédies de Sénèque, les transposant parfois par une traduction littérale. Phèdre est la plus largement mise à contribution, pour ne pas dire pillée, mais les autres emprunts à l’Hercule furieux, à Thyeste, à Médée, aux Troyennes, aux Phéniciennes, à l’Œdipe (bien qu’il soit difficile d’établir si Boccace avait connaissance de ces textes dans leur intégralité, ou bien en connaissait seulement des extraits à travers des florilèges16) attestent le lien établi avec l’écriture dramaturgique, cette tendance à l’hypertrophie de la parole ainsi mise en scène.

  • 17Elegia, IX, p. 201 : « E se forse alcuna donna delle tue parole rozzamente composte si maraviglia, (...)

13Ceci amène à constater que, si Fiammetta assume la totalité de son discours et le style qu’elle entend lui donner (comme le confirment ses protestations d’humilité17), cette femme a une culture littéraire tout à fait exceptionnelle. Cette observation ne résulte pas seulement, à l’évidence, des déclarations explicites qu’elle fait de ses propres lectures :

  • 18Elegia, III, p. 59 : « Il me venait souvent à l’esprit ces vers d’Ovide que j’avais lus, disant co (...)

Egli non mi venne una volta sola nell’animo l’avere già letto ne’ versi di Ovidio che le fatiche traevano a’ giovini amore delle menti18;

  • 19Elegia, III, p. 66 : « Je cherchais dans les livres les malheurs d’autrui, que je rapprochais des (...)

In libri diversi ricercando l’altrui miserie e quelle alle mie conformando, quasi accompagnata sentendomi, con meno noia il tempo passava19.

  • 20Elegia, VIII, p. 186 : « Je me souviens avoir lu quelquefois des romans français, si l’on peut leu (...)

Ricordami alcuna volta avere letti li franceschi romanzi, a’ quali se fede alcuna si puote attribuire, Tristano e Isotta […]20.

  • 21  Il faudrait y ajouter la Vita Nuova, dont C. Segre (ouvr. cité, p. 105) dit qu’elle est « presente (...)

14Les références littéraires dont le récit de Fiammetta est littéralement truffé prouvent qu’elle a lu Ovide (Métamorphoses, Héroïdes, Art d’aimer, Tristes), Virgile (Énéide, Géorgiques), Lucain (Pharsale), Horace, Stace, Boèce (Consolation philosophique), Sénèque (voir plus haut) – tous auteurs pratiqués par Boccace lecteur et poète21 – mais, surtout, qu’elle a assimilé ces textes au point de les incorporer dans son propre discours et d’en jouer très librement.

  • 22  Il y eut des adaptations d’Ovide, de Stace (le Roman de Thèbes). Parmi les volgarizzamenti  d’Ovid (...)

15Ce n’est donc pas une Fiammetta épanchant ses sentiments au fil d’une plume hasardeuse, mais bien un écrivain en pleine possession de ses moyens stylistiques et de ses instruments rhétoriques. La jeune femme s’intéresse à la matière amoureuse et épique, dans le goût de son temps, non seulement à travers la production contemporaine en vulgaire, mais aussi à travers des œuvres en latin22. Dans ce rapport très particulier qu’elle entretient avec la littérature, Fiammetta relit, à la lumière de son histoire, celles des héroïnes malheureuses, mais elle fait plus : elle réutilise, adapte, manipule des textes par lesquels elle fait entendre sa voix singulière. Son travail est donc à la fois d’écriture et de réécriture, dans le sens où elle ne retranscrit pas textuellement les différents discours, mais en propose une version littérairement élaborée, gage de sincérité ou d’insincérité (nous y reviendrons) : comment expliquer, par exemple, qu’elle mette dans la bouche de la nourrice les discours que Sénèque fait tenir à celle de sa Phèdre ?

  • 23  Contrairement aux nombreuses situations du même genre dans le Décaméron, le récit de Fiammetta est (...)
  • 24Quintilien, Institution…, ouvr. cité, (livre III, 8, 6 : « Officiis constat duobus suadendi ac dis (...)
  • 25  Voir SénÈque le rhéteur, Controverses et suasoires, nouvelle édition de H. Bornecque, Paris, Class (...)
  • 26Elegia, II, p. 44 : « Tiraillé entre l’amour et la piété filiale, tu compromets notre avenir. »

16Une Fiammetta rompue aux exercices de la rhétorique ? Le discours qu’au chapitre ii elle adresse à son amant pour le persuader de ne pas la quitter offrira des éléments de réponse. Fiammetta a donc accordé à Panfilo ce qu’il vient chercher la nuit, non sans risques, dans le lit de la jeune femme, lit que l’on doit supposer déserté par le pourtant jeune mari23. Fiammetta est réveillée par les pleurs de son amant : il lui avoue que son vieux père désire revoir ce fils unique, et que, cédant à ses instances, il a décidé de partir pour Florence. La jeune femme développe alors une argumentation serrée dans les règles de l’art oratoire. Son discours est en réalité ce que la rhétorique antique appelait suasoria (ou pragmatikè) dont Quintilien précise que son objectif est de « persuader ou dissuader24 ». La suasoire vise à persuader ou dissuader un auditoire de prendre un parti dans une situation cruciale25. Il s’agit donc bien pour Fiammetta de dissuader Panfilo de partir, au moment où il ne sait que décider : rester auprès de son amante ou obéir au devoir filial. Elle va s’efforcer de démontrer que la seule perspective d’un dilemme met en péril leur amour, et la proposition montre que Panfilo n’est pas l’unique destinataire, mais aussi les « nobles dames » amoureuses, en « sympathie » avec Fiammetta : « Tu, da pietà tirato e da amore, in dubbio poni le cose future26. »

  • 27Cicéron, De l’orateur, texte établi et traduit par E. Courbaud, Paris, Les Belles Lettres, 1966, l (...)

17L’exclusivité de la passion amoureuse est donc bien la thèse qu’entend soutenir Fiammetta, sentiment exclusivement partagé par son public féminin. Le discours de Fiammetta est une longue confirmation où, à l’exposé des preuves27 fait suite une réfutation. Son argumentation repose entièrement sur une série de syllogismes :

  • 28Elegia, II, p. 46 : « En vérité, personne ne t’aime plus que moi ! Donc, si je t’aime davantage, j (...)

[…] veramente, niuno t’ama così come io. Dunque, se io più t’amo, più pietà merito, e perciò degnamente antiponmi28!

  • 29Elegia, II, p. 46 : « Si j’ai bien compris, la mort l’a épargné [le père de Panfilo] pendant de lo (...)

Egli è fuggito molti anni al mortal colpo, s’io odo il vero, e più ci è vivuto che non si conviene ; e se egli con fatica vive, come i vecchi fanno, sarà vie maggior pietà di te verso lui lasciarlo morire, che in lui con la tua presenza prolungare la fatichevole vita. Ma me, che guari senza te vivuta non sono, né vivere saprei senza te, si conviene aiutare, la quale, giovanissima ancora, con teco aspetto molti anni di vivere lieti29.

18Fiammetta a recours ici au « lieu » (ou argument) de la quantité : ce qui est préférable, c’est ce qui procure le plus de bien. Ainsi, Panfilo, qui ne peut vouloir que le bien de son père, se montrera plus charitable (et donc, un meilleur fils) en épargnant à son père les désagréments de la vieillesse qui seraient un plus grand mal. L’argument est d’une totale spéciosité, car il repose sur un relativisme moral implicite, mais Fiammetta se pose ainsi en victime, celle d’une charité mal employée.

19Elle déploie toutes les ressources d’un art oratoire consommé, recourant à la prosopopée :

  • 30Elegia, II, p. 47 : « Ton père, objet de ton affection, ne t’a pas donné la vie pour que tu choisi (...)

Tuo padre, di cui tu se’ ora pietoso, non ti diede al mondo perché tu stesso divenissi cagione di tortene. E chi dubita che, se a lui fosse la nostra condizione licito di scoprire, che egli, essendo savio, non dicesse piuttosto: «Rimanti» che «Vieni»? E se a ciò discrezione non lo inducesse, egli ve lo inducerebbe pietà30.

20Fiammetta, qui fait ici parler un absent, ne cessera, après le départ de Panfilo, de vouloir faire parler l’amant absent. Ce discours est le seul où le pouvoir de sa parole soit mis en jeu pour persuader l’autre, encore présent. Il vise à l’utilité plus qu’au conseil, comme le confirme le dernier argument avancé par Fiammetta : Panfilo n’aime pas le climat politique de Florence ni le caractère querelleur de ses habitants, tout le contraire de Naples où se trouve la seule véritable raison de ne pas quitter cette ville, Fiammetta !

  • 31Elegia, II, p. 48 : « Mes paroles avaient beaucoup accru ses larmes. »

21Tout son malheur à venir est suspendu à l’efficacité d’une argumentation constamment soutenue par le pathos (« Le mie parole in molta quantità le sue lagrime aveano cresciute31 »). C’est pourquoi la passion de la jeune femme s’exprime ici, avant tout, comme passion démonstrative.

22Mais ce discours n’atteint pas son but. Il n’a pu entamer la décision de Panfilo dont la réponse, moins longue, est un modèle de concession :

  • 32Elegia, II, p. 48 : « J’imagine que mon père, et même tout le monde, approuverait tes raisons. Je (...)

Presumendo che, non che da mio padre solo, ma ancora da qualunque altro fosse giudicato quel che dicesti ; e lascerei il vecchio padre, senza vedermi, morire. Ma […]32.

  • 33Elegia, II, p. 51 : « Si je pars maintenant, je serai plus vite revenu ! »
  • 34Elegia, II, p. 54 : « subito fu la parola tolta alla mia lingua ».
  • 35  Dans les Héroïdes, VII, 8, Didon écrit ces mots à Énée : « c’est peu de perdre des paroles » (« pe (...)

23Fiammetta ne peut guère plaider que pour retarder le départ, vu la mauvaise saison qui rend le voyage aventureux, mais elle n’obtient que la promesse d’un prompt retour (« Io, ora partendomi, prima sarò tornato33 »). Aussi, la voit-on, au moment où Panfilo la quitte sur le seuil de la maison, s’évanouir, et perdre la parole34. Au terme du chapitre ii, cette perte des sens et du langage représente l’échec du discours visant à persuader Panfilo35. Fiammetta va s’efforcer de reconquérir cette parole, et l’écriture du livre symbolise cette libération et cette possession retrouvées.

  • 36  Voir Vincenzo Crescini, « Il primo atto della Phaedra di Seneca nel primo capitolo della Fiammetta(...)

24À présent, nous nous arrêterons sur deux discours qui illustrent un autre exemple de stratégie persuasive. L’un et l’autre sont placés au chapitre i : le premier est celui de la nourrice, le second celui de la déesse Vénus. Comme le montre le schéma exposé plus haut, ils se répondent l’un l’autre, et ne peuvent être envisagés séparément : la nourrice tente de dissuader Fiammetta de céder à la folie du dieu Amour, tandis que Vénus veut la persuader de s’abandonner à la force invincible de ce maître. Ils sont à vrai dire juxtaposés : la nourrice n’a pas plus tôt terminé de parler qu’elle quitte la chambre, laissant la place à Vénus, apparue dans une vision à Fiammetta. Cette disposition évoque à nouveau ces exercices pratiqués dans les écoles de rhéteurs, à l’époque impériale : suasoires et controverses. En effet, il s’agit de savoir si la cause de l’Amour est défendable : aux arguments contre de la nourrice font pièce les arguments pour de Vénus. Ces deux discours font largement place au premier “acte” de Phaedra de Sénèque (v. 85-273) et à son premier canticum (v. 274-356)36, mais réutilisés par Fiammetta dans une perspective différente. Notre postulat, rappelons-le au passage, est que Fiammetta se souvient de ses lectures, et élabore son récit à la lumière de celles-ci. Il s’agit de présenter à son public privilégié (les « nobles dames ») une situation à la hauteur de leur attente, puisque la vérité (nous y reviendrons) de Fiammetta se présente pour elle comme “tragique”.

