1Publié en 1994 par la maison d’édition Anabasi et puis en 1997 par Einaudi, le roman Il bastardo di Mautàna (BM) de Silvana Grasso plonge d’emblée le lecteur dans un espace et un temps qui évoquent à plusieurs reprises l’ambiance et les sonorités d’un certain nombre de pages de l’Enfer de Dante :
A scirocco si sentiva un latrato di cagne tra i pistacchi dell’Accia, dove la roccia imbruniva d’una macchia di rovi e del pelo dei conigli, secco e leggiero come la bava delle lumache dopo la pioggia. […] Era un gemito scarno quale il suono dell’organo impiallicciato di mogano, nel convento delle Chiarine, appresso a cui donzelle orfane, col fiato forte di notte e di giorno, e gli occhi gonfi di sonno, la mattina alla messa delle sei cantano Vi prego Maria salvate l’anima mia. (BM, p. 9)
2Dès les premières pages du texte, Grasso retrace ex abrupto le profil d’une Sicile rurale et païenne, en employant de manière ambiguë les notions de sacré et de profane, de légitime et d’illégitime, de superstition et de fatalisme, de culpabilité ancestrale et de rédemption, qui contribuent à forger et à développer l’imaginaire, les habitudes et la culture de cet hortus conclusus insulaire. Nous signalons par ailleurs que nous retrouvons une représentation similaire de la Sicile dans un certain nombre d’ouvrages de Giovanni Verga, de Leonardo Sciascia et de Gesualdo Bufalino, auxquels les écrivains siciliens contemporains font allusion lorsqu’ils reviennent sur les dynamiques, les espaces et le patrimoine culturel et ancestral de l’île.
- 1 Dans deux de ses études consacrées à l’analyse du roman post-moderne italien, M. Ganeri précise les (...)
3Sur les plans linguistique et structural, Il bastardo di Mautàna révèle plusieurs caractéristiques propres aux textes littéraires post-modernes diffusés en Italie dès la fin des années 19701. Quant à la construction temporelle de l’ouvrage, nous remarquons que les cinq parties qui composent le roman ne suivent pas la succession chronologique des événements et sont souvent présentées par l’emploi de la technique du flash-back. Dans le texte, nous relevons également l’emploi fréquent d’un langage expressionniste qui donne lieu à des descriptions hyperboliques et parfois caricaturales des espaces et des personnages, ainsi qu’une utilisation très particulière du dialecte sicilien et d’archaïsmes. Grasso poursuit un mélange évident des genres littéraires, jusqu’à réaliser un véritable plurilinguisme s’exprimant à la fois à travers l’emploi de prose et de poésie, et d’un langage proche du registre oral. Cette « écriture de l’oralité » s’appuie essentiellement sur la présence de la répétition lexicale, d’une syntaxe fondée sur la juxtaposition de phrases et sur l’évocation de dictons d’origine populaire et/ou de dérivation religieuse. Du point de vue narratif, le roman reparcourt l’histoire d’une famille propriétaire d’une vaste exploitation agricole, qui vit dans un espace en même temps hyper et hypo déterminé de la campagne sicilienne, qui se situe entre le domaine de Mautàna, la propriété de la famille Verderame, et Terranova, le village où les nombreux personnages masculins et féminins au comportement souvent extravagant agissent.
- 2 Nous entendons par « catholicisme païen » toute sorte de rites, de croyances et d’expressions relig (...)
4Silvana Grasso, bien qu’elle situe les événements entre juin 1921 et 1948, période qui comprend grosso modo les années de la dictature fasciste et de l’après-guerre, met en place une narration qui manque totalement de références explicites ou implicites à l’histoire du pays. Le lecteur se trouve face à une écriture irrévérencieuse et parfois dérangeante qui, en mettant surtout en évidence les caractéristiques anthropologiques des personnages et de leur communauté, se focalise sur la culture, sur les rapports sociaux et sur la religiosité d’une Sicile enfermée dans son espace insulaire géographique et mental. Il s’agit essentiellement d’un espace se fondant sur les principes et les règles d’un catholicisme païen2 qui s’exprime à la fois par la répétition de rites collectifs, par un sentiment de fatalité et une superstition capables de rythmer le quotidien individuel et les habitudes comportementales de la population. La notion de sacré est par conséquent subordonnée à des espaces habités par toutes sortes de malédictions et de bénédictions ainsi qu’aux sentiments du deuil et de la mort inéluctable, de la maladie et du péché, qui semblent à tout moment se manifester dans les corps des personnages et dans leurs existences fragiles.
