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La cité en guerre. Violence naturelle ou violence politique ?

Un aspect de la guerre civile chez Hobbes
Ninon Grangé
p. 17-38

Texte intégral

  • 1 Textes de références : Léviathan, trad. Tricaud, Paris, Dalloz, 1999, éd. anglaise : Leviathan, M.  (...)
  • 2 Aristote, Politique, V, 1301 a 20-1316 b 25.

1On se propose de rapprocher un aspect de la philosophie de Hobbes1 et l’une de ses sources de réflexion appartenant à la pensée grecque classique, pour s’intéresser au moment constitutif de la communauté que la guerre civile met en danger, voire dont elle signale la défaillance. Nous ne prendrons pas en compte la communauté instituée qui nous ferait nous interroger sur la souveraineté à l’œuvre dans la guerre mais la violence armée collective et systématique (la guerre) qui se retourne contre la collectivité dont elle est issue (la guerre civile). Ce que je voudrais montrer, c’est que la violence fratricide ressemble à la violence d’une condition naturelle de l’homme. Grâce à l’hypothèse de l’état de nature hobbesien, on peut parvenir à une formalisation des différents phénomènes qui font la guerre, à partir de la notion grecque de stasis2.

  • 3 Voir Leo Strauss, La philosophie politique de Hobbes, Paris, Belin, 1991 [1936], p. 59.
  • 4 Par exemple, De cive, II, ch. VI, § II, p. 152 et ch. V, § IX, Léviathan, XVII. Voir aussi Elements (...)
  • 5 Voir Jean Terrel, Hobbes matérialisme et politique, Paris, Vrin, 1994, p. 47.

2Hobbes a lu Aristote, notamment la Rhétorique, il a une culture absolument classique et il nous est permis de ne pas donner foi à ses paroles quand il affirme en avoir tout oublié. Il a traduit Thucydide et Homère, s’exprime en latin, fait référence à Cicéron, Salluste, Sénèque, etc. Ceci m’autorise donc à considérer la cité, la polis, comme ce que les citoyens font de leur ville ; c’est le modèle premier de toute entité politique qui a l’avantage de participer de la réalité (les cités se confondant aux villes et aux États existants) et également de la réflexion théorique. Sans pouvoir le prouver3, on peut dire que l’on entend la notion de polis lorsque Hobbes écrit Commonwealth que lui-même donne pour l’équivalent dans ses textes du terme latin Civitas, et que le français est obligé de mal traduire par République. Par ailleurs, une résonance de la polis aristotélicienne se trouve dans les ouvrages de Hobbes qui n’hésite pas à parler de « ville » dans un sens exclusivement politique, comme s’il s’agissait, pour l’occasion, d’une traduction de la notion grecque4. On peut considérer pour acquis, au su des commentaires, qu’il n’y a pas de rupture, chez Hobbes, entre « cité » et « république », entre « cité » et « État » (State)5. La violence est-elle le surgissement de la nature au sein de ce qui l’avait exclue du politique ?

Le désordre interne est le modèle de tout état de guerre

3Hobbes, en passant du De cive au Léviathan, s’est ravisé : dans le premier texte, qui date de 1642 (en anglais 1651), l’état de nature est décrit en tant que tel dans la seconde partie qui traite de l’empire et de l’institution proprement dite, tandis que le Léviathan (version anglaise : 1651, latine : 1668) place la description de l’état de nature dans la première partie qui s’intitule « De l’homme ». C’est dire déjà l’ambiguïté de la place théorique de cet état belliqueux : son apparition obéit à une nécessité logique qui hésite, dans l’ordre de la démonstration, à le consacrer partie intégrante de la nature ou de la cité. En outre, ce qui est à l’origine de la pensée de Hobbes sur cette question, à savoir l’expérience de la guerre civile en Angleterre, est exposé sans transformation, en 1668, avec l’écriture du Behemoth (interdit de publication de son vivant mais qui a malgré cela circulé), c’est-à-dire après les textes théoriques, comme un aboutissement.

  • 6 Voir Léviathan, XVII ; De cive, I, ch. V, § XII ; Élements, I, XIX, § 11.
  • 7 Voir Jean Terrel, Les théories du pacte social, Paris, Le Seuil, « Points Essais », 2001, p. 142.
  • 8 On perçoit bien par cela même que la cité d’Aristote est un modèle autant abstrait que ses applicat (...)

4L’état de nature de Hobbes est un état déduit à partir de la société civile6, il est le résultat d’une décomposition de la société civile que l’on dépouille de tout son aspect politique pour découvrir ce qu’est l’homme naturel7. Les relations sont des relations de rivalité et d’égalité, qui excluent toute forme de sociabilité pour ne retenir que des rapports belliqueux. Or, le modèle de cet état est celui de la guerre « civile » précisément. L’état de nature, tel qu’il est décrit dans le De cive et dans le Léviathan, a donc pour corollaire la guerre civile anglaise décrite historiquement dans le Behemoth. D’emblée nous avons un problème de formulation puisque la guerre civile est le référent historique d’une situation, d’un état, par essence non historique, hors du temps. Certains suppriment la difficulté en parlant, pour qualifier l’état de nature, d’un état pré-civil, mais reste incompréhensible le fait qu’une réalité concrète historique répond à un modèle parfaitement anhistorique. Cela n’est justifié que par la méthode adoptée par Hobbes pour qui la nécessité d’éviter l’état de nature belliqueux est le Léviathan, c’est-à-dire l’État et qui plus est le pouvoir absolu du souverain. Mais si l’on considère le Behemoth comme partie intégrante du système hobbesien, le problème reste entier. La guerre intérieure est le signe qu’il n’y a plus de cité et que celle-ci est réduite à revenir à un état de nature… qui n’a jamais existé. La guerre civile est, paradoxalement, étrangère à la cité, contrairement à la position d’Aristote pour qui la guerre civile comme maladie est familière à la cité, c’est pourquoi il l’analyse comme simple changement d’un état à un autre, qui ne remet pas en question, de fond en comble, l’existence de la cité8.

  • 9 Pour tout le passage cité, De cive, I, ch. I, § XII, p. 98.
  • 10 De cive, II, ch. I, § V, p. 142-143.

5Dans le De cive, les hommes ont une « inclination naturelle à se nuire » qui vient de la « vaine opinion qu’ils ont d’eux-mêmes » et du « droit de chacun sur toutes choses ». Et du fait qu’il est permis d’envahir et de se défendre, « naissent des soupçons et des défiances continuelles », de sorte que « pour si bien qu’on se tienne sur ses gardes, qu’enfin on ne soit plus opprimé par la ruse ou par la violence d’un ennemi qui tâche sans cesse de nous surprendre9 ». La deuxième Section reprend complètement la description de l’état de nature, à partir d’une critique d’Aristote qui parle d’animaux politiques à propos des hommes au même titre que les fourmis ou les abeilles. « Leurs assemblées pourtant ne méritent point le nom de sociétés civiles, et ils ne sont en rien moins qu’animaux politiques10 », estime Hobbes. La confusion entre état de nature et état civil en guerre est à son comble quand Hobbes veut pour preuve de ce qu’il avance que ce qui caractérise les sociétés proprement politiques, c’est le « tumulte » et la « sédition » qui ne se retrouvent pas chez les fourmis. Le signe que l’on est dans la société, c’est la guerre civile assimilée à l’état de nature, c’est-à-dire à la guerre de tous contre tous. Le signe du politique, c’est la guerre, et pas n’importe quelle guerre, celle qui sévit au sein de l’état de nature. Il y aurait donc correspondance entre deux mouvements belliqueux ; les hommes en proie à la guerre civile se comportent comme dans la guerre interindividuelle de l’état de nature.

  • 11 Le chapitre XIII du Léviathan est le plus commenté dès qu’il s’agit de parler de guerre en général. (...)
  • 12 « The difference between man, and man, is not so considerable », Léviathan, I, XIII, p. 121-122, co (...)
  • 13 « Ce qui risque d’empêcher de croire à une telle égalité, c’est seulement la vaine conception que c (...)
  • 14 Léviathan, ch. XI, p. 101 : c’est « l’ignorance des causes de la paix » qui provoque les troubles p (...)

