[…] Mia madre probabilmente oggi, guardando mio figlio, si chiede quale Dio pregherà, che vita farà, quale lingua parlerà. Ma mio figlio le lingue le sta imparando tutte: l’arabo, il francese e l’italiano; e spero che possa crescere serenamente, prendendo, di qua e di là, tutto ciò che potrà renderlo felice. Ma mi auguro, soprattutto, che il futuro gli dimostri che bianco e nero non sono altro che sfumature.
N. Chora, Volevo diventare bianca, Roma, e/o, 1993, p. 133.
- 1 Nous adoptons ici le terme d’Armando Gnisci, qui note avec justesse l’inadaptation du concept de « (...)
- 2 Cf. J.-C. Vegliante, « “Civilisation” et études littéraires – L’exemple de la littérature issue de (...)
1Notre postulat, dans ce travail et en général face à la littérature migrante, est le suivant : l’écriture des auteurs migrants ou « créoles1 », puisqu’elle apparaît dans la langue du pays de réception, reflète leur volonté de communiquer avec ce pays et constitue un acte qui ambitionne d’affirmer leur identité et leur altérité, au lieu qu’ils se laissent « traduire » par celui-ci2.
- 3 Cf. B. Bozzo (notamment Di fronte all’Islam. Il grande conflitto, Genova, Marietti, 2001) et même G (...)
- 4 Cf. les dossiers annuels de la Caritas, qui demeurent la source documentaire la plus complète sur l (...)
- 5 En fait R. Guolo in Xenofobi e xenofili. Gli italiani e l’Islam, plus précisément dans son chapitre (...)
2Or l’Italie, à part d’éventuelles considérations d’ordre juridique, n’est pas un pays laïc : ni dans son génie historique ni dans sa sociologie. L’émergence du phénomène de l’immigration et des débats qui le concernent éloigne plus que jamais la laïcité du devant de sa scène. En premier lieu les opposants de l’immigration, et non seulement les xénophobes les plus radicaux se regroupant sous la bannière d’Oriana Fallaci, semblent enclins à adhérer à l’idéologie huntingtonienne du choc des civilisations, qui fraie la voie à une islamophobie s’adressant surtout à l’égard des musulmans immigrés3. Mais aussi les plus efficaces des réseaux associatifs de solidarité œuvrant en faveur des immigrés tendent également à corroborer le religieux et l’antinomie christianisme/islam en Italie. L’on connaît l’importance de la Caritas, reliée directement aux diocèses, dans son action humanitaire et même d’information sur l’immigration4. En même temps, les mosquées en Italie développent des organisations d’une grande envergure en complète autonomie par rapport aux pouvoirs publics italiens ; les spécialistes parlent désormais d’un « islam des mosquées » comme d’une forme spécifique – en vérité pas nécessairement très représentative – du religieux musulman péninsulaire5. C’est ce qui fait que la religion musulmane chez les immigrés devient un facteur radical d’altérité aux yeux des Italiens : pour certains une cause d’extranéité donc de rejet, pour la plupart un facteur identitaire jugé incontournable.
- 6 L’identification de la « phase exotique » par opposition à la « phase karstique » de cette littérat (...)
3Cette note liminaire « civilisationnelle » me semble se justifier parce qu’elle explique une « traduction » italienne très largement diffuse selon laquelle les migrants musulmans seraient généralement des femmes et hommes religieux, c’est-à-dire ni laïcs ni désintéressés à leur foi. Du point de vue de leur expression littéraire, cette « traduction » a certainement créé des attentes et des curiosités chez le lectorat : on s’attend des auteurs musulmans à ce qu’ils s’expriment sur l’islam dans leurs œuvres, ne fût-ce que pour clarifier subjectivement l’importance de la foi dans leur propre identité. Cette attente a été renforcée par la circonstance que les premières œuvres de la littérature migrante italienne, les ouvrages de la « phase exotique » – littéraires ou para-littéraires, peu importe – relevaient très largement de cette « letteratura di emigrazione » autobiographique, ayant pour thème quasi exclusif les affres de la migration, voyage et première installation précaire voire clandestine6. Dans ce contexte, les références ne pouvaient certes pas manquer à l’approche à sa propre foi dans des conditions de vie si dramatiques, donc à l’islam dans l’Italie des immigrés. Effectivement l’autobiographie romanesque (sous forme de journal intime) Chiamatemi Alì de Mohamed Bouchane (1990) en est un paradigme, puisqu’elle comporte des références au religieux et aux différentes mosquées milanaises presque dans chaque page ; l’auteur correspond donc parfaitement à notre « traduction » nationale :
- 7 Quatrième de couverture de l’ouvrage en question, sans doute rédigée par l’un de ses co-auteurs : C (...)
[…] A sorreggere moralmente Mohamed è soprattutto, se non esclusivamente, la sua fede. Le prime parole del suo diario sono: “Nel nome di Allah Clemente e Misericordioso”; e la fede è anche consapevolezza di una precisa identità culturale vissuta con orgoglio. Nel quotidiano, lacerante confronto con un altro stile di vita, con un’altra civiltà, si fa strada la percezione di una differenza e, con essa, la necessità di salvaguardare la propria dignità di uomo7.
- 8 In D. Bergola, Da qui verso casa, Roma, Ed. Interculturali, 2002, p. 85-87.
- 9 Le bulletin de synthèse de la banque de données BASILI (Banca dati Scrittori Immigrati in Lingua It (...)
4À part la « traduction » au premier degré, mais allant dans le même sens, un autre élément du débat critique – ou plutôt poétique – de certains auteurs musulmans renforce le devoir-être du religieux dans leurs œuvres. L’Algérien Tahar Lamri, comme de nombreux Maghrébins et non sans rapport justement avec la littérature contemporaine de leur pays d’origine (cf. Abdelkebir Khatibi), revendique le devoir militant de prendre la parole au nom des compatriotes qui ne l’ont pas, de les représenter, de sortir de l’exotisme qui « fait plaisir à l’Occident » et qui en suit la tendance commerciale8. En bref, il endosse le rôle de médiateur culturel qui, dans le contexte actuel, devrait consister dans la correction de l’image déformée voire stigmatisée que l’on a de l’islam en Italie. Dans plusieurs textes littéraires on retrouve également l’injonction, venant des pays d’origine – par exemple dans la forme fictionnelle d’une lettre des parents à l’égard de leurs enfants émigrés – de se faire les porte-parole d’un message de réconciliation religieuse, car c’est parce que les Occidentaux ne connaissent pas les musulmans qu’ils ne les aiment pas : un refrain plutôt idéologique notoire. Cependant n’oublions pas que les Maghrébins sont bien loin d’être les plus nombreux parmi les auteurs musulmans en italien9.
- 10 Le parcours d’un Erri De Luca, si tant est qu’il est sincère, n’étant pas la norme…
5C’est sans doute surtout comme premier acte d’émancipation et de révolte contre la « traduction » italienne qu’un certain nombre d’auteurs musulmans, qui par ailleurs sont pour la plupart réellement laïcs (c’est-à-dire pas des croyants militants), repoussent avec véhémence l’attribution du religieux dans leurs œuvres, du seul fait de leur identité d’origine. C’est souvent un refus sans appel lorsqu’on les interroge sur le sujet, comme j’ai eu l’occasion de le faire, presque une accusation implicite de racisme envers le « traducteur », comme si le fait de venir d’un pays musulman laissait une marque indélébile à l’écriture du « traduit ». De plus, il existe bien évidemment des écrivains positivement hostiles à la pratique religieuse du pays d’où ils viennent, particulièrement les réfugiés politiques iraniens, mais aussi certains Algériens, Égyptiens ou Libanais ayant leurs propres griefs contre l’islam politique. De la même manière, l’on imagine mal la présence de références religieuses dans les ouvrages parus dans une collection (de la maison d’édition Sensibili alle foglie) dirigée par Renato Curcio10…
6On serait donc tenté de supposer, en écoutant les auteurs dans leur déni véhément, comme je l’ai fait moi-même au stade initial de cette recherche, que le religieux n’entre pas majoritairement dans la poétique des prosateurs musulmans italiens ; qu’il y serait même globalement absent, ou alors qu’il aurait été dépassé lui aussi dans l’évolution entre la « phase exotique » et la « phase karstique », par émancipation du regard « traducteur ». Pourtant, dans notre échantillon de 72 œuvres étudiées – dont 26 romans – on compte seulement 29 textes – dont 4 romans – dans lesquels les références religieuses sont entièrement absentes ou insignifiantes. De surcroît, en considérant dans ce nombre leurs auteurs, il n’y en a que 7 chez qui cette absence est systématique dans l’ensemble de la production considérée. Les premières impressions tirées des propres mots des « négateurs », de leur origine nationale, des circonstances de leur migration et de leurs opinions politiques s’avèrent donc tout aussi trompeuses que les hypothèses formulées à partir de la « traduction » au premier degré.
