1Même si l’univers narratif créé par le Vassalli post avant-gardiste est organisé en apparence conformément aux canons de genre traditionnels comme ceux du roman historique, du roman d’enquête, du roman d’essai, du conte philosophique, il est en réalité déstructuré et post moderne. En son sein, la religion en tant que telle, joue un rôle important aussi bien comme composante d’une narration cumulative et infinie, que comme instrument polémique.
2La chimera (Vassalli 1990) constitue, après le tournant littéraire et idéologique des années 1980, le point d’orgue d’une production qui sort de sa dimension restreinte pour s’affirmer sur la scène littéraire au point de faire de Vassalli un auteur « populaire ». Le roman se présente sous les traits du roman historique et s’insère dans la droite lignée de la renaissance de ce genre déterminé en Italie par le succès éclatant, en 1980 du Nome della rosa d’Umberto Eco (Eco 1980). Vassalli semble prendre encore plus au sérieux la tâche de faire revivre les fastes du genre, en effectuant carrément un retour aux lettres de noblesse du roman historique en Italie : Alessandro Manzoni.
3Ici aussi l’auteur déclare avoir tiré son récit d’un manuscrit, souvent cité littéralement, et dans lequel sont racontées les histoires qui mettent en scène les gens du peuple lombard du xviie siècle. Le personnage principal, la paysanne Antonia, accusée, jugée et condamnée pour sorcellerie est, comme la plupart des personnages, le fruit de l’imagination mais ces personnages sont placés aux côtés de figures historiques réelles, et surtout leurs mésaventures sont insérées dans un cadre historique reconstitué avec grande précision (ou du moins semble l’être) dans ses aspects politiques, économiques et surtout sociaux avec une attention toute particulière accordée aux particularités physiques du paysage. De façon canonique, les personnages d’invention sont des gens « de bas lieu et de peu d’importance » (Manzoni, 1968) et leurs origines inconnues font tourner court la fantaisie en ce qui les concerne. Mais l’écrivain ne recule pas devant l’exigence d’exprimer des sentiments et des comportements de personnages historiques, comme dans le cas de l’évêque Bascapé, obéissant ainsi à l’un des principaux canons du roman historique classique énoncés de façon exemplaire par Manzoni, à savoir la possibilité de compléter – en respectant la vraisemblance – la narration historique par ce que les sources ne transmettent pas, c’est-à-dire les sentiments, les passions, les attentes, les réactions les plus immédiates des hommes et des femmes vivant dans un moment historique bien déterminé.
4Vassalli prend les distances autant du roman forgé par Manzoni que des Promessi sposi plus particulièrement. Selon Vassalli, la question du roman historique ne peut plus être posée dans les mêmes termes car il s’agit d’un genre trop intimement lié à un siècle, le xixe, qui avait fait de l’histoire une religion, un siècle où pouvait encore être développée l’idée manzonienne d’un roman historique résultant du mariage entre l’histoire et l’invention, roman qui serait suivi d’une phase bien plus glorieuse encore où les lumières de l’histoire largement déployée n’auraient plus besoin de l’aide de l’invention. Mais l’histoire elle-même – observe Vassalli prenant appui sur une interview de Georges Duby – n’est autre qu’un type particulier de récit qui ne peut alléguer des traits de scientificité, comme n’importe quel autre écrit littéraire. En ce qui concerne les Promessi sposi par contre, Vassalli souligne combien que sa reconstruction du xviie siècle est loin de l’édulcoration dictée par le pédagogisme manzonien.
5Il ne nous semble pas opportun d’entrer dans des querelles historiques ou littéraires à propos du roman historique, sur la nature de l’histoire ni sur la valeur de l’écriture de Manzoni, il s’agit encore moins d’établir un rapprochement quelconque entre Vassalli et l’auteur des Promessi sposi ou de la Colonna infame. Il convient plutôt de remarquer combien la prise de distance opérée par Vassalli est en partie justifiée.
