La persuasion
Texte intégral
1Depuis les années soixante, les études littéraires ont été marquées en profondeur par la “redécouverte” de la rhétorique : on a redécouvert la rhétorique comme une part essentielle de la culture des auteurs de différentes époques (et en ce sens E. R. Curtius avait déjà ouvert, dès 1948, la voie avec son ouvrage La Littérature européenne et le Moyen Âge latin), et on a redécouvert la rhétorique comme une science très ancienne d’analyse des textes. On s’est rendu compte que la rhétorique n’est pas un simple ensemble de préceptes d’écriture (c’est à une telle collection de figures du discours que l’enseignement scolaire l’avait peu à peu réduite en la limitant à la seule elocutio), mais qu’il s’agit d’une théorie complète du texte comme acte de communication. Depuis l’Antiquité, on trouve au cœur de cette théorie la catégorie de la persuasion : la rhétorique enseigne comment, dans quelles conditions et par quels moyens, le texte peut atteindre son but : persuader. Cette conception de la rhétorique comme une science de la persuasion peut s’expliquer historiquement par les liens fondateurs, dès l’Antiquité, entre la rhétorique et le monde judiciaire et politique, mais elle reste féconde aujourd’hui, et dans les études récentes elle s’est croisée avec nombre de réflexions modernes sur le texte, nourries par la pragmatique (aussi bien dans une acception linguistique que philosophique), et par les théories de la communication. Sur le versant de l’histoire littéraire, cette nouvelle vision “pragmatique” de la rhétorique nous a appris à mieux cerner le rapport entre l’auteur et son public, et plus largement entre les textes et la société.
2Ce numéro des Cahiers d’études italiennes, le premier de la série Filigrana qui se consacre à l’étude de la littérature du Moyen Âge et de la Renaissance, aborde cette question fondamentale pour tout discours à travers des études de cas appartenant aussi bien au domaine littéraire qu’au domaine politique, philosophique et religieux. Au centre de tous les articles on trouve l’analyse minutieuse des textes, sous l’angle spécifique de la question de leurs finalités et techniques de persuasion. Cela implique une réflexion à la fois sur leurs buts communicatifs (et par là sur le public, ainsi que sur les circonstances et la nature de la communication que l’auteur entend engager avec ce public), sur la conception du statut de la parole qui, implicitement ou explicitement, sous-tend un texte, et sur les stratégies persuasives déployées dans un texte. Si ce dernier aspect se recoupe en partie avec l’“analyse rhétorique” au sens restreint ou traditionnel, les autres questions élargissent la problématique : la persuasion apparaît comme un ressort fondamental du texte, voire comme son centre moteur, et les études démontrent à quel point elle est pour tous les auteurs analysés un objet de réflexion (d’ailleurs souvent problématique).
3Les textes analysés reflètent des moments cruciaux pour le devenir de la culture littéraire, philosophique et religieuse de l’Italie. Si la culture médiévale et renaissante a hérité sa conception rhétorique de l’Antiquité (et c’est peut-être encore plus vrai en Italie qu’ailleurs), nous assistons en ces textes à l’éclosion de nouveautés décisives qui modifient en profondeur les enjeux et les finalités des différents genres. Ces nouveautés concernent des facteurs extra-textuels comme les changements dans le statut de l’auteur et dans son rapport avec le public, provoqués par les bouleversements politiques, la crise de l’autorité de l’Église et de la papauté, les transformations du sentiment religieux, etc. mais elles concernent aussi l’évolution des genres littéraires (ainsi deux études se penchent-elles sur un cas particulièrement intéressant : les transformations successives de la rhétorique amoureuse héritée de la lyrique médiévale). Plus généralement nos textes traduisent, dans leurs stratégies persuasives et dans les tentatives de les adapter à des circonstances nouvelles, des moments de transition, voire de crise ; une crise qui provoque une mise en question et un renouvellement de la parole dans ses dimensions littéraires et pragmatiques.