5Le domaine de Mautàna et le village de Terranova s’imposent comme des espaces soumis à des attitudes et à des manies douteuses (parfois malsaines) et comme des lieux habités par des femmes et des hommes aux corps bestiaux puant le sang et la sueur. La vie de chacun semble vouée au culte de l’argent, qui nous rappelle la célèbre roba de la tradition littéraire sicilienne. La communication entre les différents individus est très limitée, le langage qui domine est celui des odeurs, qui détermine le profil physique et psychologique des personnages :
Ovunque a Mautàna s’avvertiva, forte, l’odore del sangue di Stinca neanche il temporale neanche il malupirtùsu […] riusciva a spazzarlo via. […] Era uno degli odori forti di Mautàna. Il fango nella porcilaia, lo sterco delle giumente nelle stalle, l’acro rezzo della mandorla amara, le stoppie al tramonto sul campo falciato, e il sangue di Stinca. (BM, p. 121)
6Les maisons, les rues, les places et les personnages dégagent une sorte de « beauté rude » qui fascine et fait peur, qui attire et répugne, qui transforme sans cesse les habitants de cette terre en saints et en diables. Les espaces immenses au bord de la mer ou à la montagne, désolés et vagues, suscitent un sentiment de fatalisme absolu qui exprime plus un manque total de volonté individuelle et de présence divine qu’une confiance sincère envers la providence :
A Mautàna, il feudo di Don Giachino Verderame, dalla terra buona – il grano era grande come chicchi d’uva – la vita somigliava alle zucche d’inverno, quelle giallarancio, grandi enormi che bastano per tutto un inverno e oltre. […] Poi con le sementi seccate al sole si fanno le altre per il prossimo inverno, e poi così ancora all’infinito. […] Morire nascere ammalarsi erano fatti comuni come la semina in autunno, il raccolto d’estate e il porco in agosto. Nessuna attesa, né batticuore. Tutto, gioia o dolore, era accolto nella fattoria senza eccessi, senza frastorno né fragore. (BM, p. 12 et 13)
7Toutefois, ces espaces homogènes et ces temps éternels subordonnés à un fatalisme ne prévoyant aucune rupture, aucune discontinuité, connaissent dans le roman de Grasso la présence d’une religiosité païenne intense et enracinée, qui anime l’univers de Mautàna, ses personnages et leurs comportements. Mircea Eliade reconnaîtrait dans ces espaces une manifestation du « cosmos », à savoir un espace irréligieux et dépourvu de toute théophanie, de toute manifestation du sacré, en opposition à ce qu’il définit « monde », c’est-à-dire le territoire réel, habité et fondé par l’homme, où « la découverte ou la projection d’un point fixe, le “centre”, équivaut à la Création du Monde » (Eliade, p. 26).
8Les nombreux toponymes (« Piano delle Vergini », « San Giovanni Battista delle Monache », « Scesa della Passione », « Largo delle Croci », « Convento delle Chiarine ») et le recours fréquent à l’onomastique font souvent référence à la sphère du sacré (« Vangeli », « Rosario », « le vergini », « prete », « predicatori della città », « confessionale », « chierici »), aux saints du catholicisme (« San Giorgio », « Sant’Agostino », « Santa Rita », « Tabernacolo di San Vincenzo »), aux différents moments liturgiques (« Natale », « Pasqua », « Corpus domini », « domenica delle Palme », « Passione del Venerdì Santo »), ainsi qu’aux fêtes religieuses et populaires (« Processione dei Flagellanti », « Festa di Maria Bambina di Terranova ») qui occupent une place importante dans la vie quotidienne de Mautàna. Les différentes expressions du sacré sont cependant exclusivement liées aux formes les plus archaïques d’un catholicisme païen qui repose sur des croyances populaires et ancestrales. Il s’agit de rites qui, tout en forgeant une identité et une morale spécifiques, se traduisent dans le quotidien en une superstition au sein de laquelle le sacré et le profane cohabitent et s’opposent.