25L’argument principal de la nourrice consiste à présenter Amour comme un tyran qui ne prend sa force que de l’abdication de la volonté. Seule la raison aveuglée fait un Dieu de ce qui n’est qu’une passion (une folie) et un esclavage. La nourrice développe un discours stoïcien où la divinité s’identifiant à l’ordre du monde et non au désordre, l’amour ne peut appartenir qu’à la déraison :

  • 37Elegia, I, p. 22 : « Vous êtes abusées ! Vous avez perdu la raison ! Que dites-vous ? L’amour, mû (...)

O ingannate, e veramente di conoscimento in tutto fuori! Che è quello che voi dite? Costui, da infernale furia sospinto, con súbito volo visita tutte le terre, non deità, ma piuttosto pazzia di chi lo riceve37!

  • 38Elegia, I, p. 7 : « Proserpine le jour où Pluton l’enleva à sa mère », « le serpent qui mordit le (...)

26Un autre élément intéressant est la présence de cette « Furie infernale » à laquelle est associé l’amour. En effet, les références aux Enfers ponctuent le récit de Fiammetta, et ce, dès le songe prémonitoire initial où, se promenant dans une campagne en fleurs, elle est mordue par une vipère. Elle s’y compare à « Proserpina allora che Pluto la rapì alla madre », et rappelle, à propos du reptile, que « non altramente il tenero piè d’Euridice trafisse il nascoso animale38 ». Ce songe annonce d’une descente aux abîmes du désir et de la passion amoureuse, une descente progressive aux enfers qui distillera pour Fiammetta les tourments sans cesse renouvelés de l’attente déçue et du vide impossible à combler. Elle soupçonnera, plus tard, qu’une Furie a pris le visage de Vénus pour mieux la tromper :

  • 39Elegia, VI, p. 135 : « Je maudis l’apparition de la déesse dont les mots me détournèrent de la fer (...)

Maladetta sia quella dea che, apparitami, me, fortemente resistente ad amarti, rivolse con le sue parole dal giusto intendimento! Certo io non credo che essa fosse Venere, ma piuttosto in forma di lei alcuna infernal furia, me non altramente empiente d’insania, che facesse il misero Atamante39.

  • 40Elegia, VI, p. 148 : « Lo ’nferno, de’ miseri suppremo supplicio, in qualunque luogo ha in sé più (...)
  • 41Elegia, VI, p. 160 : « Queste cose così fra me dette, Tesifone stette dinanzi agli occhi miei […] (...)

27Ses souffrances ne lui apparaîtront pas moindres que celles des damnés40 et, au terme de ce parcours, la « mélancolie » l’amènera à envisager le suicide. Elle appelle, avec les Furies, la mort sur Panfilo et la femme dont il serait nouvellement amoureux, et, au moment d’accomplir son suicide, l’apparition de Tisiphoné, l’une des Furies, rallume dans son esprit « le désir de la mort41 ».

  • 42Elegia, VII, p. 170 : « visage ridé ». Quelques pages plus loin, Fiammetta s’exaspère de la lenteu (...)

28Cette ultime apparition fait pendant à celle de Vénus, au chapitre i, et nous amène à nous demander d’abord le sens de cette « mise en scène ». Théâtralisation du discours que Fiammetta poursuit avec elle-même ? Il s’agit, pour le moins, dans le cas de l’apparition de Vénus, d’une utilisation rhétorique de l’image. Alors que la nourrice se présentait sous les traits génériques et conventionnels d’une femme âgée, confirmés au chapitre vii par quelques détails (« vizzo viso42 »), la déesse se présente sous l’apparence d’une femme dont la beauté s’auréole de splendeur :

  • 43Elegia, I, p. 23-24 : « Au plus secret de ma chambre, venue de je ne sais où, une très belle femme (...)

[…] nella secreta mia camera, non so onde venuta, une bellissima donna s’offerse agli occhi miei, circundata da tanta luce che appena la vista la sostenea […] Ella non dicea alcuna cosa, anzi o forse contenta ch’io la riguardassi, ovvero me vedendo di riguardarla contenta, a poco a poco tra la fulvida luce di sé le belle parti m’apriva più chiare, per che io bellezze in lei da non potere con lingua ridire, né senza vista pensare intra’ mortali, conobbi. La quale poi che sé da me considerata per tutto s’avvide, veggendomi maravigliare e della sua beltade e della sua venuta quivi, con lieto viso e con voce più che la nostra soave, così verso me cominciò a parlare43.

  • 44  Voir Quintilien, Institution…, ouvr. cité, livre II, 10, p. 76-77 : « verum […] persuadet […] aspe (...)
  • 45  Sur l’action, voir Aristote, Rhétorique, III, 1403b (De l’élocution).

29Ce que contemple Fiammetta se présente sous les couleurs de la séduction. Vénus est une image de la jeunesse opposée à celle de la décrépitude physique de la nourrice, et en cela elle est persuasive44. On notera qu’en bonne oratrice, elle soigne l’actio (action) avec ce que cela implique de jeu théâtral et d’effets de voix45 (« d’un air joyeux et d’une voix plus douce que nos voix humaines »). La beauté extérieure ne pourra que refléter la beauté interne du discours, et sa force de conviction-séduction.

  • 46  O. Reboul, Introduction…, ouvr. cité, p. 183 : « la double hiérarchie, qui consiste à établir une (...)

30Celui-ci, rappelons-le, reprend en grande partie le mouvement du canticum de Phèdre (v. 274-356) qui est chanté par le chœur. Exaltant la toute-puissance de l’amour, il est un hymne à cette force universelle dont Phèdre va subir l’entière domination. Dans l’Elegia, ce chant est instrumentalisé à des fins persuasives : Vénus se substitue au chœur, et va s’efforcer de vaincre les hésitations qu’a fait naître le discours de la nourrice dans le cœur de la jeune femme. Sa démonstration repose essentiellement sur l’argument de la double hiérarchie46. Ainsi :

  • 47Elegia, I, p. 29 : « Il [Amour] triomphe de tant de dieux, d’hommes, d’animaux, et tu aurais honte (...)

Se tanti iddii, tanti uomini, tanti animali, da questo son vinti, tu d’essere vinta da lui ti vergognerai47?

31Amour soumet les dieux qu’on place au-dessus des hommes ; donc céder à l’amour n’est pas honteux pour Fiammetta. Vénus développe une argumentation a fortiori, qui a toutes chances d’ébranler les déjà bien faibles résistances de la jeune femme :

  • 48Elegia, I, p. 29 : « Si tu n’es pas émue par mes paroles et que tu veuilles malgré tout résister, (...)

Ma se queste parole non ti muovono, e pure resistere vorrai, pensa la tua virtù non simile a quella di Giove, né in senno potere aggiugnere Febo, né in ricchezze Giunone, né noi in bellezze; e tutti siamo vinti48.

  • 49Elegia, I, p. 27 : « Nul n’ignore ce que firent Pâris, Hélène, Clytemnestre, Égisthe, Achille, Scy (...)
  • 50Elegia, I, p. 21 : « mon âme […] aspire en vain à de sages conseils : la raison veut, mais cède à (...)

32La présence du « movere » est un indice. Le persuasif du discours est beaucoup plus oratoire qu’argumentatif, il est moins d’ordre rationnel (contrairement à celui de la nourrice) qu’émotif ou affectif. Les interrogations ex abrupto, le procédé de l’amplification, accumulant les exemples, les faits, les noms (« Che fece Paris per costui, che Elena, che Clitemestra, e che Egisto, tutto il mondo il conosce; e similmente di Achille, di Silla, di Adriana, di Leandro, di Didone, e di più molti, non dico49 »), montrent que l’argument principal de Vénus est le pathos, ce qui fera accepter le discours par une Fiammetta qui n’attend qu’une chose : laisser libre cours à sa passion, selon son aveu à la nourrice (« l’animo […] indarno li sani consigli appetisce; e quello che la ragione vuole è vinto dal regnante furore. La nostra mente tutta possiede e signoreggia Amore con la sua deità50 »).

  • 51Elegia, I, p. 31.

33Cependant, le discours de Vénus se distingue de son modèle par les innombrables exemples tirés de la mythologie, un répertoire presque exhaustif de toutes les situations amoureuses des dieux et des déesses. Ces illustrations, tirées pour l’essentiel des Métamorphoses, passent par le filtre littéraire, celui des lectures de Fiammetta. Vénus est, bien entendu, la voix intime de la jeune femme qui, retirée dans l’intimité de sa chambre, forge, contre les avertissements de la nourrice, ses propres raisons de ne les point écouter. Pour se persuader, elle rassemble tout ce qu’elle a lu sur l’invincible attraction qu’exerce l’amour. Elle y trouve toutes les raisons pour légitimer la trahison d’un époux, l’absolution d’une faute. La beauté de la déesse s’efface d’ailleurs devant « l’effigie dell’amato giovine » (« l’image du jeune homme que j’aimais51 »), que Vénus lui présente.

  • 52Elegia, I, p. 32 : « Poi che del mio cospetto si fu partita la dea, io ne’suoi piaceri con tutto l (...)

34On voit ainsi comment le texte de Sénèque est sollicité et manipulé, bien au-delà des références d’usage aux sources : dans ce dernier, Phèdre n’a d’autre interlocuteur que la nourrice, et, bien sûr, la passion qui l’habite. Fiammetta invente une deuxième interlocutrice dont le discours répond symétriquement à la première : ses deux discours matérialisent le dilemme qui la partage, et dont elle ne sort que pour abdiquer à son désir52. Ce sont trois femmes que réunit le chapitre i : la nourrice, Fiammetta, Vénus. Trois âges de l’amour ?

35On ne peut quitter cet épisode sans remarquer qu’entre la disparition de la déesse et la décision de Fiammetta, s’intercale une réflexion qui appartient au présent de l’écriture :

  • 53Elegia, I, p. 32 : « Pauvre de moi ! En voyant ce qui m’est arrivé par la suite, ce n’est pas Vénu (...)

Ohimè misera ! che io non dubito che, le cose seguite mirando, non Venere costei che m’apparve, ma Tesifone fosse piuttosto, la quale posti più giù gli spaventevoli crini non altramente che Giunone la chiarezza della sua deità, e vestita la splendida forma, quale quella si vestì la senile, così mi si fece vedere come essa a Semelè, simigliante consiglio di distruzione ultima, qual fece ella, porgendomi53.

36Outre que nous avons déjà remarqué le rapprochement de Vénus et de la Furie, nous observons que Fiammetta réinterprète ici le discours qui l’avait persuadée à la lumière de ses déboires ultérieurs. Il est symptomatique que l’image de l’apparence séduisante, mais trompeuse, soit associée à un “conseil” (l’un des buts de la rhétorique délibérative) qui allait entraîner son malheur. La déesse dont l’aspect extérieur témoignait des heureux effets de l’amour et de ses plaisirs ne laissera-t-elle pas place à une Fiammetta qui soulignera à plusieurs reprises la dégradation progressive de son apparence physique et l’atteinte à sa beauté :

  • 54Elegia, V, p. 126 : « Fiammetta, où se sont enfuies la grâce charmante de votre visage et ses vive (...)

O Fiammetta, dov’è fuggita la vaga bellezza del viso tuo? Dove l’acceso colore? Quale è la cagione della tua palidezza? Gli occhi tuoi, simili a due mattutine stelle, ora intorniati di purpureo giro, perché appena nella tua fronte si scernono54?

37Ne peut-on y voir une réflexion sur le pouvoir de la rhétorique à habiller, sous de belles couleurs, des raisons qui le sont moins ? Fascination et piège du discours : Fiammetta n’est-elle pas aussi à l’épreuve d’une parole donnée par Panfilo, et qui l’a trahie ?

