Présentation
Texte intégral
Nous souhaitons remercier Patrizia De Capitani et Gilles Bertrand, qui ont contribué à ce numéro en portant à notre connaissance les travaux de Giovanni Filippo Donà et de Gautier Juret-Rafin.
- 1 Sur l’essor de ce domaine, né aux États‑Unis dans les années 1960, voir E. Quaratelli, Disasters. T (...)
- 2 T. Labbé, Les catastrophes naturelles au Moyen Âge, Paris, CNRS Éditions, 2017 ; Annales HSS, Histo (...)
- 3 La revue L’Histoire a récemment publié un double numéro intitulé Peste, itinéraires d’une tueuse (n(...)
1Dans le sillage de la récente pandémie mondiale de COVID‑19, de la multiplication des tremblements de terre, raz de marée et incendies gigantesques abondamment relayés par les médias, ainsi que des rapports de plus en plus alarmants du GIEC sur les évolutions climatiques de notre temps, le vaste champ de l’histoire environnementale et les Disaster Studies1 nourrissent abondamment la recherche scientifique2 et suscitent l’intérêt du grand public3.
- 4 B. Hobart, La Peste à la Renaissance. L’imaginaire d’un fléau dans la littérature au xvie siècle, P (...)
- 5 G. Alfano et L. Baggioni, « Décrire le désastre », Désastres (xive-xviie siècles), Laboratoire ital (...)
2Ces thèmes — épidémies et phénomènes météorologiques extrêmes — ont ainsi pris, ou plutôt repris, la place de premier plan qu’ils avaient dans « l’imaginaire mondial » des siècles passés4. Ce que nous appelons « catastrophes » naturelles plonge en effet ses racines dans l’histoire humaine hantée par la récurrence de ces phénomènes. Ainsi les « grandes calamités sont‑elles ancrées dans la mémoire collective », comme le remarquent à juste titre Giancarlo Alfano et Laurent Baggioni5. Il n’est pas indifférent à cet égard que l’industrie cinématographique produise des « films catastrophe » : dans ce genre qui s’est particulièrement développé au moment de la guerre du Vietnam, la mise en scène de catastrophes naturelles ou technologiques a valeur de catharsis.
- 6 Voir sur ce point T. Labbé, Les catastrophes naturelles au Moyen Âge, ouvr. cité, p. 16‑22.
- 7 Dans le Satyricon, Pétrone l’emploie par dérision (« per ridiculum […] catastropha ») pour qualifie (...)
- 8 G. Quenet, « La catastrophe, un objet historique ? », art. cité, p. 16.
- 9 « Tremblemens », dans Diderot et al., Encyclopédie [édition numérique], 2023, <https://encyclopédie (...)
- 10 « Sicile », dans Diderot et al., Encyclopédie [édition numérique], 2023, <https://encyclopédie.eu/[ (...)
- 11 « Catastrofe », dans Grande Dizionario della Lingua Italiana [Prototipo edizione digitale], Turin, (...)
3Mais comme il s’agit ici d’étudier les représentations que les sociétés des siècles passés se faisaient de la catastrophe, la question terminologique6 est la première qu’il convient d’aborder, dans la mesure où les textes analysés dans ce volume ignoraient le sens qui a émergé au xviiie siècle, à savoir un « événement brutal qui bouleverse le cours [naturel] des choses ». Conjointement au sens transmis par le grec katastrophê et le latin catastropha de « coup de théâtre, dénouement d’une tragédie, ou péripétie7 » — que l’on trouve sous la plume de Rabelais en 15528 — le terme « catastrophe » apparaît dans l’édition de 1765 de l’Encyclopédie dirigée par Diderot, dans les articles « Tremblemens de terre » (« l’affreuse catastrophe de la capitale du Portugal9 ») et Sicile. Dans l’article Sicile, la « catastrophe » désigne aussi bien les ravages découlant d’un « affreux tremblement de terre » ayant eu lieu en 1693 que l’épisode politique de 1282 connu sous le nom de Vêpres siciliennes, « affreuse catastrophe [qui] envenima les fameuses querelles des deux maisons d’Anjou et d’Aragon10 ». Quant au Grande dizionario della lingua italiana, il n’enregistre pas d’exemples d’emplois du terme « catastrophe » au sens de « profond bouleversement douloureux, désastre soudain » (« profondo e doloroso rivolgimento, disastro improvviso ») avant le xviiie siècle11.