6Le Léviathan, quant à lui, consacre l’état de nature en principe anthropologique. Il faut donc se demander si l’homme ne transporte pas avec lui cette aptitude à la guerre de tous contre tous, qui se transformerait, dans la cité, en maladie politique ; ce serait une conversion de la nature de l’homme en nature politique de la cité11. Les hommes, dans la nature, sont égaux dans la capacité à réclamer et à tuer, puisqu’un homme faible peut toujours parvenir à avoir le dessus sur un plus fort. Physiquement égaux, ils le sont aussi quant aux « facultés de l’esprit » (faculties of the mind). Il n’y pas de « différence considérable » entre un homme et un autre12, la différence se loge dans leur imagination, notamment à partir de l’image qu’ils ont chacun d’eux-mêmes13. De là encore leur égalité dans la vaine satisfaction de soi, « car ils voient leur propre esprit (wit) de tout près (at hand) et celui des autres de loin (at a distance). Chacun juge donc avoir plus de prétention que les autres aux choses14 ». La nature ne les contredit pas dans le sens où il y a égalité d’accessibilité aux choses, ce que Hobbes traduit par une « égalité dans l’espoir d’atteindre nos fins ». Dans une nature où il y a pénurie (c’est un présupposé que ne retient pas Rousseau, par exemple, pour qui il y a abondance suffisante pour contenter tous les hommes à l’état de nature), « si deux hommes désirent la même chose alors qu’il n’est pas possible qu’ils en jouissent tous les deux ; ils deviennent ennemis ». Dans cette atmosphère du soupçon permise par le droit de se défendre pour conserver sa vie, il y a anticipation sur l’agressivité de l’autre, ce qui crée la guerre (condition of war). « Du fait de cette défiance (diffidence) de l’un à l’égard de l’autre, il n’existe pour nul homme aucun moyen de se garantir (to secure himself ) qui soit aussi raisonnable que le fait de prendre les devants (as anticipation), autrement dit, de se rendre maître, par la violence ou par la ruse, jusqu’à ce qu’il n’aperçoive plus d’autre puissance assez forte pour le mettre en danger » ; l’exigence naturelle de la conservation de sa vie amène l’obligation de répondre à une attaque. La rivalité, la méfiance, la fierté – Aristote faisait de ces passions le moteur de la guerre civile – correspondent au profit, à la sécurité, à la réputation, de sorte qu’il n’y a pas de sociabilité naturelle, mais que le mode de relations, sans lien institué ou acquis, est naturellement belliqueux. L’état de nature est en fait un état qui réunit toutes les conditions faisant naître la guerre.

  • 15 Behemoth, Dialogue III, p. 117.

7La question de savoir ce que peut être une guerre interindividuelle rejoint en fait la question qui nous préoccupe, à savoir le statut de la guerre civile, modèle originel et historique de la guerre interindividuelle. Deux logiques sont d’emblée à souligner : le modèle historique et génétique dans l’œuvre de Hobbes est la guerre civile vécue ; en revanche le modèle théorique de la guerre au sein de la cité est la guerre de tous contre tous dans l’état de nature, c’est-à-dire dans l’état où l’homme est dépourvu de toutes les caractéristiques civiles. Le corollaire de ces deux affirmations est contenu dans un retour à l’histoire politique, c’est-à-dire dans l’écriture du Behemoth15, application et retour au concret de la division de la cité, enrichis de l’apport théorique du Léviathan et du De cive.

  • 16 De cive, II, ch. VI, § XIII, p. 155-156.
  • 17 Même quand Aristote parle de dissolution, il s’agit de dissolution d’un régime et non de la cité.

8La guerre interindividuelle désunit ceux qui sont égaux à l’état de nature. Ce qui est « condition of war » dans la pure nature (« mere nature », c’est-à-dire l’appareil quand il est dépourvu des artifices strictement politiques) devient « civil war » dans la cité. C’est donc moins une guerre pré-civile, sinon exclusivement dans un ordre logique, qu’une guerre qui rappelle un état naturel antérieur à la constitution de la cité. La « condition of war » est non seulement un état propice à l’éclosion de la guerre, mais aussi la permanence de la possibilité de cet état de nature belliqueux, même au sein de la cité. Le De cive résume la situation en insistant sur le fait que la puissance absolue de l’État, c’est-à-dire la puissance souveraine, est divisée seulement « en temps de sédition et de guerre civile », et Hobbes ajoute : « J’ai souvent remarqué que les séditieux qui déclament contre la puissance absolue, ne se mettent point tant en peine pour l’abolir, que pour la transférer à quelques autres personnes. Car, s’ils voulaient l’ôter tout à fait, ils détruiraient entièrement la société civile, et rappelleraient la première confusion de toutes choses16 ». Il n’est pas anodin de constater que c’est avec un argument par l’expérience que Hobbes rejoint au plus près la conception générale d’Aristote pour qui la discorde ne donne lieu qu’à un changement de constitution et jamais à la destruction de la cité17.

  • 18 À propos des papistes prêts à la guerre, le Behemoth, Dial. I, p. 43, parle de « to fight against t (...)

9Il y a donc un effet de décalque de l’état de nature sur l’état civil qui reproduit la guerre de tous contre tous, tant il est vrai qu’une guerre civile met la société civile aux prises avec elle-même. La guerre civile est ainsi l’illicite de ce qui est licite à l’état de nature. En effet, la « condition of war » est à l’état de nature une guerre interindividuelle, hors la cité par essence ; elle est dans ce cas conforme à la loi de nature. D’autre part, la « condition of war » s’inscrit dans la cité, et la guerre apparaît avec la défaillance du pouvoir ou l’absurdité de quelques rebelles ; elle est illicite et contraire à la loi naturelle18.

  • 19 Voir Behemoth, en particulier Dial. I, p. 15.
  • 20 N. Loraux, La cité divisée, Paris, Payot, 1997 ; A. Breton, L’amour fou, Paris, Gallimard, « Pléiad (...)

10On peut ainsi donner le schéma ternaire de la stasis selon Hobbes. (J’utilise le terme grec pour tenter d’éclairer les différentes et multiples désignations du phénomène de guerre interne et pour éviter la confusion qui s’ensuit. À l’évidence il est ambigu et incorrect de parler de guerre « civile » à propos de l’état de nature.) Historiquement (1), la « civil war » correspond à l’expérience vécue de la guerre civile en Angleterre, et plus généralement, pour ce qui est des références de Hobbes, les guerres de religion19. La « civil war » se décline ensuite dans les deux types suivants : politiquement (2), il s’agit des « factions », « conspiracy », « rebellion », c’est le point de vue du pouvoir qui est la vie et l’essence de l’État ; philosophiquement (3), Hobbes parle de « intestine disorder » et de « discord ». La guerre interindividuelle – Hobbes n’utilise pas l’expression elle-même – se retrouve, à l’état transformé et modifié, dans la cité dont les membres oublient qu’ils sont la cité. C’est pourquoi je me réfère volontiers à la stasis grecque et particulièrement aristotélicienne, car la stasis décrit, plutôt qu’un phénomène ambigu qui se situe tantôt dans la nature tantôt dans le politique, un mouvement dont la dénomination est contradictoire, tandis que la réalité ne l’est pas : la stasis, c’est le mouvement à partir de l’arrêt, de la station, l’explosion-fixe dit Nicole Loraux en reprenant l’expression de Breton20. La stasis est ce mouvement contradictoire qui naît de ce qui devrait demeurer fixe. Si nous admettons la résonance de la stasis aristotélicienne dans la conception de la « condition of war » de Hobbes, alors devient plus compréhensible ce décalque de l’état de nature sur la cité en proie à la division, la contamination de l’œuvre politique par le modèle théorique belliqueux ; il n’est plus logiquement impossible de considérer que la guerre interindividuelle est une image de la guerre civile et que la guerre civile naît cependant dans la cité censée l’exclure au départ. Il y a ainsi trois moments de la stasis : le moment logique et méthodologique (la « condition of war » de l’état naturel) ; le moment politique descriptif et abstrait c’est-à-dire le changement de constitution (modèle aristotélicien) ; le moment historique et concret (l’exemple particulier de la Révolution anglaise dont les signes sont analysés dans le Behemoth).

  • 21 De cive, I, ch. I, § VII, p. 96.
  • 22 De cive, I, ch. II, § III, p. 103 sq., voir aussi Élements, XV, § 3 et Léviathan, ch. XIV.
  • 23 De cive, I, ch. III.
  • 24 De cive, II, ch. I, § I, p. 140.
  • 25 De cive, II, ch. VI, § XI, Remarque.
  • 26 Nous sommes alors très proches d’une vision des relations interhumaines qui ressemble fort à celle (...)
  • 27 Pour l’analyse de la sémiologie hobbesienne, dont je me sers ici, je renvoie aux travaux de Yves Ch (...)
  • 28 Y. Ch. Zarka, art. cité.