7En poussant plus loin la réflexion sur la « traduction », l’on se rend compte qu’elle possède un second degré : celui de l’attente que les auteurs soient effectivement des représentants d’une communauté (nationale, religieuse, etc.) – selon la préconisation ou l’idéal maghrébins –, ou bien de la supposition et de l’affirmation qu’ils ne le sont pas. Dans ce sens, notre « traduction », même semi-consciente, s’attend encore à ce que les auteurs, en fait « incidemment » musulmans, soient eux-mêmes seulement en partie des « auteurs des musulmans ». S’ils ne le sont pas, ce serait bien pour cette raison que les références religieuses sont absentes chez eux. Le présupposé demeure le même – musulmans = non-laïcs – mais l’on n’est plus prisonnier de ses attentes et l’on croit pouvoir ainsi expliquer également l’absence du religieux chez certains auteurs. Cette forme de « traduction au second degré » est ce qui pousse vers une dichotomie entre simple présence ou absence du religieux dans les œuvres : je redoute que l’intitulé de ce texte n’y contribue involontairement lui aussi… Au contraire, différents facteurs de complexité survenus surtout ces deux dernières années – 2005-2006 – s’opposent à une telle dichotomie facile. Parcourons-les rapidement.
- 11 Pour ne parler que de la France, deux colloques internationaux importants ont eu lieu entre 2005 et (...)
- 12 « Lingua Madre » est un concours littéraire national inauguré en 2005 sur initiative de la Région P (...)
8La littérature migrante italienne est devenue un objet d’étude extrêmement fertile, grâce à l’attention efficace d’un groupe de chercheurs italiens et italianisants à l’étranger, autant qu’à un milieu de rencontres et de débats aussi bien des auteurs entre eux qu’au sein d’un chapitre de chanoines fidèles dialoguant11 : prix littéraire « Eks&Tra » et bien d’autres plus récents ; sites Internet avec publications en ligne tels que Kúmá, Sagarana, El Ghibli ; congrès, séminaires et lectures publiques de vers et de prose en relation plus ou moins étroite avec les nombreuses initiatives sur « l’interculturel », diverses et variées, qui se multiplient avec le temps ; même l’intérêt incontestable de l’édition, manifesté par exemple par la série de présentations d’ouvrages de littérature migrante dans le cadre de « Lingua Madre » au Salon international du livre de Turin en mai 200612.
- 13 Tableaux tirés de BASILI sur la production par genre et par année de parution :
LETTERATURA MIGRANTE (...)
- 14 Par exemple le roman Il profugo de Y. Tawfik (Milano, Bompiani, 2006) présenté au Salon de Turin en (...)
9Sans doute grâce au cercle vertueux qui s’est ensuivi de ce milieu de dialogue, appelé de leurs vœux par les premiers spécialistes, notamment pas Gnisci, la production littéraire a également augmenté de façon vertigineuse au cours des deux dernières années, dépassant les 45 publications par an dans les différents genres13. Cela fait aussi de la littérature migrante un sujet extrêmement mouvant, qui se laisse difficilement enrégimenter dans une quelconque généralisation critique, comme les bornes géographiques (Africains, Maghrébins, Brésiliens, Balkaniques) ou civilisationelles (comme « notre » regroupement des musulmans), y compris donc sur la question du religieux. Dans cette explosion, les rôles de l’édition – moteur ou remorque ou encore délaissement dédaigneux de la littérature migrante – deviennent moins cruciaux, bien qu’il semble évident qu’ils se poursuivent tous14. Cependant, cette circonstance laisse indiscutablement davantage d’autonomie aux auteurs, davantage de possibilité de sortir de la semi-clandestinité de la « phase karstique » de leur production et de tenter leur propre voie au succès.
- 15 Lucia Quaquarelli de l’Université de Modène a mis en évidence les spécificités de ce qu’elle appell (...)
10Ces deux dernière années, la nouvelle génération « créole », représentée en particulier par d’importants auteurs femmes et musulmanes comme Igiaba Scego et Ingy Mubiayi entre autres, a également commencé à constituer un sous-ensemble en tant que tel, notamment dans le recueil de nouvelles Pecore nere (2005)15. On se doute bien que leur approche aux problématiques identitaires et donc également au religieux est totalement différente de celle des migrants.
- 16 Cf. notre « Cenni sulla letterarietà… ».
- 17 « Lettere migranti e diaspore europee », in A. Gnisci-N. Moll, Diaspore europee & Lettere migranti, (...)
- 18 Concept introduit par Franca Sinopoli, cf. « Poetiche della migrazione nella letteratura italiana c (...)
11Par-dessus tout, le très grand nombre d’auteurs de la littérature migrante italienne, qui approche désormais 200, s’accompagne de façon croissante de leur besoin de se distinguer les uns des autres. En d’autres termes, cette prolifération à l’intérieur d’un milieu favorable empêche objectivement la formation d’une littérature de minorités, dans le sens que les auteurs, même s’ils étaient éventuellement mus par la motivation idéale de représenter leur communauté, sont nécessairement attirés à l’inverse vers l’insistance sur leur propre individualité, voire originalité d’écrivains. Nous avions montré que déjà depuis 2001 l’acceptation de l’appartenance même au « genre » de la littérature migrante était débattue et soumise à conditions de la part de certains auteurs16. L’acceptation de l’idée que le « dispatrio » soit une source intériorisée et une cause profonde de l’écriture – et qu’elle puisse être féconde et même la plus prometteuse de la littérature du monde, comme l’a soutenu Gnisci déjà en 200217 – fait encore l’objet de doutes et de perplexités chez certains écrivains. Celui qui refuse la qualification même d’auteur migrant, ainsi que les spécificités de la « poetica della migranza18 », comment voudra-t-il se faire la personnification d’un « musulman écrivain » ? Et nous, face à cette multiplicité et à cette complexité, comment pourrons-nous être manichéens au point de lui poser la question du religieux, dans notre lecture, simplement en termes de présence ou d’absence ?
- 19 C’était déjà le cas il y a longtemps chez Tahar Ben Jelloun, in La réclusion solitaire, Paris, Deno (...)
- 20 Il faut savoir, comme l’a justement mis en évidence Maria Cristina Mauceri dans son compte rendu du (...)
- 21 Il custode del Corano (2006) est un roman sur le calife Omar, héritier spirituel du Prophète, donc (...)