6Tout d’abord, la vraisemblance à laquelle il était fait allusion précédemment qui doit présider tant à la reconstruction des personnages inventés qu’à l’intériorité des personnages historiques. Si les personnages de Scott ont pu être accusés d’antihistoricisme en raison de leur personnalité bien plus en conformité avec le xixe siècle que le Moyen Âge ou la Renaissance, et si à propos de Lucie (chez Manzoni) le jésuite Cesare Taparelli D’Azeglio a pu observer qu’il s’agissait en réalité d’une aristocrate déguisée en paysanne, Vassalli dépasse les bornes à son tour en attribuant à son personnage Antonia (mais aussi aux parents adoptifs de la jeune femme) une façon de penser et des comportements absolument anachroniques, qui au xviie siècle auraient été singuliers chez un libre penseur hollandais, mais impensables chez une petite paysanne lombarde. Et avec Antonia nous sommes au cœur du roman, puisqu’il s’agit de la protagoniste dont la basse extraction sociale, mitigée par l’aisance relative de sa famille d’adoption, devrait en faire – dans l’optique du roman historique – un personnage représentatif de son temps, alors que l’auteur met surtout en relief son côté « différent » qui explique la persécution implacable dont elle est victime.
7Il manque aussi aux personnages du roman une perspective d’évolution intellectuelle, morale ou encore sociale dans l’univers où ils doivent vivre. Vassalli indique s’être plongé dans le passé du xviie siècle pour prendre ses distances d’un présent trop confus et chercher précisément les racines de celui-ci dans le xviie siècle de la Contre Réforme et du Baroque. En réalité ce qui émerge du roman est une réflexion sur l’éternelle évolution des vicissitudes humaines, résultant de quelque force impénétrable qui ne répond ni à des règles ni à des lois mais seulement à une exigence impétueuse de transformation. La structure narrative est marquée par la présence en première personne de l’auteur qui, en un lieu non précisé de la région de Novara, embrasse du regard la même plaine padane qui abritait trois cents ans auparavant un bourg à présent disparu, nommé Zardino, surplombé d’un mont où se déroulèrent les faits racontés. Le panorama, souvent évoqué tant dans les aspects qu’il devait avoir à l’époque des faits que sous les traits du paysage contemporain connu du narrateur devient personnage à part entière, témoin muet du caractère insensé de la vie et de l’histoire, et de l’inutilité des efforts humains pour donner un sens aux événements personnels et collectifs. Des autoroutes et des voies de chemin de fer se croisent là où ne s’ouvraient que sentiers et chemins de terre, le vrombissement des avions de Malpensa domine là où autrefois ne s’aventuraient que les oiseaux, la rivière qui autrefois coulait sans retenue et qui est peut-être à l’origine de la disparition de Zardino est à présent canalisée par de puissantes digues de ciment. L’intervention de l’homme a littéralement changé la nature environnante qui continue toutefois à s’étendre, distante, sous un ciel indifférent.
8Le dernier chapitre, écrit en italique – comme c’est le cas pour toutes les interventions du narrateur en première personne dans le présent de la narration – est intitulé Congedo. Il nulla, et s’ouvre sur la description de la pluie torrentielle déferlant après l’élimination de la présumée sorcière sur le bûcher. S’ensuit un rapide résumé de ce qui est arrivé aux autres personnages du roman :
Forse c’è ancora da rendere conto di un personaggio di questa storia, in nome del quale molte cose si dissero e molte altre si compirono, e che in quel nulla fuori della mia finestra è assente come è assente ovunque, o forse è lui stesso il nulla, chi può dirlo! È lui l’eco di tutto il nostro vano gridare, il vago riflesso d’una nostra immagine che molti, anche tra i viventi di quest’epoca, sentono il bisogno di proiettare là dove tutto è buio, per attenuare la paura che hanno del buio. Colui che conosce il prima e il dopo e le ragioni del tutto e però purtroppo non può dircele per quest’unico motivo, così futile!: che non esiste […]. (Vassalli, 1990, p. 303)
9La prise de position, la profession de non foi ne sauraient être plus nettes : ni le dieu chrétien, ou aucun autre dieu. Tous les discours faits en son nom, toutes les actions menées ou justifiées sous son autorité sont donc privées de tout fondement.
10Ceci est la conclusion logique de la façon dont la religion est présentée au cours du roman. Elle est d’une part une machine institutionnelle, un instrument de pouvoir mais aussi une tromperie superstitieuse. Ou mieux encore : un instrument de pouvoir basé sur une superstition plus sauvage. Le personnage le plus élevé spirituellement, le plus raffiné intellectuellement est l’évêque Bascapé, et c’est précisément lui qui se trouve au centre du scandale des reliques lorsque, après s’être donné tant de mal pour assurer aux églises de Novara une belle charrette de dépouilles de saints, ne lésinant point sur l’argent ni sur les efforts, il est pris à revers, et se retrouve couvert de honte et non de gloire : à Rome, on découvre que cette manne d’ossements saints n’était qu’une mise en scène habilement montée par une bande de faussaires qui spéculaient sur le culte voué aux saints et surtout sur l’ambition des divers prélats désireux de figurer auprès de leurs ouailles comme ceux qui les avaient dotés de telle ou telle autre relique miraculeuse. Le raffiné Bascapé est également convaincu des vertus ésotériques des reliques des saints et en même temps a bien l’intention de s’en servir pour un jeu de pouvoir avec Rome en agissant par le biais de l’imprudent Monseigneur Cavagna. Dans ce jeu avec le feu, il se brûle car ses ennemis, plus malicieux que lui, font éclater le scandale au moment stratégique où le diocèse de Novara s’apprête à célébrer les nouvelles acquisitions.