11L’aspect inaugural de l’identification entre la guerre à l’état de nature et la guerre civile ne doit pas nous échapper. En effet, c’est au début de la première partie du De cive et au début de la deuxième – les fondements de la liberté naturelle et les fondements de la liberté politique – que la guerre interindividuelle est décrite pour être exclue alors qu’elle est récurrente. La comparaison entre les hommes, la similarité de leurs désirs, la crainte mutuelle qu’ils s’inspirent, l’égalité de leurs capacités, sont causes de guerre, à l’état naturel comme à l’état civil ; la différence tient au contenu du droit. Autant les lois naturelles sont à l’œuvre encore dans la société civile, autant le droit diffère par son contenu, comme l’établissent les premiers chapitres, très parallèles dans leur construction, des parties I et II du De cive. Le droit de la nature est que « chacun conserve, autant qu’il le peut, ses membres et sa vie21 ». Après avoir exposé le principe du transfert du droit22 d’où découle la définition des lois naturelles23, Hobbes établit les fondements de l’« empire » où les lois de nature ne sont pas suffisantes pour maintenir la paix, puisque les hommes enfreignent la loi dans l’espoir d’un « plus grand bien24 ». Quelle est la place de la guerre civile dans le commonwealth, sachant que Hobbes estime que la guerre religieuse est la guerre civile la plus répandue dans l’histoire des républiques25, car chacun ayant des opinions différentes veut que la sienne soit reconnue unique ? La guerre interindividuelle est une guerre essentiellement d’opinions dont les hommes veulent faire des vérités non diversifiées. Chacun veut qu’on le gratifie d’une supériorité quelconque. La guerre interindividuelle comme modèle de la guerre en général est une guerre d’opinions qui ont prétention à l’excellence26. Dès lors, la relation entre les ennemis, potentiels ou réels, est fondée sur un double aveuglement : aveuglement sur l’égalité des hommes, aveuglement à propos de l’image améliorée qu’ils ont d’eux-mêmes. La démesure (absence de proportionnalité pour reprendre les termes d’Aristote) est au cœur du surgissement de la guerre civile et de la constitution des relations interhumaines en relations d’hostilité. La quantité (le nombre, facteur essentiel de dissension dans l’État pour Hobbes qui du coup condamne le mode démocratique) et la qualité (l’image que l’on a de soi et des autres, les signes que l’on donne aux autres de soi-même) créent par leur concomitance un climat de guerre, une « condition of war », un sentiment d’hostilité qui dénient l’égalité naturelle sous la force des signes27. La condition d’hostilité est amplifiée au sein de l’État et naît de l’égalité et de la réciprocité des hommes incapables de s’identifier comme semblables. Le désir de reconnaissance est incompatible avec l’égalité des hommes. Le point fondamental, quelles que soient les typologies qu’on en peut faire afin d’en distinguer les phases, c’est que Hobbes parle toujours du même type de guerre. Il identifie absolument les trois grands genres : guerre naturelle, guerre civile, guerre étrangère28.

  • 29 Y. Ch. Zarka, art. cité, écrit p. 128 : «… s’il est vrai que l’état de guerre définit d’abord les r (...)
  • 30 Léviathan, ch. XXIX, p. 342.
  • 31 Ibid., p. 343.

12La désignation des ennemis passe donc par une inégalité imaginée par les protagonistes ; il y a quelque chose de chimérique dans cette recherche de la reconnaissance d’autrui pour ce que l’on n’est pas. Hobbes a trouvé le moyen de détruire, ou plutôt de neutraliser, cette chimère : le pouvoir absolu. Logiquement, les hommes ne devraient pas se battre pour un pouvoir qui est d’ores et déjà transféré au souverain ; il n’y a plus, dans la cité, d’existence de l’objet de leur désir, à moins que l’on imagine une nouvelle chimère, à savoir que la guerre intérieure crée du pouvoir. La stasis est ainsi la faille par excellence. Hobbes ne récuse pas cette éventualité, c’est même le ressort de son analyse de la guerre anglaise dans le Behemoth. La guerre civile fabrique du pouvoir à partir de rien, et c’est ce mouvement pernicieux qui ruine l’État, comme une maladie mortelle. La reconnaissance est le moteur de ce mouvement qui tourne à vide et qui provoque une contradiction destructrice : les factieux veulent fabriquer du pouvoir, et l’ennemi vaincu doit le lui reconnaître ; ce pouvoir n’existe que grâce à une reconnaissance qui ne porte sur rien de réel. On voit qu’il n’y a aucune différence, dès lors, entre le ressort de la guerre civile et celui de la guerre étrangère, dont d’ailleurs Hobbes n’estime pas nécessaire d’établir une explication ou un système29. Dans le chapitre « Des choses qui affaiblissent la république ou qui tendent à sa dissolution » (ch. XXIX) du Léviathan, Hobbes souligne cet effet néfaste de la fabrication du pouvoir en l’assimilant à des « maladies internes » qui provoquent la « faiblesse des institutions30 ». La guerre civile est le défaut de fabrication d’une république, de même que sa défaillance. Ainsi les « infirmités » de la république sont sa « génération défectueuse31 », dont Hobbes dresse la liste. Il parachève ainsi la non distinction entre guerre intérieure et guerre extérieure en assimilant les deux phénomènes belliqueux concrets dans leur capacité de nuisance et de destruction de la république.

  • 32 Ibid., p. 355. Comparer avec Aristote, Politique, V, 8, 1308 a 25.

Enfin, quand dans une guerre étrangère ou intestine (when in a war, foreign or intestine), l’ennemi remporte la victoire finale, de telle façon que, les forces de la République ne tenant plus la campagne, les sujets n’ont plus de protection à attendre de leur loyalisme, la République est alors dissoute, et chacun est libre de se protéger par toutes les voies que son propre discernement lui suggérera32.

13La guerre, puisqu’elle obéit systématiquement au modèle de la guerre interindividuelle de tous contre tous, s’apparente au surgissement de l’état de nature dans l’état de droit, provoquant la ruine de l’État.

14On a vu que le modèle du phénomène de la guerre était la guerre à l’état de nature, il nous faut maintenant comprendre les rapports entre le modèle et la réalité de la guerre civile, que Hobbes appelle sédition, rébellion, afin de déterminer ce qui est originaire : la cité historique ou les relations interindividuelles belliqueuses ?

La guerre civile comme « reprise » de la violence naturelle

  • 33 Behemoth, Dial. I, p. 20. Le cas d’espèce concerne alors « the presbyterians and other democratical (...)
  • 34 De cive, II, ch. XII, § I, p. 214.
  • 35 Ibid., p. 215.
  • 36 Léviathan, XIII, p. 125.
  • 37 De cive, Introduction, p. 71-72 et II, ch. VIII, § XVII, p. 207-208.
  • 38 Voir aussi de manière plus développée, De cive, II, ch. XIII, §§ II, VI, VII, VIII, XII.
  • 39 Voir Léviathan, XIII, p. 125.

15Pour Hobbes, la guerre civile est un « distemper of the state of England33 », naturellement contradictoire et nocif ; Hobbes reprend la tradition grecque qui assimile la stasis et la peste. Un saut analogique nous fait passer, de la cité comme noyau politique, aux relations des États entre eux. À l’examen des rapports entre États, est confirmée l’idée que les États sont entre eux comme à l’état de nature. Hobbes estime que les « causes internes d’où peut venir la désunion de la société civile34 » sont semblables au « mouvement des corps naturels » que sont la « disposition intérieure », c’est-à-dire les « doctrines et les affections contraires à la paix, d’où les esprits des particuliers reçoivent des dispositions séditieuses », l’« agent externe », c’est-à-dire « ceux qui sollicitent à prendre les armes et à la dissension, qui assemblent et qui conduisent les peuples déjà disposés à la révolte », l’« action même », c’est-à-dire « la manière en laquelle cela se fait, ou la faction elle-même35 ». On perçoit bien qu’il ne peut s’agir là de la description de l’état de guerre-duel. Comment se fait-il que la guerre civile soit le modèle historique correspondant au modèle théorique de l’état de nature belliqueux, puisque la guerre étrangère ne semble pas répondre à ce schéma ? Il se trouve que le Léviathan est la forme la plus élaborée d’organisation politique ; en revanche les États entre eux ont des relations qui sont celles des individus à l’état de nature, puisqu’il n’y a aucune forme d’organisation politique pour lier ces États. L’analogie dans le Léviathan est donc pertinente qui compare l’état de nature et les relations des États voisins entre eux. L’expérience prouve qu’un homme ne voyage pas sans armes et ferme la porte de son auberge à double tour36, cette nature méfiante de l’homme se retrouve chez les États37. Le vrai état de nature est celui qui, de la théorie pure, déduit une application pure : la guerre interindividuelle est une hypothèse portant sur la nature des hommes ; l’état de guerre entre les États est l’état de nature appliqué à des entités existantes38. Les États sont des gladiateurs qui ne se quittent pas des yeux39.