12Lorsque le religieux est présent dans une œuvre, il faut d’abord rappeler qu’il s’enchevêtre souvent avec le côté presque anthropologique des traditions, ou bien parfois avec le politique : les deux doivent être pris en compte aussi. Évidemment avec l’évolution de la littérature migrante, les références religieuses sont de moins en moins didactiques ou informatives pour le public italien et de plus en plus inscrites dans la poétique de l’œuvre, selon la même logique que le passage à la « poetica della migranza », sous toutes les formes implicites possibles, même stylistiques : par exemple l’alternance de la prose et de la poésie plus ou moins ouvertement mystique – maqamat chez Tawfik19, ou l’introduction des chapitres par des rêves prémonitoires dans le roman Salam, maman de l’Iranien Hamid Ziarati (2006)20. Depuis à peine quelques mois, nous disposons aussi pour la première fois de deux romans historiques où l’islam lui-même constitue le matériel romanesque – on pourrait parler de deux roman historiques coraniques –, sous la plume du Libanais Hafez Haidar, professeur de langue arabe à l’université de Pavie21.
- 22 Voir aussi Tawfik et le Maroc : l’héroïne du roman de l’Irakien Tawfik La straniera (1999) est magh (...)
13D’autre part, c’est presque banal, le regard des auteurs se pose aussi bien sur l’islam que sur le christianisme, même dans le pays d’origine où il est peut-être minoritaire, comme dans « Le “pesti” di Djama » (1998) du Sénégalais Pap Khouma. Il peut concerner l’avant ou l’après la migration, ou encore, le retour. Par conséquent, géographiquement, la référence religieuse peut se situer dans le lieu d’origine, dans le lieu d’arrivée ou dans un lieu tiers : par exemple dans le roman Il latte è buono (2005) du Somalien Garane Garane, on trouve aussi des pages intéressantes et significatives sur le protestantisme aux États-Unis et sur la façon dont le personnage principal y présente sa propre foi musulmane22.
- 23 Cf. par exemple le roman Rhoda (2004) d’Igiaba Scego : tentatives et aboutissements d’intégration c (...)
14Surtout, le sentiment envers le religieux peut concerner l’auteur, ou le narrateur, le héros ou parfois des personnages multiples dans des formes différentes voire opposées23, ou encore l’autre, dans toutes les disparates déclinaisons du terme. Malgré la relative rareté du récit autobiographique à présent, et la vigilance continuelle à ne pas prêter indûment trop de similitudes ou de représentations réciproques entre auteur et héros, très vite on arrive à se faire une impression, rarement ambiguë, sur un certain jugement de rapprochement ou d’éloignement contenu dans le texte par rapport au religieux auquel il se réfère. Par exemple les sentiments d’un héros migrant face à sa première expérience de l’art figuratif religieux en Italie ou des cimetières qu’il y aperçoit peuvent être classés comme un jugement d’extranéité chez un auteur musulman ; il en est de même pour les descriptions de traditions musulmanes dans le pays d’origine lorsque l’auteur les teinte de connotations superstitieuses, voire même qu’il exprime le sentiment de la supercherie de l’officiant, même si l’on ne sait pas a priori que l’auteur est laïc. Inversement, il suffit que ces pages soient marquées par la nostalgie pour comprendre qu’il y a là appropriation, adhésion lorsque le sentiment qu’irradie le personnage qui éprouve l’expérience religieuse ou dont il est témoin, ou la circonstance qui y fait référence sont présentés de façon positive dans le déroulement de la narration. Dans le doute, le texte et non l’auteur demeure le point central du jugement.
15Compte tenu de ces distinguos, il nous semble significatif de retenir une classification des références religieuses selon un tableau à double entrée : d’une part selon le lieu, en distinguant entre origine (y compris les pays tiers) et destination (comprenant la religion vécue dans la migration italienne et la religion locale) ; d’autre part en séparant entre adhésion et extranéité. Il reste un nombre limité d’œuvres, cinq, présentant des références au religieux inclassables dans l’une ou dans l’autre dichotomie ou qui présentent des caractères d’une telle étrangeté qu’il m’a paru plus opportun de les placer dans un groupe résiduaire.
- 24 Le tableau est reproduit en annexe.
16Faute de pouvoir rendre compte exhaustivement de la variété des références au religieux, deux exemples seront choisis dans les quatre cases du tableau à double entrée24, selon l’intérêt et la finesse mais aussi une certaine représentativité de leurs contenus.
- 25 L’idée de ce patrimoine culturel en voie de disparition est due à A. Waberi, « Garane Garane, il no (...)
17Commençons par la case origine-adhésion : il s’agit donc de références au religieux dans le pays d’origine, et envers lesquelles le texte indique une sorte d’adhésion. Le premier texte sur lequel nous nous penchons est le chapitre initial du roman Il latte è buono de Garane Garane. C’est un choix d’originalité : son auteur est somalien ; son fil conducteur est à la fois l’histoire du pays au cours de trois générations, de la migration précoloniale des bergers nomades vers la côte, à l’anarchie actuelle post-guerre civile, et celle de l’exil (plurinational), du retour de héros au pays et de sa mort après avoir retrouvé son aïeule dont la naissance ouvre le récit. Il s’agit d’un ouvrage récent écrit dans un style qui est un essai de récupération des « images, de la rhétorique et de la prosodie puisées au patrimoine le plus ancien de la tradition pastorale25 ».
18Le chapitre « La nascita di una regina » est donc un « aulò » de plus de 40 pages, une palabre pour établir sur la base d’arguments théologiques et généalogiques si Shakhlan Iman, l’enfant qui va naître mais qui s’exprime déjà, pourra être reine en dépit de sa féminité, en faisant valoir sa nature semi-divine liée à sa descendance du prophète Mohammed. Il en ressort la centralité de l’islam dans la culture somalienne, mais aussi le problème d’une dialectique complexe et d’un syncrétisme ardu entre la religion et les traditions à la fois pré-islamiques et patriarcales (sexistes), qui se matérialise dans la question même de la palabre : « Sua figlia [Shakhlan fille du roi Iman] non era halal, accettata o legale, secondo la Sacra Scrittura. Ma non era haram, proibita o illegale. Era mushbooh, sospetta, in dubbio » (p. 6), et d’autre part : « Ditemi, o popolo di Azania, discendenti del Profeta e della tribù dei Khuresh, cosa faremo della gerarchia maschile? » (p. 8). Des preuves de ce syncrétisme se trouvent dans la sorcellerie : « Gli stregoni di Azania, che usavano insieme la magia e il Corano, le cambiarono gli occhi » (p. 7), ainsi que dans le chapeau kofi « che non si doveva mettere di fronte ad Allah nelle moschee. Lo si poteva mettere di fronte al sacro, alla genealogia, che era il loro secondo Allah » (p. 9). Les éléments magiques relatifs à la reine-nourisson comprennent la gestation de sa mère durant vingt-quatre mois, pendant lesquels elle a tout vu, tout entendu, tout appris, et elle est désormais à même de répondre personnellement aux détracteurs de sa royauté. Ses yeux ont été remplacés par des yeux de lionne. Son sexe est à la fois féminin et masculin.
19Du côté dialectique, à longueur de pages, la généalogie collective est remémorée, ponctuée d’invocations islamiques ; ensuite l’histoire de la révélation du Coran à Médine est récitée afin d’en dresser le parallèle avec la biographie de leur roi actuel… De même, le récit du développement historique de l’islam et de la succession du Prophète sert à attester la descendance directe entre Mohammed et la future reine. L’on pose la question du port du voile ; réponse négative : « Il velo è un costume sociale, lo portano gli schiavi. E non ditemi che non potete vedere la faccia di chi vi comanderà un giorno! » (p. 27). De même, la question de l’infibulation traditionnelle non prévue par le Coran est posée, et la conclusion est que la reine sera bien infibulée quand même. Le seul problème épineux (!) reste celui de sa place de guide lors de la prière : « “È duro vedere una donna da dietro!”, pensava Shakhlan. “Pregheranno di fronte a me. Tutto quello che chiederò è che i loro sederi siano puliti come quelli delle scimmie! […]” » (p. 10). L’adhésion du texte à l’égard de la pratique religieuse qu’il présente (y compris l’infibulation, quel que soit le jugement, en l’occurrence inexprimé, de l’auteur sur ce sujet) se déduit à la fois de l’absence de connotations négatives ou de références textuelles adverses, de l’importance du pays dans l’économie du roman – lieu de départ et de retour, de naissance et de mort, alpha et oméga de la narration –, d’une certaine nostalgie du passé traditionnel de celui-ci par rapport à sa période coloniale et au désastre de son présent ; enfin du rôle du personnage de Shakhlan, dont le petit-fils est le protagoniste du roman, celui qui, pour son âge et son vécu (migrations, études, profession, etc.), peut éventuellement être mis en relation avec l’auteur.