  • 55Elegia, III, p. 61 : « Hélas ! Je raisonnais faussement, comme les sophistes qui nient la vérité ! (...)

38Sur ce point, nous remarquerons que Fiammetta fait un aveu troublant. Retraçant au chapitre iii le cheminement houleux de ses pensées, dans cette période d’attente où, ayant reçu de Florence une lettre de Panfilo lui réitérant ses promesses d’un prompt retour, elle n’en conçoit pas moins des inquiétudes nouvelles. Elle soupçonne que l’éloignement, favorable à des rencontres, puisse lui faire oublier la femme qu’il a laissée. Elle tente d’éteindre les flammes de la jalousie naissante en trouvant de bonnes raisons pour ne pas accuser injustement son amant. Et elle dit : « Ohimè! quanto falsamente argomentava, fatta sofistica contro al vero55! »

39Cette conscience, qui ne lui vient que de l’analyse présente – celle qui la conduit à écrire son histoire, c’est-à-dire à lui donner un sens et une voix – rejoint les réflexions que lui inspiraient rétrospectivement les discours captieux de Vénus. Les raisonnements de Fiammetta ne servent pas seulement à tromper son attente, mais à donner un sens à cette attente, à l’absence qui, par définition, ne donne pas de réponse. Fiammetta devient un être de discours, si l’on peut employer cette expression, voué à se persuader contre toute raison. D’où cette relation ambiguë avec la parole, tantôt séductrice, lénifiante ou fallacieuse, tantôt analytique et démystificatrice. Le mensonge contre la vérité, mais quelle vérité ?

  • 56Elegia, VIII, p. 185 : « […] la douleur de Didon abandonnée. C’est celle qui se rapproche sans dou (...)

40C’est en ce sens que le rapprochement avec Phèdre nous paraît déborder la simple ponctualité des sources repérées ci et là. Le personnage avec lequel Fiammetta déclare être en sympathie est Didon (« […] il dolore dell’abbandonata Dido, però che più al mio simigliante il conosco quasi che altro alcuno56 »). Cependant, le texte de Sénèque fait sa réapparition sous une forme imprévue. Au chapitre v, le plus long, Fiammetta raconte que la nouvelle (fausse) du mariage de Panfilo l’a plongée dans la « mélancolie », provoquant chez elle un dépérissement physique qui alerte son mari. Celui-ci décide de la distraire : il l’emmène dans une de ces villes balnéaires du Golfe de Naples où la haute société se donne aux danses, aux chasses, et aux fêtes. Fiammetta n’en ressent que davantage l’absence de Panfilo dans ces mêmes lieux, jadis fréquentés par lui. Revenue à Naples, elle est invitée à des spectacles de joutes et de tournois, dont la splendeur et la liesse contrastent avec la tristesse inguérissable de la jeune femme qui se donne libre cours dans la solitude retrouvée :

  • 57Elegia, V, p. 117 : « Si, au cours de ces fêtes, je cache ma souffrance sous un visage riant, donn (...)

E posto che io alcuna volta a queste feste o a simiglianti con infinto viso la celi, e dea sosta a’ sospiri, la notte poi, o qualora soletta trovandomi prendo spazio, non perdona parte delle sue lagrime, anzi più tante ne verso, quanti per avventura ho il giorno risparmiati sospiri57.

  • 58  SénÈque, Tragédies, texte établi et traduit par F.-R. Chaumartin, Paris, Les Belles Lettres, 2000, (...)

41Pour Fiammetta, les larmes (si abondamment versées dans l’Elegia), comme les soupirs, sont la manifestation la plus immédiate de sa souffrance, sa parole la plus spontanée. Sitôt le spectacle des lices terminé, elle éprouve le besoin de donner une expression verbale à ce qu’elle a dû taire sous le masque d’« un visage riant ». Dans son soliloque (« così dissi »), elle se prend à évoquer, et à regretter, la vie heureuse et libre de l’homme simple au contact d’une nature bienveillante. Son développement reprend, pour l’essentiel, celui du discours d’Hippolyte, à l’“acte” II de Phèdre (v. 483-564), en réponse à la nourrice, qui, envoyée par sa maîtresse, l’invite à laisser la solitude des bois pour la ville et la société. Mais le sens en est singulièrement infléchi dans la bouche de Fiammetta. En effet, Hippolyte défend l’innocence et la liberté de celui qui, comme lui, a choisi de se tenir à l’écart d’une civilisation corruptrice et souillée par les vices et le crime58. Fiammetta, pleinement installée par sa position sociale dans ce monde qui lui renvoie l’image d’un bonheur dont elle éprouve amèrement et soudainement l’absence, s’interroge sur son malheur. Elle évoque cette vie libre avec le regret, quelque peu factice, de ne la pas connaître. Le discours d’Hippolyte précède son malheur à venir, mais qu’il ne pressent pas ; celui de Fiammetta vient après le malheur, et rêve de n’y être pas tombée :

  • 59Elegia, V, p. 118 : « Ô Fortune, pourquoi ne m’avoir pas concédé une telle vie au lieu de l’inquié (...)

Deh, cotale vita, o Fortuna, avessi tu a me conceduta, alla quale le tue disiderate larghezze sono di sollecitudine assai dannosa59.

  • 60Elegia, V, p. 119 : « Plût à Dieu que je ne l’eusse jamais connue [Vénus], goûtant une vie rude pa (...)

Deh, or fosse stato piacere d’Iddio, che io similmente mai conosciuta l’avessi, e da semplice compagnia visitata, rozza mi fossi vivuta! Io sarei lontana da queste insanabili sollecitudini […]60.

  • 61Elegia, V, p. 122 : « Ah, si Dieu m’avait fait naître en ce monde-là, où les hommes, contents de p (...)

Deh, or m’avesse Iddio donata a cotal mondo, la gente del quale, di poco contenta e di niente temente, sola selvatica libidine conosceva! E se niuno di cotanti beni quanti essi possedevano non me ne fosse seguito, altro che non aver così affannoso amore e cotanti sospiri sentito, come io sento, sì sarei io a dire più felice che quale io sono ne’ presenti secoli pieni di tante delizie, di tanti ornamenti e di cotante feste61.

42Fiammetta se pose, une fois de plus, en victime : elle doit se persuader de l’être. L’emploi de l’irréel du passé lui permet de conjecturer un « avant » à son malheur, cet état de liberté et d’innocence (car le sentiment de la faute circule discrètement dans l’Elegia). Ce mode est d’ailleurs inscrit dès les premières phrases inaugurales du récit : née dans une famille noble et fortunée, il eût mieux valu pour Fiammetta de n’avoir point vu le jour. Elle s’invente un destin, un fatum, comme un personnage tragique (qu’elle n’est pas).

  • 62Elegia, V, p. 127.

43Dans le discours que nous venons d’évoquer, Fiammetta laisse transparaître son identification avec Hippolyte, qui succombera, innocent, sous les coups d’une passion folle. Il est très intéressant de rencontrer dans le même contexte, quelques pages plus loin, la présence, alors que Fiammetta évoque sa beauté enfuie dans une plainte silencieuse (« non potendo le lagrime ritenere, chiusa sotto il mio mantello, copiosamente le spando, e meco con tali parole mi dolgo62 »), du second canticum de Phèdre. Dans ce dernier, faisant suite au refus d’Hippolyte, le chœur médite sur la fuite du héros, sa beauté et la malédiction qu’elle constitue. Fiammetta retrouve les expressions de cette déploration d’un bien devenu funeste à son possesseur :

  • 63Elegia, V, p. 127 : « Ô beauté, possession précaire des humains, présent de courte durée, à peine (...)

O bellezza, dubbioso bene de’ mortali, dono di piccolo tempo, la quale più tosto vieni et pàrtiti, che non fanno ne’ dolci tempi della primavera i piacevoli prati risplendenti di molti fiori […]63.

44La beauté, comme dans la méditation du chœur, exposée à la vue de Phèdre, entraînera le jeune homme dans la mort. Elle n’est pas à l’abri du malheur. Mais Fiammetta accuse la beauté où elle s’est elle-même complue, dans son miroir et sa propre vanité, d’être responsable de sa souffrance présente :

  • 64Elegia, V, p. 127 : « Sans toi, je n’aurais pas charmé le regard de Pamphile et, si je ne lui avai (...)

Se tu non fossi stata, io non sarei piaciuta agli occhi vaghi di Panfilo; e, non essendo piaciuta, egli non si sarebbe ingegnato di piacere alli miei; e non essendo egli piaciuto, sì come piacque, ora non avrei queste pene64!

45On notera le parfait syllogisme, indice d’un raisonnement qui reprend le dessus sur le lyrisme. Fiammetta rapproche sa beauté de la fatalité qui pèse sur Hippolyte.

  • 65Elegia, V, p. 106 : « Ta volonté seule me fit tomber amoureuse. »
  • 66Elegia, V, p. 107 : « Hostile à l’un comme à l’autre, tu provoquas notre séparation et nous éloign (...)

46Le chapitre v réunit plusieurs discours de Fiammetta : apostrophe à la Fortune (« come volesti, m’innamorai65 » ; « inimica a lui parimente e a me, con li tuoi accidenti porgesti cagione di dividere da me l’amato giovine con lunga distanza66 »), éloge nostalgique d’une vie simple et solitaire opposée au luxe et à la dépravation sociale, apostrophe à la beauté physique, possession fragile et funeste. On reconnaît là une figure d’amplification, par laquelle Fiammetta, avertie de la trahison de Panfilo (prétendument marié), se pose en tant que jouet de forces supérieures et extérieures. Parce que Panfilo se dérobe, elle est Phèdre ; parce qu’elle voudrait se dérober à cette passion, elle est Hippolyte. Au-delà de l’évidente manipulation du texte de Sénèque, ces discours préparent le suicide au chapitre suivant : mais, dans cette tentative manquée (dans des circonstances presque comiques : une arête de bois accroche sa robe, et arrête sa course, alors qu’elle voulait se jeter dans le vide), c’est la tragédie qui se dérobe.

47Examiner le véritable statut des discours de Fiammetta n’est pas toujours aisé. Il faut préalablement distinguer entre les pensées que Fiammetta rapporte au style indirect (et qui n’intéressent pas notre propos), et celles qui donnent lieu à des discours directs. La pluralité des modes du discours obligerait à mentionner aussi les prières.

48Par ailleurs, le verbe « dire » constitue un indice : « alcuna volta diceva », « dicendo », « così dissi » alternent parfois avec « fra me diceva ». Ce « dire » peut annoncer de simples réflexions (« pensieri ») qui, du point de vue discursif, se transforment en « ragionamenti », comme le montrent les deux discours que nous avons examinés précédemment, au chapitre v. Le premier est encadré par « così dissi » et « Queste cose fra me ragionate », ce qui met en évidence le fait de dire en suivant un raisonnement. Dans le second, Fiammetta n’offre aux yeux des dames qui l’entourent que les larmes qu’elle tente de cacher sous son voile : ces larmes appellent un discours condamné à l’intériorité. Fiammetta, qui, à plusieurs reprises, s’adresse à ses lectrices au cours de son récit, dira que, sentant les larmes lui monter aux yeux, elle craint de ne pouvoir continuer à écrire : les larmes sont à la fois le révélateur et l’obstacle au discours, sa cause première et son aboutissement.

  • 67Elegia, IV, p. 71 : « Fiammetta, peux-tu trouver une autre raison au retard de ton Pamphile, sinon (...)

49Il faut également noter que ses discours peuvent porter la marque d’un dialogue avec elle-même. Fiammetta s’adresse à un « tu » qui esquisse le moi partagé, comme dans ces réflexions, au début du chapitre iv, où elle glisse d’un « O Fiammetta, deh, credi tu il tuo Panfilo dimorare senza tornare a te, se non perché egli non puote? » à un « Io son ben certa che egli me sommamente ama »67 : le « tu » est la Fiammetta en qui naît le doute, le « je » est la Fiammetta qui le chasse. Cette scission ira en s’accentuant, jusqu’aux ultimes réflexions de Fiammetta précédant son suicide (dont elle a déjà décidé le mode d’emploi) :

  • 68Elegia, VI, p. 159 : « je m’adressais ces douloureuses paroles : – Pauvre Fiammetta, la plus trist (...)