  • 40 Léviathan, ch. XVII, p. 173.

16La particularité du système de Hobbes, pour ce qui est de l’état de guerre, tient aux résonances et à la réversibilité du modèle et de l’image. Ce qui est hypothétique pour la vie de la cité, est réel et avéré historiquement pour les États entre eux ; l’ennemi du jour est l’ami du lendemain. Le mouvement est perpétuel qui cherche à « s’arracher à ce misérable état de guerre40 », toujours en lisière du politique parce que toujours présent dans les relations interhumaines. C’est pourquoi, explique Hobbes, il est inutile, pour conserver la sécurité, qu’un gouvernement soit limité dans le temps, notamment en temps de guerre. Car même une fois éliminé l’ennemi extérieur (foreign enemy), il y a à nouveau différence d’intérêts, et celui qui était tenu pour un ami (for a friend) devient un ennemi ; et l’on tombe, de nouveau, dans une « guerre intestine » (and fall again into a war amongst themselves). L’ennemi est réversible, et il est toujours possible que ce soit le voisin. La stasis comme discorde intérieure est bien un modèle général pour la guerre.

17En comparant l’état de nature, l’état de la cité, l’état international, on s’aperçoit que les fondements de la politique de Hobbes gravitent en partie autour de la notion de guerre, mais ce terme, on l’a vu, est trop vague pour rendre la réalité de sa pensée, car la guerre renferme aussi les idées de guerre effective, d’état de guerre, des différentes formes de conflits, du modèle théorique, de l’application concrète de ce modèle, etc. C’est pourquoi je préfère reprendre à Aristote le terme de stasis, qui chez lui n’est pas problématique. Notons que c’est un problème que nous retrouvons constamment : les guerres effectives ont des dénominations toujours attachées à un contexte (géographique, historique, culturel, etc.), la différence entre guerre étrangère et guerre intérieure est réductrice. La stasis a le mérite de conserver la multiplicité de la réalité événementielle et en même temps de fournir des outils conceptuels. L’état de nature belliqueux est donc un modèle génétique. Hobbes n’a jamais élaboré de théorie précise de la guerre étrangère, sans doute, précisément, parce qu’il estimait en avoir assez dit en travaillant la guerre civile.

  • 41 Par exemple, voir Behemoth, Dial. I, p. 43.
  • 42 De cive, II, ch. XII, § III, p. 217.
  • 43 Ibid., § V, p. 219.
  • 44 Ibid., § XII, p. 225. Il y a une bonne et une mauvaise éloquence : cette dernière est celle d’ambit (...)
  • 45 Ibidem.
  • 46 Ibid., § XII, p. 205.

18Pour exprimer la réalité de la guerre civile, ou plutôt de la « condition of war » – l’expression « guerre civile » étant réservée à l’inscription historique de la violence – Hobbes use d’un terme avec prédilection : la faction. On peut sans doute affirmer que la « faction » remplit le rôle que, dans notre langue, remplit « guerre civile ». C’est la forme de la faction qui joue le rôle moteur de la violence dans la cité, notamment dans ses déterminations multiples : sédition, conspiration, rébellion, etc. Nul hasard d’ailleurs, au niveau sémantique, dans le choix de ce mot pour devenir un concept : Hobbes, pour définir la faction, fait référence, tout en les condamnant violemment, aux écrivains antiques de la guerre civile, dont les discours vont dans le sens d’une défense de la démocratie41. Car à travers eux, c’est la démocratie que Hobbes veut condamner, puisque celle-ci est le règne institué du conflit intérieur avec les délibérations, les appels au tyrannicide, la division due aux différences d’opinions. Ainsi, Platon, Aristote, Cicéron, Sénèque, Plutarque sont des « fauteurs de l’anarchie grecque et romaine42 », les « opinions séditieuses43 » apparaissent comme une guerre intérieure à l’état larvé c’est-à-dire une guerre qui est déjà là ; encore une fois, c’est le langage qui est incriminé, car la démocratie est la constitution qui laisse le plus de place au langage et à la persuasion, donnant aux hommes l’illusion de l’inégalité par la parole. L’éloquence est directement visée comme vecteur de la guerre civile, spécifiquement dans une démocratie. Le Catilina de Salluste est « l’homme du monde le plus propre à émouvoir des séditions, comme ayant assez d’éloquence, mais peu de sagesse44 ». La parole est le moyen le plus propre à tromper la multitude, le grand nombre est incompatible avec une délibération vraie, notamment quand on compare cette situation à l’aisance de la décision d’un seul45 ; l’éloquence a ceci de pernicieux qu’elle rend très souvent un mal plus grand qu’il n’est en réalité. La conclusion est claire : « La troisième raison pour laquelle j’estime qu’il soit moins utile de délibérer en une grande assemblée est que, de là, se forment des factions dans l’État, et des factions, naissent les séditions et les guerres civiles46 ». L’éloquence est une rivalité entre deux orateurs au sein d’une assemblée, comme s’ils jouaient à faire exister l’état de nature, avec nécessairement un vainqueur et un vaincu.

19L’assimilation de la faction au mal est manifeste, dès lors qu’il y a contradiction : la faction est la division de ce qui n’aurait jamais dû être divisé. On retrouve le même problème, propre à la guerre intérieure, d’un irréel du passé : la guerre civile met en cause le déroulement historique même, le processus politique continu, elle transforme le sens du passé politique.

  • 47 De cive, II, ch. XIII, § XIII, p. 236. Je souligne.

La faction est comme un nouvel État qui se forme dans le premier : car tout de même que la première union des hommes les a tirés de l’état de nature pour les ranger sous le gouvernement d’une police, la faction les soustrait à celle-ci par une nouvelle union des sujets entièrement irrégulière47.

  • 48 Voir Behemoth, Dial. II, p. 63.
  • 49 Ibid., II, ch. X, § I, p. 194.

20Mouvement contraire, dans l’absolu, qui consiste à tirer un nouvel être d’un être qui existe déjà et se suffit, c’est un monstre politique. Il altère le gouvernement et la cité48. Il plonge les hommes dans l’état de nature par le même mouvement d’union qui les en avait sortis, à ceci près que, second, ce mouvement est contradictoire. L’état de nature n’est pas irrationnel en soi, il l’est dès lors que l’on se place (concrètement ou par l’appréhension intellectuelle) dans la cité. L’état de nature, dès lors qu’il s’inscrit dans la temporalité, est ainsi un « état de guerre éternelle49 », le règne des passions et de la crainte, tandis que la société civile est le règne de la raison.

  • 50 Léviathan, XXII, p. 249.
  • 51 Ibid., p. 251.
  • 52 Léviathan, XXII, p. 252-253.

21En cela, Hobbes, contrairement aux autres penseurs du droit naturel comme Grotius, assimile directement la régularité à la raison. Les factions sont un facteur d’irrégularité au sein de la cité. Ce sont les « leagues » qui sont des « systems irregular50 », les factions ne font que susciter ces milices privées qui ont pour but la sécurité d’une famille, telle une famille mafieuse, et le gouvernement de la religion ; sont ainsi particulièrement visés les papistes voire les presbytériens pendant la guerre civile anglaise, ou le gouvernement de l’État51. La faction est le plus souvent illicite par son dessein. Elle aspire à « mettre la main sur » ; l’anglais est plus expéditif que le français : il parle de faction for religion, faction for government. Ce mouvement contraire qui veut prendre un pouvoir qui a déjà été transféré à un seul individu ou à une seule assemblée est nécessairement mortifère52.

  • 53 Dans le Behemoth, Dial. I, p. 9, la rébellion est assimilée à l’hérésie.
  • 54 Léviathan, XV, p. 147.
  • 55 Voir Behemoth, Dial. II, p. 67, « traitorously ».
  • 56 Léviathan, XXVIII, p. 338 : « la rébellion n’est que la reprise de l’état de guerre », le latin ajo (...)
  • 57 De cive, II, ch. VI, § XIII, p. 155.
  • 58 Behemoth, Dial. II, p. 70.