- 26 « I riti – quelli profondamente legati alla vita – non hanno niente a che fare con la religione, po (...)
20L’ouvrage très récent de Tahar Lamri qui s’intitule I sessanta nomi dell’amore (2006) possède une structure particulière : son cadre est composé d’une correspondance électronique entre un homme arabe et une Italienne, tous deux écrivains, entre lesquels se déroule une histoire d’amour, de l’éclosion à la rupture ; la correspondance est occasionnée par une requête de la femme au sujet des soixante mots arabes se rapportant au signifié « amour ». Les messages épistolaires s’alternent avec des nouvelles de l’auteur arabe, parmi lesquelles un certain nombre avaient été déjà publiées par Lamri – ce qui accentue l’identification entre l’auteur et le personnage masculin. On peut noter que l’œuvre dans son ensemble renferme en elle-même des références au religieux, car, comme l’explique l’écrivain arabe, de nombreux mots de sa langue liés à l’amour se réfèrent au divin. L’écrivain-auteur exprime aussi sa position personnelle sur les rites et les religions dans un interchapitre-mail26, mais ceci relève de notre catégorie destination. Cependant certaines nouvelles contiennent de nombreuses références explicites au religieux, qui rentrent de façon spécifique dans nos différentes catégories. Parmi elles, il y en a deux qui font le pendant au texte de Garane, car elles traitent le religieux dans le pays d’origine, remémoré comme dans notre premier texte, mais cette fois avec un clair jugement d’extranéité. Il s’agit de « L’henné » et de « Il figlio ». Choisissons la première. Elle relate l’histoire d’un homme qui a publiquement répudié sa femme mais s’en repent aussitôt. Ayant demandé conseil à un imam, il apprend que d’après la loi coranique il ne peut pas la reprendre en mariage, à moins qu’elle n’ait été mariée à quelqu’un d’autre, depuis, qui l’aurait répudiée lui aussi. Il décide donc de demander à son meilleur ami de se prêter à un mariage blanc de quelques jours avec son ex-femme, afin de la réobtenir ensuite. La manœuvre a lieu, mais la prescription religieuse mécontente tout le monde : la femme humiliée et réduite à objet sans volonté, son père coléreux car doublement déshonoré, l’ami hésitant et presque perçu comme coupable d’adultère, le mari se plaignant d’une jalousie totalement machiste pendant le mariage de sa femme avec un autre homme : « Non poté o non volle arrendersi all’evidenza che non serve a niente chiudere a chiave la propria donna se per riaverla, oltre all’umiliazione dell’inseguirla, bisogna anche offrirla a un altro uomo. » (p. 79)
- 27 In Kúmá, n° 12, octobre 2006.
- 28 L’épisode des trois enfants et des Révérends Pères Moody et Waterfield (p. 56-59) est repris de la (...)
21Ces deux textes, respectivement dans l’adhésion et l’extranéité, appartiennent à la sous-catégorie de la remémoration du pays d’origine. Nous souhaitons ajouter un couple d’exemples dichotomiques appartenant à la sous-catégorie du retour au pays. Il faut préciser qu’il n’y a pas encore pléthore de récits du retour dans notre littérature migrante : les deux premiers ont été : « Solo allora, sono certo, potrò capire », encore de Tahar Lamri, daté de 1995, où le retour (de France en Algérie) d’un héros de seconde génération est totalement positif, et « L’impasto di una terra » (1997), d’un autre Algérien, Amor Dekhis, qui le décrit au contraire en termes très négatifs. Les deux nouvelles manquent entièrement de références au religieux. Par contre en 2005, après des années de quasi-silence, le Sénégalais Pap Khouma a publié le premier véritable roman du retour, Nonno Dio e gli spiriti danzanti, dont le titre anticipe déjà l’importance primaire du religieux dans le pays d’origine. Il appartient à notre catégorie de l’extranéité. Grazia Negri, dans son compte rendu de l’ouvrage, le caractérise en ces termes : « la storia di un mancato rispecchiamento nella propria terra, nelle persone che sono rimaste a vivere lì, nei valori della cultura d’origine ben evidenziati dal titolo : il senso religioso e la dimensione magica27. » Le religieux est omniprésent dans le roman, en premier lieu par l’invocation continuelle de « Nonno Dio » – « Nonno Dio è generoso », « Ringrazia Nonno Dio », etc. – : sans doute s’agit-il déjà d’une forme syncrétique entre l’islam et le culte des ancêtres. Le religieux renvoie à trois confessions : le protestantisme des missionnaires blancs, l’islam des « vieux de la mosquée » et l’animisme du grand rite magique exorciste du n’depp, qui occupe une trentaine de pages et revêt une importance primordiale vers le milieu du roman, joint à une autre description courte d’un enterrement traditionnel officié par un vieux serigne : « Il ritmo dei tamburi e i canti snervanti del n’depp si mescolano ai rintocchi delle campane della chiesetta vicina, ai richiami delle venditrici di pesce e a quelli per la preghiera dei muezzin » (p. 144). La coexistence des cultes n’est cependant pas facile et les incompréhensions sont nombreuses, par exemple celles de trois enfants locaux, des trois « pestes », vis-à-vis de la crucifixion de « Yousouf Christ » dont leur parlent les missionnaires28 :
E il papà di Yousouf? Sempre assente. Le tre pesti erano arrabbiate con il signor Christ, il papà di Yousouf Christ, che non interveniva mentre la gente scagliava sassi contro il figlio. Sognavano Yousouf Christ che moriva, dopo ritornava alla vita, poi soffriva e moriva ancora. Anche se i pastori dicevano con gioia che Yousouf non era veramente morto (p. 59) ;
mais surtout les incompréhensions des « vieux de la mosquée » qui finissent par s’insurger contre le rite prolongé du n’depp :
“Aby Mané, la devi smettere col n’depp e con la tua mania d’infastidire gli spiriti. Il n’depp è un peccato inespiabile.” “Non infastidisco né spiriti né uomini. Non reco danno a nessuno. Curo persone disperate che mi chiedono aiuto, come si è sempre fatto da queste parti. […] I rap e il mondo invisibile fanno parte dei nostri miti. Ogni popolo ha i propri miti”, risponde serenamente la zia. “Voi pagani siete uguali ai massoni, tutti all’inferno”, affermano i vecchi. (p. 136-137)
22Par rapport à ce cadre religieux, l’extranéité (voire par moment l’hostilité) se décline en deux formes différentes chez deux personnages : Elena Rossini, la femme italienne d’un médecin africain émigré, venue en vacance en famille pour connaître le pays et les parents de son mari, est d’abord ouverte et curieuse de tout, notamment du n’depp auquel elle participe. Son mari, sceptique et peu volontaire au départ, va bientôt être entraîné dans la transe du rite et s’y perdre pendant plusieurs jours. C’est là que les sentiments d’Elena tournent à la détresse, puis à la révolte, d’autant plus que sa belle-famille s’obstine à vouloir faire circoncire son fils et à ne lui laisser d’autre choix que d’être musulman comme son père. Dans ce manque de repères culturels vécu comme une trahison et une agression, avant de succomber elle-même au n’depp, elle trouve comme seul interlocuteur le héros du roman, Øg alias Dawuda Dem, aussi désorienté et révolté à cause de son « mancato rispecchiamento », lui aussi « italien en visite » désormais ; de ce fait le personnage féminin acquiert un rôle central car, par sa relation avec lui, le héros trouve son double chez l’Italienne.