9Dans ce roman, les notions de sacré et de profane ne se mélangent jamais ; au contraire, elles constituent toujours une double polarité où se situent et se fixent les actions et la psychologie de chaque personnage. Établissant les rôles, les fonctions et les relations sociales entre les univers masculin et féminin, définissant le « centre » et la « périphérie » et, enfin, fonctionnant de discrimen entre le sacré et le profane, la sainteté et la damnation, le bon et le mauvais, ce type de religiosité païenne, rurale et collective, d’une part, se porte garante des valeurs sociales et morales traditionnelles, d’autre part, affaiblit les caractères et la volonté des personnages que l’auteur met en place. Effectivement, personne n’échappe à l’échec, à l’autodestruction, à la mort, au péché ou, au moins, au jugement collectif de ceux qui croient vivre pieusement dans cette terre-prison.
10Des destins tragiques, qui évoquent les rapports de force classiques entre dominant et dominé, victime et bourreau, créateur et créature, semblent peser sur l’histoire de tous les personnages pieux ou pécheurs du roman. C’est le cas, pour commencer par les personnages féminins qui acceptent passivement leur sort, de Mariannina, la bonne de la famille Verderame et mère de Lupo, le bâtard de Don Giachino. Elle passe toute sa vie à s’occuper du Palazzo Rosso, la résidence des Verderame, et de ses enfants légitimes et illégitimes. La triste existence de Mariannina est proche de celle de Semenza, la sœur de Stinca. En raison de sa condition de malvoyante qui l’empêche de se marier (les garçons du village n’épousent que des femmes solides et en pleine santé, aptes à travailler la terre et à s’occuper des enfants et de la maison), elle est l’une des rares femmes célibataires de Mautàna. À défaut d’une vie conjugale traditionnelle, Semenza consacre sa vie à son neveu Janìa et, sous le regard attentif de Canaria, la sorcière du village, apprend à utiliser les herbes nécessaires à la préparation des remèdes censés soigner les maladies les plus graves. À cette typologie de femme appartient également la noble Leonora Macaluso, qui passe son temps à broder, à rédiger des épigrammes funéraires et à haïr Tano, son mari et fils de Don Giachino. En effet, Tano ne cessait de suivre Stinca à la Rocca dell’Accia, où il se soumettait à ses martyres et à ses extravagantes pulsions sexuelles.
11À ces femmes obéissantes, religieuses et pieuses, qui font de la dévotion leur « centre » moral et comportemental, et qui poursuivent dans leur existence « un signe pour mettre fin à la tension provoquée par la relativité et à l’anxiété nourrie par la désorientation, en somme, pour trouver un point d’appui absolu » (Eliade, p. 31), s’opposent des femmes différentes qui remettent en cause les notions traditionnelles et païennes du sacré et de la religiosité. Il s’agit, en particulier, de Canaria, de Mimina la Santa et surtout de Stinca. Canaria est la « scinziata », la « dottora », la guérisseuse, la femme qui évoque par sa constitution physique, sa nature de séductrice et son activité de « nettatrice di ventri femminili » la force diabolique du péché :
La Canaria, spavalda nella caviglia spavalda, il passo di gatta selvaggia, il petto pieno come mela che rosseggia sul ramo più alto, per lo più praticava aborti nella masseria. E arrivava all’Angelo, tra i fumi allappati della zolfara di Macalùbba, con lo scialle su i riccioli saracini, quando veniva per nettare le viscere delle contadine, pur se la gravidanza era già avanti nel tempo e bisognava tirarlo, a pezzi, il piccolo feto racchiuso nell’utero. (BM, p. 17)
12Ce personnage met en évidence le rôle primordial que la superstition et le péché (opposés aux principes catholiques) revêtent au sein de cet espace et de ce temps insulaires immuables, dirait-on éternels, qui sont brisés de temps à autre par une épiphanie du sacré se manifestant grâce à un certain nombre de rites collectifs, tels que la Processions des Flagellants ou les liturgies de Noël ou de Pâques. Mimina la Santa, au contraire, extériorise le rapport complexe que le sacré et le profane instaurent entre eux dans cette Sicile mythique et rurale que Grasso met en place dans ce roman. Ayant grandi dans le Couvent des Chiarine et après avoir assisté pendant longtemps les prostituées syphilitiques qui étaient hébergées dans l’Ospizio delle Pentite, Mimina la Santa devient la directrice du bordel de Terranova. L’éducation pieuse et orthodoxe qu’elle avait reçue aboutit à une activité tout à fait interdite par la morale catholique. Dans ce personnage, le sacré et le profane cohabitent, tel un oxymoron, sans qu’ils ne se superposent jamais l’un à l’autre :
