- 1 Les références bibliographiques des ouvrages cités ainsi que le code attribué à chacune d’entre ell (...)
1Quand on lui demande quels livres il emporterait sur une île déserte, Tabucchi répond : « L’un de ceux-là, bien que je sois agnostique, serait, sans aucun doute, les Évangiles […], livre mystérieux, indéchiffrable même » (AE, p. 82)1. Quelle place peuvent prendre dès lors la religion et le religieux chez un auteur non religieux mais fasciné par les mystères et notamment par le plus grand de tous ? Si Tabucchi, qui se définit tour à tour agnostique, sceptique ou non croyant, récuse le dogmatisme religieux, il n’en construit pas moins des personnages travaillés par la question du sens et des récits de quête suffisamment ambigus pour susciter (comme il le suggère lui-même) une lecture spiritualiste, d’autant que se multiplient, précisément dans les récits les plus centrés sur la question du sens, les références religieuses.
- 2 Cette double interrogation métaphysique constitue l’incipit de la nouvelle Anywhere out of the worl (...)
- 3 À l’image du protagoniste de Tristano muore : « Chi la conosce la malizia della materia? Gli scienz (...)
2Une des caractéristiques de l’œuvre tabucchienne est de rappeler continûment le caractère fondamentalement mystérieux de la vie. Tabucchi parsème dans ses textes des interrogations métaphysiques sur un hypothétique sens ou ordre des choses. Les questions sont parfois sans point d’interrogation chez lui parce qu’elles n’attendent pas de véritable réponse (« Come vanno le cose. E cosa le guida. Un niente2 » – PE, p. 71). L’homme, pour Tabucchi, est incapable de connaître l’ordre des choses et parfois même incapable de savoir si ordre il y a (« ma le cose hanno un ordine? » se demande le narrateur de Voci portate da qualcosa, impossibile dire cosa – AN, p. 20). Quand les personnages tabucchiens affirment l’existence d’un sens, ils dénoncent aussitôt les prétentions des hommes à pouvoir le comprendre3. L’histoire du xxe siècle marquée, comme l’explique notre auteur, par les désastres humains et le triomphe du relativisme dans les sciences, fait du scepticisme « la plus saine des attitudes à avoir dans un monde comme le nôtre » et conduit à une méfiance de principe par rapport aux « systèmes fondés sur des croyances et des convictions arrêtées » (AE, p. 133). Cette méfiance se traduit notamment par une critique du dogme religieux, critique d’autant plus incisive qu’elle est exprimée par des personnages liés de près à l’institution religieuse. Le prêtre du premier roman de Tabucchi, Piazza d’Italia (1975), est un prêtre socialisant qui s’attaque aux dogmes en eux-mêmes, dans un chapitre intitulé Il Vangelo secondo Don Milvio :
“Verrà il giorno”, diceva, “in cui non esisteranno più dogmi, perché non ce ne sarà più bisogno. Don Milvio detestava i dogmi, che trovava anticaritatevoli. Amava la religione alla stessa maniera dell’idraulica, e gli piaceva vederne chiaro tutti i meccanismi”. (PI, p. 65)
3Son exigence de rationalité l’amènera dans la dernière partie de sa vie à rompre avec l’institution religieuse et à renoncer à la prédication pour vivre en ermite silencieux – la rupture s’opère symboliquement lorsqu’il déchire la feuille sur laquelle il recopiait une épître de saint Paul (parangon de prédicateur chrétien) aux Corinthiens. L’unique assertion que les villageois soutireront à Don Milvio est une critique sans nuances du dogme de l’infaillibilité papale : « l’infallibilità del papa non è più un dogma e chi ci crede è bischero » (PI, p. 116).
4Le roman Sostiene Pereira propose à nouveau un prêtre anticonformiste, « padre António » ; il refuse de confesser Pereira et préfère une discussion « come amici » (SP, iii, p. 19) ; surtout, il fustige le Vatican pour ses positions franquistes lors de la guerre d’Espagne (SP, xix, p. 146-147). La critique de la religion instituée est plus nette encore à travers les doutes du personnage principal, Pereira, un « buon cattolico » qui cependant n’accepte pas le dogme de la résurrection de la chair (SP, i, p. 8) et récuse la culpabilité fondamentale de l’être humain, préférant trouver des réponses rationnelles à ses troubles intérieurs en se confiant non plus au père António, mais à un médecin, le « dottor Cardoso » :
Il fatto che lei abbia studiato psicologia mi incoraggia a parlare con lei, disse Pereira, forse farei meglio a parlarne con il mio amico padre António, che è un sacerdote, però forse lui non capirebbe, perché ai sacerdoti bisogna confessare le proprie colpe e io non mi sento colpevole di niente di speciale, eppure ho desiderio di pentirmi, sento nostalgia del pentimento. (SP, xvi, p. 121)
- 4 On pourrait retrouver une ambivalence voisine chez le personnage du docteur Cardoso qui, pour expli (...)