- 1 S’il s’agit là de la situation de l’Évêque et du dominicain Manini, à un autre niveau plus bas, un (...)
11Un discours similaire peut être fait pour l’ennemi local de l’évêque, l’inquisiteur Manini. Lui aussi est homme de grande culture et de manières raffinées, conscient de sa propre valeur et par conséquent désireux de faire son ascension dans la carrière ecclésiastique. Le cas d’Antonia se présente aussitôt à lui comme une belle occasion de briller, de gagner la notoriété et espérer ainsi accéder à de plus hautes fonctions. Antonia doit être coupable. Son procès doit se conclure par cette cérémonie de condamnation qui aura des retombées sur les qualités de l’inquisiteur, parvenu habilement à éliminer un ennemi capital pour la chrétienté, un instrument du démon envoyé sur terre pour ruiner les malheureux et d’entières populations. L’inquisiteur Manini croit-il vraiment aux sorcières ? Probablement, oui, car y croire signifie croire en son propre rôle, en sa fonction sociale, son droit et son devoir de poursuivre un juste cursus honorum car dans cette croyance et dans les implications de celle-ci, il trouve une identité solide et gratifiante1.
12Au sein de la religion institutionnalisée, de la pratique organisée de la religion, Vassalli opère sur deux versants distincts entre eux non pas par une différence qualitative ou par une nature différente mais par le degré divers d’adhésion intime aux principes théoriques de la religion, du divers type d’intérêt personnel avec lequel la pratique religieuse est vécue. Ces deux versants sont incarnés à un niveau élevé par le couple des antagonistes Bascapè et Manini, à un niveau plus bas par leurs pendants, Don Terenzio et Don Michele. Don Terenzio est le jeune prêtre envoyé par le nouvel évêque Bascapè à Zardino pour prendre possession d’une paroisse qui fut abandonnée pendant longtemps et dont un faux prêtre, un quistone, – une espèce de charlatan guérisseur – s’était emparé, satisfaisant toutefois les besoins spirituels rudimentaires des gens de la campagne en étant tour à tour selon les besoins, prédicateur, médecin, ou administrateur des saints sacrements. L’église de la paroisse, sous le règne de Don Michele, demeure fermée la plupart du temps durant l’année car elle est utilisée pour l’élevage des bigatti, les vers à soie, et le quistone officie souvent à l’air libre dans les ruelles ou sur les aires des fermes, ou directement dans les maisons des intéressés. Tout cela est éliminé par le zèle réformiste de Don Terenzio qui, se faisant fort de l’autorité de l’évêque et de l’appui du bras séculaire, chasse sans ménagement Don Michele et se consacre à la restauration de l’ordre et de la norme dans la paroisse stupéfaite. Il tente de faire dans le tout petit microcosme de Zardino ce que son évêque est en train de faire dans le plus grand microcosme de Novara, ce que la défaite politique n’a pas permis à ce dernier d’entreprendre au niveau du macrocosme de l’Église.
13Dans son action, l’évêque, comme du reste son adepte Don Terenzio, est animé des meilleures intentions, dont l’une d’elles, et non des moindres, consiste à ramener l’Église à son originelle mission de salut des âmes, en éliminant d’abord la corruption qui dévore ses entrailles. Mais Dieu nous sauve des bonnes intentions, nous dit l’auteur :
Come i rivoluzionari russi del 1918 volevano costringere gli uomini a essere felici, e lo scrissero nei loro manifesti (“Con la forza, costringeremo l’umanità a essere felice”), così tre secoli prima di loro il vescovo Carlo Bascapè voleva costringere i suoi contemporanei a essere Santi; e, se anche le parole sono diverse, la sostanza è più o meno la stessa. (Vassalli, 1990, p. 22)
14Dans le meilleur des cas, donc, la religion est folle exaltation, capable de causer encore plus de dégâts que sa version corrompue et matérialiste. L’erreur la plus grave de Bascapé et de Don Terenzio est de vouloir changer le monde en le pliant à leurs convictions théoriques, à leurs principes, dans la sincère conviction que de tels principes constituent l’unique vérité et que seul un monde organisé conformément à leurs désirs assure le salut. Il s’agit de l’erreur typique des révolutionnaires, des idéalistes et utopistes qui n’ont eu de cesse d’ensanglanter et de souiller les pages d’histoire.
