Les petites filles de la bourgeoisie italienne des années 1930 et la religion chez Rosetta Loy et Fabrizia Ramondino
Texte intégral
- 1 Dans son ouvrage intitulé L’enfant-dieu et le poète (Grenoble, Ellug, 1997), Gilbert Bosetti examin (...)
- 2 Éditions de référence citées à l’aide de l’abréviation entre parenthèses. R. Loy, La porta dell’acq (...)
- 3 Nous empruntons la notion de mémoire critique à Annie Ernaux qui l’utilise pour la première fois da (...)
- 4 En 2008, Rosetta Loy choisit de publier en France uniquement, chez Plon, dans la collection « Trait (...)
1La littérature italienne du xxe siècle ayant pour objet la remémoration de l’enfance aborde souvent la place et le rôle de la religion dans la formation des enfants1. Rosetta Loy et Fabrizia Ramondino nous invitent à examiner cette question par le biais du rapport entre l’éducation religieuse catholique des petites filles de la grande bourgeoisie italienne des années 1930 et les événements historiques des années 1930 et 1940. Toutes deux nées dans une famille bourgeoise, Rosetta Loy en 1931 et Fabrizia Ramondino en 1936, elles ont reçu une éducation religieuse catholique et grandi dans une famille pratiquante. Rosetta Loy a été baptisée à Saint-Pierre de Rome. C’est sur cette éducation qu’elles s’interrogent dans deux romans parus à un an de distance. En 2000, Rosetta Loy récrit et publie à nouveau La porta dell’acqua, paru en 1976, et Fabrizia Ramondino publie, en 2001, Guerra d’infanzia e di Spagna2. Les fillettes décrites dans ces deux romans se sont géographiquement trouvées, comme les auteurs elles-mêmes, au cœur des rapports entre l’Église catholique et les régimes dictatoriaux européens puisque l’une passe son enfance à Rome, l’autre à Majorque où son père est consul d’Italie au moment de la guerre civile espagnole. Les pages de Rosetta Loy et de Fabrizia Ramondino sont animées par un sentiment de culpabilité par rapport aux événements dramatiques de ces années-là et, en particulier, le massacre de la population lors de la guerre civile espagnole ou la déportation des juifs italiens dans les camps de concentration nazis. Elles tentent donc d’établir l’origine de leur impuissance, de leur incompréhension ou de leur indifférence face à ces événements. Or il apparaît que l’éducation catholique qu’elles ont reçue a joué un rôle. Dans les romans que nous considérons, la mémoire des deux auteurs tend à se faire critique3 : la reconstitution du vécu n’obéit plus seulement au plaisir nostalgique de l’évocation du passé mais au souci de compréhension et d’établissement de la vérité. La mémoire critique trouve son point d’aboutissement dans La parola ebreo que Rosetta Loy écrit et publie en 1997 entre les deux rédactions de La porta dell’acqua. Dans ce livre qu’elle qualifie de « memoria autobiografica » (l’utilisation du singulier memoria et non memorie que l’on pourrait attendre ici s’agissant de l’évocation du passé de l’auteur, met bien l’accent sur la nature de la mémoire qui doit fournir un témoignage et étayer la recherche historique) elle examinera son enfance à la lumière de ses recherches historiques sur les rapports entre l’Église catholique et le fascisme puis le nazisme et, dans le même temps, illustrera les événements historiques par le récit de sa propre expérience. Le travail de mémoire des années 1990 nous semble d’ailleurs à l’origine de la décision de Rosetta Loy de publier à nouveau La porta dell’acqua4. Les romans de Rosetta Loy et de Fabrizia Ramondino méritent d’être pris en considération car ils paraissent dans une décennie où les événements évoqués font partie des préoccupations de l’Église catholique (nous faisons allusion à la béatification des prêtres espagnols nationalistes morts durant la guerre civile et au projet de canonisation de Pie XII) ; de plus, ils produisent un témoignage nouveau et une réflexion historique originale dans la littérature italienne contemporaine.
- 5 Dans ce roman de Rosetta Loy, la petite fille n’a pas de prénom ; quand nous parlerons de La parola (...)