Il suo bordello – Mariasantissima guai a chiamarlo bordello – era più – precisava col Rosario in fuga dal grembiule, ruminando avemmarie – ospizio ricovero quasi un convento. […] Ricamava con dita d’angiolo Mimina e ovunque, nel suo bordello, c’erano preziosi pizzi al tombolo e cadute con smerli a festone. […] Il palazzetto più una sagrestia sembrava e ricami e lini bianchi immacolati non poco confondevano i clienti, garzoni, terrazzieri, macellai pecorai dell’agro di Terranova. […] Mimina, nel suo bordello ricamava ruminava orazioni e intascava denari ché anche al buon Dio dalle cannate del cielo piaceva il tintinnio delle monete. (BM, p. 97)
13Toutefois, le personnage féminin qui plus que les autres bouleverse l’équilibre social et le sentiment religieux de la communauté de Mautàna est sans doute celui de Stinca aux cheveux crépus, touffus et roux, au visage criblé de taches de rousseur, à la taille fine et aux jambes longues et bien faites. Stinca appartient à « un’altra razza » (BM, p. 40), comme le prouvent les nombreuses épithètes qui la concernent : « diàvula », « occhiodiciàula », « indemoniata », « assassina », « buttana », « ladra », « seme del male ». Depuis son enfance, Stinca vole les hosties consacrées, hait les cloches des églises, séduit les prédicateurs qui se rendent à Mautàna pendant la Semaine Sainte, pousse un jeune moine au suicide et, enfin, séduit et torture Tano jusqu’à la mort, alors qu’il avait décidé de la tuer avant qu’elle ne le tue. Le profil particulier de Stinca révèle aussi sa différence par rapport aux autres femmes du village, dont le seul but était de se marier et de fonder une famille :
Era un uccello, e si posava qua e là proprio come gli uccelli, a caso. Stava con chi voleva, come voleva, dove voleva, quando voleva, a provare che era lei la più forte. (BM, p. 137)
14Son caractère différent et son attitude irrévérencieuse sont mis également en évidence par certains traits psychologiques et comportementaux, par sa manière particulière de communiquer et d’exprimer son affection aux autres. Par ses gestes, elle s’approche plus de l’univers animal que de celui des êtres humains :
Stinca non parlava quasi mai. Non domandava non rispondeva non chiamava. Un verso, ogni tanto, una specie di latrato, o garrito o nitrito. Per lo più si faceva capire dagli occhi. […] Lei non piangeva non gridava non pregava non amava. Ma questo Tano lo sapeva assai bene come sapeva che non c’era da fidarsi di lei e che un’unica cosa si poteva fare con Stinca. Ammazzarla, o esserne ammazzati. (BM, p. 120 et 140)
- 3 « Par cette désobéissance d’ordre moral et esthétique, entraînant un comportement qui manque à la d (...)
- 4 « Quelle que soit la complexité d’une fête religieuse, il s’agit toujours d’un événement sacré qui (...)
15Dans une étude consacrée à cet ouvrage, Margherita Marras soutient que la désobéissance morale et esthétique de Stinca représente presque un antidote à la violence sociale et au conformisme religieux de l’univers-prison de Mautàna3. Aux pressions sociales et morales que les hommes exercent sur les femmes, Stinca oppose une sexualité obsédante et dominante, agressive et violente dont Tano sera l’une des victimes. Sur le plan proprement moral et religieux, Stinca oppose au fatalisme et aux préceptes catholiques une forme irrévérencieuse de liberté qui frappe l’Église, ses représentants officiels et l’ensemble des rites religieux collectifs, sur lesquels les habitants de Mautàna bâtissent leur identité et retrouvent leur temps sacré. Il s’agit d’un temps sacré qui à travers le rite revient à s’actualiser dans un présent éternel et rassurant4.