- 5 « Gli sembrò di riconoscersi in quel giovanotto, gli sembrò di ritrovare il se stesso dei tempi di (...)
5Les personnages de Don Milvio, padre António et Pereira illustrent une attitude ambivalente par rapport à la religion : d’un côté ils participent à la vie de l’institution (comme officiants ou comme pratiquants), de l’autre ils en contestent certains dogmes et manifestent une exigence de rationalité étrangère au dogmatisme4. Ce tiraillement entre l’attrait pour les questions spirituelles et l’exigence de raison se manifeste dans la psyché de certains personnages tabucchiens mais aussi dans la confrontation des personnages entre eux. Dans Sostiene Pereira, le jeune Monteiro Rossi évoque son éducation « un po’ all’inglese, con una visione pragmatica della realtà » et déclare ne pas s’intéresser au problème de la résurrection que lui pose Pereira, lequel à l’inverse tressaille et se trouve réconforté à la simple énonciation du mot « anima » (SP, iv, p. 30-31). On notera que Pereira voit dans Monteiro une image de lui-même à ses temps de jeunesse5 ; Tabucchi propose donc une opposition entre une position pragmatique et une position spiritualiste à travers deux personnages dont il souligne par ailleurs la parenté profonde : n’est-ce pas là un indice supplémentaire que ce dualisme est profondément ancré en une même personne, l’auteur ? Dans Notturno indiano, l’étrange dialogue entre Roux, le narrateur homodiégétique, et un vieil Indien jaïniste met en relief une opposition analogue (NI, p. 41-42). L’Indien s’étonne d’avoir si souvent entendu en Angleterre les adverbes « actually » et « practically » et voit dans ces tics langagiers des signes d’orgueil, de cynisme ou bien de peur – dire « actually », « en vérité », sous-entendrait qu’on connaît la vérité ; dire « practically », « pratiquement », conduirait à ramener tout discours au monde pratique, comme si était implicitement niée ou crainte la dimension du mystère, de l’esprit. Le narrateur reconnaît qu’il est lui-même sujet à la peur (« comunque nel mio caso è praticamente paura ») ; la confession est d’autant plus importante que Tabucchi, lors d’une interview, s’est explicitement identifié à son personnage : « l’io narrante di Notturno indiano, che per tutto il libro dice “io”, sono io, o lo sono stato in un determinato momento della mia vita » (CT, p. 37).
6En rappelant continûment le mystère des choses et l’ignorance des hommes, Tabucchi sape les dogmes de tout poil, que ces dogmes soient religieux ou qu’ils nient la religion. Ainsi, la « lettre » Il fiume du recueil Si sta facendo sempre più tardi exprime le refus patent d’une pensée niant la possibilité d’un au-delà de notre monde sensible. Tabucchi explique qu’une des sources d’inspiration de son texte est une Ennéade de Plotin « dove si legge di un fiume infinito che è insieme Principio e Assenza, emanazione primordiale e impossibilità di determinazioni misurabili » (SF, p. 226). Le narrateur y évoque, entre autres lieux, une taverne en Grèce où il vit une photographie de la tombe de l’écrivain nihiliste Nikos Kazantzakis dont l’épitaphe le bouleverse profondément : « Non credo a niente. Non spero in niente. Sono un uomo libero » (SF, p. 27-28). Il précise que c’est justement à cause de cette phrase qu’il a décidé de s’arrêter devant une petite église de campagne « quasi che [cercasse] lì qualcosa che si potesse opporre a quelle parole superbe che mi terrorizzavano » (et l’on retrouve ici la peur évoquée dans Notturno indiano). Tout comme l’adverbe « actually » constituait pour le jaïniste de Notturno indiano « una parola che indica superbia » (NI, iv, p. 41), les mots de Kazantzakis sont des mots « d’orgueil » : ils affirment le néant quand, pour un agnostique comme Tabucchi, ne peut s’affirmer que le mystère. Tabucchi se montre allergique à toutes les affirmations absolues ; le jaïniste de Notturno indiano, qui est croyant, égratigne aussi bien le pragmatisme que la religion : la sienne tout d’abord, qu’il considère « molto bella e molto stupida » (NI, iv, p. 40), la religion chrétienne, ensuite, quand il qualifie les Évangiles de livre « pieno di superbia » (ibidem, p. 42), précisant qu’il fait allusion au Christ – probablement parce que Jésus, dans les Évangiles, se proclame Fils unique de Dieu.