15La religion devient également folle exaltation dans Marco e Mattio (Vassalli, 1992), autre roman historique dont les aventures se déroulent en Vénétie à cheval entre le xviiie et le xixe siècle, dans les années qui voient la fin de la République de Venise, remplacée d’abord par les Français, puis par les Autrichiens. Ici Vassalli prend les distances de façon plus décisive du modèle canonique du roman historique, et s’octroie une ample liberté d’invention fantastique, à commencer par l’un des deux protagonistes éponymes : le Marco du titre n’est autre que le mythique Juif errant, condamné à errer de par le monde sans pouvoir mourir jusqu’au retour du Christ sur terre, pour avoir refusé la miséricorde au Rédempteur qui montait vers le Calvaire. C’est précisément Mattio qui le libèrera de cette condamnation en se crucifiant pour sauver le monde. Le mythe évangélique de la rédemption est utilisé comme topos narratif et actualisé de façon ironique et fantastique, dans un récit où le délire démentiel d’un malheureux malade de pellagre s’offre en sacrifice pour sauver le monde non pas du péché et de ses conséquences mais du « passé », et précisément d’un passé marqué négativement par une religion se résumant à ses termes les plus discutables : castrats, saintes, ensorcelés et exorcistes, injustices, peurs. Il est indéniable, en effet, que la religion a toujours joué un rôle central dans l’histoire de l’humanité, et en particulier, en ce qui concerne les intérêts du narrateur Vassalli dans l’histoire italienne, mais il est aussi indéniable qu’il s’est agi d’un rôle avec une portée lourdement négative. L’ironie avec laquelle l’écrivain écorche le présent matérialiste, « plein de nourriture, d’argent, d’automobiles et de tout autre genre d’abondance », n’entend pas minimiser la fonction d’oppression morale et matérielle que l’organe conceptuel et institutionnel de la religion a efficacement joué (et joue encore largement).
16Vassalli, de toute façon, ne semble pas particulièrement intéressé par une polémique directe avec l’Église ou avec les disciples d’une quelconque confession religieuse. On pourrait plutôt dire qu’il tient à déconstruire le phénomène à travers la décomposition des éléments qui le composent et leur réutilisation comme éléments de constructions narratives toujours diverses. Les composantes du phénomène religieux révèlent ainsi leur nature de fragments d’un caléidoscope en mouvement constant, varié comme la vie, mensonger et révélateur en même temps. Des exemples de ce montage et de cette réutilisation de la religion peuvent être observés dans d’autres romans de Vassalli, et non seulement dans La chimera et Marco e Mattio dont nous avons parlé. 3012: l’anno del profeta (Vassalli, 1995) actualise le topos du prophète, du propagateur d’un nouveau credo religieux et d’une foi singulière dans la guerre, destinée à mettre fin à l’absurdité d’un monde dominé par une paix extrêmement nocive, insupportable. Dans Un infinito numero: Virgilio e Mecenate nel paese dei Rasna (Vassalli, 1999), l’ancienne religion des Étrusques offre l’artifice de l’incubation sacrée pour dévoiler de quelles larmes et de quel sang ruissellent l’histoire et la préhistoire de Rome dominatrice du monde. Dans Stella avvelenata (Vassalli, 2003) où l’histoire se situe au xve siècle, un groupuscule socialement et humainement bigarré de disciples du Libre Esprit, une nouvelle religion ayant pour objectif de libérer le pur souffle religieux – patrimoine universel compliqué d’une surenchère institutionnelle et superstitieuse auquel l’homme ne peut renoncer –, anticipe le voyage de Colomb et celui des Pères Pellegrini, atteint l’Amérique et tente d’y établir une nouvelle communauté issue d’une palingenèse spirituelle. Mais la rencontre avec le Bon Sauvage et l’impact avec une nature demeurée vierge depuis des millénaires, coupée d’une civilisation corrompue, s’avèrent être un cauchemar plutôt qu’un rêve. Au sein du groupuscule se déchaînent des dynamiques agressives déclenchées par l’avidité de pouvoir et de richesse endémique chez l’homme et les survivants se hâtent de retourner dans leur vieille Europe comme s’il s’agissait du vrai paradis perdu. Ici aussi, comme le personnage de l’évêque Bascapé dans La chimera, l’image polémique peut-être plus que la religion elle-même, est la force révolutionnaire de palingenèse, la conviction de pouvoir et de devoir sauver le monde en le modifiant radicalement. En dernier lieu, Vassalli s’attaque à la période de 1968 qui semble être son plus grand tourment personnel et à laquelle il avait consacré quelques années auparavant un roman entier, l’un des pires, Archeologia del presente (Vassalli, 2001). Mais il convient peut-être de s’arrêter sur un autre roman, La notte del lupo (Vassalli, 1998) où notre écrivain affronte la plus grande des histoires, l’Évangile. L’aventure de Yoshua Ha Nozri, Jésus l’étranger, se croise avec celle de l’auteur de l’attentat du Pape, Ali Agca, une sorte de réincarnation de Judas, un peu sur le modèle du personnage de Marco dans Marco e Mattio.