O misera Fiammetta, o più che altra dolorosissima donna, ecco che ’l tuo dì è venuto! Oggi […] l’anima avrà lasciato il rotto corpo, terminate fieno le lagrime tue, li sospiri, l’angoscie e li disiri, e ad un’ora te e il tuo Panfilo libero farai della promessa fede. Oggi […] Fatela ancora con pazienza sostenere al caro marito, il cui amore se io debitamente avessi guardato, ancora lieta senza porgervi questi prieghi, di vivere chiederei68.

50Le passage d’une marque de la personne à l’autre signifie, de manière quelque peu dramatique, le moi déchiré : d’une part, l’amante qui cherche à se persuader, par sa mort, de mettre fin à sa souffrance en tuant son désir, et d’autre part l’épouse qui veut se persuader qu’elle n’a pas choisi cette mort. Les modes de la persuasion sont ici l’hypotypose rhétorique où l’amante se représente le suicide comme accompli, inscrivant les verbes au futur dans un « aujourd’hui » libérateur. L’épouse emploie cet irréel que nous avons déjà signalé, et par lequel Fiammetta tente de reconstituer un bonheur perdu.

  • 69Elegia, IV, p. 74 : « Souvent, elle [la jalousie] me ramenait à des suppositions que j’avais écart (...)
  • 70Elegia, V, p. 80 : « Quand, au bout d’un long moment, ma douleur se fut un peu soulagée avec les l (...)

51Le départ de Panfilo, les premiers mois d’attente créent une situation de vide que Fiammetta comble par ses réflexions, et les discours qu’elle adresse non seulement à l’absent, mais aussi à elle-même. Les événements extérieurs sont imaginés par la jeune femme, ou bien ne lui parviennent que filtrés par des tiers : ainsi en est-il des fausses nouvelles, l’une colportée par un marchand (Panfilo est marié), l’autre apportée par un serviteur revenant de Florence (Panfilo est l’amant d’une autre), une troisième provoquée par une méprise de la nourrice (le Panfilo qui a débarqué est un homonyme). Les véritables événements sont donc bien les discours que ces situations font naître (« questa spesso ne’ ragionamenti per addietro da me dannati mi rimetteva69 » ; « quando per lungo spazio le molte lagrime parte della gran doglia ebbero sfogata, essendomi alquanto più libero il parlare, con voce assai debole incominciai […]70 »). Le dialogue avec l’autre étant impossible, Fiammetta reconstruit les conditions d’un interlocuteur possible.

  • 71Elegia, III, p. 59 : « Je passais donc ainsi plusieurs jours à me poser ces questions, à leur trou (...)

52Cet interlocuteur peut être elle-même (nous en avons donné quelques exemples). Face à des circonstances que son imagination lui propose comme probables, Fiammetta examine et développe les raisons susceptibles d’en confirmer la vraisemblance ou l’invraisemblance, le pour et le contre (« Così adunque a me opponendo, e rispondendo, e solvendo, trapassai tanti giorni71 »).

53Lorsque Fiammetta laisse littéralement « parler » en elle la jalousie, la jeune femme crée une situation de discours persuasif où la jalousie « lui » parle. Cette situation permet de dissocier en elle deux sentiments qui se combattent : elle cherche d’autant plus à se persuader des vraies raisons d’être jalouse qu’elle voudrait, au fond, n’en pas trouver. Or, il semble bien que Fiammetta ne découvre la jalousie qu’avec Panfilo. Aussi, est-il intéressant de relever les marques de la persuasion dans un texte où l’argumentation s’appuie sur un florilège de maximes et de vérités générales :

  • 72Elegia, IV, p. 74 : « Ignores-tu qu’Amour est plus puissant que tout ? » ; cf. : « Omnia vincit Am (...)

Non sai tu che Amore vince tutte le cose72?

  • 73Elegia, IV, p. 75 : « Sache que rien ne dure en ce monde. »

Tu dei sapere che niuno mondano accidente è etterno […]73.

  • 74Elegia, IV, p. 75 : « Le nouveau plaît plus que le déjà vu, et on désire passionnément avoir ce qu (...)

Le cose nuove piacciono con più forza che le molte vedute, e sempre quello che l’uomo non ha, si suole con maggiore affezione disiderare che quello che l’uomo possiede, e niuna cosa è tanto dilettevole, che per lungo uso non rincresca74.

54Ces arguments fondés sur la structure du réel, impliquant que Panfilo ne peut échapper à la causalité commune, peuvent n’être pas tirés d’une expérience directe, mais des lectures de Fiammetta. La situation de la jeune femme relatant par écrit ses déboires les réinstalle dans le présent, de manière presque circulaire.

55D’autre part, dans un contexte dominé par le « tu », l’émergence d’un « io », unique dans le discours, constitue un léger brouillage :

  • 75Elegia, IV, p. 75 : « Je suis convaincue que s’il t’avait devant les yeux, il lui serait difficile (...)

Certo io credo che, se te potesse veder, malagevole gli sarebbe alcuna altra amarne; ma egli non ti può ora vedere […]75.

56Ce « je » souligne la présence d’une objection de Fiammetta, ne reposant que sur une assertion aussitôt réfutée. Nous sommes dans une argumentation du probable, du jugement de valeur. La parole de Fiammetta n’a d’autre appui que ce réel fuyant, se dérobant toujours, et qui court le risque, parfois, d’un raisonnement à vide, d’une parole pour remplir le silence et l’absence, seules réalités tangibles.

57Fiammetta se parle, parle de, mais aussi à l’absent (et même à la rivale imaginaire, ou réelle). Nous ne prendrons qu’un exemple, celui du chapitre v où Fiammetta apprend le mariage de Panfilo (démenti par la suite). Elle n’a qu’un désir, celui de rentrer au plus vite chez elle, afin de donner libre cours à sa rage :

  • 76Elegia, V, p. 80 : «… je me retirai dans ma chambre, et, là, je versai des larmes amères […] d’une (...)

Entrata nella mia camera, amaramente cominciai a piangere […] con voce assai debole incominciai: – Ora, o misera Fiammetta, sai perché il tuo Panfilo non ritorna […] da capo con parole troppo più fiere ricominciai così a parlare […]76.

  • 77Elegia, V, p. 87 : « Vaines paroles que n’entendaient ni les dieux, ni le jeune homme oublieux ! »

58Il s’agit donc d’un soliloque, dans l’intimité de cette chambre dont les murs sont les seuls échos aux paroles de Fiammetta : « molti parlari e vani, però che né l’orecchie degl’iddii toccavano né quelle del giovane ingrato77. »

59Dans un crescendo émotif, la jeune femme s’adresse d’abord à elle-même, puis aux dieux (appelant la vengeance céleste sur son amant), entrées en matière du discours plus conséquent dont Panfilo est le destinataire. Illustration de cette parole qui ne peut atteindre celui à qui elle est destinée, et où Fiammetta tente de se persuader de l’injustice que le jeune homme aurait commise envers elle. Elle dresse un véritable acte d’accusation, commençant par un ex abrupto où elle dénonce la duplicité de son amant, non sans une pointe d’ironie cicéronienne :

  • 78Elegia, V, p. 81 : « Pamphile, maintenant je sais pourquoi tu tardais à revenir ; maintenant, je n (...)

O Panfilo, ora la cagione della tua dimora conosco, ora i tuoi inganni mi sono palesi, ora veggo che ti ritiene, e qual pietà78.

  • 79  Ce texte est celui où Boccace (Fiammetta ?) imite au plus près la prosodie d’Ovide, dans la second (...)

60Début grandiloquent, soutenu par les anaphores qui constitueront le véritable mètre stylistique de ce texte79. Suit une accumulation d’interrogations qui fonctionnent en réalité comme autant d’objections :

  • 80Elegia, V, p. 82 : « Qu’avais-tu dans le cœur en prenant ta jeune épouse ? Pensais-tu la tromper c (...)

or con che cuore hai tu presa la nuova sposa? Con intendimento d’ingannare lei, come tu hai me fatto? Con quali occhi la riguardasti tu? Con quelli con i quali miseramente me credula troppo pigliasti? Qual fede le promettesti tu? Quella che tu avevi a me promessa80?

61Fiammetta répond donc par un discours à une action de Panfilo où la parole de celui-ci est engagée (le mariage), mais qu’il trahit, et envers son épouse, et envers son amante. Fiammetta veut ainsi le convaincre, et se convaincre, de l’illégitimité de cette parole et de sa disqualification. Elle tente, ce faisant, de rétablir avec Panfilo ce rapport rompu, car le discours ne peut avoir pour fin que de persuader un destinataire présent, ou, en son absence, un public qui le jugera. Aucune de ces deux conditions ne sont réunies ici, à moins d’admettre que Fiammetta ait en vue un auditoire bien réel, celui des « nobles dames » à qui elle destine son livre. La jeune femme va user d’un procédé fréquent dans la rhétorique du discours, consistant à donner une voix à un interlocuteur absent :

  • 81Elegia, V, p. 83 : « Vas-tu dire : « C’est qu’une nouvelle femme a su me plaire » ? La belle excus (...)

Dirai tu : « La piacevolezza della nuova donna ne è stata cagione? ». Certo debole fia, e manifesta dimostrazione di mobile animo. […] Deh, Panfilo, dimmi ora […]81.

62Fiammetta tente de donner corps à un interlocuteur, c’est-à-dire à un discours, d’organiser une vraie stratégie discursive, où la persuasion ait un enjeu réel. Elle ne peut ici que se persuader de ses bonnes raisons, de son innocence. D’une certaine manière, elle essaie d’atteindre par les mots l’objectif que, tout d’abord, nous l’avons vu, elle confiait aux dieux : anéantir Panfilo. Ce qui affleure constamment dans ce discours, c’est le tissu émotif, submergeant à tout instant la progression démonstrative, diluée bientôt dans les reproches. Fiammetta fera l’expérience que l’épreuve est plus forte que les preuves.

63Convaincre qui ? Un absent ? Soi-même ? Et de quoi ? Fiammetta ne se convaincra que d’une chose : de mourir pour mettre un terme à ce désir qui l’affame sans la tuer. Mais le suicide manqué la ramènera au point de départ de cette attente sans nom, puisque, au chapitre vii, le Panfilo que la nourrice croit débarqué au port n’est qu’un homonyme, dans une circularité dont elle croit échapper en écrivant son histoire, libérant ainsi une parole enfermée, autarcique, prisonnière.

64Il nous faut terminer, en essayant de vérifier l’hypothèse émise, peut-être avec quelque imprudence, au début de cette étude : l’Elegia ne serait-elle pas elle-même un discours visant à persuader, l’illustration même de cette rhétorique dont Fiammetta possède tous les artifices ? Nous pouvons admettre que la matière discursive est davantage présente que la matière narrative. Fiammetta éprouve moins le besoin de raconter que de dire et se dire, d’exister par cette parole où se joue tout son drame. N’est-ce pas, comme on l’a si souvent souligné, l’enjeu même des femmes, épouses ou amantes abandonnées, de ces Héroïdes que de faire entendre, par delà la séparation, l’isolement, la solitude, leur voix ? Situations fictives où la lettre, adressée par une Ariane de son île déserte à un Thésée, n’a guère plus de chances de parvenir au héros qu’une bouteille à la mer.

