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Époque moderne et contemporaine : l’écrivain témoin et interprète de l’événement

Faire de l’Histoire un roman : Quatrevingt-treize (Victor Hugo)

Turning History into a Novel: Quatrevingt-treize (Victor Hugo)
Fare della Storia un romanzo: Quatrevingt-treize (Victor Hugo)
Marianne Guérin

Résumés

En 1874, Hugo publie son dernier roman, Quatrevingt-treize, dans lequel il s’interroge sur la guerre de Vendée, son caractère fratricide et la violence révolutionnaire qu’elle incarne. Il saisit ici un moment particulier de la Révolution, chargé de sens, et en fait un roman. Il s’agit donc d’interroger les liens établis dans le roman entre la littérature et l’Histoire, d’essayer de comprendre comment Hugo s’empare des faits historiques, par le biais de la fiction, pour leur redonner du sens et, in fine, en proposer une interprétation.

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Texte intégral

  • 1 Rentré en France triomphalement en 1870, il est absent lors de l’épisode communard qu’il suit depui (...)
  • 2 Le projet initial hugolien comprenait une peinture de l’Aristocratie, de la Monarchie (le roman n’a (...)

1Quatrevingt-treize, une simple date pour titre du dernier roman de Victor Hugo publié en 1874 alors que Paris et la France bruissent encore des échos dévastateurs de la Commune1. Écrire un roman sur l’année 1793, encombrante pour bon nombre de républicains alors en train d’achever la conquête du pouvoir, n’est pas un choix anodin. L’année 1793 suscite en effet les fantasmes d’une révolution sanguinaire, d’une République répressive envers ses enfants et surtout sans pitié envers ceux ou celles qui, en Vendée en particulier, refusent l’ordre nouveau en train d’advenir. Victor Hugo décide d’écrire enfin ce grand roman sur la Révolution qu’il porte en lui depuis le début des années 1860, peut‑être même avant. À l’origine Hugo projette une trilogie2 qui narrerait la Révolution, en explorerait toutes les dimensions, en révélerait les mystères et peut‑être enfin le sens ultime. Ce sera finalement un seul roman avec une action resserrée sur quelques mois d’une année perçue comme dévastatrice et meurtrière. Peut‑être peut‑on lire dans ce projet un désir de réconciliation personnelle entre identité vendéenne maternelle et identité républicaine paternelle, mais la réconciliation dépasse la dimension personnelle pour engager l’apaisement d’un pays déchiré, au début des années 1870, entre révolution et réaction.

2Hugo s’empare ainsi de cet événement qui obsède tout le siècle pour en faire un roman ; l’Histoire, travaillée et remodelée par l’écriture, devient objet littéraire. Rien de bien surprenant quand on se souvient combien ce siècle est traversé par la Révolution qui n’en finit plus d’interroger la société française sur ce qu’elle est, pense être, pourrait être. Hugo n’est pas le premier à se frotter à cet épisode. La Révolution et ses suites envahissent la littérature et, de Chateaubriand à Stendhal en passant par Balzac ou Flaubert, tous les écrivains du siècle en sont imprégnés et l’interrogent d’une manière ou d’une autre. Rares pourtant sont ceux qui la prennent à bras le corps, au point d’en faire objet de littérature. Balzac s’y risque dans Les Chouans ou Barbey d’Aurevilly dans Le Chevalier des Touches en 1863, roman inspiré de la vie du héros de la chouannerie Jacques Destouches. Hugo le fait à son tour de manière encore plus spectaculaire peut‑être en s’immergeant dans ce que son époque appelle encore la Terreur avec la majuscule. Jamais Hugo ne fait référence à Balzac et pourtant les deux romanciers ont en partage ce questionnement sur la violence qui les terrifie. Cette interrogation fait écho au siècle qu’ils traversent et dans lequel la Révolution n’en finit pas de se rejouer à travers des soubresauts plus ou moins spectaculaires (1830, 1848, 1871). Pour dire cette Révolution qui le questionne, Hugo fait le choix du genre romanesque.

  • 3 M. Ozouf, Les aveux du roman. Le xixe siècle entre Ancien Régime et Révolution, Paris, Gallimard, c (...)