- 12 Dans les Annales, Tacite, relatant l’écroulement d’un amphithéâtre à Fidènes, emploie le terme « pe (...)
4Un lien se fait toutefois jour qui, par‑delà l’obstacle d’une terminologie différente, relie les mots d’aujourd’hui avec les mots d’hier. Épidémies, tremblements de terre, fléaux naturels sont perçus comme un bouleversement de la normalité, une rupture dans le cours naturel des choses dont les conséquences sont extrêmes : maladies, mortalité, accidents. De façon significative, les mots latins casus, au sens d’« accident fâcheux » et pestis au sens de « malheur, désastre », pouvaient prendre la signification de « catastrophe »12.
- 13 C’est le caractère exceptionnel des manifestations de l’éruption du Vésuve (« nubem inusitata et ma (...)
- 14 « En cette année fit merveilleusement chaud » ; « si vint au mois d’août une chaleur trop merveille (...)
- 15 « In questo anno, a dì 10 di settembre, si cominciarono in Italia tremuoti disusati e maravigliosi (...)
5Cette rupture s’accompagne également d’une amplitude particulière du phénomène observé. Si la perception qu’ont les hommes du Moyen Âge du mauvais temps et des épidémies, ainsi que des fléaux qui en résultent, s’accompagne d’un certain fatalisme quant à leur récurrence, les textes n’en relèvent pas moins les cas exceptionnels qui en dérangent la prévisibilité. Dans le Journal d’un bourgeois de Paris, rédigé entre 1405 et 1449, l’auteur enregistre scrupuleusement les phénomènes climatiques et leurs effets sur la population — le froid qui tue, les chancres du blé ou les sécheresses qui ruinent les récoltes et enchérissent le prix du pain — tout en notant le caractère surprenant et exceptionnel que prennent parfois ces phénomènes13 : « merveilleusement » ou « merveilleuse »14 signent ce constat sous sa plume. On rapprochera cette terminologie de celle utilisée par Matteo Villani dans sa chronique, à propos des tremblements de terre advenus en Italie en 1349 : « Cette année‑là, le 10 septembre, des tremblements de terre inhabituels et merveilleux commencèrent en Italie15. »
- 16 « Roma ipsa insolito tremore concussa est » (F. Petrarca, Epystole familiares, Rome, Biblioteca Ita (...)
- 17 « Tantarum calamitatum […] eventum », « l’issue […] d’aussi grandes calamités » (F. Petrarca, Epyst (...)
- 18 F. Petrarca, Epistole, U. Dotti (éd.), Turin, UTET, 1978, p. 738.
6Relatant le séisme qui touche Rome la même année, Pétrarque, dans sa lettre à son ami « Socrate », note que la ville « fut ébranlée par un tremblement de terre insolite16 », c’est-à-dire auquel on n’était pas habitué, d’où son caractère exceptionnel, et il parle à ce propos de « calamitates17 », mot qui pourrait se traduire par « désastres » ou, dans une acception moderne, par « catastrophes ». Dans une autre lettre adressée à Guido Sette en 1367, Pétrarque encore raconte que, se trouvant à Vérone, le tremblement de terre le frappa « par son étrangeté et par sa soudaineté » (« repentina et nova re perculsus »), bien que ce phénomène ne lui fût pas inconnu18.
- 19 Journal, ouvr. cité, p. 198 et p. 324. Dans une optique un peu différente qui sollicite les Évangil (...)
- 20 G. Sercambi, Le Croniche di Giovanni Sercambi lucchese, S. Bongi (éd.), Lucca, Tipografia Giusti, 1 (...)
- 21 Les cérémonies expiatoires et les processions sont une autre réponse que suscite l’impuissance à ju (...)