65L’Elegia développe une série de situations où, pour Fiammetta, se répètent les conditions de l’abandon. Fiammetta n’est pas abandonnée ou trahie une fois, mais plusieurs. D’où, malgré une progression, de la maladie à la tentative de suicide (chapitre v et vi), l’aspect parfois redondant des discours, et leur caractère constamment, ou presque, hyperbolique. Le désordre entraîné par la passion, dans la personnalité de Fiammetta, est aussi lié à cette structure où, dans une oscillation pathologique, les discours de la jeune femme épuisent tout à tour les raisons de se désespérer ou d’espérer. La jeune femme ne parviendra jamais à se persuader que son amant l’a définitivement abandonnée, et, au chapitre vii, où la nourrice lui laisse entrevoir le retour de Panfilo, elle se lance (imprudemment) dans un désaveu des reproches qui lui paraissent maintenant infondés :

  • 82Elegia, VII, p. 175-176 : « Quelle folie d’avoir cru qu’il appartenait à une autre ! Maudits soien (...)

[Quanto] follemente ho creduto a chi lui essere d’altra donna che mio m’ha detto alcuna volta! Maladette sieno le loro bugie! […] Oh se io avessi queste cose debitamente considerate, quante lagrime, quanti sospiri, e quanto dolore sarebbe da me stato lontano82!

66Dans ce même passage, cependant, elle envisage de raconter à son amant, dès son retour, les étapes de sa propre déréliction, comme preuves de son amour et de sa fidélité :

  • 83Elegia, VII, p. 177 : « Il sera sûrement désireux de connaître mes tourments et les dangers que j’ (...)

E’ gli dovrà essere caro sapere le mie angoscie, e li corsi pericoli, però che essi gli fieno verissimo argomento della mia fede. […] O Iddio, quando sarà che io le mie lagrime e le mie angoscie gli possa dire […]83?

67L’utilisation du mot « argomento » (« preuve ») est intéressante : elle entend bien se servir de ce récit pour le persuader de l’indéfectibilité de son amour, mais aussi de ses souffrances. Elle l’utilisera pour créer un pathos, communiquer à son destinataire un état passionnel de sympathie pour sa douleur.

68Ce discours, elle ne pourra le lui faire, puisque ce n’est pas son Panfilo qui est revenu. Elle avait bien envisagé auparavant (fin du chapitre vi) de lui écrire :

  • 84Elegia, VI, p. 166 : « Une fois, nous [la nourrice et elle] décidâmes de lui écrire une lettre att (...)

E alcuna volta proponemmo con lettere pietosissime i miei casi dolenti narrargli […] Ma bene riguardando ogni cosa, le lettere, quantunque fossero state pietose, efficaci non reputammo a rispetto de’ presenti e nuovi amori; sì che per perdute le giudicammo, avvegna che con tutto questo pure ne scrivessi alcuna, che quello uscimento ebbe che divisammo84.

69C’est la seule indication de l’Elegia qui puisse effectivement suggérer que Fiammetta, comme ses modèles ovidiens des Héroïdes, tente de substituer l’écrit à la parole, veuille utiliser la lettre comme moyen efficace de persuasion, tout en doutant, pour sa part, de son pouvoir réel. C’est que la lettre est un substitut imparfait de la parole qui, outre le verbe, doit aussi être action, au sens de la rhétorique classique. Les larmes sont, en présence de l’interlocuteur, un moyen de persuasion, Fiammetta le sait.

  • 85  M. Bardi, Le voci…, op. cit, p. 103 : « l’Elegia è concepita come un’ampia epistola (sul modello d (...)

70Parmi les études sur l’Elegia, certaines insistent sur sa structure épistolaire, et concluent à une dépendance du modèle ovidien85, plusieurs éléments concourant à reconnaître sa présence dans la référence à l’élégie, le thème, les emprunts textuels. L’envoi (chapitre ix) offre une indication susceptible de confirmer cette thèse :

  • 86Elegia, p. 201 : « Mais si tu [le livre] parviens jusqu’à l’homme qui a causé mon malheur, invecti (...)

Ma se a colui che è de’ nostri mali radice pervieni, sgridalo dalla lunga e di’: «O tu, più rigido che alcuna quercia, fuggi di qui, e noi con le tue mani non violare […] ma se con umana mente leggere mi vuogli, forse riconoscendo il fallo commesso contro a colei, che, tornando tu ad essa, di perdonarti disidera, vedimi […]86

71Le livre se substitue à la lettre dont Fiammetta doutait qu’elle pût « distraire [Panfilo] de son nouvel amour ». En outre, il ne lui est pas adressé directement : la réception en est d’autant plus hypothétique. Les mots laissent transparaître un doute réel sur son efficacité persuasive, sur la capacité du discours à provoquer un pathos, une adhésion par l’affectivité : en effet, cette disposition («umana mente ») est demandée au destinataire comme préalable et nécessaire à la réception, d’ailleurs hasardeuse (« forse »), du message.

72Si nous revenons au prologue, adressé aux « nobili donne », nous avons déjà constaté que celui-ci présente les caractères de l’exorde. Il commence par une maxime, selon les préceptes des artes dictaminis du Moyen Âge :

  • 87Elegia, p. 3 : « Chez les malheureux, le désir de se plaindre augmente s’ils s’aperçoivent et sent (...)

Suole a’ miseri crescere di dolersi vaghezza, quando di sé discernono o sentono compassione in alcuno87.

  • 88  Sur la topique de l’exorde, voir Ernst Robert Curtius, La littérature européenne et le Moyen Âge l (...)

73Il utilise le topos de l’inédit88, rejetant les « favole greche ornate di molte bugie » et les « troiane battaglie » (« tragédies grecques, tissées de mensonges », « guerres de Troie »), pour un récit qui mettra, sous les yeux des lectrices (de ces mêmes histoires), « [favole e battaglie] amorose […] le misere lagrime, gl’impetuosi sospiri, le dolenti voci e li tempestosi pensieri» (« [des tragédies et des batailles] d’amour […] des pleurs douloureux, des soupirs violents, des plaintes déchirantes et des pensées tumultueuses ») de l’héroïne-narratrice. Un enjeu qui est clairement celui de la « tragique » vérité, opposée aux tragédies mensongères, des combats d’amour, opposés aux luttes guerrières.

  • 89Elegia, prologue, p. 4 : « Si vous lisez ces pages avec votre sensibilité de femmes, seules ou tou (...)
  • 90Ovide, Héroïdes, XV (Sappho à Phaon), v. 7 : « elegia flebile carmen » (« l’élégie est un chant pl (...)
  • 91Elegia, prologue, p. 3 : « Je ne me soucie nullement que des oreilles masculines ne puissent l’ent (...)

74L’invitation à la communion dans les larmes, que Fiammetta verse encore au moment d’écrire (« onde io con ragione piango »), et qu’elle vise à susciter chez ses lectrices (« Le quali cose, se con quel cuore che sogliono essere le donne vederete, ciascuna per sé e tutte insieme adunate, sono certa che li dilicati visi con lagrime bagnerete89 ») met en place un ethos, une mise en confiance. Cette confiance et cette sympathie ne peuvent être obtenues que d’un public féminin, celui qui justifie le « lagrimevole stilo » («la plume plaintive90 »). Fiammetta exclut tout destinataire masculin : « Né m’è cura perché il mio parlare agli uomini non pervenga, anzi, in quanto io posso, del tutto il niego loro91. »

75La voie (la voix) de la persuasion passe par la solidarité sympathique (au sens plein) des femmes, seules capables d’adhérer au message de Fiammetta. Aussi, dans l’envoi (chapitre ix), la jeune femme suppose-t-elle que son livre parviendra peut-être à sa rivale. Or, voici ce qu’elle dit :

  • 92Elegia, IX, p. 201 : « Toutefois, si elle te retient et qu’elle veuille te lire, présente-toi de t (...)

Ma se pure avviene che essa per forza ti tenga, e pure ti voglia vedere, par modo ti mostra, che non risa, ma lagrime le vengano de’ nostri danni, e a conscienza tornando, ci renda il nostro amante92.

76Ainsi, Fiammetta croit que la sympathie féminine puisse lui rendre son amant, plus qu’elle ne croit en l’efficacité de son discours sur la sensibilité de l’homme.

77On peut donc s’interroger sur le destinataire que Fiammetta veut persuader, et de quoi. Rappelons ce qu’elle déclarait à ses lectrices au début du chapitre v : « io non vi conforto tanto a questo affanno perché voi più di me divegniate pietose, quanto perché più la nequizia di colui per cui ciò m’avviene conoscendo divegniate più caute in non commettervi ad ogni giovine. » On constate donc un infléchissement dans la visée que donnait préalablement Fiammetta à son discours. Il semble même que cet avertissement inaugural au récit des faits constituant la matière du chapitre v, fonctionne comme un exorde, le chapitre présentant les structures d’un discours : narration des faits (la nouvelle de la trahison de Panfilo), confirmation, digression (le récit des tournois), péroraison (la prière à Dieu pour obtenir le retour de Panfilo, ou la mort).

  • 93Elegia, prologue, p. 4 : « La comparaison entre ce bonheur et mon état présent vous révèlera combi (...)

78Dans le prologue, Fiammetta énonce l’objet ultime de son discours : « acciò che da quella felicità allo stato presente argomento prendendo, me più che altra conosciate infelice93. » Elle se place donc au centre du discours, unique objet d’un ressentiment et d’une douleur hyperboliques. Car, dans ce discours, la parole est presque exclusivement la sienne, si l’on en excepte les interventions de la nourrice, de Vénus, et celles, plus qu’atrophiées, de l’époux et de l’amant. Aussi, Fiammetta cherche-t-elle moins à persuader un amant, que de se donner en exemple, exemple unique.

  • 94  « Fiammetta compare ses peines à celles de plusieurs femmes de l’Antiquité et prouve qu’elle est l (...)

79Il faut aller au chapitre viii, celui où Fiammetta, abandonnant la narration de ses propres déboires, entreprend un véritable catalogue d’exemples. Le titre du chapitre est indicatif : « nel quale madonna Fiammetta le pene sue con quelle di molte antiche donne commensurando, le sue maggiori che alcune altre essere dimostra, e poi finalmente a’ suoi lamenti conchiude94 ». Soulignons le terme « dimostra », car il ne s’agit pas seulement d’illustrer, avec un caractère d’absolue gratuité (mais avec une certaine complaisance qui n’est pas absolument dépourvue de gratuité !), mais de prouver. Nous devons considérer que ce chapitre entre dans une stratégie de la persuasion. En effet, l’histoire de Fiammetta prend fin au chapitre vii, où elle dit n’attendre que deux choses : retrouver son amant, ou mourir. Il est à remarquer qu’elle ne s’apprête à faire ni l’un, ni l’autre.

  • 95  Rappelons, au passage, que Boccace écrira un De mulieribus claris (« Les femmes illustres »), entr (...)

80Le chapitre viii rassemble donc, dans une sorte d’ivresse encyclopédique95, les figures d’amantes malheureuses, personnages historiques (Sophonisbe, Cléopâtre, Cornélie, l’épouse de Pompée) ou sorties tout droit de la mythologie. Parmi ces dernières, figurent en bonne place les héroïnes dont Ovide narre, dans les Métamorphoses, les aventures (Byblis, Thisbé…), celles du cycle troyen et de la tragédie grecque (Hécube, Phèdre), celle de l’Énéide (Didon). Fiammetta a lu, et ces exemples témoignent d’une lecture orientée vers la littérature amoureuse (nous n’oublions pas qu’en première instance, c’est Boccace qui a lu !). Elle annonce deux buts à ce catalogue :

  • 96Elegia, VIII, p. 182 : « J’en tirerai deux avantages : d’abord, de voir que je ne suis ni la seule (...)

in ciò mi seguitano due acconci: l’uno è che sola nelle miserie non mi veggio né prima, come già confortandomi la mia nutrice mi disse; l’altro è che, secondo il mio giudicio, compensata ogni cosa degli altrui affanni, li miei ogni altri trapassare di gran lunga dilibero96.