2Observons ce que les deux auteurs décident de relater de l’éducation impartie par des institutions religieuses et non par la famille. Les religieuses qui la dispensent sont, chez l’une comme chez l’autre, des sœurs du Sacré Cœur, une congrégation féminine liée à celle de la Compagnie de Jésus. Les institutions religieuses dans lesquelles Titita, la petite fille de Guerra di infanzia e di Spagna ainsi que la petite fille5 de La porta dell’acqua ont reçu leur éducation religieuse étaient également leur école et dans le cas de Titita son lieu de vie puisqu’elle y dormait toute la semaine. Or, il n’est jamais question dans ces textes d’enseignement scolaire à proprement parler, jamais question de lectures, de découvertes. Cela surprend. Nous pouvons penser que cet enseignement scolaire était médiocre puisqu’il n’a pas frappé deux futures romancières, ou que l’accent était mis sur la dimension religieuse et non sur l’apprentissage scolaire. Chez l’une comme chez l’autre, le vrai sujet des pages qui concernent l’école est bien la religion. Toutefois, il n’est pas question de la catéchisation des fillettes. Est-ce parce que Rosetta Loy et Fabrizia Ramondino désirent insister sur un autre aspect de cette éducation religieuse ? Ou veulent-elles signifier que le catéchisme n’était pas le but de l’éducation impartie par les institutions religieuses ? Mais alors quel était ce but ?
3Les deux romancières insistent sur les mêmes caractéristiques de cette éducation. La première caractéristique commune est l’enfermement. Rosetta Loy raconte qu’elle est séparée du monde extérieur par des murs de trois mètres de haut (LPE, p. 76) et Fabrizia Ramondino évoque « les hauts murs qui entouraient le jardin » (GIS, p. 275) du pensionnat de Titita. De plus, les portes du pensionnat sont toujours fermées. L’enfermement vise, certes, à protéger mais également à couper du monde. Rosetta Loy insiste sur cet aspect : « non dobbiamo guardare fuori e da fuori nessuno deve guardare noi » (LPE, p. 76), car la connaissance du monde extérieur constitue une menace. Les deux auteurs mettront en évidence de quelle nature est cette menace.
4Non seulement tout est clos, dans le monde du pensionnat, mais tout est carré ou rectangulaire, linéaire, parallèle, symétrique (GIS, p. 274) : l’espace se prête donc à une discipline rigide. Titita énumère : « se mettre en rangs, se peigner avec une raie, plier sa serviette en un carré parfait » (GIS, p. 274). Tout ce qui peut être plié doit l’être de la façon la plus rigoureuse, y compris, ajouterons-nous, les petites filles. Il faut cependant rappeler que cette caractéristique décrite par Fabrizia Ramondino et par Rosetta Loy n’est pas propre aux institutions religieuses et que la discipline dans les écoles non religieuses des années 1930 est tout aussi rigide, souvenons-nous des petits Italiens marchant au pas de l’oie, le bras tendu dans le salut romain et chantant « Duce Duce ».
5Enfin, dans le monde clos du pensionnat tout est blanc : « les plats, les assiettes, les serviettes de table, de bain, les uniformes, les tabliers » précise Titita (GIS, p. 271). Pour parler de cette blancheur, Rosetta Loy utilise le mot « candore » qui rend bien compte, en italien, de la double signification de cette blancheur. Le mot « candore » renvoie, en effet, à l’absence de taches mais également à l’innocence et à la pureté. C’est donc à la lumière de cette polysémie qu’il faut décrypter le récit que l’auteur fait dans La parola ebreo. À la fin de l’année 1941 Rosetta est conduite au Vatican par les religieuses de son école pour être reçue, ainsi que les autres petites filles de son pensionnat, par Pie XII. Pour relater ce moment Rosetta Loy utilise cette image : « quasi fossimo state immerse nel candore » (LPE, p. 95). Cette visite se présente donc comme un deuxième baptême (« immerse ») destiné à renouveler la pureté. Et nous verrons combien l’innocence de celui qui dispense ce jour-là la candeur sera remise en question par Rosetta Loy. La blancheur immaculée du linge et des lieux contribue donc à rendre manifeste (c’est le cas de la robe blanche des communiantes) la pureté et la virginité des petites filles mais également à les maintenir dans l’innocence. Et cette blancheur est d’autant plus saisissante pour l’enfant qu’elle contraste avec celle d’un personnage de Struddel Peter, le livre de contes que lui lit sa gouvernante Annemarie. Dans une des histoires, Nikolas plonge dans l’encre noire les enfants vilains : la dimension symbolique de la couleur n’échappe pas à la fillette qui, par contraste avec le noir associé à la méchanceté et au mal, associera le blanc à la bonté et au bien. Et cette blancheur doit être protégée : « guai a macchiare quel bianco » (GIS, p. 272) répète Titita. Les religieuses traquent les taches comme la mère supérieure de l’institution de Rosetta dont le nez « occhiuto gira intorno come un periscopio a snidare l’impercettibile macchia sul bianco delle calze » (LPE, p. 94). La moindre tache dit Titita doit être lavée immédiatement (GIS, p. 271).