7Le poète témoigne en outre de l’effet que ce séisme d’une intensité exceptionnelle provoque dans la population : la peur. Dans son Journal, le bourgeois de Paris souligne également ce que ces phénomènes insolites produisent de frayeur chez des gens habitués aux accidents de la nature : « il gela si terriblement », « neigea et grêla moult terriblement19 ». On mesurera donc l’ampleur de ces phénomènes « catastrophiques » à l’effroi que leurs conséquences suscitent : les esprits sont « frappés » au point d’interpréter, comme le fait Giovanni Sercambi, l’épidémie de peste de 1348 comme « la fin du monde » (« la fine del mondo20 »), rien moins que la version populaire d’une apocalypse. Dans les pages liminaires du Décameron, Boccace souligne les incidences de l’épidémie sur les comportements sociaux et sur leur délitement, qui se manifeste dans l’oubli de la charité comme cohésion de la communauté face au fléau. La « catastrophe » s’étend de la mortalité à la mort sociale. Quelques décennies plus tard, on observera des réactions opposées : Bernardin de Sienne se consacre aux soins des pestiférés à l’hôpital de Santa Maria della Scala pendant l’épidémie qui ravage Sienne en 1400, au péril de sa vie et de celle de ses douze compagnons21.
- 22 « Sono stati alquanti diluvi particolari, mortalità, corruzioni e pistolenze, fami e molti altri ma (...)
- 23 « Ma per quello che trovar si possa per le scritture, dal generale diluvio in qua, non fu universal (...)
8Si certains textes sont marqués par l’immédiateté et relèvent du témoignage, la culture des auteurs leur permet parfois de relier l’exceptionnalité de l’événement à une connaissance historique de phénomènes analogues, ce qui leur permet de mettre des mots sur la catastrophe, et ainsi de l’établir en tant que telle. On pourrait parler de « culture » ou de « mémoire » de la catastrophe : c’est le cas de Pétrarque, comme sa citation de Virgile en témoigne. C’est aussi par comparaison avec l’histoire longue que Matteo Villani introduit sa Chronique par l’évocation du déluge biblique, la faisant suivre par celle des cataclysmes qui ont suivi22, pour amener le lecteur à considérer que son époque est sans comparaison possible beaucoup plus « catastrophique » que celles qui l’ont précédée : « Mais de ce qu’on peut trouver dans les Écritures à partir du déluge universel, il n’y a pas eu de jugement universel pour les mortels qui ait autant concerné tout le monde que celui qui est advenu de nos jours23. »
- 24 T. Labbé, Les catastrophes naturelles au Moyen Âge, ouvr. cité.
9Ces témoignages qui s’appuient sur d’autres désastres illustrent à quel point un événement devient catastrophe une fois qu’il est mis en mots. Mais entre le Moyen Âge et l’instauration, à la fin du xxe siècle, d’un « état de catastrophe naturelle » par lequel un désastre météorologique identifié et nommé peut donner droit à une indemnité garantie par l’État, bien des paramètres ont changé, notamment quant au rôle des individus et des pouvoirs publics face à la catastrophe. On est ainsi passé d’une civilisation du signum — dans laquelle les phénomènes naturels avaient une fonction purificatrice et augurale en raison des péchés des hommes — à une civilisation où les pouvoirs publics sont supposés être en capacité de contenir, ou du moins de compenser, les désastres causés par les phénomènes extrêmes. D’après Thomas Labbé, cette évolution est également liée à l’importance accrue donnée à partir des xve‑xvie siècles aux conséquences mais aussi aux réactions face à la catastrophe, notamment dans la reconnaissance et dans la prise en charge des victimes qui devient un point central24.
10Si l’actualité des catastrophes pousse nos sociétés à interroger leurs résonances — réelles ou imaginaires — avec celles du passé, un tel élan comporte le risque d’interpréter anachroniquement certaines œuvres, à l’aune de concepts et d’émotions qui étaient étrangers à leurs auteurs. Pour tenter de nous en prémunir, nous avons souhaité élargir la focale dans l’espoir de mettre le plus possible l’« actualité » de la catastrophe en perspective.
- 25 Ibid. et G. Schenk, Dis-astri. Modelli interpretativi delle calamità naturali dal Medioevo al Rinas (...)