7Si Tabucchi renvoie dos à dos les tenants du pragmatisme et les religieux dogmatiques, son scepticisme nourrit cependant, à travers l’histoire et la quête de plusieurs personnages, l’interrogation insistante sur le mystère – non révélé – de l’existence. Pereira est obsédé par la question de la mort et de la résurrection (SP, i, p. 7-8), Roux dans Notturno indiano lit des auteurs mystiques (NI, vi, p. 57), Spino dans Il filo dell’orizzonte s’interroge sur « le infinite combinazioni della vita » (FDO, p. 48), cherche un « niente […] che dia significato a tutto » (p. 71) et quand un prêtre lui demande pourquoi il recherche avec tant d’insistance l’identité d’un mort inconnu, il répond : « Perché lui è morto e io sono vivo » (p. 46), comme si le fait même d’être vivant imposait le questionnement métaphysique. Les protagonistes de Notturno indiano et du Filo dell’orizzonte recherchent des personnes elles-mêmes sujettes aux questionnements métaphysiques voire religieux : le mort du Filo dell’orizzonte avait passé deux mois dans un couvent à discuter et à lire beaucoup avec les moines (FDO, viii, p. 45) ; l’ami recherché dans Notturno indiano, Xavier, ne trouvait plus d’intérêt que dans la Théosophie (NI, i, p. 21).
- 6 Voir l’analyse de Tabucchi sur son propre roman : Ma cosa ha da ridere il signor Spino?, in Autobio (...)
8Qualifier la quête de personnages tabucchiens, comme Roux ou Spino, est entreprise délicate car l’écriture tabucchienne est volontiers ambiguë, allusive, autorisant ainsi plusieurs interprétations des récits les plus centrés sur la question du sens. Tabucchi est bien conscient de cette ambiguïté, comme en témoigne sa réflexion critique sur le final du court roman Il filo dell’orizzonte et ses multiples possibilités interprétatives6, ou comme l’indique une nouvelle unique en son genre, La frase che segue è falsa. La frase che precede è vera, publiée en 1987 dans le recueil I volatili del Beato Angelico, trois ans après Notturno indiano. Cette nouvelle présente une correspondance entre « Antonio Tabucchi », auteur de Notturno indiano, et un Maître de Théosophie indien qui aurait inspiré un personnage du roman. Chacun des correspondants propose sa propre interprétation de Notturno indiano. Le Maître de Théosophie pense que Tabucchi a voulu développer consciemment des thématiques tirées de la gnose ; il récuse ainsi les interprétations « occidentales » qui ont été faites du roman tabucchien :
Era evidente che la critica occidentale non poteva interpretare il suo libro se non in una maniera occidentale. […] Ma io sospetto che lei volesse dire altre cose; e sospetto anche che quella sera a Madras quando mi confessò di non conoscere affatto il pensiero induista, lei, per una ragione che ignoro, stesse mentendo (dire menzogne). Credo infatti che lei conosca il pensiero gnostico orientale e anche i pensatori occidentali che hanno intrapreso il cammino della gnosi. (VBA, p. 45)
- 7 S’adressant au Maître de Thésophie, le personnage « Antonio Tabucchi » écrit : « Lei conferisce al (...)