22La stasis regroupe des formes de conflit intérieur très différentes. Hobbes ne s’en tient pas à la faction « pour » le gouvernement, force lui est de considérer l’État, le Léviathan, pour lui-même, et d’adopter non le point de vue de l’insurgé, du séditieux, du factieux, mais bien celui du pouvoir en place. Le discours dès lors prend la forme d’un face à face entre l’État et le rebelle, forme par excellence, dans le système hobbesien, de la faction néfaste53. Chercher à s’arroger la souveraineté est condamnable ; la rébellion est contraire à la loi de nature54. Le rebelle est un ennemi de la cité, parce qu’il est un ennemi du pouvoir de la cité, il récuse le transfert de droit qui a été fait en son nom et pour son bénéfice55. Il (re)prend un état de guerre56. En fait, le rebelle souhaite un autre transfert de la puissance absolue et non sa destruction complète qui signifierait aussi, de manière très nihiliste, la destruction totale de la société civile57. La seule garantie contre la rébellion et son corollaire, la guerre civile, c’est bien sûr le souverain absolu, qui a le pouvoir et les moyens de se faire respecter ; cette garantie n’est pas idéale dans le sens où il n’est jamais dit qu’elle est efficace pleinement. Le Behemoth considère d’ailleurs qu’aucune république ne s’est maintenue à l’écart de la guerre civile58.

  • 59 Voir Elements, I, ch. XIV, § VI.
  • 60 Voir De cive, II, ch. VI, § II.
  • 61 Léviathan, XV, p. 147.

23On a dit plus haut que Hobbes ne considérait pas la régularité comme le principe même de l’élaboration d’un droit de la guerre, au sens où l’entendrait l’école du droit naturel moderne. En effet, il est remarquable que le droit de guerre ne soit évoqué non comme un droit qui régule, formule, ordonne le conflit guerrier, mais en tant que droit originaire, qui émanerait des lois naturelles, celles-ci faisant alors office de lien entre l’aspect naturel de l’homme et son aspect politique59. Ce droit est, chez Hobbes, celui dont use le souverain contre le rebelle : de même que les lois naturelles subsistent au sein de la République, de même la forme de la guerre subsiste elle aussi, mais licitement sous la seule forme de ce droit (de manière illicite, la guerre civile est une résurgence de la nature belliqueuse de l’homme et non de la loi naturelle60). La contradiction est donc située entre l’incursion de la nature dans l’État et le droit, traduction politique de la loi naturelle, que le souverain possède contre ses sujets rebelles. Le Léviathan connaît une légère inflexion de la doctrine, la rébellion y apparaît davantage comme contraire à la raison, entendue comme loi naturelle de la conservation de sa vie. La rébellion est illogique et très incertaine quant à son aboutissement61.

  • 62 Ibid., II, ch. XIV, § XXI, p. 256.

24Tout acte de subversion, un discours, un rassemblement, peut être qualifié de crime de lèse-majesté. Dans la mesure où les sujets sont obligés à l’obéissance par les lois civiles, le crime de lèse-majesté et la punition encourue ne participent pas des lois civiles mais des lois naturelles62. C’est moins une criminalisation de l’ennemi, telle que l’entendrait un Carl Schmitt, qu’une « naturalisation » de la rébellion. Ce mouvement qui replace la rébellion là où elle doit être contribue à l’idée que l’état de guerre est une stasis dans la cité : la rébellion est l’incursion de l’état de nature là où il ne devrait pas surgir. Inversement, on peut dire que les rebelles entendent inconsciemment reprendre le fil théorique de la fondation du politique : ils opèrent un « retour » à l’état de nature, en remettant en cause le pouvoir ; c’est-à-dire qu’ils inventent un nouvel État, transfèrent leur droit à une autre personne ou à une autre assemblée, bref passent par toutes les étapes de la fondation d’un nouvel État ; ils « passent » par l’état de nature pour construire un « autre Léviathan ». Le Léviathan se défend contre les rebelles en les replaçant dans leur vraie nature, aussi ne se trompe-t-il pas d’ennemi.

  • 63 Ibid., II, ch. XIV, § XXII, p. 257.

… les rebelles, les traîtres et les autres convaincus de crime de lèse-majesté, ne sont pas punis par le droit civil, mais par le droit de nature, c’est-à-dire non en qualité de mauvais citoyens [ce serait alors une criminalisation de l’ennemi] mais comme ennemis de l’État [donc ces ennemis sont d’une manière ou d’une autre en dehors de l’État] et que la justice ne s’exerce pas contre eux par le droit de la souveraineté, mais par celui de la guerre63.

  • 64 Léviathan, XIII, p. 125.

25On voit bien que, à travers le crime de lèse-majesté, se joue l’essence même de la cité dans la guerre. La cité est le politique tandis que la guerre est l’état de nature. Dans la confrontation entre l’État et l’ennemi de l’État se dessinent les contours clos de la cité, où l’on rejoint par là la vision hobbesienne des villes entourées de murailles et gardées par des sentinelles. Car le rebelle se met en dehors de l’État, même s’il veut réaliser, à l’irréel du passé, un nouvel État. La guerre, en étant identifiée à l’incursion de l’état de nature, est le dehors de la société civile, c’est pourquoi il est contradictoire, délétère et sanglant qu’elle surgisse en son sein (où l’on retrouve le thème de la guerre fratricide, l’exemple de Hobbes étant Caïn et Abel64). La guerre est le dehors hypothétique de la cité, les Républiques sont à l’état de nature entre elles, elles sont donc continuellement dans la guerre c’est-à-dire in condition of war.

  • 65 Léviathan, XXVIII, p. 338.

26La rébellion est « la reprise de l’état de guerre » (relapse into the condition of war65), son importation dans l’ordre du politique. C’est donc logiquement dans un aller et retour de l’hypothèse de l’état de nature à la réalité de la cité à construire politiquement, que se met en place un certain nombre de fictions, dont la première est précisément constituée par ce possible rapport entre une hypothèse méthodologique et la réalité historique.

Dispositifs fictionnels à l’œuvre dans la cité en guerre

  • 66 Je ne m’en tiens pas à la fiction comme narration de l’état de nature imaginaire, ce qui ne convien (...)

27La mise en place de fiction(s) n’est pas un concept hobbesien. J’avance ici une proposition de recherche que je trouve chez Hobbes de manière assez lumineuse66.

  • 67 Léviathan, XIII, p. 124.
  • 68 Behemoth, Dial. I, p. 1, ce sont les premiers mots : « If in time, as in place, there were degrees (...)
  • 69 Léviathan, XIII, p. 124.
  • 70 Ibid., p. 124.

28L’ambiguïté, qui n’est pas propre à Hobbes, tient à l’évocation de l’état de nature : état originel mais non pas historique du commencement, nature humaine et non origine-début de l’humanité, hypothèse théorique qui surgit dans l’histoire de la cité, « sortie » d‘un état où l’on n’est jamais rentré, un « avant » qui n’a jamais existé, etc. L’état de nature, chez Hobbes, exprime sur la guerre ce qu’il est impossible de dévoiler à partir de la réalité belliqueuse. Aussi doit-on faire particulièrement attention à la notion de durée qui semble s’attacher définitivement à la description de l’état de nature par rapport à la cité. La temporalité de l’état de nature, c’est-à-dire de l’état originaire de la guerre, celui qui nous donne les clefs du phénomène, s’inscrit dans la durée et non dans la chronologie. La traduction de « condition » est bien « état », et l’on a vu la communauté de sens qui réunit la « stasis » et l’« état » qui peut en être sa traduction. La guerre est un certain laps de temps, et Hobbes d’en donner, dans le crucial chapitre XIII du Léviathan, une illustration grâce à la comparaison très « naturelle », avec le mauvais temps67. L’ambiguïté est manifeste dans le sens où Hobbes emploie à chaque fois le mot « time » pour exprimer la durée et le temps. La guerre est donc un phénomène naturel, qui appartient à la nature autant qu’à l’histoire des hommes, et dont une caractéristique est de ne pas se confondre avec une bagarre, ou une simple bataille, mais avec le dérèglement de toute la machine politique. Une averse est un accident ; de même une bataille. Le signe révélateur du dérèglement est la durée du sentiment d’hostilité : l’ennemi n’est pas nécessairement celui que je veux tuer, c’est aussi celui auquel je suis confronté dans une méfiance et une crainte réciproques. Le Behemoth définit même la guerre civile, dans une échelle de la violence, de plus haut degré du temps (« the highest of time68 »). La différence entre condition of war et time of war69 est la même qu’entre concept et image d’une part, théorie et réalité d’autre part. Là seulement il y a cette correspondance pleine de difficulté entre état de nature – qui est au bout du compte une vie presque animale (brutish) – et vie dans la cité70.