6Une telle insistance obsessionnelle, soulignée par les deux romancières, semble obéir à des motifs qui n’ont plus rien d’hygiénique ou de rituel. Rosetta Loy et Fabrizia Ramondino nous invitent donc à rechercher à quoi cette obsession de blancheur renvoie. Renvoie-t-elle seulement à la pureté virginale des petites filles dont les religieuses sont effectivement les gardiennes farouches ? Fabrizia Ramondino offre une réponse qui nous ramène à ce monde extérieur dont les petites filles sont coupées : toute tache est « une imperfection du monde », voilà pourquoi elle doit être traquée.
7Il convient de mettre en évidence, à ce point de notre analyse, quelles sont les « taches » qui pourraient venir maculer la candeur du monde clos à l’intérieur duquel les fillettes sont maintenues. Ces imperfections du monde extérieur sont clairement désignées par les religieuses qui ont en charge l’éducation de Titita et de la petite fille de La porta dell’acqua : dans ces années 1930, à Majorque et en Espagne, ce sont les républicains, « i Rossi », et à Rome, ce sont les juifs. Dans La porta dell’acqua, Madre Gregoria désigne les juifs comme le peuple déicide : « Madre Gregoria diceva che gli ebrei avevano crocifisso Gesù e poi avevano gridato che quel sangue innocente ricadesse pure su di loro e sui loro figli » (LPA, 1976, p. 18 ; 2000, p. 27). Pour la petite fille qui les entend et qui tente, par ailleurs, de comprendre ce que signifie le mot juif, « la parola ebreo », ces paroles, venant d’une personne qui lui impartit son éducation religieuse, orientent de façon négative sa perception d’une religion différente. En Italie, l’antisémitisme des religieuses se mêle à celui de l’idéologie fasciste comme le souligne Rosetta Loy qui précise, dans La parola ebreo, que sa maîtresse est « una fervente fascista » (LPE, p. 25) soulignant ainsi l’orientation idéologique du message religieux.
- 6 Il est important de rappeler que la mère supérieure exprime ici un point de vue limité sur la guerr (...)
8La mère supérieure du pensionnat de Titita à Majorque est, elle aussi, porteuse d’un discours péremptoire. Elle s’occupe tout particulièrement de l’éducation religieuse de Titita, qu’elle convoque dans son bureau. Fabrizia Ramondino ne précise pas s’il s’agit là d’une faveur due à l’appartenance sociale et nationale de Titita ou si, éventuellement, ces entretiens sont effectués à la demande des parents de Titita, ou encore si la mère supérieure agit ainsi avec Titita car elle pressent la révolte de l’enfant, ou bien si elle agit ainsi avec toutes les petites pensionnaires de l’institution religieuse. Quoi qu’il en soit, sa position d’autorité au sein de l’institution religieuse confère à son discours une dimension quasi dogmatique. Or, ce discours n’a qu’en partie un caractère d’enseignement religieux, il est, à y regarder de plus près, porteur d’une véritable idéologie. Énumérant le nombre des chapelles du Sacré Cœur en Europe et dans le monde, elle précise, à propos de l’Espagne, que soixante-dix d’entre elles ont été détruites par les « Rouges ». Cette information n’est anodine qu’en apparence puisque sous le prétexte de raconter à Titita l’histoire de la Congrégation de Jésus, la mère supérieure relate, de façon partiale, les événements de la guerre civile en cours. L’éducation idéologique prend le pas sur l’éducation religieuse. De façon plus évidente encore, lorsque la mère supérieure évoque la situation de la France, elle précise que ses frères – il s’agit donc de la Congrégation de Jésus – n’ont pas voulu participer à la construction de nouvelles chapelles car ils financent les Croix-de-Feu. Elle semble même mettre Titita dans le secret des agissements politiques et secrets de la Congrégation de Jésus puisque les Croix-de-Feu étant une organisation dissoute depuis 1936, elle précise : « finanziano Les Croix de Feu con grave rischio, sai, perché le hanno messe fuori legge » (GIS, p. 296). Ici le propos est clairement idéologique. Certes les observations