23Quant à la propre extranéité et intolérance progressivement croissantes de Øg à l’égard du religieux, elle commence par le refus de porter des gris-gris contrairement à la suggestion de sa mère, puis croît dans un sentiment d’indifférence et d’incommunicabilité avec les vieux du quartier assis devant la mosquée ; ce sentiment se transforme en hostilité ouverte lorsque ceux-ci viennent dans la maison de sa mère pour la donner en mariage contre son gré à un vague parent, prétextant des recommandations coraniques. Voyons comment cette dispute est fondée sur une critique religieuse réciproque :
“[…] E noi anziani non ci lasceremo insultare e umiliare da un bambino che abbiamo circonciso. […] Finirai male, Dawuda Dem. Nonno Dio ti punirà, ragazzo. Andrai all’inferno.” “Ricattate e spaventate mogli e figli con il vostro inferno, nel frattempo ve la spassate senza vergogna. […] L’inferno sarà affollato e voi sarete in prima fila”, replica Øg. “[…] Non sei mai venuto a pregare alla moschea. All’inferno ci andrai comunque.” […] “Non me ne faccio nulla del vostro Dio permaloso.” “Sei pure ateo e probabilmente massone. Gli atei e i massoni finiscono all’inferno!” “Fuori!” (p. 124-125)
- 29 « Ingy si autodefinisce molto lenta, musulmana e occidentale ma contraria al divieto francese del j (...)
24Enfin, terminons cette partie par une courte nouvelle du retour avec adhésion : « Rimorso » (2005) d’Ingy Mubiayi. Cette jeune auteure née en Égypte, de mère égyptienne et de père zaïrois, vit en Italie depuis sa petite enfance. Ses écrits présentent presque toujours des références religieuses, qui entrent dans nos différentes cases ; elle a également pris position ouvertement sur sa propre vision religieuse, d’autant plus intéressante qu’elle vient d’une des premières « créoles » adultes d’Italie29. La nouvelle est formée presque entièrement par une lettre envoyée par une jeune fille à son amoureux italien à qui elle annonce son soudain retour au pays d’origine, afin « d’affronter son passé », en lui demandant de ne pas l’attendre, car elle ne sait si elle reviendra ni si elle sera celle d’avant. Son sentiment dominant, le remord, est sans doute identitaire, par rapport à sa culture et même à sa langue d’origine presque perdues :
Purtroppo o per fortuna, ancora non so, quelle parole entravano dentro di me, mi penetravano, violentavano quella struttura che avevo creato a fatica in tanti anni vissuti in un paese non mio, in un mondo al quale mi ero conformata, iniziando dal nome fino al pensiero. […] Il dubbio di aver vissuto male, di aver sbagliato traiettoria, di essermi venduta l’anima in cambio della conformità, non riesco a sopprimerlo. (p. 93-94)
25Dans ce contexte, la rencontre se produit avec un homme, à la présence duquel elle a dû se voiler, et aussi la rencontre avec le religieux qui, de toute évidence, va se greffer dans les sentiments de remord indiqués :
Ha tirato fuori il Corano da una tasca e […] ha iniziato a recitare, mentre la sua mano sinistra, prima appoggiata sulla mia testa, cominciava a diventare una morsa incandescente. Brividi mi hanno scosso tutto il corpo, paralizzandolo, sangue freddo mi circolava nelle vene schiantandosi contro il fuoco che divampava nella mia testa. E mentre immagini cupe affioravano dalla mia memoria, i rimorsi mi laceravano le carni. (p. 95)
26Le jugement d’adhésion est ardu dans ce cas, surtout par rapport à l’auteure ; il y a surabondance de la métaphore sexuelle du viol et en général de la violence subie par l’héroïne, mais en même temps de sa réaction littéralement ambiguë. Il faut donc en juger à la cohérence du texte, surtout à son titre.
27Les références religieuses concernant l’Italie, notamment l’Italie des migrants, sont relativement plus abondantes que dans la catégorie précédemment étudiée : d’autant plus que certains ouvrages plus anciens et importants sur ce sujet sont également présents dans ce groupe. Nous allons donc nous tourner de préférence sur les œuvres les plus significatives. Lorsque la réflexion des auteurs est fine, le résultat est souvent une adhésion critique, analytique, conditionnelle, plurielle, aux différentes formes et pratiques de la religion dans la migration, ou bien une extranéité également problématique. Nous allons alterner encore les catégories adhésion-extranéité en choisissant comme sous-catégorie la distinction entre auteurs migrants et « créoles ».
28Fiamme in paradiso (2000) de l’Algérien Abdel Malek Smari est thématiquement un « roman de migration » où, tout comme dans l’archétype paradigmatique Chiamatemi Alì, l’islam est omniprésent au premier niveau de lecture : comme religiosité personnelle dans l’expérience migratoire et comme insertion du héros auprès d’autres immigrés musulmans gravitant autour du centre d’agrégation que les mosquées représentent. Mais à la parution de Fiamme in paradiso dix ans se sont écoulés désormais depuis le témoignage de Bouchane : l’avancée en termes de « poetica della migranza » et donc la réflexion sur le religieux sont considérables. Le religieux est présent aussi à un niveau « structural » du texte : par l’antithèse des vocables contenue dans le titre, par le final constitué par la citation de la sourate de l’Amour, sur la mort et l’entrée au Paradis dénotant la mort du héros Karim, par le dernier noyau narratif, la rencontre du clochard qui s’avère être l’ange musulman de la mort, Azraïl. Il y a aussi une angoisse constante qui inquiète Karim comme un bourdon d’orgue : l’émigration cause (-t-elle ?) la corruption de la dévotion à l’islam. Ainsi le roman débute par une lettre commençant par la « Basmala » qu’il reçoit de son ami émigré : « Mahdi non ha dimenticato i nostri usi, pensò » (p. 8) et il s’en réjouit, alors qu’à la fin, lorsque le clochard-ange l’envoie lui acheter du vin dans un supermarché, il a des réticences vis-à-vis de son acte par rapport au regard d’un hypothétique « barbu » : « che avesse riconosciuto in lui [Karim] un arabo, un musulmano? Diventato ormai un kafir, un senza Dio, un senza legge, come quelli di qui, della ghorba [exil]? » (p. 157)
29Dans une lecture sociologique comme celle des éditeurs du roman, le religieux peut y être entièrement considéré comme le regard critique, vu de l’intérieur, sur les communautés islamiques d’Italie qui affichent un refus entier et irrévocable de tout ce qui est italien, une fermeture bigote et intolérante pour quiconque ait une pensée sortant de l’orthodoxie ou même seulement du totalitarisme des dogmes, un attachement formaliste à des règles rigides et irrationnelles. Tout comme l’Italie est un lieu de mauvais accueil où le héros finit par tout perdre : son espoir de poursuivre ses études, sa dignité face à la police qui l’arrête et le maltraite, ses maigres économies, le soutien et l’estime de ses amis musulmans de la première heure, sa santé par la dénutrition, le froid et les coups, enfin la vie dans un accident inattendu et dans des circonstances étranges : les flammes…
30Selon notre lecture, le roman est un cheminement tragique du héros vers la prise de conscience du fait de la migration, englobée dans un parcours religieux. En effet la migration est vécue comme étant inscrite dans son destin ; ne pas reculer représente l’acceptation de la volonté divine ; l’évaluation, pleine de reconnaissance, des bienfaits de ce destin – enrichissement d’expériences et d’ouverture d’esprit – est un acte profondément islamique de résignation ; la lutte pour survivre en Italie est son propre jihad, « “sforzo” per compiere la volontà di Dio » (p. 110, 131). Dans ce cadre, la religiosité de Karim évolue en sens critique envers l’orthodoxie et dans l’ouverture et l’acceptation d’autrui tout au long du roman, de la même manière que sa conscience sans cesse accrue de la tragédie de la migration.