  • 71 Voir Léviathan, XI et XIII.
  • 72 Léviathan, XIII, p. 126.

29L’ambiguïté de la temporalité de la guerre chez Hobbes, sa difficulté, tiennent dans l’écart que nous ne percevons pas clairement tant que nous n’avons pas étudié la notion de guerre comme un principe à l’œuvre dans les démonstrations de Hobbes. Ce que Hobbes traduit en termes d’« espace de temps », il faut le comprendre comme une distance, un éloignement ou au contraire une proximité. La guerre est familière à l’homme et étrangère à la cité politique. La rivalité, l’imagination, la haute idée que l’on a de soi, tout concourt à montrer que le proche et le lointain sont créés soit par l’imagination, soit par un vain concept71 : la durée est la marque de cette étrangeté de la guerre dès lors que l’on est dans un contexte politique. La durée propre de la réalité est donc bien la durée de la guerre, qui doit seulement être interrompue par des intervalles, les plus longs possibles, de paix. On l’aura compris, l’interface du temps de guerre et du temps de paix est le pouvoir, celui que l’on craint grâce au Léviathan ; si le pouvoir a disparu et est recherché, l’on est dans la guerre. L’état de nature identifié à la guerre permanente introduit donc une nouvelle dimension de la temporalité, d’où la linéarité est absente. L’état de nature est une sorte de fixité, celle qui tient les yeux des gladiateurs rivés à ceux de l’adversaire et qui ont une « attitude de guerre » (« posture of war72 »).

  • 73 Léviathan, XIII, p. 125.
  • 74 Ibid.

30Comment doit-on comprendre alors ce qui nous semble être un retour vers la chronologie et la temporalité linéaire, lorsque Hobbes illustre son état de nature en citant des sociétés existantes ? Un tel temps n’a jamais existé, dit-il, mais il y a des exemples de peuples qui « vivent ainsi actuellement » : « the savage people in many places of America73 ». Aucun commentaire n’est satisfaisant à propos de cette incursion de l’histoire dans l’état naturel des hommes. On est tenté de préférer l’illustration politico-historique suivante : « De toute façon, on peut discerner le genre de vie qui prévaudrait s’il n’y avait pas de pouvoir commun à craindre, par le genre de vie où tombent ordinairement, lors d’une guerre civile, les hommes qui avaient jusqu’alors vécu sous un gouvernement pacifique74 ». Il me semble que les peuples d’Amérique jouent le même rôle principiel que le meurtre d’Abel par Caïn, évoqué dans le texte latin du Léviathan.

  • 75 Voir De cive, II, ch. VI, § XVII, p. 163. Pour l’idée que la société civile ne met pas radicalement (...)
  • 76 Léviathan, XVIII, p. 184.

31La temporalité reste avant tout une temporalité logique. Les « encore », « still » et « again », ne sont pas des marques de l’histoire mais le signe d’une logique qui manifeste comme contradictoires l’état naturel et l’état politique ; c’est la manifestation de la permanence de la guerre et des sentiments d’hostilité, que seule la durée de la souveraineté peut contrer75. Ceux qui sont mal gouvernés et pensent à la sédition sont « encore » (still)76 en guerre, ce « encore » est la permanence en chacun de la guerre, et non dans la cité en général. Ce qui est permanent et éternel dans l’état de nature se retrouve dans les « moments » de guerre dans la cité, qui constituent la trame en filigrane des rapports entre hommes, que le politique vient neutraliser.

  • 77 Ce n’est pas par hasard que Jean Terrel, dans son ouvrage déjà cité Hobbes, matérialisme et politiq (...)
  • 78 J. W. N. Watkins, Hobbes’s System of Ideas. A study in the political significance of political theo (...)

32Ce que j’appelle « fiction », dans le domaine de la philosophie politique, consiste à mettre en relation des membres, des sections de sens, dont les définitions n’ont pas d’emblée de point commun, de perméabilité77. De la sorte, mettre en relation l’état de nature et la cité politiquement constituée, la guerre civile et la guerre étrangère, décrit un mouvement qui s’apparente à la mise en place d’une « fiction politique ». La fiction n’est pas l’illustration d’un objet réel par un objet imaginaire, c’est un modèle imaginé, fabriqué par l’esprit pour comprendre la réalité. La fiction et l’élucidation de la fiction sont alors utiles aux deux membres mis en présence ; c’est un mode de représentation particulier qui s’attache à rendre compte de relations politiques, mis en place dans les discours, dans la réflexion, mais surtout dans la réalité des phénomènes, en l’occurrence belliqueux78.

  • 79 Léviathan, Introduction, p. 5.
  • 80 Ibid.

33La lecture de Hobbes révèle la part de fabrication qui réside dans ces fictions d’ordre politique. L’état de nature est aussi une merveilleuse description imaginaire, où précisément le temps et la temporalité se font fictifs. Au tout début de l’introduction du Léviathan est affirmé l’artifice qui se trouve autant dans la cité instituée que dans l’homme lui-même : « La nature, cet art par lequel Dieu a produit le monde et le gouverne, est imitée par l’art de l’homme en ceci comme en beaucoup d’autres choses, qu’un tel art peut produire un animal artificiel79 ». La vie d’un automate est une vie artificielle, et l’on voit que sont convoqués, au même titre de faiseur d’artificiel, Dieu, la nature et l’homme à différents niveaux. « Mais l’art va encore plus loin, en imitant cet ouvrage raisonnable, et le plus excellent, de la nature : l’homme. Car c’est l’art qui crée ce grand Léviathan qu’on appelle République ou État (Commonwealth or State ; latin : civitas)80 ».

34La guerre civile, ou plutôt la forme de la stasis, est un cas extrême, qui participe autant du modèle théorique que de l’expression politique et sanglante la plus concrète, où la cité est à la dernière extrémité. La fiction politique fabrique de l’artificiel, mais peut aussi produire trop de signes, un nombre disproportionné ou un emballement de la volonté du passage de l’état de nature à l’état politique : la faction, telle que Hobbes la développe à loisir, est un emballement du mouvement de fabrication politique. Les factions en effet ont pour conséquence la production monstrueuse d’un nouvel État à l’intérieur du premier, leur « dessein illicite » est de créer du pouvoir à partir de rien, une sorte de pouvoir chimérique par son mode d’apparition. Car c’est le mode d’apparition qui est chimérique, Hobbes estime qu’une sédition a toutes les chances d’échouer ou tout au moins de saper ses propres bases, en cas de réussite, puisqu’elle aura montré qu’un nouveau pouvoir est périssable. Ce qu’affirme Hobbes c’est que le fondement du pouvoir et de l’État est artificiel mais que le danger consiste à emprunter des voies chimériques. En ce sens la stasis est le cas limite de la République. La limite sur laquelle se trouve le rebelle, que l’État est contraint à traiter en ennemi, c’est l’état de nature : le rebelle s’exclut du champ politique et se retrouve de fait dans l’état de guerre permanent que constitue l’état de nature, il se met en dehors de la cité. La guerre, comme modèle, appartient définitivement à l’état de nature, c’est le dehors de la société civile. C’est dans ce rapport d’exclusion obligatoire que se situe la fiction artificiellement mise en place. La guerre est théoriquement et artificiellement hors de la cité.

35C’est également la fiction politique qui fait apparaître ou disparaître la distance entre l’état de nature et la cité, qui rend familier ou étranger l’horizon de la guerre intérieure. De même la durée non comprise comme temporalité : là aussi il s’agit d’une fiction à valeur effective, qui révèle l’incursion de l’état de nature intemporel dans la cité temporelle. Une fiction originelle est à l’œuvre, dès lors que l’on a recours à l’hypothèse de l’état de nature ; c’est elle qui permet le lien intrinsèque entre guerre civile et guerre étrangère, entre guerre de chacun contre chacun et guerre de tous contre tous.

  • 81 Voir par exemple, Léviathan, XIII, p. 126-127.