9On retrouve dans ce portrait de l’auteur de Notturno indiano la même ambiguïté qui caractérise le narrateur, Roux, quand on lui demande de définir la nature de sa quête et de ses intérêts : d’un côté, il se déclare catholique mais précise que « tutti gli europei sono cattolici » et dit faire un pèlerinage « ma non nel senso religioso del termine », de l’autre il hésite à dire qu’il n’est pas gnostique et affirme qu’il a « qualche curiosità », curiosités qui l’ont amené à lire de grands auteurs ayant traité du mysticisme (« Swedenborg […], Schelling, Annie Besant » – NI, vi, p. 57) ! Il semble que Tabucchi, à travers un personnage comme Roux ou une nouvelle comme La frase che segue è falsa. La frase che precede è vera, veuille brouiller les cartes et laisser son lecteur dans l’incertitude – le titre même de cette nouvelle suggère d’ailleurs le refus d’affirmer la primauté d’une interprétation sur une autre. Tabucchi joue avec son lecteur ; son personnage d’écrivain, « Antonio Tabucchi », écrit dans ses lettres que les écrivains sont « di solito persone poco fidate » et que lui-même mérite « la massima sfiducia » (VBA, p. 47). Si, d’un côté, le personnage « Antonio Tabucchi » récuse dans ses lettres au Maître de Théosophie la « profondità religiosa » (ibidem) qu’on veut bien prêter à son roman, force est de constater, de l’autre, que le Maître, probable créature fictive de notre auteur, donne une interprétation religieuse de Notturno indiano tout à fait persuasive. Au bout du compte, Tabucchi autorise pour son roman aussi bien une lecture « occidentale » (attentive au thème du double) qu’une lecture « orientale » (sensible à la dimension religieuse), d’une part en affirmant clairement que la valeur de son roman est liée aux possibilités d’interprétation qu’une « anima vasta » peut y trouver7, d’autre part en offrant des clés pour une lecture spiritualiste de Notturno indiano.
10Le Maître de Théosophie de La frase che segue è falsa. La frase che precede è vera explique, en citant des écritures sacrées orientales, que la recherche de l’autre dans Notturno est en réalité une recherche de soi qui débouche sur une recherche du Soi : en trouvant dans la figure de son double une image de soi-même, c’est l’être universel que le personnage trouve en l’autre et en lui-même, découvrant que « non c’è reale differenza fra l’essere in me e la totalità universale » (VBA, p. 48). Cette analyse vaut aussi bien pour Notturno indiano que pour Il filo dell’orizzonte, publié deux ans plus tard, en 1986. Spino dans Il filo dell’orizzonte cherche l’identité d’un mort ; Roux dans Notturno indiano recherche un ami disparu. Dans les deux cas, la personne recherchée est progressivement présentée comme le double du protagoniste. Spino ressemble physiquement au mort (« con la barba e venti anni di meno potresti essere tu » lui dit sa fiancée – FDO, v, p. 32) et devant une vieille photo de famille de ce mort, il lui semble retrouver un passé enfoui au fond de sa mémoire. Dans Notturno indiano, une série de précisions permettent progressivement d’identifier le protagoniste qui ressemble à l’ami recherché (ressemblance physique – NI, ii, p. 25 –, surnom équivalent – iii, p. 36 ; xi, p. 91 –, lien de fraternité ambigu – viii, p. 78) si bien qu’au dernier chapitre le lecteur ne sait si Roux voit enfin l’ami recherché, s’il se voit lui-même dans une sorte de miroir, ou s’il raconte à la femme qui l’écoute le récit purement fictif d’une rencontre avec le double. Spino et Roux recherchent une personne qui leur ressemble mais qui dans le même temps semble, sous la plume de Tabucchi, n’être personne : le mort du Filo dell’orizzonte s’appellerait (personne dans le roman n’est sûr de son identité) Carlo Nobodi (évoquant l’adverbe anglais nobody, personne) ; Xavier, l’ami recherché par Roux, signe ses lettres par un « X » et Roux, en rêve, tandis qu’il se trouve dans un couvent chrétien, voit un mystérieux personnage lui crier ce qui semble bien être la vérité profonde de sa recherche : « Xavier non esiste » (NI, viii, p. 78). La recherche de l’autre s’avère dans les deux romans comme une recherche d’identité essentielle, une recherche de soi qui semble dans le même temps recherche de personne (de « X », de « nobody »), suggérant qu’elle est recherche du « Soi » qui habite en chacun. Le Maître de Théosophie de La frase che segue è falsa. La frase che precede è vera rattache cet effet de miroir procuré par la vision d’un autre soi-même à cette philosophie religieuse qu’est le taoïsme :
Prendiamo dunque uno specchio in mano e guardiamo. […] Ci guarda da fuori ma è come se ci frugasse dentro, la nostra vita non ci è indifferente, ci intriga e ci turba come quella di nessun altro: i filosofi taoisti la chiamarono lo sguardo ritornato. (VBA, p. 46)
11Cette analyse tabucchienne vaut pour Notturno indiano (le thème du miroir y apparaît d’ailleurs plusieurs fois – NI, i, p. 17-18 ; v, p. 49 ; xii, p. 106) mais aussi pour Il filo dell’orizzonte et surtout pour tous les récits ou passages fondés sur la thématique parente du « rovescio » à partir de laquelle Tabucchi élabore tout un recueil, Il gioco del rovescio. La nouvelle qui donne son titre au recueil se termine par une évocation du miroir placé au fond du fameux tableau de Vélasquez, Las Meninas, et par une question que le narrateur adresse à une amie défunte : « Che cosa si vede da questa parte? » Ce regard « inversé », qui permettrait au narrateur de se voir d’en haut ou de savoir comment il est vu, est utilisé également dans le recueil Sogni di sogni (dans le Sogno di Giacomo Leopardi, pœta e lunatico, Leopardi se dédouble et se voit, depuis la lune, dormir dans sa chambre – SDS, p. 45-46) et dans Sostiene Pereira où le regard inversé n’est pas celui d’une défunte mais l’hypothétique regard de Dieu : alors qu’il danse avec une jolie jeune fille, Pereira se sent minuscule, « confuso con l’universo », il imagine ce qu’on pourrait voir de lui depuis le ciel (« C’è un uomo grasso e attempato che balla… ») et se demande si, de là-haut, on le regarde (« e forse qualcuno ci guarda da un osservatorio infinito » – SP, p. 28-29).