31Il y a opposition fictionnelle du personnage de Karim aux autres immigrés musulmans, notamment Bescir et Mahdi qui représentent une foi irréfléchie, crédule, intolérante et cruelle – « parlava la voce della certezza collettiva » (p. 79) –, tout comme celle des « barbus » ignorants de la mosquée hostile même aux livres de littérature de Karim – « poliziotti della coscienza » (p. 105) –, mais aussi au personnage de Kamel – le rusé, menteur, voleur – et à Kaled, le pieux et désenchanté rescapé d’Afghanistan et de Bosnie. Cette opposition, plus qu’à révéler ou dénoncer les différentes façons de pratiquer l’islam en Italie – ce serait trop fruste et trop « phase exotique »… – ou qu’à servir uniquement à la distinction du héros, contribue à faire avancer sa réflexion et à développer sa croissance morale :
Parole di profonda e sentita fede uscite da Karim. Ma forse difficili per gli altri due. Da tempo avvertiva in se stesso un’eco dell’antica voce di Averroé, di quella distinzione tra verità della fede e verità della conoscenza […] Temeva, per quella via, di arrivare a una sorta di illuminismo scettico. E di ciò provava colpa. (p. 80-81)
- 30 Traduit également en français aux éditions Actes Sud en automne 2007.
32Nous plaçons dans la case destination-extranéité l’excellent roman d’Amara Lakous Scontro di civiltà per un ascensore a Piazza Vittorio (2006) qui, pour la première fois dans la littérature migrante, a obtenu une acclamation du public outre les reconnaissances de la critique (notamment par le prix « Flaiano » 2006)30. Il s’agit d’un polar dont le principal suspect est l’énigmatique héros Amedeo, unanimement aimé par les habitants du quartier et de l’immeuble dans l’ascenseur duquel a eu lieu le meurtre, mais dont l’identité et l’origine étrangère restent incertaines jusqu’aux dernières pages, tout comme la raison de sa soudaine disparition ainsi que l’identité et le mobile du véritable assassin. Le suspense se fonde justement sur les multiples méprises et les fausses perceptions d’« étrangéité » de la part de chacun des personnages immigrés et italiens qui, successivement tout au long des 11 chapitres, disent leur « vérité » sur l’ascenseur, dans leur déposition absolutoire d’Amedeo – alias l’Algérien Ahmed. Amedeo-Ahmed intervient après chaque chapitre, afin de rectifier certaines méprises et préjugés réciproques ; mais surtout par un hurlement de loup, un « ululato » qui représente sa tentative de se libérer de sa propre mémoire opprimante, d’un passé de sang, d’une identité refoulée et remplacée par une intégration inconditionnelle à l’italianité, notamment à la langue italienne (son « lait ») et à la ville de Rome (la « louve »). Autant la rationalité de son intégration passe par le verbal, autant l’horreur de son passé pré-migratoire et les contradictions identitaires qui le hantent s’expriment et se libèrent par cette plainte nocturne, insoupçonnée de tout le monde : « La memoria è proprio come lo stomaco. Ogni tanto mi costringe al vomito. Io vomito i ricordi del sangue, ininterrottamente. Soffro di un’ulcera alla memoria. C’è un rimedio? Sì: l’ululato! Auuuuuuuuuu… » (p. 156)
33Des références marginales à l’islam et au christianisme sont présentes dans les propos des personnages secondaires dans l’ensemble de l’ouvrage, mais soudain le style bascule entièrement dans le dixième ululato. Grazia Negro, auteure d’une critique intéressante du roman ne s’y méprend pas, sans toutefois en donner une explication entièrement satisfaisante :
- 31 In Kúmá, n° 12, octobre 2006. Le roman de Lakhous ayant été d’abord écrit en arabe et publié avec l (...)
sembra invece che alla fine, a partire dal decimo ululato, il materiale narrativo sfugga di mano all’autore e tornino ad imporsi i ricordi algerini, con tutta la loro forza e violenza. Si assiste cioè ad un cambio di registro e all’emersione dell’inconscio, ben dominato precedentemente dal filtro della ragione. I dolci ricordi del Ramadan si sovrappongono a quelli cruenti, conditi dal sangue, della nascita, della circoncisione e dello sverginamento della sposa la prima notte di nozze, che poi altri non è che l’Algeria stessa, in un affastellarsi di immagini convulse, di sensazioni scomposte, di suoni non sempre facilmente comprensibili al lettore31.
34Le fait est que le dixième chapitre – avant le fameux ululato – contient la déposition du poissonnier algérien Abdallah, le personnage du musulman orthodoxe intransigeant ; c’est surtout là qu’il révèle l’histoire refoulée d’Ahmed lorsqu’il est son voisin en Algérie, et qu’il lui reproche implicitement, au nom de la religion, son intégration à outrance symbolisée par le changement de prénom et d’identité. Après cette révélation, il devient évident que le refoulement de la mémoire du héros est inévitablement et irrémédiablement une question d’identité religieuse. Le dixième ululato correspond donc à l’autodéfense d’Ahmed vis-à-vis de ce côté de son identité et de sa mémoire qui demeure le plus troublant de tous : il est accablé par l’obligation de répondre à une attaque contre ce qu’il y a de véritablement crucial et douloureux dans son amnésie volontaire. Voici donc « l’emersione dell’inconscio ». À noter que le final de l’intrigue est aussi l’amnésie : dans le dernier chapitre l’enquêteur révélera que « Ahmed Salmi è tuttora in stato d’incoscienza, avendo riportato un grave trauma cerebrale a causa del quale potrebbe perdere la memoria » (p. 182).
35Le religieux constitue donc une menace pour la mémoire : il ne peut être accepté car celle-ci est trop douloureuse ; donc le héros cherche de se protéger du religieux par sa nouvelle identité. Rapprochons-nous donc des mots d’Abdallah et des « réponses » d’Amedeo ; notons surtout l’insistance sur les connotations religieuses du prénom :
Perché si è fatto chiamare Amedeo? […] Il suo vero nome è Ahmed, un nome preziosissimo perché è uno di quelli del profeta Maometto […] Francamente non apprezzo molto chi cambia il suo nome o rinnega le sue origini: ad esempio so che il mio nome è Abdallah [… io ho] giurato di non cambiarlo finché sono vivo. Non voglio disobbedire a mio padre che mi ha dato questo nome né a Dio che ci ha vietato di disobbedire ai genitori. Cambiare nome è un peccato capitale come l’omicidio, l’adulterio, la falsa testimonianza, come derubare gli orfani. (p. 159)
Et encore, en relation avec un autre musulman ayant italianisé son prénom : « Dio ha detto nel Corano: “Gli ebrei e i cristiani non ti accetteranno finché non seguirai la loro religione.” Dio il grande ha ragione. Non sopporto quelli che rinnegano le loro origini » (p. 161). Puis la rencontre fortuite avec le héros, coïncidence inouïe :
L’ho chiamato: “Ahmed! Ahmed!” Ma non mi ha risposto. Mi è sembrato facesse finta di non riconoscermi. […] Era in compagnia di una donna italiana, ho saputo solo dopo che era sua moglie. Ci siamo incontrati più volte al bar Dandini. Non era entusiasta di sapere le ultime notizie dell’Algeria, così ho deciso di non parlargli di argomenti che riguardavano il nostro paese per non infastidirlo. Non ho osato nemmeno consigliargli di abbandonare il nome Amedeo e di tornare al suo nome d’origine […] Si dice che tornare all’origine sia una virtù! (p. 163-164)
Et enfin l’expression de la crainte presque inavouable :
Ricordo ancora le paure che mi hanno assalito quando ho sentito la gente chiamarlo Amedeo. Ho temuto che avesse rinnegato l’Islam. Non ho esitato un istante, gli ho chiesto con angoscia e inquietudine: “Ahmed, ti sei convertito al cristianesimo?”, e lui mi ha risposto in modo sereno: “No” (p. 166-167).