17Dans la narration de l’histoire ancienne Yoshua est évidemment au centre du récit mais le narrateur omniscient n’adopte jamais son point de vue, lui préférant les personnages qui gravitent autour de lui à savoir Judas, les disciples et Pilate. La partie qui concerne ce dernier rappelle la représentation ironique qu’en fit Bulgakov à travers la rencontre entre Christ et le procureur de Judée dans Il Maestro e Margherita (Bulgakov, 2005), une rencontre au cours de laquelle le pauvre Pilate, souffrant de terribles maux de tête symptomatiques d’une condition plus générale de fragilité et de malheur, découvre avec stupeur l’ampleur de sa faiblesse et de son impuissance, de sa solitude et de sa souffrance, précisément dans l’imprévisible réconfort que lui apporte la conversation avec l’étrange personnage. La profondeur tragique de Bulgakov n’est pas dans les cordes de Vassalli mais là aussi le contact avec « le pur fou » provoque chez le puissant romain un élan de réelle humanité. Lorsque Yoshua affirme être né dans le seul but de témoigner de la vérité, Pilate répond en homme de pouvoir désenchanté, sceptique. Le représentant d’une puissance coloniale cynique et corrompue donne une meilleure image que celle offerte par le sacerdoce du Synèdre et en général des représentants de la population opprimée, des « résistants », représentés avec les caractéristiques du fanatisme, sous les traits d’individus qui veulent d’une part changer le monde à n’importe quel prix selon leurs idéaux de vérité et de justice et de l’autre vivent et œuvrent à travers et au sein de structures de pouvoir qui sont plus oppressives que celles du pouvoir établi. On entrevoit ici aussi la polémique typique de Vassalli contre 1968 qui fut accentuée plus tard par ses implications terroristes, évidentes à travers le personnage d’Ali Agca.
18Comme indiqué précédemment, Ali Agca est une sorte de réincarnation du Judas de Queirot, le Judas Iscariote de la vulgate – et nous employons à dessein l’expression « une sorte de » car il n’est en effet jamais précisé si une telle identification est le résultat d’une hallucination subjective d’Ali, d’une véritable réincarnation ou d’une condamnation borghésienne de l’immortalité, comme cela était le cas pour le Marco éponyme de Marco e Mattio. Même cette incertitude, cette suspension des possibilités de jugement – qui est une mise à jour de l’une des caractéristiques fondamentales du roman fantastique selon les canons de Todorov (Todorov, 1970) – contribue à la création d’une atmosphère de réalisme onirique qui selon nous, caractérise une grande partie des romans de Vassalli. Ali Agca, qui fait partie d’un groupe terroriste tout aussi mystérieux, et qui a comme mission – selon ses dires – de tuer non seulement le Pape Jean-Paul II mais aussi la reine Elisabeth et le secrétaire des Nations unies Kurt Waldheim (chapitre vi, p. 71), tente effectivement d’assassiner le pape. Son prédécesseur historique, Judas, adepte des Zélés de la Loi, un corps formé de sicaires dévoués aux prêtres du Temple de Jérusalem conformément au prototype des assassins du Vieillard de la Montagne, est chargé de la mission d’éliminer le prédicateur suspect Yoshua Ha-Nozri. Contrairement à Agca, non seulement il ne le fait pas mais il perd rapidement son identité de Zélé de la Loi, et lorsqu’il tue, il le fait pour se défendre des inévitables représailles de ses anciens compagnons. Initialement, la main du sicaire est bloquée dans son élan par les charmes de Marie Madeleine, la belle pécheresse qui s’est jointe au groupe des disciples du nouveau prédicateur et qui lui dispense avec largesse, ses grâces, non appréciées par Yoshua. Si à moment donné Judas décide de remplir sa mission et de tuer le prédicateur sans défense, ce n’est pas en raison d’un soudain regain de scrupule religieux mais par pure jalousie à l’égard