12La possibilité d’une lecture spiritualiste de certaines œuvres tabuchiennes est d’autant plus forte que Tabucchi multiplie les références religieuses précisément dans les récits centrés sur la quête de sens. Dans Il filo dell’orizzonte, un chapitre entier est consacré à une « gita domenicale » consistant en une visite des églises romanes de la zone (FDO, viii, p. 41-48). L’évocation de ce lieu religieux (avec l’« immagine votiva » devant laquelle le bus s’arrête, la pierre commémorative et les « quadretti votivi » dans l’église qui rappellent les miracles de la Madonne) ainsi que la discussion de Spino avec un prêtre sur la mort et le destin tendent à renforcer le caractère spirituel de la recherche menée par le protagoniste (dont Tabucchi nous dit par ailleurs que le nom peut être lu comme un diminutif de Spinoza – FDO, p. 107). Spino et le prêtre se rapprochent en outre par le fait d’avoir une « pietà » commune et un besoin de sacré explicité ailleurs par Tabucchi :
C’est un livre qui, malgré son caractère laïque, reflète sans doute la nécessité d’un sentiment de piété envers les restes mortels. […] Spino, qui n’est pas croyant en apparence, ressent le besoin de donner une sépulture au corps d’un inconnu, avec ce sens du sacré, aujourd’hui perdu, que réclame le cadavre. (AE, p. 214)
- 8 « Di lassù si vede […] il campanile rosato di una chiesa stretta fra muri e case, invisibile da alt (...)
13On trouverait plus largement beaucoup de signes religieux dans ce court roman comme l’image du clocher qui apparaît quatre fois, souvent de manière inattendue8, ou le cimetière dans lequel Spino a un rendez-vous mystérieux avec quelqu’un qui ne viendra, près d’un monument où sont sculptés une chouette et un ange ; là, il voit une inscription tombale et comprend que « qualcuno » l’a mystérieusement poussé à la lire – et l’inscription (« Muore il corpo dell’uom, virtù non muore ») sonne comme un avertissement religieux (d’autant que « virtù », dans un sens ancien, pouvait signifier « miracolo »).
14La dimension religieuse de Notturno indiano se signale avant tout par le choix des personnages rencontrés, dont la plupart représentent une religion différente : sont ainsi représentées le sikhisme, l’hindouisme, le jaïnisme, le christianisme et la théosophie. Surtout, ces rencontres, et notamment les rencontres avec des personnes religieuses, vont orienter la recherche de Roux vers la spiritualité : il apprend d’abord la vanité de la recherche scientifique (avec la figure d’un médecin indien, athée, qui voulut percer le secret du cœur, entendu comme organe – médecin qui dit s’appeler Ganesh, comme la divinité hindoue – chapitre ii) ; Roux apprend ensuite que le corps n’est qu’un véhicule (avec le jaïniste – chapitre iv), que le corps cache une réalité intérieure mystérieuse (avec le Maître de Théosophie – chapitre vi) ; plus tard, avec un devin difforme qui lit par-delà les apparences (chapitre vii) il apprend, fasciné, que cette réalité intérieure est l’atma (l’âme) opposée à Maya (l’apparence du monde, l’illusion) et au karma (la somme de nos actions). Enfin, dans un couvent chrétien (chapitre viii), un personnage, en rêve, l’oblige à reconnaître que le véritable objet de sa recherche n’est pas Xavier. Le roman se présente ainsi comme une initiation progressive à des mystères proprement mystiques. Le récit, outre qu’il constitue un écho aux voyages initiatiques que de nombreux occidentaux vont mener en Inde à partir des années Soixante, rappelle également, par la variété des religions « sollicitées » et l’importance thématique donnée à la Théosophie, le désir de syncrétisme typique du New Age ou « Nouvel Âge », mouvement spiritualiste et mystique né au xxe siècle et prônant la valeur intrinsèque de toutes les religions.