- 5 « Poi si levò da terra veloce come un animale, senza gemito, senza lamento, come se avesse ripreso (...)
16La profanation de la vie et du sentiment de la maternité dont Stinca fait preuve lorsqu’elle met au monde et abandonne Janìa5, enfant illégitime de Tano, ainsi que la profanation de tous les représentants de l’Église, à partir du jeune moine de l’ordre des Capucins, qui subit la violente séduction de Stinca jusqu’à en arriver au suicide, sont les signes non équivoques de sa double résistance au fatalisme et à la morale catholique conventionnelle :
Voleva averlo a tutti i costi, ne voleva provare il fermento del sesso intatto, che solo nel pallido lino del letto, di notte e involontariamente, si abbandonava a schizzi improvvisi, trasparenti come rugiada. Lo trovarono al carrubo, di mattina presto, con la corda al collo di seta, gli occhi immoti al cielo tra confuso sciame d’api. (BM, p. 41)
17Le défi que Stinca lance à l’Église officielle et à son autorité morale revient comme un leitmotiv dans ce roman. Tous les représentants ecclésiastiques sont visés grâce aussi à l’emploi d’un langage caricatural et paroxystique, comme dans le passage suivant où Grasso évoque la mère supérieure de l’Ospizio delle Pentite :
Quelle natiche, abbandonate sul punto croce e il Bambin Gesù, l’avevano sfinito il cuscino perché fiati, grevi di minestra di ceci, soffiavano dal culo della vecchia come il vento tramontano nella Fastuchèra della Chiudìa. L’orifizio della Superiora era slabbrato, senza tensione di nervi, lento come i calzini vecchi quando non più si stringono alla caviglia. (BM, p. 99)
18L’Église devient une fois de plus la cible privilégiée du roman lorsque Don Giachino Verderame, en s’adressant à Mariannina, fait allusion à la richesse matérielle du clergé dans le but de la convaincre qu’il vaudrait mieux que Lupo (leur enfant illégitime) suive son conseil de poursuivre la carrière ecclésiastique jusqu’à devenir l’évêque de Piazza Armerina :
Sai se la passano bene i preti… fatica poco e tasca piena… i Vescovi poi… altro che terre e poderi… i padroni sono… ti dico… i padroni… Dio in cielo e loro in terra. (BM, p. 56)
19L’importance du fatalisme et d’une certaine morale catholique, bien qu’elle soit présente chez les personnages féminins du roman, agit particulièrement sur les personnages masculins, qui semblent incapables de réaliser le moindre projet personnel et également d’afficher leur véritable individualité au sein du paysage humain de Mautàna. Un lourd héritage de codes sociaux et éthiques, traditionnels et archaïques, conditionne les mentalités et les comportements des hommes, jusqu’à les conduire à l’échec définitif et irréversible. Ce triste destin n’épargne pas non plus la riche famille Verderame. La gloire et la mémoire de leur ancêtre, Rosolino Verderame, lieutenant charismatique et valeureux, seront progressivement effacées par les vicissitudes privées d’une descendance qui fait constamment preuve d’immoralité, d’intempérance et d’ineptie.