11Chronologiquement, d’abord, en ne nous focalisant pas sur un épisode particulier, mais en interrogeant les perceptions et les représentations des phénomènes naturels extrêmes entre le xive et le xviiie siècle — moment où le concept même de catastrophe émerge progressivement25. Géographiquement, ensuite, en réunissant des contributions qui portent sur l’aire italienne mais aussi européenne, afin d’inviter à la comparaison entre des espaces différents. Thématiquement, en choisissant comme périmètre l’acception la plus large de la notion de catastrophe, ce qui amène épidémies, séismes, déluges et tempêtes à se côtoyer dans ce numéro. Méthodologiquement, enfin, en accompagnant les contributions d’une série de notes de lecture qui permettent de prolonger le dialogue entre disciplines et champs, mais aussi entre époques et espaces.
12De l’enquête que mène Élise Leclerc sur un vaste corpus de 150 livres de famille rédigés à Florence aux xive et xve siècles (dont elle offre un échantillon inédit en annexe de son article), il ressort que les scripteurs ont une approche très pragmatique des phénomènes naturels extrêmes. Au xive siècle en particulier, les chefs de famille se préoccupent avant tout des conséquences économiques des inondations et des séismes — sans doute parce qu’il s’agit là d’événements susceptibles de détruire leurs moyens de production. Dans le cas des épidémies de peste en revanche, les rédacteurs de ricordi et de ricordanze s’intéressent davantage aux victimes, mais ces épidémies récurrentes finissent par perdre leur statut d’événement pour entrer dans la mémoire familiale comme des aléas que la famille a surmontés. Si les pères ne donnent pas une lecture éthique et religieuse des catastrophes naturelles, ils les interprètent donc à l’aune de ce qui est essentiel pour eux : former leurs descendants à prendre la relève et à assurer la prospérité biologique, économique, sociale et politique de leur famille.
- 26 « Quante volte lo viddi io in questo tempo piagnere, afermando che vedeva la rovina della città, e (...)
13À la fin du xve siècle, le franchissement des Alpes par le roi de France Charles VIII puis sa descente fulgurante vers Naples, qui déclenchent plusieurs décennies de guerre, mettent l’Italie « sens dessus dessous », « sottosopra », comme le disent les contemporains. « Combien de fois je l’ai vu pleurer en ce temps‑là, et affirmer qu’il voyait la ruine de la cité et que les Français venaient pour détruire l’Italie tout entière !26 », témoigne Francesco Vettori en évoquant la stupeur et le désespoir de son père. Jean‑Marc Rivière montre que si cette catastrophe politique et militaire qui surprend les habitants de la péninsule est très peu documentée sur le plan visuel, il y a en revanche « une confluence entre éléments naturels dévastateurs et destructions humaines ». C’est en effet par l’allégorie et la métaphore de la tempête que la peinture italienne, et particulièrement la peinture vénitienne, figure les guerres entre le début du xvie siècle et la bataille de Pavie. L’auteur illustre à ce propos comment « le transfert du littéral […] à l’imagé […] permet d’insérer le discours visuel dans une forme d’atténuation de la réalité historique ».
- 27 R. M. Dessì, « La prophétie, l’Évangile, l’État. La prédication en Italie au xve et au début du xvi(...)
14La contribution d’Erica Ciccarella est centrée sur un autre aspect des guerres d’Italie : la campagne de Charles VIII apporte aussi la syphilis, surnommée de façon significative le « mal français ». Dans un contexte où la population de la péninsule était habituée à entendre les prophètes itinérants annoncer la fin du monde27, la maladie apportée par l’envahisseur était aussi interprétée comme une punition divine infligée aux États italiens. Si, à l’instar de la peste, la syphilis était vue comme une catastrophe sociale, son origine sexuelle et son caractère chronique en font toutefois la spécificité. À travers l’analyse de textes autobiographiques, où le discours médical se mêle à l’expérience personnelle de la maladie, l’auteure montre comment le récit personnel « devient synecdoque du phénomène collectif ». Erica Ciccarella s’attarde en particulier sur le poème autobiographique de l’acteur-poète Niccolò Campani. Le titre de ce texte, qui est le premier à avoir été écrit et publié en Italie sur le « mal français » — Lamento di quel tribolato di Strascino Campana senese sopra el male incognito el quale tratta de la patientia & impatientia in ottava rima: opera molto piacevole — résume bien les éléments développés par l’auteure dans sa contribution. Les textes autobiographiques traitant de la syphilis tiennent à la fois du compte rendu historique (« el male incognito », « le mal inconnu ») et du récit intime (« lamento », « plainte »), sous une forme littéraire qui relève aussi bien de l’épopée (l’emploi de l’ottava rima, strophe qui fait rimer huit hendécasyllabes, pour décrire la lutte contre les symptômes, semblable à un combat militaire) que de la tradition comico-réaliste d’inspiration toscane (l’œuvre qualifiée de « très plaisante », « molto piacevole », peut évoquer l’emploi burlesque du langage médical).
