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Écriture des squelettes. Alphabet de leurs poses. Ils sont disséminés dans les champs, composant la légende des guerres. Un jour, soulevant la terre où le blé pousse, on lira la sentence et de l’avoir comprise terrifiera.
Jacques Viot, Le Cher Déluge, 1924

1En 2002, l’équipe contemporanéiste du GERCI s’est fixé deux axes de réflexion : « le désir » (sous la direction d’Enzo Neppi) et « la guerre » (sous la direction du rédacteur de ces lignes). Ce premier numéro des Cahiers d’études italiennes propose le bilan partiel de deux années de travaux autour de ce second thème, qui a également donné lieu à un colloque international à Grenoble (novembre 2003), dont les actes feront l’objet d’une prochaine livraison.

2Se donner la guerre et ses représentations artistiques pour objet de recherche, c’est aussitôt interroger la frontière entre réalité et fiction, entre histoire et récit. Les écrivains, les cinéastes, les peintres qui traitent de la guerre, qu’ils en aient fait l’expérience personnelle ou non, nous placent par leur œuvre au croisement de deux champs – les événements objectifs d’un côté, le discours subjectif sur les événements de l’autre – qu’on ne peut croire différenciables qu’autant que l’on s’abstient de les penser. Il suffit de considérer que le mot même d’histoire brouille d’emblée cette hypothétique distinction.

3Si l’histoire est forcément récit, l’Histoire devrait être Récit. Et si le récit présuppose ou impose forcément un point de vue d’où le conduire, et donc une nécessaire partialité, le Récit de l’Histoire devrait être exhaustif, total, conduit en même temps depuis tous les points de vue pensables, et impensables : depuis le Non-point de vue que serait la somme de l’infinité des points de vue sur les choses. Ce projet d’un Récit qu’on pourrait dire à la fois omnidiégétique et a-diégétique (la somme des points de vue étant alors supposément égale à zéro), récit d’un Narrateur parfaitement omniscient et parfaitement neutre, anima un temps le projet romanesque, mais n’est aujourd’hui guère tenable – ni pour les artistes, ni pour les historiens.

4Il est bien clair aujourd’hui que l’Histoire comme on l’entendait (comme on nous l’a, peut-être, encore donnée à entendre quand nous étions sur les bancs de l’école), ce projet d’un Récit sans gauchissements ni manques, qui saisisse toutes les choses telles qu’en elles-mêmes, est un horizon infiniment hors de portée, l’objet absolument absent d’un désir d’être l’égal de dieu. « Bien entendu – écrit Castoriadis –, derrière toute “science” se tient une métaphysique implicite ou explicite ». Sauf à constituer en dogme révélé celle qui se tient derrière la « science historique », l’Histoire perd son droit à la majuscule. Comme la littérature, elle se raconte à nous, nous nous la racontons, dans des schémas narratifs parfois très anciens (« Il était une fois… »), qui sans doute évoluent avec ceux qui ont cours d’une époque à une autre chez les auteurs de « fiction », mais ne peuvent pas cesser d’être.

5On sait depuis longtemps que l’art puise, s’alimente, s’inspire à la source historique ; que les faits réellement advenus, les événements tangiblement constatés, déterminent en partie l’œuvre des artistes, qu’ils prétendent les re-présenter ou en atteindre la signification cachée, et y compris quand ils proclament ou semblent se détourner de toute contingence sociale et historique : on ne peut du moins contester, dans le cas d’un écrivain, que la langue qu’il utilise est un être historique. Mais aujourd’hui qu’entre fait et récit la coupure s’estompe, le mouvement inverse aussi peut être envisagé : les figures que l’art propose, dont certaines imprègnent en profondeur le tissu de ce qu’on appelle la culture, qui parfois prennent place dans ce que l’on appelle le patrimoine commun d’une société donnée ; ces figures qui sans cesse (re)modèlent et (re)forgent les schèmes dans lesquels une communauté (une nation, par exemple) se raconte à elle-même son histoire ; ces figures elles aussi font l’histoire. Encore que la pensée n’en tire pas forcément tout le parti qu’il faudrait, sans doute sait-on cela aussi depuis longtemps : pourquoi, sinon par l’intuition de ce que le récit peut commander au déroulement des faits, ceux qui gouvernent rythmeraient-ils l’espace public de monuments, de places et de rues aux noms des héros, de commémorations ?