de l’homme qui, sans même le vouloir, lui dispute le cœur de la femme aimée. Dans la « nuit du loup » qui donne le titre au roman, Judas suit en secret Yoshua dans l’une de ses retraites en montagne avec la ferme intention de l’éliminer. À l’entrée d’une grotte un loup s’avance vers eux et Judas, pris d’épouvante, le tue. C’était un vieux loup édenté, qui avait pour habitude de se coucher auprès de Yoshua lequel apportait toujours un peu de nourriture pour l’inoffensif animal. Comme toujours, c’est la peur qui entraîne l’agression et la violence. La nuit du loup est pour Judas le moment de la rencontre avec son destin et c’est précisément Yoshua qui le lui révèle. Le disciple tourmenté le conjure de choisir une femme parmi toutes celles qui l’aiment de façon à libérer les autres et lui permettre, à lui aussi Judas, de trouver une femme qui soit sienne, qui accepte de l’épouser. Comme Yoshua répond non de la tête, Judas insinue qu’il est homosexuel ou un eunuque. Le maître admet être un eunuque, d’un type particulier.
- 2 Dans l’opposition nette qui traverse tout le roman entre la religion comme pouvoir clérical et la r (...)
19Toutefois, le rapport entre le bien et le mal tel qu’il émerge des pages du roman est bien plus complexe qu’il n’y paraît. Judas à la fin ne trahit pas Yoshua, et même il est le seul des disciples à ne pas le faire2. La véritable trahison, à laquelle Yoshua fait allusion dans la dernière cène lorsqu’il dit que tous ses disciples le trahiront sauf celui qui ne clame pas avec force cris de protestation sa fidélité à toute épreuve – Judas – n’est pas la remise du prédicateur aux mains des gardes du temple (qui évidemment n’avaient pas besoin de grands espions pour comprendre qui ils devaient arrêter). La vraie trahison est constituée par une structure organisée et hiérarchique qui était évidente déjà dans les disputes des disciples concernant l’ordre pour prendre place à table aux côtés du maître, ce qui est déjà en soi la trahison suprême du message évangélique. Face à cette désarmante obstination dans le mal, la petite trahison de Judas, qui utilise l’argent de la caisse commune pour payer l’espionnage visant à démasquer le nom du sicaire chargé de le tuer, apparaît clairement dans toute sa futilité, son ingénuité, son innocence. Dans l’histoire parallèle racontée dans le roman, émerge le personnage d’Ali Agca qui se retrouve dans l’obligation de jouer un rôle de figurant dans une farce médiatique sur laquelle il n’a aucun contrôle, avec d’un côté le pape, sa victime, star télévisée pleinement consciente du système, qui lui rend visite en prison pour lui accorder son pardon et de l’autre l’opérateur de la chaîne télévisée qui le détrousse en lui prenant l’argent qui lui avait été promis en échange d’une comédie bien jouée. Pourquoi Ali Agca veut-il tuer le pape, la reine Elisabeth et le secrétaire général des Nations unies ? La réponse n’est pas donnée mais nous pouvons imaginer que même « son » intention rentre en fait dans un dessein de plus grande envergure qui échappe à son contrôle et le dépasse. On pourrait avancer l’hypothèse qu’il agit conformément à son moi précédent, c’est-à-dire Judas de Queirot Zélé de la Loi, prêt à tuer les personnes indiquées par ses supérieurs ou encore que ce dessein plus général plonge ses racines dans des intentions politico-religieuses destinées à changer, évidemment en mieux, le monde.
20Le rêve religieux qui trône si fréquemment dans les pages de Vassalli est en fait étroitement lié au rêve révolutionnaire, à cette illusion soixante-huitarde qui, comme nous l’avons vu, demeure un traumatisme dans l’histoire de l’écrivain. En parler signifie régler ses comptes avec un moteur essentiel de l’histoire humaine, dans l’effort de comprendre les causes et les modalités d’une fascination qui continue à agir puissamment malgré les défaites.