15Isabelle Fernandes s’intéresse également à des témoignages, cette fois à propos du tremblement de terre qui a secoué Londres le 6 avril 1580. Premier séisme à être amplement documenté en Angleterre, il a donné lieu dans les mois qui ont suivi à une trentaine d’écrits religieux. L’auteure de la contribution examine comment la catastrophe a été reçue par quatre auteurs qui partagent la même sensibilité religieuse, le puritanisme, dans un contexte où la souveraine protestante Élisabeth Ire soutient les publications puritaines pour mieux s’opposer à la menace catholique. Isabelle Fernandes montre que pour interpréter l’irruption de l’extraordinaire dans le quotidien, Gabriel Harvey, universitaire de Cambridge, et le médecin Thomas Twyne, traducteur de Pétrarque et de l’Énéide, hésitent entre le paradigme providentiel traditionnel et l’explication naturaliste d’inspiration aristotélicienne, mais liée au scepticisme naissant, nourri par les avancées humanistes et techniques. Quant à Thomas Churchyard, militaire auteur d’une cinquantaine d’œuvres dédiées au doyen puritain de la cathédrale Saint-Paul, et Arthur Goldin, qui a traduit Jean Calvin et les Métamorphoses, ils ont surtout vu dans le récit qu’ils font du séisme une occasion de porter sur la scène publique leurs souhaits d’une réforme religieuse et d’une réforme des mœurs.
16Giovanni Filippo Donà examine quant à lui la réaction de la population vénitienne confrontée à la peste en 1630. En s’appuyant sur les apports méthodologiques de l’histoire des mentalités, il explore les testaments nuncupatifs (c’est-à-dire composés de vive voix et devant témoins) et écrits des Vénitiens, et notamment ceux qui préparent une donation pieuse aux institutions religieuses en vue du salut de l’âme du testateur. La comparaison qu’il opère avec les testaments écrits en 1620‑1621, dans un contexte où la peste ne faisait pas de ravages, révèle qu’il n’y a pas de différence notable entre les deux périodes, l’épidémie ne poussant pas particulièrement les Vénitiens à faire leur testament. Il ressort de cette enquête, qui se veut un premier jalon, que les réactions des Vénitiens devant la mort présentent « une grande variété de choix individuels et collectifs », les sentiments, les émotions, la condition sociale et la profession des testateurs étant des critères déterminants.
17Dans la dernière contribution, Gautier Juret-Rafin rappelle que dans une civilisation qui a privilégié le signe jusqu’au début du xviiie siècle, les aléas climatiques s’inscrivaient dans une forme de continuité parce qu’ils étaient perçus comme l’expression du châtiment divin. Mais l’hiver 1709 a été tellement rude, violent et soudain pour les contemporains qu’il a introduit une rupture. Devenu catastrophe par « l’événementialisation des faits », comme le souligne l’auteur en faisant siens les éléments d’analyse proposés par Gaëlle Clavandier, le « Grand Hiver » constitue ainsi « peut‑être le premier événement climatique resté à la postérité à l’échelle européenne ».
18Dans la première note de lecture, Clément Chillet prend comme point de départ l’ouvrage de Kyle Harper (paru en anglais en 2017 et en traduction française en 2019), qui a proposé une lecture originale des bouleversements qui ont marqué la fin de l’Antiquité (iiie‑viie siècles) en y intégrant des données climatiques et épidémiologiques. La vision décentrée de l’histoire de la fin de l’Empire romain que propose Harper amène Clément Chillet à réfléchir à la pertinence, pour l’époque, des concepts de catastrophe, mais aussi de crise et de résilience.