6Les articles réunis ici sont le fruit de recherches qui ont d’abord passé l’épreuve d’une communication directe devant les membres du séminaire Novecento… e dintorni. Leur dénominateur commun est double, au moins. Macroscopiquement, tous les travaux portent la réflexion sur des auteurs ou sur des œuvres ayant la guerre parmi leurs thèmes dominants, explicitement ou de façon moins immédiatement visible, mais non moins certaine. Méthodologiquement, ils ont tous en commun de combler, chacun à sa manière, le fossé entre histoire événementielle et création, pour enquêter sur le nœud où l’agir et le dire se déterminent mutuellement. Récit d’itinéraires singuliers de pensée ou de vie, les livres et les films sont aussi des fragments d’une histoire collective. La place qu’ils prétendent occuper ou ne pas occuper au sein de cette histoire, celle qu’ils occupent effectivement, la manière dont ils ont été déterminés par les conditions d’une époque ou dont ils ont, inversement, contribué à déterminer les possibles et les réalités, tout ceci fait question dans cet ouvrage – comme font question, en amont, les concepts d’objet naturel et d’objet historique.

7Car si la guerre est, à l’évidence, un objet historique, un objet qui prend place dans l’histoire, qui naît d’une histoire, qui l’infléchit en retour, un objet qui a une histoire, c’est aussi, en même temps, un objet que l’on range volontiers, plus ou moins consciemment, au nombre des puissances naturelles, voire démiurgiques, qu’il ne serait en tout cas pas dans le pouvoir de l’homme de contrôler, et à plus forte raison d’abolir. Il se pourrait que devant la guerre, la pensée verse plus facilement que jamais dans des automatismes qui méritent d’être questionnés, et qui ont peut-être partie liée avec des intérêts que l’on peut désigner. Parce que l’homme est un animal agressif – ce qui du reste pourrait bien n’être qu’un pléonasme – faut-il confondre l’agressivité « naturelle » avec les formes organisées de l’agressivité étatique ? Y a-t-il passage sans solution de continuité de ceci à cela, explication et justification de cela par ceci ? Le combat entre deux mâles dominants pour la jouissance des femelles conduit-il sans ruptures épistémologiques à la guerre de tranchées ?

8Comme le montre Ninon Grangé, l’interrogation sur les concepts de violence naturelle et de violence politique, et sur le rapport de l’une à l’autre, est l’une des questions centrales qui, déjà, occupèrent Hobbes, « pour qui c’est l’art qui crée ce grand Léviathan qu’on appelle République ou État », et qui conduit l’auteure à poser cette question toujours actuelle : « La violence est-elle le surgissement de la nature au sein de ce qui l’avait exclue du politique ? ».

9On peut décliner cette interrogation à l’échelle d’une nation, ou à celle d’un individu. Qu’est-ce qui, par exemple, poussa l’homme Gadda à appeler et à aller à la guerre avec la fougue que l’on sait ? L’art encore, nous dit Bartolo Anglani, « le désir d’accomplir des actes héroïques et de conquérir la gloire », désir modelé et nourri par une haute tradition mythico-culturelle ; peut-être aussi une pulsion plus ténébreuse – « le désir de mort », de « la mort en soi, c’est-à-dire l’envie de s’annuler et de ne plus exister » – mais qui trouve à son tour des renforts culturels consolidés de longue date, par exemple du côté de la mystique.

10Il ne fait en tout cas aucun doute pour Manuela Bertone, qui fut même l’une des premières à s’en apercevoir et à creuser ce sillon-ci, que l’expérience de la guerre est centrale dans le projet de Gadda, tant il est vrai que les deux textes qui en rendent compte « sont des textes-réservoir auxquels revenir puiser sans cesse », pour l’écrivain, mais aussi pour le lecteur qui cherche à l’entendre. Au risque de bousculer quelques tabous critiques, eux-mêmes ancrés dans un déni aux frontières plus amples que celle de la pensée universitaire, l’auteure esquisse la piste de ce qu’elle appelle « les délices de la guerre », et propose en définitive de lire Gadda à la lumière d’un concept nouveau, « l’écriture-guerre ».