3Mona Ozouf montre, quand elle parle du « privilège du roman », combien le genre romanesque peut s’épanouir dans une société « née de la Révolution, mouvante, hétérogène, instable, en proie à l’agitation des individus-atomes » car il offre, selon elle, « sa forme souple et variée, sa mobilité, son traitement privilégié de la durée, son foisonnement illimité ». Elle conclut en soulignant qu’« À société mixte, il faut un genre mixte3 ». On comprend alors comment le roman du xixe siècle, plus que tout autre genre littéraire, peut devenir le lieu d’une rencontre amoureuse entre littérature et Histoire : ce genre permet en effet de s’emparer de l’Histoire tout en lui donnant une autre épaisseur, une autre dimension, en cherchant une vérité au‑delà des faits, en s’autorisant des entorses à la réalité historique pour penser l’Histoire autrement. Histoire et littérature se rencontrent pour proposer un récit dans lequel la véracité, la démonstration scientifique ne sont pas essentielles. Il ne s’agit pas tant de proposer un récit historique que de faire de l’Histoire un roman, de s’appuyer sur une trame historique pour, en la remodelant, dire quelque chose du monde contemporain. Le roman permet alors de penser l’Histoire autrement, de déborder des faits. L’enjeu n’est plus l’historicité mais bien la vérité humaine. La mixité du genre, dans lequel poésie, drame et tragédie peuvent se fondre, donne la liberté nécessaire pour embrasser le tourbillon révolutionnaire. Hugo ne s’y trompe pas en mêlant ces différents genres pour dire la complexité révolutionnaire, jusqu’au nœud tragique des dernières pages que tout annonçait depuis le début ou presque : la structure du roman rend manifeste la fatalité révolutionnaire.

  • 4 J.‑C. Martin, Les échos de la Terreur. Vérité d’un mensonge d’État (1794‑2001), Paris, Belin, 2018.

4Hugo aime la démesure, et nombre de ses textes illustrent le choix de l’épique. Choisir la Révolution c’est se fracasser sur un tourbillon, accepter de se perdre dans un cyclone qui détruit tout sur son passage sans parvenir finalement à emporter complétement cet Ancien Régime tant les années qui suivent hésitent sur le sort à faire à ce passé révolutionnaire. Le choix de Victor Hugo dit quelque chose des atermoiements de son siècle car, en prenant l’angle de l’année 1793 — moment de la guerre de Vendée et de ce que l’on appelle, une fois thermidor passé et Robespierre renversé dans une reconstruction intellectuelle et politique de la période, la « Terreur4 » —, il montre combien la Révolution, ses sens et ses questions agitent encore ces hommes de la fin du xixe siècle. Les républicains à la conquête du pouvoir doivent en effet faire un sort à la chronologie révolutionnaire et donner des gages de respectabilité du régime qu’ils prétendent mettre en place. Cela passe par une réappropriation de la Révolution, une relecture que Ferry et d’autres mènent en séparant l’acceptable — 1789 et ses lumières — de l’insupportable — 1793 et sa violence d’Etat. Il s’agit bien de montrer combien la République après deux échecs en 1792 puis en 1848 qui ont mené à des régimes liberticides, peut être un régime crédible et respectable. D’autant plus qu’au moment où il écrit ce roman, l’expérience avortée de la Commune hante douloureusement les esprits. Hugo ne choisit donc pas d’écrire la Révolution mais une part infime de celle‑ci, pensée comme à la fois la plus terrible et la plus incompréhensible, ce qui lui permet d’interroger son époque, de l’éclairer à la lueur d’une réflexion tout à la fois politique et morale sur les moteurs révolutionnaires. La dimension politique n’est pas nouvelle pour Hugo tant il a déjà proposé dans d’autres romans, voire dans des poèmes, une lecture politique et sociale. Les Misérables, comme l’a montré Mona Ozouf, sont porteurs, en 1862, d’une réflexion politique sur la société, l’exercice du pouvoir, les héritages et les incertitudes des différents régimes mais, à la différence de Quatrevingt-treize, Hugo y glisse des événements dont il a été le contemporain et qui servent de toiles de fond au récit. Dans Quatrevingt-treize le parti pris est différent. Il se fonde sur le resserrement d’un récit autour de quelques mois de l’année 1793 enchâssés dans une année censée résumer à elle seule tous les excès et toute la démesure révolutionnaires. Mais Hugo parle aussi de son siècle, de ce mouvement incontrôlable et puissant qu’il croit y déceler. Il essaie d’en comprendre les ressorts et, comme romancier, tente d’incarner les formes contradictoires et tragiques qui l’habitent.