36L’aspect le plus problématique de la fiction se situe à la lisière du temporel et de l’atemporel, c’est-à-dire ce que l’on appelle communément la « sortie » de l’état de nature, comme s’il s’agissait là d’une entrée dans l’histoire, dont le commencement ne serait pas temporel. Le vocabulaire et l’exposition accusent un besoin de temporalité. Le paradoxe se retrouve quand on considère qu’il y a possibilité réelle de « tomber » ou « retomber » dans l’état de nature, tandis que la « sortie » de l’état de nature est une fiction, au moins méthodologique81. Aussi rencontre-t-on chez Hobbes des phrases qui laissent croire à un état de nature endormi (mais quel est alors son statut temporel ?), à une guerre assoupie susceptible de se réveiller, puisque la nature ne disparaît pas dans la cité. Nous sommes au cœur de l’ambiguïté de la temporalité de la guerre.

  • 82 Hobbes vient de justifier l’interdiction de publication dont sont frappés certains livres, dont le (...)
  • 83 Léviathan, XVIII, p. 184. Je souligne.

Néanmoins l’irruption d’une vérité nouvelle82, aussi soudaine et brutale soit-elle, ne rompt jamais la paix ; tout au plus peut-elle réveiller la guerre [le latin ajoute : « assoupie »]. En effet, des gens gouvernés d’une manière si relâchée qu’ils osent prendre les armes pour protéger ou introduire une opinion sont encore (still) en guerre ; leur état (condition) n’est pas la paix, mais seulement une cessation d’armes (a cessation of arms) par la crainte qu’ils ont les uns des autres : ils vivent, pourrait-on dire, sur un pied de guerre perpétuel83.

  • 84 Ibid. : «… thereby to prevent discord and civil war. »
  • 85 Léviathan, XVII, p. 173.
  • 86 De cive, II, ch. I, § VI, p. 143.

37La temporalité de la guerre s’affirme donc comme une permanence. Le lien fictif est établi et permet, dans la suite du texte, à Hobbes d’affirmer les moyens pour « prévenir ainsi discorde et guerre civile84 ». Ce « et » montre toute la finesse du lien fictif qui permet une identification entre la discorde, c’est-à-dire l’expression philosophique du conflit intérieur, et la guerre civile, concrétisation des relations humaines conflictuelles au sein de la cité. Il y a donc une contrepartie lourde au recours à l’hypothèse de l’état de nature : retomber dans l’état de nature n’est pas autre chose que l’expérience de ce qui était resté à l’état de travail du concept, et en même temps le ressouvenir, par exemple, de la révolution anglaise. La guerre civile est ainsi considérée comme l’irruption du naturel, jusqu’alors demeuré fictif. La cité fait cette douloureuse expérience, au risque d’y être détruite. C’est pourquoi l’état de nature fictif se double, pour contrer la menace de la guerre civile, de sa « sortie ». Vivre dans la cité, c’est « s’arracher à ce misérable état de guerre85 ». C’est le principe même de la cité-Léviathan chez Hobbes : sortir de l’état de nature se fait sous une occurrence bien précise, à savoir la sortie par une seule volonté86. La nécessité de sortir de l’état de nature ne prend sens véritablement que lorsque les hommes sont placés au cœur de la guerre civile.

  • 87 Léviathan, XXVIII, p. 338.

38Je terminerai avec l’idée d’une concomitance de la définition de la cité comme sortie de l’état de nature et de sa caractéristique qui est de se détruire elle-même par la guerre civile. Il y a bien une définition négative, sans doute de la cité, à coup sûr de la société civile. Artificielle, elle est toujours susceptible de « retomber » dans l’état de nature, beaucoup plus que d’en re-sortir. Le civil, censé être le contraire de la nature, se caractérise ainsi par la rechute possible ; et Hobbes dit très fortement que la cité est « relapse87 ». Si la fiction la fait sortir de l’état de nature, sa définition réelle la fait toujours rechuter dans la maladie de la guerre civile. La cité, et non le Léviathan, est relapse car elle retombe régulièrement dans son premier péché, qui est d’aller contre la loi naturelle de la défense de soi ; le péché est de se détruire, ou de laisser détruire.

  • 88 De cive, II, ch. VIII, § I, p. 180 : « Afin donc que je prenne mon raisonnement du plus haut que je (...)

39La fiction de l’état de nature permet donc de construire la cité politique mais elle n’évacue pas la réalité de la guerre. Elle mesure l’arrachement de la cité à la nature sans gommer ce qui lui reste de purement belliqueux. Le « comme si » de l’état de nature88 est une fiction qui dure, même si elle est le produit d’une réflexion. Ce « comme si » de l’état de nature est un équivalent de ce que j’appelle la volonté d’irréel du passé à l’œuvre dans la guerre civile. Ni la nature, ni la nature politique de l’homme ne se voient, elles se découvrent, ou se construisent. Aussi la fiction politique est-elle exemplaire du mouvement même du politique qui se construit comme s’il n’y avait pas à tenir compte de la nature belliqueuse de l’homme et se retrouve en proie à la guerre civile faute d’avoir considéré l’état de nature, faute de s’en être ressouvenu.

40La lecture de Hobbes, et plus particulièrement l’exploration de l’état de nature comme définition et approximation de la guerre, nous a permis de voir que, non seulement la guerre civile est fondatrice, mais encore que le modèle de la guerre intestine fournit le modèle de la guerre en général, que ses réalisations concrètes soient la faction et la sédition ou bien la guerre étrangère entre deux États qui sont en permanence dans l’état de nature entre eux. Il est ainsi apparu que, dans la pensée de Hobbes, subsistait l’élément violent, qui fait partie de la nature humaine, au sein de la cité : ce qui menace l’existence de la cité, c’est bien la violence naturelle, cette violence que, pour se protéger, le souverain doit renvoyer contre ses ennemis, usant ainsi d’un droit de guerre issu de la loi naturelle. Aussi peut-on affirmer, au moins, que la violence politique – celle qui s’inscrit dans l’essence même de la cité – n’est pas véritablement la guerre, et qu’il faudra la chercher ailleurs, peut-être dans les prémisses d’une violence naturelle qui se fait jour dans les débats à plusieurs, notamment dans les assemblées démocratiques ; Hobbes critiquant la démocratie nous en apprend davantage peut-être que ses défenseurs. Enfin, la fiction de l’état de nature amène d’autres fictions qui mettent en relation l’hypothèse et la réalité, et permettent précisément de considérer la guerre étrangère sur la base de la guerre interindividuelle. Quel que soit son mode d’existence, la cité et surtout ses membres – les sujets du souverain – doivent se (re)souvenir de la guerre civile pour mieux vivre. N’est-ce pas avancer que les hommes doivent se souvenir qu’ils sont naturellement égaux et que l’inégalité est une fiction politique ?

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Notes

1 Textes de références : Léviathan, trad. Tricaud, Paris, Dalloz, 1999, éd. anglaise : Leviathan, M. Oakeshott (ed.), Oxford, Basil Blackwell, 1960 ; Le citoyen, trad. ancienne Sorbière, Paris, GF-Flammarion, 1982 ; et l’édition anglaise pour Behemoth, ed. F. Tönnies, Plymouth et Londres, Franck Cass & Co. Ltd., 1969.

2 Aristote, Politique, V, 1301 a 20-1316 b 25.

3 Voir Leo Strauss, La philosophie politique de Hobbes, Paris, Belin, 1991 [1936], p. 59.

4 Par exemple, De cive, II, ch. VI, § II, p. 152 et ch. V, § IX, Léviathan, XVII. Voir aussi Elements of Law, I, 19, § 8.

5 Voir Jean Terrel, Hobbes matérialisme et politique, Paris, Vrin, 1994, p. 47.

6 Voir Léviathan, XVII ; De cive, I, ch. V, § XII ; Élements, I, XIX, § 11.

7 Voir Jean Terrel, Les théories du pacte social, Paris, Le Seuil, « Points Essais », 2001, p. 142.

8 On perçoit bien par cela même que la cité d’Aristote est un modèle autant abstrait que ses applications sont concrètes. La cité historique peut bien passer d’un état à un autre, elle n’en perd pas son essence.

9 Pour tout le passage cité, De cive, I, ch. I, § XII, p. 98.

10 De cive, II, ch. I, § V, p. 142-143.

11 Le chapitre XIII du Léviathan est le plus commenté dès qu’il s’agit de parler de guerre en général. L’essentiel de ce commentaire se trouve, limpidement et excellemment, dans l’article, auquel je renvoie, de Yves Charles Zarka, « La sémiologie de la guerre chez Hobbes », Cahiers de philosophie politique et juridique, Université de Caen, n° 10, 1986, p. 129-145, repris dans le recueil d’articles du même auteur, Hobbes et la pensée politique moderne, Paris, PUF, 1995. Je me réfère au second.

12 « The difference between man, and man, is not so considerable », Léviathan, I, XIII, p. 121-122, comme pour tout le passage cité.