36Amedeo, de façon tout à fait significative, ne retient que la fin de sa première rencontre avec Abdallah :
Salutandomi mi ha detto: “Possiamo vederci venerdì prossimo alla grande moschea, così andiamo insieme in un ristorante marocchino lì vicino a mangiare il cuscus.” A quel punto mi sono ricordato di quella volta in cui, assalito dalla nostalgia del cuscus, sono andato in un ristorante arabo e dopo qualche cucchiaio ho vomitato tutto. Solo dopo mi è venuto in mente che il cuscus è come il latte della madre, e ha un odore particolare che si può sentire solo accompagnato da baci e abbracci. (p. 169)
Et immédiatement après, c’est une longue page poétique scandée même métriquement de questions rhétoriques sur la nostalgie du Ramadan :
È triste fare Ramadan lontano da Bàgia! A cosa serve rinunciare a mangiare e a bere, per poi mangiare solo? Dov’è la voce del muezzin? Dove il buraq? Dove il cuscus che preparava mamma con le sue mani? […] Il mese di Ramadan, la piccola festa, la grande festa e le altre feste riempiono di ansia il mio cuore. Mi hanno consigliato: “Perché non vai alla grande moschea di Roma per la preghiera della grande festa?” No, grazie. Non voglio vedere centinaia di bisognosi come me, bisognosi dell’odore dei loro cari. (p. 169-170)
L’extranéité à la religion, et tout le reste, semble soudain bien clair…
37Ayant vu un cas qui représente au plus près l’intersection entre le religieux et l’intégration, la transition est aisée avec les auteurs « créoles ». Chez Igiaba Scego chaque écrit narratif contient un emblème d’un aspect de l’identité créolisée ; il s’agit d’emblèmes connus et reconnaissables, ce qui en augmente la pertinence : dans « Salsicce » (2002) il s’agit de la nourriture « impure », dans le roman Rhoda (2004) de la sexualité, dans « Dismatria » (2005) des valises – par opposition aux armoires –, dans « L’igienista verbale » (2005) de la parole. Voyons la première nouvelle, où la référence religieuse est la plus explicite et ce que l’auteure dit elle-même de son choix de l’emblème :
- 32 Interview par M. C. Mauceri in El Ghibli, n° 4, juin 2004.
Ho scelto il tema delle salsicce perché è un tema storico, non so quanti racconti ebrei e musulmani ci sono su questo tema, se tu pensi ai moriskos. Io ho fatto la mia tesi di laurea sulla figura dell’arabo nella letteratura castigliana e ho trovato molti racconti in cui i moriskos dovevano mangiare carne di maiale per dimostrare di essere cristiani. […] Mangiare il maiale è abbandonare la propria tradizione, non mangiare il maiale è un modo per essere legati di più alla propria cultura, è un legame che ho con il mio paese. In questo racconto il vomito rappresenta un modo per riappropriarsi della propria identità32.
38La narratrice a subi de nouveau, à l’oral d’un concours, le cauchemar de son enfance : « la domanda troglodita […] “Ami più la Somalia o l’Italia?” Gettonata anche la versione sul tema: “Ti senti più italiana o più somala?” » (p. 27). Dans une tentative d’autoanalyse de son identité multiple, elle rédige même une liste (p. 29-30) des treize cas où elle « se sent » plus somalienne et du nombre identique de cas où la réponse est inverse. Mais, bien évidemment, dans la solitude de son intimité, elle sait que l’élément identitaire crucial a trait à son appartenance religieuse musulmane. Ce n’est qu’à la troisième page d’un récit qui se questionne et se surprend de l’irrationnel de l’achat de cette nourriture taboue que la bonne question se pose à l’esprit de la narratrice : « […] ma ne vale veramente la pena? Se mi ingoio queste salsicce una per una, la gente lo capirà che sono italiana come loro? Identica a loro? O sarà stata una bravata inutile? » (p. 26). La détermination de la protagoniste ne fléchit pas : la cuisson avance ; la question du saut identitaire, de l’adhésion ou de l’extranéité à la religion ne passe désormais que par la déglutition :
Infilzo con la forchetta la salsiccia più piccola, l’avvicino al naso. Aghhh, puzza! Chiudo gli occhi e avvicino l’immondità alla bocca. Comincio a sentire un sapore acido come vomito. Allora è questo il gusto della salsiccia, vomito? Poi qualcosa mi bagna il petto ed è allora che apro gli occhi. Con stupore noto di aver vomitato la colazione della mattina, una tazza di cereali con latte freddo e una mela. E la salsiccia? È ancora infilzata tutta intera sulla forchetta. (p. 31-32)
Donc la conclusion (problématique) qui ne peut être que celle d’une « créole » :
Guardo le salsicce e le getto nell’immondezzaio. Ma come ho potuto solo pensare di mangiarle? […] Sarei più italiana con una salsiccia nello stomaco? E sarei meno somala? O tutto il contrario? No, sarei la stessa, lo stesso mix. E se questo dà fastidio, d’ora in poi me ne fotterò! (p. 35)
39Le contre-sujet – extranéité – chez l’autre auteure « créole » musulmane, Ingy Mubiayi, se trouve dans sa nouvelle « Concorso » (2005). L’intrigue principale est très indirectement liée au sujet de ce texte ; en revanche les dix premières pages présentent les deux personnages familiaux qui entourent la narratrice, née à Rome et inscrite à la faculté : sa mère immigrée égyptienne et sa sœur Magda également étudiante. Le point intéressant, c’est la « conversion » inattendue de Magda en musulmane pratiquante et militante, et les réactions négatives – de la perplexité, de la gêne au quotidien et de l’inquiétude – que cela provoque chez les deux autres femmes de la famille. Il est significatif de « croiser » ce récit avec « Rimorso », précédemment étudié, car la récupération identitaire par le religieux chez une jeune adulte de seconde génération – circonstance et thème narratif tout à fait nouveaux et inexplorés en Italie – est cette fois présentée avec un jugement opposé, par un récit à la troisième personne plutôt qu’à la première, et dans le contexte géographique inverse. La réprobation de cette démarche religieuse dans ce texte se déduit sans hésitation du style ironique voire sarcastique avec lequel les positions de Magda sont toujours contrées par des réponses de la narratrice ou des contre-arguments des deux.