temporelles de la mère supérieure sont peu nombreuses et succinctes, mais une petite fille peut ainsi d’autant plus facilement les comprendre et les retenir. Mises bout à bout, les deux informations de la religieuse forment un message complémentaire. Les « Rouges » sont ceux qui détruisent les églises et donc font le mal6 alors que les frères de la supérieure sont ceux qui aident en finançant et donc font le bien. Si Titita sait qui sont « i Rossi » grâce au personnel espagnol au service de ses parents (personnel favorable en partie aux républicains), dans le cas des Croix-de-Feu, il apparaît que Titita enfant ne peut être en mesure de savoir qu’il s’agit d’une ligue française d’extrême droite. Ce nom sera, pour elle, uniquement connoté positivement. Ce dernier élément montre combien l’éducation se fait ici endoctrinement puisque la supérieure compte sur l’immaturité idéologique de son élève.
9Si les deux auteurs insistent sur les mêmes aspects de cette éducation religieuse c’est donc pour mettre en évidence l’orientation temporelle et non spirituelle de l’enseignement religieux et, d’autre part, la nature partiale du message temporel. Il est aisé de comprendre que l’enfermement vise à protéger mais également à isoler du monde extérieur, qu’il ne préserve pas seulement la pureté virginale des fillettes mais favorise également l’endoctrinement idéologique en coupant de tout rapport direct avec les événements et donc de toute possibilité de contradiction.
10La réalité, soigneusement occultée par les religieuses, atteint parfois les deux petites filles. Dans les deux cas, en effet, elles ont une expérience différente de la religion en liaison avec les événements historiques des pays où elles se trouvent : la petite fille de La porta dell’acqua avec l’antisémitisme, Titita avec la guerre civile qui se déroule en Espagne.
11Chez Rosetta Loy, l’expérience différente concerne la perception de la religion juive. Cette perception est en partie filtrée par la gouvernante de la fillette de La porta dell’acqua, Annemarie, une jeune fille du Haut Adige qui lui enseigne l’allemand, elle-même catholique fervente et fière d’Hitler (LPE, p. 32). Deux événements, dont le caractère autobiographique est précisé dans La parola ebreo, ont particulièrement marqué la fillette. Le premier concerne la vision d’une cérémonie de circoncision ayant lieu dans un appartement situé en face de celui de la famille de la petite fille catholique qui habite via Flaminia à Rome. Cette vision suscite l’interrogation de l’enfant et le récit rapporte les réponses qui lui sont fournies par Annemarie qui assiste aussi à la scène. « Lo tagliano? », interroge la petite fille, « lo tagliano con le forbici? » (LPA, 1976, p. 8 ; 2000, p. 15). La réponse d’Annemarie, en allemand, est l’occasion pour elle de faire une leçon de vocabulaire. En effet, elle lui fait répéter « die Scere » mais cette réponse ne dissipe pas le mystère, elle l’augmente au contraire, en conférant à la scène un caractère effrayant. Ce ne sera que le soir, au moment de se coucher, que la petite fille sera rassurée en écoutant sa gouvernante lui réciter une berceuse où il est demandé à l’enfant Jésus : « ferme moi les yeux » (« Jesuskind ich gehe zu Ruhe – Schliesse mir die Auglein zu », LPA, 1976, p. 9). Ce n’est donc pas Annemarie qui la rassure mais, indirectement, l’enfant Jésus. Or voici la phrase qui ponctue ce réconfort : « E questo era amare il Buon Dio, non tagliare i neonati, zacchete! (LPA, 1976 p. 10 ; 2000, p. 17). Ainsi Rosetta Loy suggère-t-elle que, par son attitude, Annemarie oriente négativement la vision que la petite fille a de la religion juive, en faisant apparaître ses pratiques comme cruelles et sanguinaires (« una cruenta cerimonia ») et, de plus, elle suggère que du même coup, par cette réflexion qui traduit, si ce n’est sa pensée du moins sa perception, la petite fille est confortée dans son appartenance religieuse catholique, dans sa croyance, son Dieu est bien « il Buon Dio ».