20Don Giachino Verderame, au corps défiguré par une hernie monstrueuse et prêt à se livrer aux actes les plus dissolus, meurt « vomitando sangue una domenica delle Palme, a Terranova » (BM, p. 60). Son fils Lupo, né d’un rapport extraconjugal avec Mariannina, poursuit malgré lui la carrière ecclésiastique souhaitée par son père qui, dans le but de s’affranchir de son péché de jeunesse, veut que Lupo devienne évêque de la ville de Piazza Armerina. Jusqu’à la mort de Don Giachino, Lupo vit avec le seul désir de voir crever son père-bourreau, à qui il aurait voulu crier, sans jamais y parvenir :
No non mi ci voglio prete, […] non li voglio i vostri corredi… la tonaca l’orticaria mi fa… il seminario è buio… puzza di capra morta il fiato del Padre Rettore… mandateci vostro figlio Tano a farsi Vescovo… io voglio stare al Pontile e sentirlo il mare… e vedere i fuochi della festa… e le pupe di zucchero la domenica in piazza. (BM, p. 52)
21Tano, fils légitime de Don Giachino et héritier de toute sa fortune, subit également le mépris que les habitants de Mautàna et son père ne cessent de lui renvoyer. Don Giachino, en particulier, le considère comme une bête complètement soumise à la mauvaise influence et à la sensualité déroutante de Stinca. Visé par son sort pendant toute sa vie – car il est victime d’un père indifférent à son égard et d’une femme qui le hait – et au moment de sa mort – puisqu’il décède « en crachant du sang noir comme la sauce aux seiches » au lieu d’être tué par Stinca comme il l’avait prévu – Tano reproduit le schéma de vie de son père qu’il détestait tant. Comme Don Giachino, Tano aura un fils illégitime, Janìa, un enfant muet et malade et également un fils légitime, Rosolino, qu’il « vedea con fastidio, quasi con ribrezzo, quel ragazzino dalla pelle bianca slavata fina e pallida tale e quale sua madre. Più femmina che maschio, le gambe corte e magre, il torace stretto di chi soffre il mal di petto » (BM, p. 111-112). Lorsque Tano meurt, Rosolino ressent un sentiment de libération, de renaissance, le même que Tano (fils légitime de Don Giachino) avait ressenti après le décès de son père. Prenant à cœur la vie politique et économique de Terranova, il succèdera à son père au poste de maire. Quant à Rosolino, qui porte le prénom de son ancêtre valeureux, il se consacrera exclusivement à la musique classique et à la fanfare de Terranova, sa véritable passion-obsession. Cette activité le portera à gaspiller rapidement toute la fortune familiale pour rembourser ses dettes, au point qu’il devra vendre aussi le Palazzo Rosso, la demeure historique des Verderame.
22Si une partie des personnages féminins du roman (Semenza, Mariannina et Leonora) continuent à perpétuer les modèles ancestraux d’une société qui situe le sens du sacré et le sentiment religieux dans un « centre » capable de sauvegarder une identité prédestinée et un espace immuable, Stinca, Canaria et Mimina la Santa s’opposent fortement à leur monde en élaborant une identité et un espace qui s’expriment à travers un « sacré profané » et un « profane sacralisé » (Marras, p. 73). Les personnages masculins, au contraire, se limitent à suivre passivement un fatalisme qui ne présente aucun caractère sacré et qui perpétue l’idée d’une religion sans dieu.
23Mettant en place une représentation tragique de la vie, sur laquelle pèse l’ombre du péché et de la faute ainsi que le lien mystérieux et indicible qui rattache et oppose le créateur et la créature, le père et le fils, l’univers masculin se porte garant dans ce roman d’un système anthropologique, social, culturel, moral et religieux insulaire, qui reste immunisé contre toute sorte d’évolution temporelle et spatiale. Dans un texte consacré à l’écriture des femmes de la Méditerranée, Grasso, précisant la relation étroite qui s’instaure entre les notions de temps, d’espace, de culture, de religion, de langue et l’idée d’île, écrit :
L’isola vive la cesura dal Continente come ius-privilegio, roccaforte a difesa della sua arcana mitostorica singolarità. L’isola è per sé caput mundi, riserva di fauna, animale e umana, flora e lingua. Immune dalla iattura della contaminazione e dell’omologazione antropico-linguistica. Il tempo dell’isola è metareale: anticipazioni visionarie, epilli profetici, posdatazioni sfrattano la miseria dell’hic et nunc, dei tempi generali, dei verba generalia. (Grasso, p. 55)
24La religion et le sens du sacré peuvent ainsi contribuer à préserver l’espace géographique, poétique et mental de l’île. Il pourrait s’agir d’une protection à double tranchant : l’immuabilité apparente de l’histoire mythique, empêchant le temps d’agir et de faire évoluer le « poids spécifique » d’une identité collective, pourrait malgré tout la livrer simplement (et peut-être inutilement) à l’homologation anthropologique, culturelle et linguistique que nous tous avons appris à connaître dans notre époque.