E adesso non so per quale motivo ha deciso di velarsi e dedicarsi anima e corpo a Dio e ai suoi figli. Ovviamente io e mia madre siamo rimaste di stucco. Vabbè le lotte giovanili in nome di ideali utopici che aiutano a formarsi una visione del mondo sana e una corretta interpretazione della realtà, favorendo contatti interpersonali durevoli scevri da ambigui e falsi presupposti ecc. (questo è il pensiero di mia madre tradotto in parole di mia sorella). Vabbè capire che non siamo tutti uguali e che è meglio affermare i propri ideali di pace e giustizia senza consumarsi troppo le belle e costose scarpe (questo invece è mio). Dico, vabbè tutto, ma da qui a portare il velo e andare tutti i giorni a pregare in moschea ce ne passa. (p. 110-111)
40Suit une description longue et circonstanciée de la pratique religieuse de la mère dans son enfance et sa jeunesse en Égypte, en mettant l’accent surtout sur la laïcité de ce pays à l’époque et notamment sur l’absence du voile (réservé aux femmes âgées) : « quindi a mia madre, legata a quell’immagine del velo, fa un po’ strano che la figlia venticinquenne sia tutta bardata come sua nonna » (p. 112). Une autre longue et ironique symbolisation des conséquences de l’irruption de l’islam dans la vie de Magda concerne l’usage familial de la salle de bains, véritable lieu de confidences et de loisirs, surtout grâce au poste de radio. Mais les conversations sont désormais bannies et le poste déplacé, car « il Maligno predilige questi luoghi per manifestarsi » : la vie de famille en est donc gênée. Là encore le dialogue tourne en dérision les motifs religieux : la mère tente de s’opposer « dicendo che non le sembrava che il Corano proibisse di ascoltare il giornale radio » et la narratrice de renchérir :
A questo punto sono sorte alcune questioni di importanza capitale: 1) al tempo del Profeta […] avevano bagni così come li intendiamo noi? Cioè, va inteso tutto così letteralmente? 2) Ammettendo che sia vero, fino ad ora cos’era successo con tutto quel vociare? Avevamo disturbato parecchi esseri? Si sarebbero vendicati tutti insieme invadendo casa quando una delle tre si fosse trovata sola, a mezzanotte, senza corrente e con il telefono isolato? 3) E ancora, sempre ammettendo che sia vero, che ci faceva il Maligno al bagno? (p. 114)
Enfin l’inquiétude des deux femmes :
Insomma, tutto quel fervore, quel modo di parlare per frasi fatte, ascoltate chissà dove e da chissà chi. Non è da lei. E poi quel Bisbigliatore [le Diable] sempre in agguato in ogni parola, atto o pensiero. E quel rigore da partito comunista dei bei tempi. […] Quell’ergersi a giudice e accusare tutto e tutti […]. (p. 118)
41Le ton ne redevient sérieux que dans une phrase étant une tentative d’explication de la transformation soudaine de Magda. L’accent est posé sur l’imprévisibilité de la métamorphose, par rapport à une adolescence plutôt libre voire hédoniste – alcool, « incontro prematrimoniale con l’altro sesso » : « A un certo punto tutto ciò è stato cancellato. Come se si potesse di colpo eliminare una parte di sé che non piace più. O non è mai piaciuta. Io forse eliminerei il mio nome » (p. 118). Le labeur de recherche identitaire est donc partagé dans cette seconde génération de fiction. La complicité s’exprime de nouveau : elle constituera également le final de la nouvelle, où les trois femmes se retrouvent dans la salle de bains à lire et à discuter, « Alla faccia del Bisbigliatore »…
42Ayant renoncé à formuler la question du religieux dans ces œuvres d’auteurs musulmans en termes trop faciles de présence ou d’absence, ayant également pris nos distances sur la question de l’auto – ou hétéro – référence entre l’auteur et le héros fictionnel ainsi que sur la représentation de sa communauté par un écrivain, dans le cadre que nous avons tenté de tracer règne la complexité. Nos multiples regroupements et répartitions entre religions dans les pays d’origine et de destination, entre jugements d’adhésion et d’extranéité, entre lieu remémoré et retour au pays d’origine, entre auteurs migrants et « créoles », n’ont aucunement réduit la variété des représentations, bien au contraire. Une variété d’images, de reproductions, de jugements, de sensibilités, d’allégories ont surgi, où le religieux est quand même beaucoup plus présent qu’on pouvait le penser, ou que les auteurs pour la plupart ne l’avouent, peut-être plus qu’ils n’en ont conscience, sans doute plus recourrant que bien d’autres thèmes.
43Nous avons interprété l’expression littéraire des auteurs migrants comme étant d’abord un refus de et une réaction à la « traduction » de la société de réception. Il est alors logique de constater que la réaction à la « traduction » italienne vis-à-vis de l’islam, des immigrés musulmans en général et des auteurs en particulier, s’avère passer non pas par le silence et l’indifférence à la religion, mais par cette variété de références, donc, somme toute, par l’inattendu. L’extrême de l’inattendu dans ce contexte, c’est le blasphème : il existe un écrit conçu pour une mise en scène théâtrale intitulé I fiumi di altrove (2001) du peintre-écrivain irakien Yousif Latif Jaralla : texte inclassable, auteur méconnu. Il est formé de courtes saynètes, des variations en rapport d’assonance et de contenu avec le mot « cesso ». La première est politique, sur les leaders des pays arabes, sous la dénomination « cesso-successo ». Celle qui est (anti-) religieuse, presque blasphème, porte le nom de « cesso-ascesso » et c’est la parodie d’une cérémonie d’extrême-onction inter-religieuse pour un mourant hospitalisé, officiée par un immigré musulman, un curé défroqué et un gourou « indien » en réalité piémontais. Libre interprétation, évidemment, sur l’hypothèse que l’abcès puisse être la cause du décès, ou la cérémonie, ou le religieux…
44Pourquoi donc cette variété, cette complexité, plutôt que la simple absence du religieux, qui serait la réaction la plus simple et immédiate à une « traduction » qui s’attend à sa présence et à la représentativité ? Cela renvoie à des questions d’identité et d’altérité. En réalité, c’est comme si les auteurs musulmans étaient obligés de prendre en compte leur altérité religieuse dans leur expression de leur propre identité. En effet, s’ils sont les seuls concernés, dans leur for intérieur, par le fait que le religieux soit ou ne soit pas un facteur radical de leur identité – et encore, peuvent-ils être vraiment si autonomes par rapport à l’identité ? – la circonstance que leur religion est un facteur radical d’altérité ne dépend pas d’eux. Cette radicalité du facteur religieux ne peut qu’agir sur une quête et sur une problématique identitaire réelle. L’on peut refuser de se soumettre à la « traduction », réagir, mais non y échapper, semble-t-il…
- 33 Dichotomie établie par Jean-Jacques Marchand.
45Certes, la problématique identitaire pourrait ne pas du tout se refléter dans l’expression littéraire des écrivains migrants. Une tendance de la critique semblait même supposer qu’il existerait une évolution unique de la littérature migrante allant dans le sens d’un nécessaire éloignement de l’autoréférence, puisqu’elle s’éloignait de l’autobiographisme et qu’elle introduisait l’imagination. En utilisant implicitement la distinction thématique entre « letteratura di migrazione » et « letteratura della migrazione »33, certains voulaient y voir une succession chronologique, une évolution même qualitative en termes de littérarité.
- 34 Cf. Cenni sulla letterarietà.
46Quant à nous, nous avons refusé cet a priori chronologique ainsi que le jugement que la littérarité et même seulement la qualité des œuvres se mesureraient par l’éloignement de l’autoréférence, surtout sur des problématiques identitaires34. À l’inverse, nous estimons d’une part qu’une certaine répétitivité de ces thèmes – « lo stesso tema raccontato in infiniti modi » comme l’a dit Abdel Malek Smari – n’est pas blâmable mais bien plausible – y compris au sens étymologique du terme. D’autre part, lorsque nous sommes en présence de la « poetica della migranza », lorsque le fait de la migration est la cause profonde de l’écriture et qu’il est intériorisé jusqu’à prendre forme en du sens et en un style, l’expression intime des problématiques et des quêtes identitaires des écrivains n’est que gage de sincérité. Leur absence ne serait par contre que la preuve de formalisme et de stérilité de l’écriture. Voyons donc avec quelle urgence et quelle vigueur une certaine autoréférence revient chez les auteurs « créoles », justement au sujet de thèmes identitaires qui sont sans doute plus troublants encore pour eux que pour les migrants, même en dehors de la sphère du religieux et des « créoles » musulmanes.
47En somme, c’est sans doute encore par un effet social induit et extra-littéraire que le religieux est un élément incontournable de la problématique identitaire des migrants musulmans, mais c’est un grand don de leurs auteurs que de transformer cette contrainte sociale en un facteur littéraire d’originalité, de variété : dans l’inattendu.