5Quatrevingt-treize est ainsi un point d’observation privilégié pour réfléchir à ce que la littérature donne à l’histoire, à la nature des liens qui se nouent, à la manière dont un roman devient historique quand il s’empare des faits du réel pour, en passant par la fiction, redonner sens autrement, et finalement penser l’Histoire.

1. Écrire Quatrevingt-treize pour s’approprier 1871

  • 5 Dans un article publié dans la revue Romantisme, Pierre Campion insiste sur l’importance de ce ques (...)

6Penser le moment 1793 est aussi un moyen de parler de son siècle : Hugo propose en creux au lecteur une réflexion sur la nature de la Commune ou tout au moins ce qui l’a rendu possible. Écrire Quatrevingt-treize en 1874 c’est proposer une réflexion sur l’identité d’une Révolution omniprésente dans le roman et poser la question d’une violence qu’Hugo ne comprend pas. Écrire Quatrevingt-treize permet à Hugo de livrer sa conception de l’Histoire. Il utilise la littérature comme une tribune politique, qui lui permet de continuer à parler, à dire sa vérité politique alors qu’il vient d’être battu aux élections. Quatrevingt-treize devient en ce sens le moyen de penser la Commune, d’en comprendre les logiques et les formes et finalement de répondre par un passé revisité à la question qui hante les contemporains de la Commune : comment la société française en est‑elle arrivée là ? Comment en est‑elle arrivée à un nouvel épisode révolutionnaire dont Hugo comprend certains aspects mais dont il ne peut que condamner la violence partagée ? Le roman lui permet donc de penser l’Histoire, c’est-à-dire de donner un sens à ce qui n’en a pas immédiatement ; il cherche dans le passé un épisode qui pourrait faire écho, faire comprendre la violence politique dont il est le témoin. La Commune fait ressurgir le spectre de la guerre civile, d’une violence incontrôlable, du pouvoir de la rue et de la répression terrible qui l’accompagne avec la reprise de Paris par les armées versaillaises. On comprend alors mieux combien le roman est politique et historique dans ses questionnements : il s’agit de saisir ce qui conduit à ce retour en arrière, à cette résurgence des démons5.

7Hugo cherche dans le passé un moment qui mélangerait guerre extérieure — celle qu’il vient de vivre contre la Prusse —, guerre civile — celle qui oppose les communards, patriotes dans un premier temps, révolutionnaires dans un second, aux Versaillais —, et identité politique — quelle république fonder au sortir du Second-Empire ? L’événement riche de toutes ces dimensions est alors l’année 1793 où la France est menacée par de multiples ennemis. Elle est en proie à une guerre extérieure avec ses voisins qui semblent menacer les acquis révolutionnaires. La chose n’est pas nouvelle, mais l’intensité de l’affrontement, la mobilisation qu’il exige, la menace qu’il fait peser aux frontières participent à exacerber un peu plus les divisions révolutionnaires et finalement peut‑être à faciliter un processus de radicalisation. La guerre contre les ennemis peut alors devenir ou être envisagée sous un angle défensif, lui conférant une légitimité. La guerre est aussi intérieure : les ennemis du dedans, ce sont les contre-révolutionnaires qui structurent une opposition qui passe du phénomène de l’émeute, qui touche environ un quart du pays en 1792, à la guerre ouverte qui mobilise le Grand Ouest. Au printemps 1793 la Convention donne un nom à cette guérilla qui occupe tous les esprits et mobilise des hommes : la guerre de Vendée.

  • 6 Le marquis de Lantenac est l’un des trois personnages principaux. Hugo campe son personnage de nobl (...)
  • 7 J.‑C. Martin, Les échos de la Terreur. Vérité d’un mensonge d’État (1794‑2001), ouvr. cité.
  • 8 Voir P. Campion, « Raisons de la littérature. Quatrevingt-treize de Victor Hugo », art. cité.
  • 9 J.‑C. Martin, Les échos de la Terreur, ouvr. cité.