- 7 N. Ginsburg in D. Maraini, E tu chi eri? 26 interviste sull’infanzia, Milano, Rizzoli, 1998, p. 146
12Le deuxième événement raconté est la rencontre avec une petite fille juive, Regina. Dans ce cas, la connaissance directe de Regina permet à la petite fille de prendre conscience du caractère raciste des propos de sa gouvernante. En effet, lorsque Annemarie lui dit pour la rassurer (on lui fait croire que les bébés sont déposés devant la porte des maisons) qu’elle a bien été déposée devant la bonne porte, c’est-à-dire une porte catholique, et que donc elle n’est pas juive et que, par ailleurs, les enfants juifs sont bruns, la petite fille, qui a connu Regina, lui rétorque que Regina est blonde. Dans ce cas donc, la connaissance directe permet à l’enfant de contrecarrer le racisme. Dans La parola ebreo, Rosetta Loy revient sur cette rencontre et explique que l’étoile en or que Regina porte au cou provoque une remise en question de sa propre appartenance religieuse : « invidio quella bambina che la porta invece della mia insipida medaglietta » (LPE, p. 7). Il est intéressant de comparer le refus, certes timide, de la religion catholique à la volonté de conformisme des enfants juives. À Dacia Maraini qui l’interrogeait sur la place de la religion dans son enfance, Natalia Ginsburg, à qui est dédié La porta dell’acqua, et qui n’est allée à l’école qu’à partir du collège, confiait en effet : « da bambina volevo essere cattolica. Per conformismo. Volevo essere come gli altri bambini; fare la comunione, confessarmi, mettere il velo bianco. Poi volevo essere ebrea, verso i dodici anni7. » Cette remarque met certes en évidence la puissance de la religion catholique en Italie mais il convient de remarquer que si ce pouvoir de séduction s’exerce sur les fillettes éduquées en dehors de cette religion, comme ce fut le cas de Natalia Levi, une telle puissance peut provoquer un rejet de la part des enfants qui, comme Rosetta, sont sous son emprise.
- 8 Cet acte a son pendant dans l’œuvre de Rosetta Loy. En effet, dans son roman Cioccolata da Anselman (...)
13Chez Fabrizia Ramondino, Titita fait l’expérience d’une autre dimension de la religion catholique. Vécue avant l’entrée au pensionnat, cette expérience est également en rapport direct avec les événements de la guerre civile puisque le récit concerne le bombardement de Guernica. Ce bombardement est raconté par un moine franciscain d’origine basque qui vit à Majorque mais s’est rendu à Guernica, sa ville natale, où il a été le témoin du bombardement de la population. Différents éléments de la personne de fra Geronimo et de son récit revêtent, pour la petite fille, une dimension opposée à l’enseignement qu’elle recevra dans l’institution religieuse. Le premier élément concerne l’ordre auquel il appartient : fra Geronimo est franciscain. De plus, il exprime un jugement négatif envers les Jésuites : « sempre meglio un gesuita morto che un gesuita vivo » dit-il (GIS, p. 201). Cette remarque peut avoir frappé Titita et ce jugement négatif sur l’ordre des Jésuites nuancera le point de vue de la supérieure du pensionnat sur ce même ordre. Le deuxième élément est un acte de bonté : après le bombardement, fra Geronimo sauve un enfant qu’il recueille et élève8. Là aussi, l’acte de fra Geronimo pourra être comparé aux manifestations de bonté que la mère supérieure mettra en avant chez ses frères Jésuites (financer les Croix-de-Feu). Le troisième élément concerne une réflexion sur la foi. Lors du bombardement, fra Geronimo s’écrie : « Voglio vedere in faccia Dio » (GIS, p. 207) ; fra Geronimo ne craint donc pas de réfléchir sur sa foi mise à l’épreuve par les événements historiques. Le questionnement sur la foi, exprimé par fra Geronimo, contrastera avec l’acceptation passive qui sera exigée au pensionnat.