11C’est à un concept semblable que parvient Christophe Mileschi (qu’on pardonnera de se nommer à la troisième personne : nul hommage ici à César), qui retrace les étapes d’une réflexion qui s’est trouvée « aux prises avec notre accoutumance à penser la littérature comme ontologiquement séparée de l’histoire ». Séparation, on l’a dit, dont les fondements s’évanouissent à mesure qu’on cherche à les assurer, et qui s’avère particulièrement inappropriée pour lire Gadda, qui la conteste par son œuvre et en droit et en fait, et nous enjoint à voir « comment, dans cet itinéraire apparemment si singulier [qui est le sien], se révèlent de grands enjeux de la vie collective du xxe siècle ».

12Le mouvement du particulier au collectif est également ce à quoi nous convie à réfléchir Michèle Coury, pour qui la « question privée » dont Fenoglio fait le titre d’un de ses livres, et dont la chercheuse sonde certaines veines intertextuelles, « met de toute façon en évidence, en contrepoint, la réalité de la violence de la guerre, la crudité, l’obscénité des corps mis à mal par la guerre. » De même que « poète », nous est-il dit, « partisan » est pour Fenoglio un terme à valeur absolue, un destin extrême, quintessence du destin commun : si « seul celui qui meurt accomplit jusqu’au bout l’expérience qu’il a traversée », c’est qu’on ne peut trouver d’autre sens à la guerre qu’un anéantissement de tous les sens.

13Particulièrement, ce qui est bel et bien anéanti, dans le récit que bon nombre d’écrivains ont laissé de la guerre (« la militar gloria è distrutta », disait déjà l’Arioste), c’est la perspective glorieuse, la possibilité d’une mort qui transcende l’histoire du sujet et de la communauté dont il se voulait-croyait métonymie, en l’inscrivant dans un epos. C’est ce qu’observe Alberto Casadei, aussi bien dans La Chartreuse de Parme – où aucune « idéologie de la victoire créée pour exalter la force de tout un peuple à travers ses héros, ne peut servir à modifier la perception directe de […] ce qui reste d’un combattant vaincu » – que chez Fenoglio, chez qui « le corps mort ne reçoit pas de sens des entreprises qui ont été accomplies ».

14Mais comment s’arrêter à cette découverte ? Comment s’apaiser dans l’évidence du non-sens des destructions massives que programment sans cesse les États ? Tant de vies broyées, et pour rien ? La guerre réclame impérieusement qu’on trouve ou qu’on invente une raison aux massacres, y compris, et peut-être surtout, de la part de ceux qui viennent après les massacres. C’est ainsi, montre Dominique Vittoz, qu’Erri De Luca, « écrivain hanté par la guerre, cette “épreuve de privations et de terreurs” » assigne à la littérature le devoir de la représenter. Puisqu’on ne peut trouver à la violence officielle, lointaine ou proche, de justification positive, du moins peut-on, doit-on y forger des repères pour l’ici et le maintenant. Qu’il considère la Shoah ou relise la Bible, De Luca est en quête d’engagement, dans un monde où « rêve et limites […] continuent de fabriquer de l’Histoire. »

15Bien qu’on range généralement ses premiers écrits sous la rubrique du lyrisme autobiographique, c’est une quête semblable qui fonde d’emblée le projet de Pratolini. Laurent Scotto montre comment, dès le Tappeto verde, l’écrivain s’assigne d’atteindre, par une enquête dont il est ici établi qu’on la croirait à tort simplement intimiste, au collectif, de remonter de la douleur privée (l’enfance) à la souffrance générale (la guerre, les guerres). Le mouvement peut aussi être décrit en sens inverse : c’est l’implication dans la réalité commune, et de la communauté, qui permettrait seule de donner un sens au destin personnel. D’où chez Pratolini un désir d’engagement, qui a pu, un temps, prendre la forme d’une attirance pour la « guerre fasciste », vite renoncée par le travail d’écriture. Car c’est bien là, dans l’écriture, dans la construction d’une écriture indissociable de la réalité de la guerre, que se jouent les enjeux de la dialectique entre individu et collectivité, création littéraire et fabrication de l’histoire. Se comprendre, se dire, ne vaut qu’en tant qu’il s’agirait de comprendre, de dire la guerre, dès lors que l’« histoire personnelle […] ne se comprend désormais complètement qu’à l’intérieur d’une plus vaste Histoire ». On voit ici de manière exemplaire que le projet que poursuit l’écrivain, tout écrivain, dépasse toujours ses forces et son entendement.