19La deuxième note de lecture fait un compte rendu détaillé d’un ouvrage (paru en 2018) où William Caferro étudie les enjeux, les modalités et les conséquences économiques de la guerre menée par Florence juste après que la peste noire a frappé la cité, et propose aux historiens de prendre leurs distances vis-à-vis de certaines pratiques de la cliométrie pour retourner aux archives. Cette note est l’occasion pour Cédric Quertier de faire dialoguer les propositions de Caferro avec les travaux récents d’historiens français de l’économie tels que Laurent Feller.
20La troisième note de lecture traite aussi de l’économie de l’après-peste, à partir du livre publié par Mark Bailey en 2021, qui se focalise sur le tableau économique et social de l’Angleterre de la seconde moitié du xive siècle et qui réfute les interprétations selon lesquelles l’épidémie n’aurait pas eu de conséquences économiques visibles dans la décennie qui a suivi. Comme le souligne Matthieu Scherman, les conclusions de cette étude gagneraient à être discutées par les spécialistes de l’économie méditerranéenne.
- 28 Voir L. Hély, « La recherche des causes physiques », dans Id., Les Grecs face aux catastrophes natu (...)
21Au terme de ce parcours, il semble que la catastrophe — qu’il s’agisse d’inondations, de séismes, d’aléas climatiques, d’épidémies ou de guerres — suscite moins une perception collective qu’un ensemble de réactions variées destinées à défendre des intérêts et des enjeux spécifiques, deux types d’interprétation continuant à coexister entre le xive et le xviiie siècle : d’une part, celle qui relie ces phénomènes à la manifestation d’une action divine dans le monde sous forme de « signes » à destination d’une humanité soumise au péché, et celle qui réactive une lecture « naturaliste » des événements, de tradition ancienne28, attachée davantage à l’observation des phénomènes qu’à des implications surnaturelles.
Notes
1 Sur l’essor de ce domaine, né aux États‑Unis dans les années 1960, voir E. Quaratelli, Disasters. Theories and Researches, Beverly Hills, Sage Pubblications, 1978 ; Id., What Is a Disaster? Perspectives on the Question, Londres, Routledge, 1998 ; G. Clavandier, La mort collective. Pour une sociologie des catastrophes, Paris, CNRS Éditions, 2004 ; A. Boscoboinik, Le processus catastrophe. Vulnérabilité, discours, réponses, Zurich / Berlin, LIT Verlag, 2009 ; K. Tierne, Disasters: A Sociological Approach, Cambridge, Polity Press, 2019. Pour l’histoire de ces courants, voir F. Locher et G. Quenet, « L’histoire environnementale : origines, enjeux et perspectives d’un nouveau chantier », Revue d’histoire moderne & contemporaine, no 56‑4, 2009, p. 7‑38, <https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/rhmc.564.0007> et G. J. Schenk « Historical Disaster Research. State of Research, Concepts, Methods and Case studies », Historical Disaster Research, vol. 32, no 3, 2007, p. 9‑31. Sur les rapports de l’historiographie française du xxe siècle avec la catastrophe, voir G. Quenet, « La catastrophe, un objet historique ? », Hypothèses, no 3, 2000, p. 11‑20, <https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/hyp.991.0011> et sur l’historiographie italienne, voir D. Cecere, « Dall’informazione alla gestione dell’emergenza. Una proposta per lo studio dei disastri in età moderna », Storica, no 77, a. XXVI, 2020, p. 12‑14.
2 T. Labbé, Les catastrophes naturelles au Moyen Âge, Paris, CNRS Éditions, 2017 ; Annales HSS, Histoire environnementale (Antiquité-Moyen Âge), vol. 77, no 1, 2022 ; G. Alfano et L. Baggioni (dir.), Désastres (xive-xviie siècles), Laboratoire italien, no 29, 2022, <https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/laboratoireitalien.9040>. Citons également, pour l’aire française et à titre d’exemple, les cours, conférences et séminaires tenus et organisés par Patrick Boucheron au Collège de France entre 2020 et 2022. Parmi les publications plus anciennes, voir par exemple J. Delumeau et Y. Lequin, Les Malheurs des temps. Histoire des fléaux et des calamités en France, Paris, Larousse, 1987 ; J. Berlioz, Catastrophes naturelles et calamités au Moyen Âge, Florence, SISMEL Edizioni del Galluzzo, 1991 ; F. Walter, Catastrophes. Une histoire culturelle (xvie‑xxie siècle), Paris, Seuil, 2008.