14Les conséquences de l’éducation religieuse de ces petites filles sont appréhendées, dans les deux cas, de deux façons différentes : d’une part, les romancières recherchent les signes de la réaction des enfants, d’autre part, la perception enfantine est examinée par l’adulte qui réfléchit, à travers ses personnages, à sa propre éducation. Chez Rosetta Loy, cette réflexion occupe un texte complet, c’est-à-dire La parola ebreo ; chez Fabrizia Ramondino cette réflexion est disséminée dans Guerra d’infanzia e di Spagna.
- 9 À l’occasion de l’écriture d’un autre article consacré à Fabrizia Ramondino. Maryline Maigron, « Co (...)
15Observons la réaction des enfants. Chez Fabrizia Ramondino la révolte de l’enfant par rapport à l’éducation du pensionnat est manifeste, même si elle est limitée. Je voudrais résumer cette révolte en utilisant une figure empruntée à la peinture : Titita est en effet une enfant qui, comme Maya peinte par Picasso, regarde aussi ailleurs. En effet, lorsque j’interrogeai9 Fabrizia Ramondino sur le choix du tableau de Pablo Picasso, « Maya à la poupée », pour l’illustration de la couverture de son roman, celle-ci me répondit qu’elle voyait une similitude entre les deux fillettes dans leur même regard « distorto ». Titita a un œil qui regarde du côté que son éducation religieuse et parentale lui indique, mais elle a aussi un œil qui regarde du côté opposé, à savoir du côté des « Rouges » et de la bonté authentiquement chrétienne incarnée par fra Geronimo. Ainsi Titita se révolte-t-elle en tentant d’enfreindre la rigidité de la discipline du pensionnat : elle froisse, par exemple, sa serviette de table qui devrait, au contraire, ne pas faire de plis (GIS, p. 274).
16Chez Rosetta Loy, la réaction se traduit par l’observation aiguë des contradictions entre ce qu’elle voit et ce qu’on lui enseigne, ou bien les observations de la fillette semblent contredire le souci affiché de protection contre le monde extérieur. Par exemple, dans La porta dell’acqua, la description de la mère supérieure du pensionnat, dont les mains sont comme des « zampette » dont les os crissent, donne plus l’impression d’une enfant effrayée que d’une fillette qui se sent protégée. Dans le cas de mère Cecilia, qui lui donne des leçons de piano, la sensation de peur est encore plus grande : ses chaussures noires qui sortent de sa jupe sont en effet comparées aux « zampe del lupo da sotto la pelle di pecora » (LPA, p. 42). De plus, le ton est légèrement irrévérencieux, préfigurant les dénonciations de La parola ebreo. Au moment de l’écriture de son roman Cioccolata da Hanselmann, paru en 1995, Rosetta Loy commence à conduire des recherches sur les lois raciales puis sur les rapports entre l’Église catholique, le fascisme et le nazisme. Ces recherches conduiront à l’écriture de La parola ebreo où elle reconstruira toutes les étapes de l’antisémitisme catholique, depuis la signature du Concordat en 1929 jusqu’au silence de Pie XII au moment de la déportation des juifs du ghetto de Rome. Rosetta Loy a expliqué, dans différents entretiens, que ce sont ces recherches qui ont fait ressurgir les souvenirs qui, effectivement, se font plus précis dans La parola ebreo.