- 9 La défunte à l’identité plurielle s’appelle « Maria » dans la nouvelle Il gioco del rovescio ; la f (...)
15La thématique de la mort est également connotée dans le roman ; si Roux est confronté à des symboles ou des représentations de mort (des corbeaux mangeurs de cadavres – au chapitre iii –, la photo d’un homme à peine touché par une balle mortelle – au chapitre xii), les hommes qui illustreront cette thématique sont liés à la religion : le jaïniste, qui souligne que le corps n’est que le véhicule d’une essence appelée à vivre d’autres vies, déclare qu’il ne lui reste que quelques jours à vivre et qu’il s’en va mourir à Bénarès (NI, iv, p. 42-43) ; dans une salle d’hôpital, Roux est frappé par la vision d’un « sâdhu », un ascète errant, lequel, bien qu’ayant les yeux grands ouverts, « sembrava morto » (NI, ii, p. 29-30). Dans ce contexte aux fortes connotations religieuses, le nom du dernier personnage rencontré, Christine, n’est peut-être pas innocent, surtout quand on connaît la charge symbolique des prénoms chez Tabucchi – rappelons que les femmes associées au mystère et à la mort portent chez lui souvent des noms à consonance religieuse : « Maria » et « Miriam », dérivés de l’hébreu « Maryam » ; « Maddalena » et « Magda », dérivés de l’hébreu « Magdalene »9.
16Les personnages tabucchiens les plus assoiffés de connaissance recourent donc, à leur manière, à des figures religieuses. Dans la nouvelle Il fiume, c’est dans une petite église toscane où l’attend, à sa grande surprise, une mystérieuse vieille femme, que le narrateur va chercher une lumière. Là, un rayon de soleil vient battre contre une carte de l’univers où est inscrite une citation dantesque : « ma per seguir virtute e canoscenza » (SF, p. 30). La nouvelle se termine sur l’image du fleuve plotinien dont l’auteur nous dit en note qu’il est « insieme Principio e Assenza » (SF, p. 226).
- 10 Nous renvoyons pour cette question à l’ouvrage éclairant de Lucia Bellaspiga, “Dio che non esisti t (...)
17L’œuvre de Tabucchi manifeste un rapport problématique à la religion et au religieux qui nous semble typique des sociétés occidentales modernes, marquées depuis les Lumières par un déclin constant de l’institution et des dogmes religieux mais travaillées dans le même temps par le manque de sens et la question, toujours vivante, du mystère. Il n’est pas étonnant dès lors de trouver chez d’autres artistes occidentaux du xxe siècle un rapport au religieux aussi ambigu que celui de Tabucchi. Dino Buzzati, autre romancier et nouvelliste se déclarant non croyant, exprima également dans son œuvre un anticléricalisme latent doublé cependant d’une fascination pour la question du mystère et de l’au-delà10. Federico Fellini, pour le cinéma, fit pareillement montre d’anticléricalisme dans une œuvre traversée pourtant par un sentiment religieux, comme nous l’explique de manière emblématique le personnage du metteur en scène dans 8½, Guido Anselmi, double de son auteur :
il protagonista della mia storia ha avuto un’educazione – come tutti noi del resto – cattolica, che gli crea certi complessi, certe esigenze non più sopprimibili. Un principe della Chiesa gli appare come il depositario di una verità che non riesce più ad accettare benché lo affascini. E allora cerca un contatto, un aiuto, forse una folgorazione. (8½, 56e minute)
18Cette contradiction entre le doute et l’espoir, entre le refus d’accepter une réponse religieuse à la question du mystère et la fascination pour cette (im)possible réponse, correspond pleinement aux personnages tabucchiens que nous avons évoqués : c’est au nom de la vérité qu’ils récusent les prophètes, trop humains ; c’est par soif de vérité qu’ils cherchent un « contact », une « aide », désespérément.