3 La revue L’Histoire a récemment publié un double numéro intitulé Peste, itinéraires d’une tueuse (no 510, juillet-août 2023), après avoir publié en septembre 2020 un numéro intitulé Comment une pandémie change le monde ? (mensuel no 475) et un numéro spécial intitulé 5000 ans de catastrophes (collections no 86, janvier-mars 2020).
4 B. Hobart, La Peste à la Renaissance. L’imaginaire d’un fléau dans la littérature au xvie siècle, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 820.
5 G. Alfano et L. Baggioni, « Décrire le désastre », Désastres (xive-xviie siècles), Laboratoire italien, ouvr. cité, § 5.
6 Voir sur ce point T. Labbé, Les catastrophes naturelles au Moyen Âge, ouvr. cité, p. 16‑22.
7 Dans le Satyricon, Pétrone l’emploie par dérision (« per ridiculum […] catastropha ») pour qualifier le « dénouement ridicule » d’un petit incident survenu à la table de Trymalchion (Pétrone, Satiricon, trad. O. Sers, Paris, Les Belles Lettres, « Classiques en poche », 2023 [2002], p. liv).
8 G. Quenet, « La catastrophe, un objet historique ? », art. cité, p. 16.
9 « Tremblemens », dans Diderot et al., Encyclopédie [édition numérique], 2023, <https://encyclopédie.eu/index.php/non-classifie/1147828196-tremblemens>.
10 « Sicile », dans Diderot et al., Encyclopédie [édition numérique], 2023, <https://encyclopédie.eu/[…]geographie-moderne/619393670-SICILE>.
11 « Catastrofe », dans Grande Dizionario della Lingua Italiana [Prototipo edizione digitale], Turin, UTET, 2018, <www.gdli.it/JPG/GDLI02/00000878.jpg>.
12 Dans les Annales, Tacite, relatant l’écroulement d’un amphithéâtre à Fidènes, emploie le terme « pestis » (« unde gravior pestis fuit » : « le désastre en fut aggravé », IV, 62), puis celui de « casus » pour une même réalité (« quinquaginta hominum milia eo casu debilitata vel obtrita sunt », « cinquante mille personnes furent mutilées ou écrasées dans cet accident funeste », « accident funeste » qu’on pourrait aussi traduire par « catastrophe ») (Tacite, Annales, t. 2, trad. P. Wuilleumier, Paris, Les Belles Lettres, 2019, IV, 62).
13 C’est le caractère exceptionnel des manifestations de l’éruption du Vésuve (« nubem inusitata et magnitudine et specie », « un nuage extraordinaire et par sa grandeur et par son aspect ») qui explique la curiosité de Pline l’Ancien pour ce phénomène, comme l’atteste la célèbre lettre de Pline le Jeune.
14 « En cette année fit merveilleusement chaud » ; « si vint au mois d’août une chaleur trop merveilleuse plus que accoutumance » (p. 318) (Journal d’un bourgeois de Paris, texte présenté et annoté par Colette Beaune, Paris, Le Livre de Poche, Lettres gothiques, 1990, p. 190 et p. 318).
15 « In questo anno, a dì 10 di settembre, si cominciarono in Italia tremuoti disusati e maravigliosi » (Matteo Villani, Cronica di Matteo Villani a miglior lezione ridotta coll’aiuto dei testi a penna, Florence, per il Magheri, 1825‑1826, I, 45, p. 85). Pour les séismes qui ont frappé la Péninsule et la Méditerranée de l’Antiquité au xvie siècle, voir E. Guidoboni, G. Ferrari, D. Mariotti, A. Comastri, G. Tarabusi, G. Sgattoni et G. Valensise, CFTI5Med, Catalogo dei Forti Terremoti in Italia (461 a.C.‑1997) e nell’area Mediterranea (760 a.C.‑1500), Istituto Nazionale di Geofisica e Vulcanologia (INGV), 2018, <https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.6092/ingv.it-cfti5>.