81Il y a donc un but thérapeutique qui paraît paradoxal : comparant ses peines à celles, pourtant autrement tragiques, de ces personnages qui peuplent son univers mental, elle en conclut que les siennes sont évidemment supérieures. Aussi, peut-on se demander si ce chapitre, accumulant les preuves, ne résume pas l’argumentation principale qui structure l’Elegia, à la manière d’une péroraison. L’amplification est évidente : l’histoire de Fiammetta est mise en perspective avec les exemples d’autorité littéraire, dirons-nous, et considérée comme digne de trouver sa place, sa première place, à la suite de ceux-ci. L’envoi qui suit confirmerait cette hypothèse. En effet, alors que, dans le prologue Fiammetta s’adressait aux « nobles dames », dans l’épilogue, elle s’adresse au livre, multipliant les protestations d’humilité, dont nous savons ce qu’elles valent. Le discours de Fiammetta vise à persuader un autre public, dans une hiérarchie qui va des dames capables de la comprendre à l’homme dont la trahison en a été l’inspiration, moins soucieux de sincérité que de littérature.

  • 97  Cette parole féminine, pleinement autonome, n’est pas le moindre intérêt de Fiammetta, en un temps (...)

82En effet, ce dernier chapitre laisse émerger un autre “je” que celui de Fiammetta : celui de la vraie instance énonciative, l’auteur, Boccace, en un mot, confiant son livre à son public, à la postérité qui mettra Fiammetta au rang des grandes héroïnes de la littérature, et son livre à la hauteur (et qui sait ? plus haut) de ses modèles avec lesquels il entretient tant de sympathie et d’admiration, mais qui, comme tout modèle, suscitent l’émulation. Même si Boccace fait de cette femme, en lui donnant les accents de Phèdre ou d’Hippolyte, une héroïne antique, elle ne partagera pas le destin tragique de ses “modèles”. Il ne pouvait en être autrement dès lors qu’il choisissait d’écrire une « élégie », et de donner à ces plaintes l’écho plus intime, presque discret, d’une mésaventure amoureuse plus proche du quotidien que du fatum. Cette femme qui parle pour revendiquer son adultère, parle à d’autres femmes qu’elle tente de convaincre de la légitimité de sa passion97. L’une des nouveautés que présente l’Elegia est certainement cette intériorisation du discours où Fiammetta cherche à se persuader que la passion qui se dit est encore une passion qui se vit. En un certain sens, cet exercice de style remarquable par lequel Boccace veut (se) persuader qu’il possède une maîtrise absolue de ses ressources d’écriture ouvre sur le Decameron.

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Notes

1  Pour les citations de l’Elegia, nous nous référons au texte établi par F. Ageno (Elegia di Madonna Fiammetta, Paris, Tallone, 1954) repris dans: Giovanni Boccaccio, Elegia di Madonna Fiammetta. Corbaccio, introduzione e note di F. Erbani, Milan, Garzanti, 1988 (nos renvois de pages se réfèrent à cette édition). Signalons aussi l’édition par les soins de Carlo Delcorno in Giovanni Boccaccio, Tutte le opere, a cura di Vittore Branca, V, tomo II, Milan, Mondadori, 1994. En 1538, est publié à Paris un court récit écrit par une femme, et visiblement inspiré par le texte de Boccace. Il s’en écarte toutefois par l’esprit platonisant : Hélisenne de Crenne, Les angoisses douloureuses qui procèdent d’amour, Paris, Lettres modernes, Minard, 1968. L’Elegia di Madonna Fiammetta fut traduite en français par Gabriel Chappuys sous le titre suivant : La Fiammette amoureuse de M. Jean Boccace, contenant d’une invention gentile toutes les plainctes et passions d’amour, faicte en françois par G.C.D.T., Paris, A. l’Angelier, 1585.

2  Francesco De Sanctis, Storia della letteratura italiana, Milan, Rizzoli, 1983, vol. 1, p. 380 : « Così gli è venuto scritto un romanzo prolisso, noioso, in guisa che, a sentir quegli eterni lamenti della Fiammetta che aspetta Panfilo, siamo tentati di dire: “Panfilo, torna presto! che non la sentiamo più” ». Rappelons que, dans la page précédente, De Sanctis écrivait : « La Fiammetta è un romanzo intimo e psicologico, dove una giovane amata e abbandonata narra ella medesima la sua storia, rivelando con la più fina analisi le sue impressioni. […] La scelta di quest[o] argoment[o] è felicissima. L’autore volge le spalle al medio evo e inizia la letteratura moderna. […] Ma il Boccaccio non sa trovare le forme convenienti a questo contenuto. » (p. 379)

3  Francesco Tateo, Boccaccio, Rome-Bari, Laterza, 1998, p. 69-76. Ces oscillations témoignent de la richesse d’un texte dans lequel Boccace expérimente la fusion de codes génériques divers, dépassant largement les limites apparentes de l’“élégie”.

4Ars poetica, v. 75-78 : « Versibus impariter iunctis querimonia primum,/ post etiam inclusa est uoto sententia compos ;/ quid tamen exiguos elegos emiserit auctor,/ grammatici certant et adhuc sub iudice lis est ». Par « impariter », il faut entendre que le premier vers (l’hexamètre) est complet, tandis que le second (le pentamètre) ne l’est pas : c’est le distique. Une même structure métrique revenant tous les deux vers composait ainsi le rythme du poème élégiaque. Les vers d’Horace font allusion à l’élégie érotique. Pour des développements, voir Pierre Grimal, Le Lyrisme à Rome, Paris, PUF, 1978.

5Dante, De vulgari eloquentia, II, iv : « per elegiam stilum intellegimus miserorum ». Lorsque Jean de Garlande (première moitié du xiiie) ajoute que le « poème élégiaque […] exprime les peines des amants » (« [carmen] elegiacum […] recitat dolores amantium » ; Poetria, in Romanische Forschungen, 1901, p. 913), il n’apporte rien de plus que ce que contenait la définition d’Horace, déjà citée. Sur l’élégie, voir : L’elegia nella tradizione poetica italiana, a cura di A. Camboni et A. Di Ricco (Labirinti, n° 64), Trento, 2003.

6Elegia di Madonna Fiammetta (dorénavant : Elegia), chapitre ix, ed. cit., p. 199 : « Tel que je t’envoie, négligemment habillé, tu n’as pas à avoir honte […] Ne te soucie pas de ce qui agrémente les autres livres : les belles reliures, ornées de peintures multicolores, à la tranche bien unie » (N.B. : Toutes les traductions de l’Elegia citées dans cet article sont extraites de : Boccace, Fiammetta, traduit par Serge Stolf, Paris, Arléa, 2003). L’ambiguïté repose sur l’« ornamento » qui renvoie aux exigences de l’ornatus rhétorique (Fiammetta plaidant pour son statut d’écrivain occasionnel et s’excusant de ne pas avoir respecté ces règles) et, en même temps, à la présentation matérielle de son texte, dont le contenu “triste” ne mérite pas d’être rehaussé par un “habillage” de luxe.

7  Monica Bardi, Le voci dell’assenza. Una lettura dell’« Elegia di Madonna Fiammetta », Turin, Tirrenia, 1998, p. 103 : « l’Elegia è concepita come un’ampia epistola (sul modello delle Heroides ovidiane) ». Sur ces mêmes rapports entretenus avec Ovide, voir particulièrement : Johannes Bartuschat, « Boccace et Ovide : pour l’interprétation de l’Elegia di Madonna Fiammetta », in Arzanà, 6 : La mémoire du texte : intertextualités italiennes, ed. Marina Marietti – Claude Perrus, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2000, p. 71-103.

8  Cesare Segre, « Strutture e registri nella Fiammetta », in Idem, Le strutture del tempo, Turin, Einaudi, 1974, p. 87-115. Il écrit : « Il lamento di Fiammetta forma, con la sua armatura retorica, un blocco compatto, cercarvi l’effusione genuina dei sentimenti è anacronistico e anche restrittivo per uno scrittore che ha puntato tutte le sue carte sulla letterarietà » (p. 87). Exception faite du concept de « littérarité », énigme de sphinx ou lapalissade, la manière de poser le problème de la spécificité rhétorique du texte (de tout texte, dirons-nous) correspond à la perspective sous laquelle nous envisageons l’étude proposée ici.

9  Voir Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, vol. 1, p. 77 suiv.

10Elegia, p. 3 : « J’essaierai donc, nobles dames dont le cœur est sans doute plus heureux en amour que le mien, d’éveiller votre pitié en vous faisant le récit de mes tribulations. »

11Elegia, p. 77 : « À vrai dire, je cherche moins à vous apitoyer sur mon sort qu’à vous montrer la perfidie de l’unique responsable de mes malheurs. Vous vous montrerez ainsi plus prudentes avant de faire confiance au premier venu. »

12  Cela signifie qu’il convient de distinguer entre persuader et convaincre : on peut se persuader d’une chose dont on n’est pas convaincu. Citons ce mot de l’écrivain Joseph Joubert (1754-1824) : « On peut convaincre les autres par ses propres raisons, mais on ne les persuade que par les leurs. »

13  Olivier Reboul, Introduction à la rhétorique, Paris, PUF, 1991, p. 4 : « La rhétorique porte donc sur le discours persuasif, ou sur ce qu’un discours a de persuasif. » (Ibid., p. 5) Il est intéressant de consulter sur ce point Françoise Desbordes, La rhétorique antique, Paris, Hachette, 1996, et, plus encore, l’examen de la question dans Quintilien, Institution oratoire, texte établi et traduit par J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1976, (livre II, 15).

14Elegia, p. 199 : « Fiammetta s’adresse à son livre : sous quel aspect, quand, et à quelles personnes il doit se présenter ; de quels autres il doit se méfier ; conclusion. »

15  Voir Angelo Marchese, L’officina del racconto. Semiotica della narratività, Milan, Mondadori, 1983, p. 176 : « […] caratteristica del soliloquio [nella narrativa] è il fatto che il personaggio, implicitamente o esplicitamente, parlando o anche soltanto ragionando con se stesso, si rivolga a un destinatario. La finalità precipua del soliloquio è la confessione: spesso il personaggio nel soliloquio cerca di persuadere qualcuno o se stesso. » Il ne peut être question de monologue intérieur dans Fiammetta, au sens que lui donne, par exemple, Genette de « discours immédiat » : « l’essentiel […] est qu’il soit d’emblée («dès les premières lignes ») émancipé de tout patronage narratif, qu’il occupe d’entrée de jeu le devant de la scène » (Gérard Genette, Figures III, Paris, Le Seuil, 1972, p. 193).

16  Sur cette question, voir mserafini, « Le tragedie di Seneca nella Fiammetta di Giovanni Boccaccio », in Giornale storico della letteratura italiana, 126, 1948, p. 95-105.

17Elegia, IX, p. 201 : « E se forse alcuna donna delle tue parole rozzamente composte si maraviglia, di’che quella ne mandi via, però che li parlari ornati richieggono gli animi chiari e li tempi sereni e tranquilli. E però dirai che prenda ammirazione come a quel poco che narri disordinato, bastò lo’ntelletto e la mano. » (« Si quelque dame s’étonne de la maladresse de ton expression, dis-lui de te laisser là, car le style orné exige un esprit clair, le calme et la tranquillité. Dis-lui d’admirer plutôt, dans ton bref récit, composé sans ordre, le seul fruit de l’intelligence et de la main qui a tenu la plume. »)

18Elegia, III, p. 59 : « Il me venait souvent à l’esprit ces vers d’Ovide que j’avais lus, disant combien les épreuves détachent les jeunes gens de l’amour. »

19Elegia, III, p. 66 : « Je cherchais dans les livres les malheurs d’autrui, que je rapprochais des miens. J’avais l’impression d’être en compagnie, et le temps était moins ennuyeux à passer. »

20Elegia, VIII, p. 186 : « Je me souviens avoir lu quelquefois des romans français, si l’on peut leur accorder quelque crédit, Tristan et Iseut […]. » Ces romans en vers médiévaux, ou leurs versions en prose, sont probablement ceux-là mêmes qui inspirent à Boccace ses premières œuvres : Floire et Blancheflor (Filocolo), le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure (Filostrato).