4Le volume s’ouvre avec l’analyse du “discours amoureux” dans l’Elegia di Madonna Fiammetta de Boccace. Serge Stolf se penche sur la dimension rhétorique de l’Elegia, souvent considérée comme le premier “roman” de la littérature italienne et étape décisive sur le chemin qui devait amener son auteur à la rédaction du Décaméron. Les nouveautés de l’Elegia, notamment l’approfondissement de la psychologie du désir, reçoivent un éclairage nouveau à partir de la question de la persuasion. Dans la transposition des topoi du discours amoureux de la lyrique à la prose – que Boccace opère grâce à une réinterprétation aussi originale que féconde du genre de l’élégie qui s’enrichit de nombreuses références intertextuelles, notamment aux tragédies de Sénèque –, c’est précisément le but pragmatique du discours amoureux, conquérir le cœur de la personne aimée, qui pose problème. Au fur et à mesure qu’elle échoue à atteindre son but, reconquérir son amant, la longue “épître” de Fiammetta se transforme en un long soliloque. L’héroïne détourne les structures rhétoriques de la persuasion “amoureuse” vers une finalité bien différente : conférer un caractère tragique à son histoire et son destin.
5Avec l’étude d’Hélène Vonner, consacrée à Pétrarque, nous passons au domaine de la persuasion politique. De son analyse des épîtres adressées par le poète à l’Empereur Charles IV et à Cola di Rienzo, se dégage une nouvelle figure : celle de l’intellectuel engagé dans la vie publique (dont les avatars se prolongent jusqu’à notre époque). La culture humaniste, qui redécouvre l’histoire ancienne comme l’exemple destiné à exhorter les contemporains à la vertu, devient la caution morale d’un nouveau discours persuasif. L’intellectuel, fort de son autorité d’“historien” et de philosophe moral, rappelle aux hommes de pouvoir le véritable sens de leur mission et les exhorte à l’action. L’étude des modalités de la polémique politique et moraliste dans d’autres œuvres de Pétrarque, comme le De vita solitaria ou le De remediis utriusque fortune, complète l’analyse de cette nouvelle forme de persuasion politique. Remarquons par ailleurs que cette contribution concerne le domaine latin, partie intégrante de la littérature “italienne” du Moyen Âge. La question de ce “bilinguisme” est abordée dans plusieurs des études réunies ici ; son approfondissement nous amènerait vers des thèmes et des problématiques qui sont autant de prolongements possibles des questions soulevées dans ce numéro des Cahiers ; qu’il suffise ici d’évoquer l’intérêt qu’aurait, dans cette optique, une étude du premier texte philosophique de la culture européenne écrit en langue vulgaire, le Convivio de Dante, qui place, dès le prologue, le rapport avec le public, et par là un nouveau type de persuasion, au centre de son projet.
6Avec la contribution de Sonia Porzia sur Catherine de Sienne le volume aborde un autre domaine, celui du discours religieux. L’étude des épîtres de la sainte, notamment celles adressées aux papes Grégoire XI et Urbain VI, soulève en premier lieu un problème analogue à celui abordé dans l’étude sur Pétrarque : celui de l’« autorité » de la parole – et de l’auteur – comme condition de sa force persuasive. En deuxième lieu l’analyse s’interroge sur les formes et les conditions spécifiques de la persuasion religieuse. L’enquête minutieuse sur la genèse des lettres (dictées par une femme qui ne prenait pas la plume elle-même) se déploie sur le fond d’une réflexion sur la mystique féminine médiévale, de Hildegard de Bingen à Brigitte de Suède. Catherine, laïque de basse condition et pres-que illettrée, devient porteuse d’une parole prophétique, la seule qui soit capable d’appeler à la Réforme de l’Église, mais aussi à des réformes politiques. Une étude des références scripturaires chez Catherine permet de mieux décrire les modalités de cette “rhétorique sacrée”, tournée vers la persuasion et par là vers l’action.
7Nous retrouvons ces problématiques dans l’étude que Cécile Terreaux consacre à Savonarole. Avant d’aborder l’analyse de ses sermons politiques, on s’y arrête sur la conception savonarolienne de la rhétorique : sur son refus de l’ornement rhétorique et plus largement de la séduction qu’exerce le “beau” discours, en faveur de l’exaltation de la simplicité des Saintes Écritures, suprême modèle pour le prédicateur. Cette simplicité est chez Savonarole au service d’une visée pédagogique, mais aussi de buts politiques concrets. Le prédicateur, que Machiavel appellera le « prophète sans armes », entendait intervenir directement dans la vie politique florentine par la force d’une parole prophétique. L’analyse du contexte historique permet de suivre la constitution de cette prédication politique où l’appel à la conversion et au renouveau se tourne vers l’action dans le temps présent de la cité.