17Dans La parola ebreo, Rosetta Loy revient sur son éducation religieuse pour se demander à quoi elle lui a servi dans son enfance et cette interrogation est motivée par sa connaissance directe de personnes juives, comme madame della Seta à qui Rosetta et sa famille, qui quittent la via Flaminia (en 1942) où ils ont vécu jusque là, font leurs adieux sans savoir qu’ils ne la reverront plus. Évoquant le déroulement d’une messe à laquelle elle assiste avec ses sœurs peu après ce départ de la via Flaminia, Rosetta Loy résume ainsi l’inefficacité de son éducation religieuse : « E dopo sedute nei banchi ascoltiamo la predica che con poche varianti ripete sempre gli stessi concetti, le medesime esortazioni che resistono corazzate a ogni coinvolgimento personale » (LPE, p. 110) ; la « predica » ne les touche pas car Rosetta et ses sœurs n’ont pas appris à établir un rapport entre les préceptes de leur éducation et la réalité qui les entoure. D’ailleurs, leur réalité à elles n’est pas celle de madame della Seta mais celle de la vie insouciante, « spensierata », de petites filles – plus si petites que cela d’ailleurs (elles pourraient donc être moins indifférentes) – de la bourgeoisie aisée. Leur éducation religieuse ne leur a pas permis de décrypter les signes d’événements mettant dangereusement en cause les maximes de leur enseignement religieux, comme les signes de la discrimination raciale. Ainsi, le soir du 16 octobre 1943, Rosetta évoque-t-elle, dans un accent d’une douloureuse sincérité, l’ennui avec lequel elle récite, en famille, le rosaire alors que les juifs romains vont vers la mort. Voilà la conséquence, pour les petites filles, de leur coupure du monde : les préceptes de l’enseignement religieux (la compassion, l’amour fraternel, la miséricorde (LPE, p. 109) leur apparaissent sans rapport avec ce monde extérieur qui leur est occulté et présenté comme dangereux ou coupable. L’image de la cuirasse utilisée par Rosetta Loy rend bien compte des conséquences de l’éducation religieuse reçue. En effet, la cuirasse se présente comme le pendant des hauts murs du pensionnat qui protégeaient les fillettes du monde extérieur mais les enfermaient dans leur ignorance (comme la blancheur qui les maintenait dans leur innocence) et leur incompréhension, ne les préparant pas à saisir les pièges de la propagande ou à comprendre le monde qui maintenant les entoure. Par cette image Rosetta Loy exprime l’infantilisme dans lequel elle a été maintenue. Cette éducation qui visait à la protéger et à la rendre plus forte, l’a rendue plus vulnérable d’où le sentiment d’impuissance qu’elle exprime. Chez l’une comme chez l’autre de nos écrivains la remise en question de leur éducation religieuse débouche sur l’expression d’un sentiment de culpabilité par rapport à leur impuissance face aux événements tragiques qu’elles ont vécus enfants et, par ailleurs, sur une dénonciation de la collaboration plus ou moins directe des adultes qui avaient en charge leur éducation à ces événements, à savoir la déportation des juifs romains et le massacre des républicains espagnols et de la population.
18Dans la mesure où l’interrogation des deux romancières sur l’éducation religieuse concerne des événements historiques précis, elles mettent toutes les deux en rapport le problème de l’adéquation des préceptes de la religion avec les actes de celles et de ceux qui en sont les porte-parole et les représentants. Or toutes deux tendent à montrer que l’institution religieuse et les adultes qui leur impartissent cette éducation religieuse se font un relais plus ou moins direct et souvent conscient des régimes totalitaires des années 1930. La remémoration de l’éducation religieuse débouche donc, aussi bien chez Rosetta Loy que chez Fabrizia Ramondino, sur une remise en cause. Cependant, tandis que chez Fabrizia Ramondino la révolte semble plus présente, pour Rosetta Loy, il ne s’agit pas, à mon sens, de se libérer d’une éducation religieuse mais de contester l’efficacité de celle qu’elle a reçue au moment où cet enseignement lui aurait le plus servi. Ce qui reste identique dans la dénonciation qui anime leurs pages, c’est que fra Geronimo qui sauve un enfant des flammes de l’enfer nazi-fasciste de Guernica et Arturo qui sauve l’enfant juif de Marseille sont plus dignes de porter l’habit de « candore » que Pie XII lorsque les nazis déportent les juifs de Rome.
Notes
1 Dans son ouvrage intitulé L’enfant-dieu et le poète (Grenoble, Ellug, 1997), Gilbert Bosetti examine les récits de romancières qui ont évoqué la religion en rapport avec l’éducation comme par exemple Lorenza Mazzetti ou Anna Banti.