21  Il faudrait y ajouter la Vita Nuova, dont C. Segre (ouvr. cité, p. 105) dit qu’elle est « presente in tutta la struttura della Fiammetta […] per l’estensione che già vi hanno gli elementi immaginativi, i monologhi, i sogni, le apparizioni […]». L’article de Carlo Delcorno, « Note sui dantismi nell’Elegia di Madonna Fiammetta », in Studi sul Boccaccio, XI, 1979, p. 251-294, est également à consulter.26

22  Il y eut des adaptations d’Ovide, de Stace (le Roman de Thèbes). Parmi les volgarizzamenti  d’Ovide, celui attribué à Filippo Ceffi aurait été utilisé par Boccace à côté de l’original : Stefania Trotta, « L’Elegia di Madonna Fiammetta di Giovanni Boccaccio e un volgarizzamento delle Epistulae Heroidum di Ovidio attribuito a Filippo Ceffi », in Italia medioevale e umanistica, XXXVIII, 1995.

23  Contrairement aux nombreuses situations du même genre dans le Décaméron, le récit de Fiammetta est dépourvu de tous les détails concernant la mise en œuvre du stratagème destiné à déjouer la surveillance d’un mari étonnamment absent (mais la complicité d’une servante s’avère nécessaire), voire la disposition des lieux (la chambre est celle de Fiammetta, et, accessoirement, celle du couple).

24Quintilien, Institution…, ouvr. cité, (livre III, 8, 6 : « Officiis constat duobus suadendi ac dissuadendi »).

25  Voir SénÈque le rhéteur, Controverses et suasoires, nouvelle édition de H. Bornecque, Paris, Classiques Garnier, 1932, 2 tomes. Sénèque le Père, rhéteur célèbre, a recueilli les exercices et les sujets de déclamation qui étaient proposés aux élèves. Parmi ceux-ci, il cite le jeune Ovide («libentius dicebat suasorias », « il prononçait plus volontiers des suasoires », tome 1, p. 224). Plusieurs lettres des Héroïdes sont construites comme des suasoriae.

26Elegia, II, p. 44 : « Tiraillé entre l’amour et la piété filiale, tu compromets notre avenir. »

27Cicéron, De l’orateur, texte établi et traduit par E. Courbaud, Paris, Les Belles Lettres, 1966, livre II, 115 : « Ita omnis ratio dicendi tribus ad persuadendum rebus est nixa : ut probemus uera esse quae defendimus, ut conciliemus eos nobis qui audiunt, ut animos eorum ad quemquomque causa postulabit motum uocemus. » (« Ainsi les règles de l’art oratoire s’appuient sur ces trois ressorts de persuasion: prouver la vérité de ce qu’on affirme, se concilier la bienveillance des auditeurs, éveiller en eux toutes les émotions qui sont utiles à la cause. »). Cicéron utilise, avec le même sens, « probare » ou « docere » ; « probare » a aussi le sens de convaincre : convaincre n’emporte donc pas à lui seul la persuasion.

28Elegia, II, p. 46 : « En vérité, personne ne t’aime plus que moi ! Donc, si je t’aime davantage, j’ai droit à plus d’affection : je dois passer avant les autres ! »

29Elegia, II, p. 46 : « Si j’ai bien compris, la mort l’a épargné [le père de Panfilo] pendant de longues années ; il a vécu plus que son temps ; s’il connaît les misères de la vieillesse, tu te montreras plus charitable en le laissant mourir qu’en prolongeant ces misères par ta présence. C’est moi qu’il faut aider, moi qui n’ai guère vécu et ne saurai guère vivre sans toi, moi qui, jeune encore, espère vivre avec toi de longues et heureuses années ! »

30Elegia, II, p. 47 : « Ton père, objet de ton affection, ne t’a pas donné la vie pour que tu choisisses la mort. S’il connaissait notre situation, en homme sage, il te dirait certainement : “Reste !” au lieu de : “Viens !”, et ce, sinon par sagesse, du moins par affection. »

31Elegia, II, p. 48 : « Mes paroles avaient beaucoup accru ses larmes. »

32Elegia, II, p. 48 : « J’imagine que mon père, et même tout le monde, approuverait tes raisons. Je le laisserais mourir sans qu’il m’ait revu ! Mais […]. »

33Elegia, II, p. 51 : « Si je pars maintenant, je serai plus vite revenu ! »

34Elegia, II, p. 54 : « subito fu la parola tolta alla mia lingua ».

35  Dans les Héroïdes, VII, 8, Didon écrit ces mots à Énée : « c’est peu de perdre des paroles » (« perdere uerba leue est ») [après avoir tout perdu pour Énée qui l’a abandonnée]. La persuasion n’en reste pas moins l’objectif de ces lettres qui tentent de rétablir une situation compromise. Fiammetta, en écrivant, reconquiert dans la parole son objectif premier : convaincre.

36  Voir Vincenzo Crescini, « Il primo atto della Phaedra di Seneca nel primo capitolo della Fiammetta del Boccaccio », in Atti dell’Istituto Veneto di scienze, lettere e arti, LXX, 1920-21, p. 455-466.

37Elegia, I, p. 22 : « Vous êtes abusées ! Vous avez perdu la raison ! Que dites-vous ? L’amour, mû par une Furie infernale, vole en un éclair d’un point de la terre à l’autre. Ce n’est pas un dieu : il rend fous tous ceux qui lui ouvrent leur porte ! »

38Elegia, I, p. 7 : « Proserpine le jour où Pluton l’enleva à sa mère », « le serpent qui mordit le tendre pied d’Eurydice ».

39Elegia, VI, p. 135 : « Je maudis l’apparition de la déesse dont les mots me détournèrent de la ferme intention de ne pas t’aimer ! Non, ce n’était pas Vénus, mais une des Furies, qui prit sa forme et me rendit aussi folle que le malheureux Athamas ! » Aveuglé par Junon, Athamas prit sa femme et ses enfants pour une lionne et ses lionceaux. Il tua l’un de ces fils, tandis que sa femme se jetait dans la mer avec l’autre. L’histoire est dans les Métamorphoses d’Ovide, IV, v. 416-542.

40Elegia, VI, p. 148 : « Lo ’nferno, de’ miseri suppremo supplicio, in qualunque luogo ha in sé più cocente, non ha pena alla mia simigliante. » (« L’Enfer, le pire des tourments infligés aux malheureux, n’a nulle part de flammes plus brûlantes que ma peine. »)

41Elegia, VI, p. 160 : « Queste cose così fra me dette, Tesifone stette dinanzi agli occhi miei […] il turbato animo alla morte infiammò con più focoso disio. » (« J’en étais à ce point de mes réflexions quand Tisiphoné se dressa devant mes yeux […] rallumant dans mon âme troublée le désir de la mort. »)

42Elegia, VII, p. 170 : « visage ridé ». Quelques pages plus loin, Fiammetta s’exaspère de la lenteur de la nourrice à lui rapporter une bonne nouvelle : « la quale andatavi, per quel che a me paresse più pigramente che mai, per la qual cosa io più volte maladissi la sua tarda vecchiezza » (« elle s’y rendit, trop lentement à mon gré, et je maudis plusieurs fois la vieillesse qui ralentissait mon allure »).

43Elegia, I, p. 23-24 : « Au plus secret de ma chambre, venue de je ne sais où, une très belle femme apparut devant moi, entourée d’une si vive clarté que j’en soutenais à peine la vue […] Elle se taisait et semblait heureuse d’être regardée ou de voir mon bonheur à la regarder. Peu à peu, elle révélait plus nettement ses beaux membres dans la lumière resplendissante : beautés indescriptibles qui ne se rencontrent pas ici-bas ! Quand elle eut constaté que je l’avais bien contemplée, voyant l’étonnement suscité par sa beauté et sa présence, elle s’adressa à moi d’un air joyeux et d’une voix plus douce que nos voix humaines. » Outre son ascendance classique, l’apparition de Vénus sous les traits d’une belle femme est repérable dans un manuel de rhétorique épistolaire et amoureuse de la fin du xiie siècle : Boncompagno da Signa, Rota Veneris, Rome, Salerno Editrice, 1996, p. 29. C’est en songe qu’Amour apparaît et parle à Dante dans la Vita Nuova (XII). Dans le De Philosophiae Consolatione de Boèce, la Philosophie apparaît sous les traits d’une femme au vêtement chargé de symboles.

44  Voir Quintilien, Institution…, ouvr. cité, livre II, 10, p. 76-77 : « verum […] persuadet […] aspectus etiam ipse sine uoce, quo […] formae pulchritudo sententiam dictat » (« Mais, au vrai […] la persuasion n’est-elle pas apportée aussi […] sans l’aide de la voix, par le seul aspect, lorsque […] la beauté physique dicte le verdict ? »).

45  Sur l’action, voir Aristote, Rhétorique, III, 1403b (De l’élocution).

46  O. Reboul, Introduction…, ouvr. cité, p. 183 : « la double hiérarchie, qui consiste à établir une échelle de valeurs entre des termes en rattachant chacun d’eux à ceux d’une échelle de valeurs déjà admise ».

47Elegia, I, p. 29 : « Il [Amour] triomphe de tant de dieux, d’hommes, d’animaux, et tu aurais honte d’être vaincue par lui ? »

48Elegia, I, p. 29 : « Si tu n’es pas émue par mes paroles et que tu veuilles malgré tout résister, songes-y, ta force n’est pas celle d’un Jupiter. Tu ne peux égaler Phébus par l’intelligence, ni Junon par les richesses, ni moi-même par la beauté, et nous avons tous été vaincus ! »

49Elegia, I, p. 27 : « Nul n’ignore ce que firent Pâris, Hélène, Clytemnestre, Égisthe, Achille, Scylla, Ariane, Léandre, Didon, et tant d’autres que je ne citerai pas. »

50Elegia, I, p. 21 : « mon âme […] aspire en vain à de sages conseils : la raison veut, mais cède à la folie, cette reine ! Le dieu Amour me possède et me domine entièrement ! » C’est une traduction des vers de Sénèque (Phèdre, v. 180 ; v. 184-185 : « animus […] frustra sana consilia appetens » ; « Quid ratio possit ? Vicit ac regnat furor/potensque tota mente dominatur deus »).

51Elegia, I, p. 31.

52Elegia, I, p. 32 : « Poi che del mio cospetto si fu partita la dea, io ne’suoi piaceri con tutto l’animo rimasi disposta. » (« Quand la déesse m’eut quittée, mon âme tout entière se prépara à goûter ses plaisirs. »)

53Elegia, I, p. 32 : « Pauvre de moi ! En voyant ce qui m’est arrivé par la suite, ce n’est pas Vénus, j’en suis certaine, qui m’était apparue, mais Tisiphone ! Celle-ci imitait Junon, qui masquait sa clarté divine sous un corps de vieille femme pour apparaître à Sémélé. Comme elle, cachant son horrible chevelure, elle prit les traits éclatants de la beauté pour me donner un conseil qui consommerait ma perte ! »

54Elegia, V, p. 126 : « Fiammetta, où se sont enfuies la grâce charmante de votre visage et ses vives couleurs ? D’où vous vient cette pâleur ? Vos yeux, deux étoiles du matin, ont des cernes violets : on ne les devine même plus ? »

55Elegia, III, p. 61 : « Hélas ! Je raisonnais faussement, comme les sophistes qui nient la vérité ! »

56Elegia, VIII, p. 185 : « […] la douleur de Didon abandonnée. C’est celle qui se rapproche sans doute le plus de la mienne. »

57Elegia, V, p. 117 : « Si, au cours de ces fêtes, je cache ma souffrance sous un visage riant, donnant trêve à mes soupirs, quand vient la nuit, ou quand je me retrouve seule, je verse autant de larmes que j’ai économisé de soupirs pendant la journée ! »

58  SénÈque, Tragédies, texte établi et traduit par F.-R. Chaumartin, Paris, Les Belles Lettres, 2000, tome 1 : « Non illum auarae mentis inflammat furor/ qui se dicauit montium insortem iugis, non aura populi et uulgus infidum bonis,/ non pestilens inuidia, non fragilis fauor,/ non ille regno seruit […]. » (v. 486-490 : « La folie d’un vouloir cupide n’embrase pas celui qui a consacré sa vie innocente aux cimes des montagnes, ni la faveur populaire, celle d’une foule infidèle aux gens de bien, ni la funeste envie, ni la fragile popularité […]. ») Dans l’Elegia, p. 120 : « né a colui che sé dispose ad abitare ne’ colli de’ monti, suggetto ad alcuno regno : non al vento del popolo, non all’infido vulgo, non alla pestilenziosa invidia ».