16Qui donc pourrait, en effet, rendre compte de soi, de l’Histoire, de soi dans l’Histoire ou de l’Histoire en soi ? Comment dire la guerre, toute la guerre, qu’on l’ait connue « en personne » ou par des livres, des films, des témoignages qui suscitaient forcément une participation émotive ? Tel cet enfant rescapé du bombardement de Guernica dans un roman d’Elena Ferrante auquel renvoie Luciano Curreri, le récit sur la guerre, s’il veut éviter le cliché, la simplification ou l’instrumentalisation, est menacé d’aphasie : « Il ne parle pas, vous savez, pas tant à cause de la peur qu’il a eue, mais à cause de l’horreur qu’il serait obligé de raconter au monde, s’il parlait. » C’est peut-être parce qu’elle est l’angle mort, le trou noir, l’obsession muette de la parole, que la guerre ne cesse d’attirer les écrivains, comme la lumière attire les papillons, suggère encore Curreri, qui montre comment la guerre d’Espagne, singulièrement, est depuis le début des années 90 un thème très fréquenté par la production littéraire italienne. Entre devoir de mémoire et enquête politico-philosophique qui interpelle le présent, l’auteur laisse cependant entendre, dans quelques uns des très nombreux cas étudiés, le soupçon de l’effet de mode, voire du calcul marchand.

17C’est ici une question que les études universitaires répugnent encore un peu à envisager : la compromission de la création dans les questions d’argent. Quand on est tout de même obligé de l’admettre (les romans payés à la ligne de Balzac, par exemple), on préfère, si c’est possible, montrer que le grand art rachète la vénalité de ses origines, ou, à défaut, que telle production est mineure, puisqu’à visée commerciale. Quant à la littérature, on peut peut-être se satisfaire de ce qu’il y a d’approximatif, ou de biaisé dans cette attitude, bien qu’elle définisse tautologiquement l’art véritable comme art financièrement affranchi – dans l’appel inconscient, peut-être, d’un havre que n’aurait pas encore contaminé le dieu-monnaie qui fait tourner le monde. Mais s’il s’agit de penser le cinéma, l’esthétique de la création comme épiphanie du génie personnel devient intenable. Car le « septième art » a ceci de bien à lui : l’« auteur » y est, hors métaphore et hors métonymie, un être collectif, d’une part ; tandis que, d’autre part, les déterminants matériels, et donc financiers, et donc politiques, pèsent désormais immensément lourd – sans parler de l’inédite puissance de feu de l’image sonore animée dans les processus de fabrication de l’imaginaire-réalisé social. C’est ce dont traite Oreste Sacchelli, dans un premier volet de sa réflexion sur les représentations de la guerre dans le cinéma italien, et sur ce qu’elles doivent aux fluctuations du pouvoir, politique et d’argent.

18La réflexion à laquelle l’ouvrage aura peut-être convié le lecteur se prolonge et s’étend avec les trois « Paroles d’auteurs » proposées en annexe, dans un « hors sujet » qui n’est peut-être qu’apparent. Toute paix est-elle paisible ? La douceâtre saynète de Tommaso Santi, l’inédit décapant dont Valerio Evangelisti nous fait l’honneur, le poème terrible de Jean-Pierre Pouzol invitent à l’imaginaire champ libre où la pensée, sans cesser d’être la pensée, s’affranchit des codes qui tiennent, pour le meilleur et pour le pire, le discours des chercheurs.

Ce sera l’apport de ma génération dans la littérature, de ma génération formée au contact des réalités de la Grande Guerre, et s’exprimant à leur lendemain, que d’avoir démonté sans crainte de profanation le mécanisme du mystère, l’inspiration toujours préservée jusqu’alors par les écrivains et les artistes qui avaient intérêt à laisser le public dans un étonnement sacré devant leurs secrets professionnels. […] La machine de l’inspiration, c’est-à-dire l’homme qui se met par exemple à écrire, ne se trouve pas dans une cloche pneumatique où se fait le vide : il y asphyxierait. (Louis Aragon, Un roman commence sous vos yeux).

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Pour citer cet article

Référence papier

Christophe Mileschi, « Présentation »Cahiers d’études italiennes, 1 | 2004, 9-15.

Référence électronique

Christophe Mileschi, « Présentation »Cahiers d’études italiennes [En ligne], 1 | 2004, mis en ligne le 15 mai 2006, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cei/227 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cei.227

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Auteur

Christophe Mileschi

Université Stendhal – Grenoble 3

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