2 Éditions de référence citées à l’aide de l’abréviation entre parenthèses. R. Loy, La porta dell’acqua, Torino Einaudi, 1976 et Milano, Rizzoli, 2000 (LPA), La parola ebreo, Torino, Einaudi, 1997 (LPE) ; Fabrizia Ramondino, Guerra di infanzia e di Spagna, Torino, Einaudi, 2001 (GIS).
3 Nous empruntons la notion de mémoire critique à Annie Ernaux qui l’utilise pour la première fois dans son livre Les années (Paris, Gallimard, 2008, p. 121) pour expliquer qu’elle est sa nouvelle démarche dans ce livre. Elle oppose, en particulier, cette notion à celle de mémoire romantique qui a caractérisé la forme de l’autobiographie dans ses livres précédents.
4 En 2008, Rosetta Loy choisit de publier en France uniquement, chez Plon, dans la collection « Traits et portraits », un livre (écrit en 2007) intitulé La première main où elle revient, dans le portrait qu’elle dresse d’elle-même, sur les années 1930. Sa perspective est cependant différente de celle des écrits que nous considérons pour la présente analyse. En effet, et selon moi de façon à ne pas se répéter, elle ne cherche pas à établir le lien entre les événements historiques et l’éducation religieuse reçue. Elle insiste sur d’autres aspects de cette éducation religieuse : ceux liés, par exemple, à la dimension morale comme la volonté de « gomm[er] toutes les formes du corps » (LPM, p. 82) sous l’uniforme, de « sauvegarder pureté et chasteté » (LPM, p. 89) grâce à l’enfermement derrière les hauts murs du pensionnat. R. Loy, La première main, traduit de l’italien par Françoise Brun, Paris, Plon, collection « Traits et portraits », 2008. (LPM)
5 Dans ce roman de Rosetta Loy, la petite fille n’a pas de prénom ; quand nous parlerons de La parola ebreo nous dirons Rosetta puisque la dimension autobiographique y est déclarée.
6 Il est important de rappeler que la mère supérieure exprime ici un point de vue limité sur la guerre en cours. Il s’agit en effet du point de vue d’une partie seulement du clergé espagnol et, de plus, ce point de vue ne reflète peut-être pas la vision du souverain pontife. Rosetta Loy revient sur ces événements dans La parola ebreo. Elle précise que juste après le bombardement de Guernica des prêtres basques se sont rendus au Vatican pour remettre à Pie XI une lettre contenant le témoignage de neuf prêtres ayant assisté au massacre de la population de Guernica et que cette lettre a été interceptée par le secrétaire d’État, Eugenio Pacelli, futur Pie XII. La supérieure du couvent qui utilise le même langage qu’Eugenio Pacelli – « la Chiesa è perseguitata a Barcellona » a-t-il répondu aux prêtres basques (LPE, p. 65) – offre donc une vision limitée des événements.
7 N. Ginsburg in D. Maraini, E tu chi eri? 26 interviste sull’infanzia, Milano, Rizzoli, 1998, p. 146.
8 Cet acte a son pendant dans l’œuvre de Rosetta Loy. En effet, dans son roman Cioccolata da Anselmann, Arturo, un des personnages masculins, sauve un enfant juif lors d’une rafle à Marseille.
9 À l’occasion de l’écriture d’un autre article consacré à Fabrizia Ramondino. Maryline Maigron, « Conflits armés et conflit intérieur » dans Guerra di infanzia e di Spagna de Fabrizia Ramondino, in Guerre et violence dans la littérature contemporaine italienne, textes réunis par Alain Sarrabayrouse, Cahiers d’études italiennes, « Novecento e dintorni » n° 3, Images littéraires de la société contemporaine, Grenoble, Ellug, 2005.
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Référence papier
Maryline Maigron, « Les petites filles de la bourgeoisie italienne des années 1930 et la religion chez Rosetta Loy et Fabrizia Ramondino », Cahiers d’études italiennes, 9 | 2009, 25-35.
Référence électronique
Maryline Maigron, « Les petites filles de la bourgeoisie italienne des années 1930 et la religion chez Rosetta Loy et Fabrizia Ramondino », Cahiers d’études italiennes [En ligne], 9 | 2009, mis en ligne le 15 janvier 2011, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cei/184 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cei.184
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