59Elegia, V, p. 118 : « Ô Fortune, pourquoi ne m’avoir pas concédé une telle vie au lieu de l’inquiétude que me valent tes largesses si désirées par d’autres ! »

60Elegia, V, p. 119 : « Plût à Dieu que je ne l’eusse jamais connue [Vénus], goûtant une vie rude parmi cette simple compagnie ! Je ne serais pas plongée dans un chagrin inguérissable […]. »

61Elegia, V, p. 122 : « Ah, si Dieu m’avait fait naître en ce monde-là, où les hommes, contents de peu, vivaient sans crainte et s’abandonnaient à leurs désirs frustes ! Même privée de ces choses qui faisaient leur bonheur, il m’aurait suffi de ne pas connaître les affres de cette passion ni pousser tant de soupirs, comme aujourd’hui, pour être plus heureuse qu’en notre siècle plein de voluptés, d’agréments et de fêtes. »

62Elegia, V, p. 127.

63Elegia, V, p. 127 : « Ô beauté, possession précaire des humains, présent de courte durée, à peine venue tu t’effaces, plus vite que les prés riant du bel éclat des fleurs dans le doux printemps […]. » c. : « Anceps forma bonum mortalibus,/ exigui donum breue temporis,/ ut uelox celeri pede laberis !/ Non sic prata nouo uere decentia/ aestatis calidae despoliat uapor/ […]. » (« Beauté, bien douteux pour les mortels, bref présent d’un court instant, comme tu t’effaces vite, d’un pas combien rapide ! Non, on ne voit pas les prés, embellis au printemps nouveau, être dépouillés par la chaleur brûlante de l’été […]. ») (SénÈque, Tragédies, ouvr. cité, p. 233, v. 761-765)

64Elegia, V, p. 127 : « Sans toi, je n’aurais pas charmé le regard de Pamphile et, si je ne lui avais pas plu, il n’aurait pas voulu me plaire : et s’il ne m’avait pas plu, je ne souffrirais pas aujourd’hui ! C’est donc à toi seule que je dois tous mes maux. »

65Elegia, V, p. 106 : « Ta volonté seule me fit tomber amoureuse. »

66Elegia, V, p. 107 : « Hostile à l’un comme à l’autre, tu provoquas notre séparation et nous éloignas l’un de l’autre. »

67Elegia, IV, p. 71 : « Fiammetta, peux-tu trouver une autre raison au retard de ton Pamphile, sinon un empêchement ? » ; « Je suis certaine qu’il m’aime infiniment. »

68Elegia, VI, p. 159 : « je m’adressais ces douloureuses paroles : – Pauvre Fiammetta, la plus triste de toutes les femmes, voilà venue ta dernière heure ! Aujourd’hui […] ton âme s’envolera de ton corps disloqué et tu en auras fini avec les larmes, les soupirs, les angoisses et les désirs ! En un seul instant, Pamphile et toi serez déliés de votre promesse. Aujourd’hui […] Donnez à mon époux la force de supporter ma mort : si je n’avais pas trahi son amour, je serais heureuse et demanderais à vivre sans vous [aux dieux] adresser ces prières. »

69Elegia, IV, p. 74 : « Souvent, elle [la jalousie] me ramenait à des suppositions que j’avais écartées et me soufflait […]. »

70Elegia, V, p. 80 : « Quand, au bout d’un long moment, ma douleur se fut un peu soulagée avec les larmes, ma langue se dénoua et, d’une voix faible, je me mis à parler […]. »

71Elegia, III, p. 59 : « Je passais donc ainsi plusieurs jours à me poser ces questions, à leur trouver des réponses et des solutions. »

72Elegia, IV, p. 74 : « Ignores-tu qu’Amour est plus puissant que tout ? » ; cf. : « Omnia vincit Amor » (Virgile, Bucoliques, X, 69).

73Elegia, IV, p. 75 : « Sache que rien ne dure en ce monde. »

74Elegia, IV, p. 75 : « Le nouveau plaît plus que le déjà vu, et on désire passionnément avoir ce qu’on n’a pas ! Une longue habitude rend ennuyeuse la plus agréable des choses. »

75Elegia, IV, p. 75 : « Je suis convaincue que s’il t’avait devant les yeux, il lui serait difficile d’en aimer une autre, mais en ce moment il ne peut te voir […]. »

76Elegia, V, p. 80 : «… je me retirai dans ma chambre, et, là, je versai des larmes amères […] d’une voix faible, je me mis à parler : – Pauvre Fiammetta, à présent, tu sais pourquoi ton Pamphile ne revient pas […] Je repris, proférant des paroles plus violentes encore […]. »

77Elegia, V, p. 87 : « Vaines paroles que n’entendaient ni les dieux, ni le jeune homme oublieux ! »

78Elegia, V, p. 81 : « Pamphile, maintenant je sais pourquoi tu tardais à revenir ; maintenant, je n’ignore plus rien de tes tromperies ; maintenant je vois bien qu’elle sorte de compassion te retenait ! »

79  Ce texte est celui où Boccace (Fiammetta ?) imite au plus près la prosodie d’Ovide, dans la seconde des Héroïdes (Phyllis à Démophon), rythmée par les anaphores, et constitue un bon exemple de cette prose poétique si fréquente dans l’Elegia.

80Elegia, V, p. 82 : « Qu’avais-tu dans le cœur en prenant ta jeune épouse ? Pensais-tu la tromper comme moi ? Avec quels yeux l’as-tu regardée ? Avec ceux par lesquels je me suis laissée prendre dans ma crédulité ? Quelle fidélité lui as-tu jurée ? Celle que tu m’avais jurée ? »

81Elegia, V, p. 83 : « Vas-tu dire : « C’est qu’une nouvelle femme a su me plaire » ? La belle excuse ! Preuve évidente d’un caractère instable […] Et maintenant, dis-moi, Pamphile […]. »

82Elegia, VII, p. 175-176 : « Quelle folie d’avoir cru qu’il appartenait à une autre ! Maudits soient les mensonges de ceux qui me l’affirmaient ! […] Ah ! si j’avais mieux examiné la chose, que de larmes, que de soupirs, que de peines me serais-je épargnés ! » Il est à noter que, même lorsqu’il s’avèrera que ce Panfilo n’a de commun avec le vrai que le nom, elle persistera dans l’espoir de retrouver son amant en prétextant, auprès de son mari, d’un pèlerinage en terre toscane.

83Elegia, VII, p. 177 : « Il sera sûrement désireux de connaître mes tourments et les dangers que j’ai courus, car ils lui fourniront la preuve de ma fidélité. […] Mon Dieu, quand pourrais-je lui conter mes larmes et mes peines […]. »

84Elegia, VI, p. 166 : « Une fois, nous [la nourrice et elle] décidâmes de lui écrire une lettre attendrissante sur mes malheurs […] Mais, tout bien considéré, les lettres, tout attendrissantes qu’elles pussent être, ne nous parurent guère propres à le distraire de son nouvel amour, les jugeant inutiles. J’en écrivis une, pourtant, et elle eut le résultat que nous avions prévu. »

85  M. Bardi, Le voci…, op. cit, p. 103 : « l’Elegia è concepita come un’ampia epistola (sul modello delle Heroides ovidiane), come il « libellus absenti vel absentibus destinatus » […] Anche se l’intera opera si conferma, per la lettura dell’ultimo capitolo dell’opera, come l’amplificazione di un’epistola, dobbiamo tuttavia registrare la svalutazione, esplicitamente ammessa da Fiammetta, del mezzo epistolare al fine di riacquistare l’amore perduto […]. »

86Elegia, p. 201 : « Mais si tu [le livre] parviens jusqu’à l’homme qui a causé mon malheur, invective-le de loin : « Toi qui as un cœur de pierre, va-t-en, et ne pose pas sur moi tes mains sacrilèges ! […] Mais si tu veux me lire dans un esprit charitable, peut-être reconnaîtras-tu ta faute envers celle qui est prête à te pardonner si tu reviens vers elle. Dans ce cas, lis-moi. »

87Elegia, p. 3 : « Chez les malheureux, le désir de se plaindre augmente s’ils s’aperçoivent et sentent qu’on a pitié d’eux. »

88  Sur la topique de l’exorde, voir Ernst Robert Curtius, La littérature européenne et le Moyen Âge latin, trad. par J. Bréjoux, Paris, PUF, 1956, chapitre v (La topique).

89Elegia, prologue, p. 4 : « Si vous lisez ces pages avec votre sensibilité de femmes, seules ou toutes ensemble, je suis sûre que vos tendres visages seront baignés de larmes. »

90Ovide, Héroïdes, XV (Sappho à Phaon), v. 7 : « elegia flebile carmen » (« l’élégie est un chant plaintif »).

91Elegia, prologue, p. 3 : « Je ne me soucie nullement que des oreilles masculines ne puissent l’entendre. Au contraire, je veux autant que possible les en exclure. »

92Elegia, IX, p. 201 : « Toutefois, si elle te retient et qu’elle veuille te lire, présente-toi de telle sorte qu’elle n’ait pas envie d’en rire, mais d’en pleurer, et que, touchée de repentir, elle me rende mon amant. »

93Elegia, prologue, p. 4 : « La comparaison entre ce bonheur et mon état présent vous révèlera combien mon malheur est plus grand que celui des autres femmes. » La traduction ne rend qu’imparfaitement compte de « argomento » : « preuve ». Fiammetta insiste sur le caractère démonstratif.

94  « Fiammetta compare ses peines à celles de plusieurs femmes de l’Antiquité et prouve qu’elle est la plus malheureuse de toutes, puis met un terme à ses plaintes ».

95  Rappelons, au passage, que Boccace écrira un De mulieribus claris (« Les femmes illustres »), entre 1361-1362, recueil de biographies (et pseudo-biographies) des femmes que n’illustre pas précisément leur malheur d’aimer.

96Elegia, VIII, p. 182 : « J’en tirerai deux avantages : d’abord, de voir que je ne suis ni la seule, ni la première à être malheureuse, comme le disait ma nourrice pour me réconforter ; ensuite, après que j’aurai examiné les souffrances des autres, de juger les miennes bien supérieures. »

97  Cette parole féminine, pleinement autonome, n’est pas le moindre intérêt de Fiammetta, en un temps où la parole de la femme, a fortiori celle qui ose franchir le seuil de l’écriture, est suspecte. Sur cette question, voir : Danielle Régnier-Bohler, Voix littéraires, voix mystiques, in Histoire des femmes en Occident. II. Le Moyen Âge, sous la direction de C. Klapisch-Zuber, Perrin, 2002, p. 525-599.

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Pour citer cet article

Référence papier

Serge Stolf, « LElegia di Madonna Fiammetta. Le jeu polyphonique du discours persuasif »Cahiers d’études italiennes, 2 | 2005, 11-39.

Référence électronique

Serge Stolf, « LElegia di Madonna Fiammetta. Le jeu polyphonique du discours persuasif »Cahiers d’études italiennes [En ligne], 2 | 2005, mis en ligne le 15 octobre 2006, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cei/249 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cei.249

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Auteur

Serge Stolf

Université Stendhal - Grenoble 3

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