8L’étude de Francesco Pierno complète cette typologie des formes de la persuasion religieuse par une analyse d’un autre genre décisif par sa fonction divulgatrice, mais moins connue, la glose biblique. Les gloses accompagnant une traduction de la Bible en langue vernaculaire se révèlent comme un témoignage capital de la vie religieuse du début du xvie siècle. Il est démontré comment une application renouvelée de l’héritage de l’herméneutique biblique médiévale, basée sur la doctrine des quatre sens de l’Écriture, fournit la structure même de la glose ; par cette transmission de la tradition exégétique à un nouveau public, la glose doit actualiser le texte biblique et en orienter la lecture, notamment pour le clergé moins instruit qui pouvait en tirer un matériau pour la prédication.
9Avec l’étude de Patrizia De Capitani le volume aborde également le domaine de la théorie de la persuasion. En s’appuyant sur un large corpus de textes, elle analyse la conception de la rhétorique chez Sperone Speroni. L’étude la replace dans le contexte culturel de la première moitié du xvie siècle, secoué par une double crise (et il suffira de citer le Ciceronianus d’Érasme pour rappeler à la fois sa véhémence et ses multiples enjeux) : une crise de la doctrine cicéronienne qui au Moyen Âge avait assuré le lien entre l’art de la persuasion et sa mission morale et civile, et une crise du concept d’imitation, au cœur de la culture littéraire de la Renaissance. La rhétorique est de nouveau exposée au reproche d’être “sophiste”, un art suspect de la séduction sans engagement vis-à-vis de la vérité ; quant à l’imitation, elle n’est plus universellement considérée comme la voie à l’excellence, mais critiquée comme vénération stérile de modèles empêchant l’éclosion d’une nouvelle culture. Patrizia De Capitani démontre comment Sperone développe des réponses, souvent originales, à ces questionnements : il élabore notamment une nouvelle conception du genre épidectique, dont il est démontré que son centre moteur est précisément la question des mécanismes de la persuasion.
10Dans l’étude que Michel Arnaud consacre à un chef-d’œuvre méconnu de la littérature de la Renaissance, les Dialoghi d’Amore de Léon l’Hébreu, nous retrouvons le thème qui ouvre le recueil : la “rhétorique” du discours amoureux. La forme même du dialogue entre un homme amoureux et la femme qu’il aime inscrit ce texte dans une logique aussi bien passionnelle que persuasive. Mais la séduction par la parole échoue ; c’est là, selon les mots de Michel Arnaud, un « dialogue sans conclusion et un amour sans issue » qui échoue à conduire les interlocuteurs à ce qu’il théorise comme but de l’amour : dépasser la séparation des êtres. La longue tradition du discours amoureux médiéval est revue par Léon l’Hébreux à la lumière de la spéculation néoplatonicienne, mais aussi de la philosophie et de la mystique juives. Dans un parcours fascinant, le dialogue trace le chemin vers une nouvelle sagesse, fruit d’une nouvelle compréhension de l’amour comme force universelle et comme clef de l’univers.
11À la suite des études, le lecteur trouvera un appendice où sont publiés quelques extraits significatifs des Dialoghi d’Amore de Léon l’Hébreux, traduits par Michel Arnaud. Ainsi ce volume reste fidèle à la tradition de Filigrana qui entend contribuer à l’analyse du fait littéraire dans ses multiples dimensions théoriques, mais aussi à la connaissance des grands textes, souvent trop méconnus en France, de la littérature italienne.
Pour citer cet article
Référence papier
Johannes Bartuschat, « La persuasion », Cahiers d’études italiennes, 2 | 2005, 5-9.
Référence électronique
Johannes Bartuschat, « La persuasion », Cahiers d’études italiennes [En ligne], 2 | 2005, mis en ligne le 15 octobre 2006, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cei/247 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cei.247
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