16 « Roma ipsa insolito tremore concussa est » (F. Petrarca, Epystole familiares, Rome, Biblioteca Italiana, 2004, XI, 7). Pétrarque se souvient ici de Virgile, Géorgiques, I, 474 : « Insolitis tremuerunt motus Alpes », « les Alpes tremblèrent de mouvements insolites ».
17 « Tantarum calamitatum […] eventum », « l’issue […] d’aussi grandes calamités » (F. Petrarca, Epystole familiares, ouvr. cité, XI, 7).
18 F. Petrarca, Epistole, U. Dotti (éd.), Turin, UTET, 1978, p. 738.
19 Journal, ouvr. cité, p. 198 et p. 324. Dans une optique un peu différente qui sollicite les Évangiles, Girolamo Gigli relate le « terrible tremblement de terre [qui] secoua la grande montagne ; et ce qui aurait pu se passer à cause d’un tel prodige qui a eu lieu du temps du Sauveur », « terribile terremoto [che] scosse la gran montagna; e ciò si potrebbe essere avenuto per quello sì prodigioso, che fu al tempo del Salvatore » (G. Gigli, Diario senese, Sienne, Landi e Alessandri, 1854, p. 367).
20 G. Sercambi, Le Croniche di Giovanni Sercambi lucchese, S. Bongi (éd.), Lucca, Tipografia Giusti, 1892, CXXXIII, p. 96.
21 Les cérémonies expiatoires et les processions sont une autre réponse que suscite l’impuissance à juguler par des moyens naturels les effets de l’épidémie, comme en témoigne, dans une page célèbre de Grégoire de Tours, celles dont le pape Grégoire le Grand prit l’initiative lors de la peste de 590 qui ravagea Rome. Voir Historia Francorum, Patrologia latina, vol. 71, 479‑483.
22 « Sono stati alquanti diluvi particolari, mortalità, corruzioni e pistolenze, fami e molti altri mali », « Il y a eu de nombreux déluges singuliers, des épidémies, des corruptions et des pestes, des famines et de nombreux autres maux » (M. Villani, Cronica, ouvr. cité, I, 1, p. 15).
23 « Ma per quello che trovar si possa per le scritture, dal generale diluvio in qua, non fu universale giudicio di mortalità che tanto comprendesse l’universo, come quella che ne’ nostri dì avvenne. » (Ibid.)
24 T. Labbé, Les catastrophes naturelles au Moyen Âge, ouvr. cité.
25 Ibid. et G. Schenk, Dis-astri. Modelli interpretativi delle calamità naturali dal Medioevo al Rinascimento, dans M. Matheus, G. Piccinni, G. Pinto et G. M. Varanini (dir.), Le calamità ambientali nel tardo medioevo: realtà, percezioni, reazioni, Florence, Florence University Press, 2010, p. 23‑75.
26 « Quante volte lo viddi io in questo tempo piagnere, afermando che vedeva la rovina della città, e ch’e’ Franciosi venivano per comune distruzione! » (F. Vettori, Vita di Piero Vettori l’antico scritta di Francesco suo figliuolo, dans E. Niccolini (éd.), Scritti storici e politici, Bari, Gius. Laterza & Figli, 1972, p. 254)
27 R. M. Dessì, « La prophétie, l’Évangile, l’État. La prédication en Italie au xve et au début du xvie siècle », dans R. M. Dessì et M. Lauwers (dir.), La parole du prédicateur, ve‑xve siècle, vol. 1, Nice, Centre d’études médiévales, 1997, p. 421‑422.
28 Voir L. Hély, « La recherche des causes physiques », dans Id., Les Grecs face aux catastrophes naturelles : savoirs, histoire, mémoire, Athènes, École française d’Athènes, 2016, <https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/books.efa.1566>.
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Référence électronique
Cécile Terreaux-Scotto, Élise Leclerc et Serge Stolf, « Présentation », Cahiers d’études italiennes [En ligne], 37 | 2023, mis en ligne le 30 septembre 2023, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cei/13849 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cei.13849
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