13 « Ce qui risque d’empêcher de croire à une telle égalité, c’est seulement la vaine conception que chacun se fait de sa propre sagesse (a vain conceit of one’s own wisdom) », ibid.

14 Léviathan, ch. XI, p. 101 : c’est « l’ignorance des causes de la paix » qui provoque les troubles puis les guerres civiles.

15 Behemoth, Dialogue III, p. 117.

16 De cive, II, ch. VI, § XIII, p. 155-156.

17 Même quand Aristote parle de dissolution, il s’agit de dissolution d’un régime et non de la cité.

18 À propos des papistes prêts à la guerre, le Behemoth, Dial. I, p. 43, parle de « to fight against their natural and lawful sovereigns. »

19 Voir Behemoth, en particulier Dial. I, p. 15.

20 N. Loraux, La cité divisée, Paris, Payot, 1997 ; A. Breton, L’amour fou, Paris, Gallimard, « Pléiade », vol. II, 1992, p. 687. Voir aussi la note de Carl Schmitt dans Théologie politique, [1969], trad. J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard, « NRF », 1988, p. 174.

21 De cive, I, ch. I, § VII, p. 96.

22 De cive, I, ch. II, § III, p. 103 sq., voir aussi Élements, XV, § 3 et Léviathan, ch. XIV.

23 De cive, I, ch. III.

24 De cive, II, ch. I, § I, p. 140.

25 De cive, II, ch. VI, § XI, Remarque.

26 Nous sommes alors très proches d’une vision des relations interhumaines qui ressemble fort à celle de Thucydide, où les valeurs de l’excellence et de la précellence sont analysées comme objets stratégiques et non comme valeurs en soi ; Hobbes aurait dit « valeurs aristocratiques ».

27 Pour l’analyse de la sémiologie hobbesienne, dont je me sers ici, je renvoie aux travaux de Yves Charles Zarka.

28 Y. Ch. Zarka, art. cité.

29 Y. Ch. Zarka, art. cité, écrit p. 128 : «… s’il est vrai que l’état de guerre définit d’abord les rapports conflictuels entre hommes dans l’état de nature, il constitue surtout un modèle pour rendre compte de toutes les sortes de guerres, aussi bien la guerre interindividuelle que la guerre internationale et la guerre subversive. »

30 Léviathan, ch. XXIX, p. 342.

31 Ibid., p. 343.

32 Ibid., p. 355. Comparer avec Aristote, Politique, V, 8, 1308 a 25.

33 Behemoth, Dial. I, p. 20. Le cas d’espèce concerne alors « the presbyterians and other democratical men. » Voir p. 23. Voir aussi De corpore, I, 7 et Léviathan, Introduction, p. 5.

34 De cive, II, ch. XII, § I, p. 214.

35 Ibid., p. 215.

36 Léviathan, XIII, p. 125.

37 De cive, Introduction, p. 71-72 et II, ch. VIII, § XVII, p. 207-208.

38 Voir aussi de manière plus développée, De cive, II, ch. XIII, §§ II, VI, VII, VIII, XII.

39 Voir Léviathan, XIII, p. 125.

40 Léviathan, ch. XVII, p. 173.

41 Par exemple, voir Behemoth, Dial. I, p. 43.

42 De cive, II, ch. XII, § III, p. 217.

43 Ibid., § V, p. 219.

44 Ibid., § XII, p. 225. Il y a une bonne et une mauvaise éloquence : cette dernière est celle d’ambitieux qui, par « persuasion », poussent le « vulgaire » à la sédition, voir l’exemple de Hobbes qui cite Médée et les filles de Pelée, p. 226-227.

45 Ibidem.

46 Ibid., § XII, p. 205.

47 De cive, II, ch. XIII, § XIII, p. 236. Je souligne.

48 Voir Behemoth, Dial. II, p. 63.

49 Ibid., II, ch. X, § I, p. 194.

50 Léviathan, XXII, p. 249.

51 Ibid., p. 251.

52 Léviathan, XXII, p. 252-253.

53 Dans le Behemoth, Dial. I, p. 9, la rébellion est assimilée à l’hérésie.

54 Léviathan, XV, p. 147.

55 Voir Behemoth, Dial. II, p. 67, « traitorously ».

56 Léviathan, XXVIII, p. 338 : « la rébellion n’est que la reprise de l’état de guerre », le latin ajoute : « Et ceux qui agissent ainsi peuvent à bon droit être châtiés, non comme citoyens, mais comme ennemis. »

57 De cive, II, ch. VI, § XIII, p. 155.

58 Behemoth, Dial. II, p. 70.

59 Voir Elements, I, ch. XIV, § VI.

60 Voir De cive, II, ch. VI, § II.

61 Léviathan, XV, p. 147.

62 Ibid., II, ch. XIV, § XXI, p. 256.

63 Ibid., II, ch. XIV, § XXII, p. 257.

64 Léviathan, XIII, p. 125.

65 Léviathan, XXVIII, p. 338.

66 Je ne m’en tiens pas à la fiction comme narration de l’état de nature imaginaire, ce qui ne convient pas à la lecture de Hobbes, comme le souligne Franck Lessay, Souveraineté et légitimité chez Hobbes, Paris, PUF, « Léviathan », 1988, p. 77.

67 Léviathan, XIII, p. 124.

68 Behemoth, Dial. I, p. 1, ce sont les premiers mots : « If in time, as in place, there were degrees of high and low, I verily believe that the highest of time would be that wich passed between the years of 1640 and 1660. »

69 Léviathan, XIII, p. 124.

70 Ibid., p. 124.

71 Voir Léviathan, XI et XIII.

72 Léviathan, XIII, p. 126.

73 Léviathan, XIII, p. 125.

74 Ibid.

75 Voir De cive, II, ch. VI, § XVII, p. 163. Pour l’idée que la société civile ne met pas radicalement fin à l’état de nature, voir Franck Lessay, Souveraineté et légitimité chez Hobbes, ouvr. cité, p. 78 à 83.

76 Léviathan, XVIII, p. 184.

77 Ce n’est pas par hasard que Jean Terrel, dans son ouvrage déjà cité Hobbes, matérialisme et politique, se réfère à « la formule de saint Thomas, selon laquelle la fiction est une figure de la vérité d’une formule juridique (Balde) selon laquelle la fiction imite la nature », p. 222.

78 J. W. N. Watkins, Hobbes’s System of Ideas. A study in the political significance of political theories, Londres, Hutchinson University Library, 1965, p. 75, élabore quant à lui une intéressante interprétation de cette fiction, appliquée à la sphère politique, en évoquant le caractère « anthropomorphe » de l’autorité politique.

79 Léviathan, Introduction, p. 5.

80 Ibid.

81 Voir par exemple, Léviathan, XIII, p. 126-127.

82 Hobbes vient de justifier l’interdiction de publication dont sont frappés certains livres, dont le sien, par le souverain. Celui-ci est « juge de ce qui est nécessaire pour la paix et la défense de ses sujets. » Si Hobbes est remarquable quand il entérine cette censure qui l’atteint au premier chef, il est peut-être très subtil, au vu de la suite du texte. Car n’y fait-il pas une comparaison implicite entre un livre, la guerre civile comme tentative d’imposer son opinion et la « vérité nouvelle » ? Hobbes n’est pas un nouveau Machiavel, mais il n’est pas non plus le défenseur de l’État totalitaire.

83 Léviathan, XVIII, p. 184. Je souligne.

84 Ibid. : «… thereby to prevent discord and civil war. »

85 Léviathan, XVII, p. 173.

86 De cive, II, ch. I, § VI, p. 143.

87 Léviathan, XXVIII, p. 338.

88 De cive, II, ch. VIII, § I, p. 180 : « Afin donc que je prenne mon raisonnement du plus haut que je pourrai, il faut que nous rebroussions vers le premier état de nature et que nous considérions les hommes comme s’ils ne faisaient maintenant que de naître, et comme s’ils étaient sortis tout à coup de la terre, ainsi que des potirons. »

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Pour citer cet article

Référence papier

Ninon Grangé, « La cité en guerre. Violence naturelle ou violence politique ? »Cahiers d’études italiennes, 1 | 2004, 17-38.

Référence électronique

Ninon Grangé, « La cité en guerre. Violence naturelle ou violence politique ? »Cahiers d’études italiennes [En ligne], 1 | 2004, mis en ligne le 15 mai 2006, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cei/229 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cei.229

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Auteur

Ninon Grangé

ENS - LSH Lyon

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Droits d’auteur

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