8La Vendée est un carnage où à la guérilla se mêlent des batailles rangées menées par des soldats des deux camps mal formés, plus ou moins bien équipés. La violence est partagée et Hugo le sait, le montre. Il donne à voir la nature de cet affrontement et le qualifie : « L’atrocité des guerres civiles comporte des sauvageries. » Il souligne alors en creux comment les violences se répondent et s’articulent dans un terrible cercle vicieux. C’est par exemple, au début du roman, l’incendie de la métairie et l’ordre donné par Lantenac6 de faire fusiller les blessés. Les violences de guerre sont finalement partout : aux frontières qu’il faut défendre, dans le territoire qu’il faut tenir, dans l’espace politique où la rue a pris conscience de sa puissance à l’occasion de journées révolutionnaires répétées. Jean-Clément Martin rappelle qu’une double guerre civile se joue : l’une oppose les Bleus aux Blancs, l’autre les Montagnards aux sans-culottes7. Une violence politique envahit donc chaque jour un peu plus la Révolution, elle se niche au cœur d’un appareil d’État dont les membres appliquent la recommandation de Danton qui, lors de son discours du 9 mars 1793 demandant à la Convention de ratifier le projet de Tribunal révolutionnaire, proclame « Soyons terribles pour dispenser le peuple de l’être ». Peut‑être faut‑il voir dans cette injonction la prise de conscience de la nécessité de se réapproprier la violence, d’en refaire la prérogative de l’État pour en reprendre le contrôle. Hugo le sait et interroge dans tout son roman cette violence dont le peuple, les hommes sont porteurs. 1793 serait alors l’envers négatif de la Révolution et le miroir de la Commune voire sa source originelle. Les trois mois qui sont le cœur du roman d’Hugo sont tout à la fois le moyen de revisiter la Révolution, d’en dire la grandeur et une sorte de résumé des enjeux de 1871. Ils deviennent le support d’un récit qui met en scène les affres d’un pays déchiré par les combats entre deux frères ennemis, républicains et contre révolutionnaires, dont on voit la violence dès l’ouverture du roman avec le massacre du bataillon républicain. La Commune n’est pas le décalque de 1793, mais elle s’inscrit dans un héritage revendiqué dont Hugo peut s’emparer. Hugo cherche finalement l’origine voire le principe du malheur dans un autre événement dont il serait né8. La question de la Révolution et de ses sens, tant qu’elle n’est pas résolue, est une machine à fantasme et un réservoir inépuisable. Plus encore dans cette période resserrée de quelques mois, reconstruite selon Jean-Clément Martin autour du mythe sanguinaire, de la « Terreur » voulue et organisée par le seul Robespierre9, la violence populaire serait devenue légitime dans le jeu politique en s’alliant à une violence d’État. L’aura donnée à la terreur peut alimenter le rejet de la Révolution tout en rendant la violence incompréhensible. L’invention même du mot pour désigner la période a pour effet de dire les excès révolutionnaires tout en en refusant la responsabilité. Par sa lecture de 1793, Hugo semble chercher à comprendre 1871.

  • 10 D. Aubry, Quatre-vingt-treize et les Jacobins, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1988 ; M. Ozou (...)

9Les romans de Hugo sont aussi, comme l’ont montré Mona Ozouf ou Dominique Aubry10, le lieu d’une réflexion sur l’Histoire dans laquelle Dieu joue un rôle particulier. Quatrevingt-treize s’inscrit dans cette perspective de manière encore plus nette peut‑être que Les Misérables, tant Hugo y donne sa vision de l’Histoire. On le voit clairement avec la construction d’un récit qui mêle le temps de l’écriture et celui de l’Histoire. C’est par exemple l’ouverture du Livre Premier « Cimourdain » avec la description des rues de Paris en 1793. Ces pages plongent le lecteur dans le Paris révolutionnaire balisé de repères géographiques symboliques pour donner plus de force au propos :

  • 11 V. Hugo, Quatrevingt-treize, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2001, p. 141.

On vivait en public, on mangeait sur des tables dressées devant les portes, les femmes assises sur les perrons des églises faisaient de la charpie en chantant la Marseillaise, le parc Monceaux et le Luxembourg étaient des champs de manœuvre, il y avait dans tous les carrefours des armureries en plein travail, on fabriquait des fusils sous les yeux des passants qui battaient des mains ; […] Les Allemands étaient aux portes11.

10L’imparfait itératif nous immerge donc dans ce Paris où la Révolution et le politique envahissent l’espace public. Hugo multiplie les symboles : la Marseillaise encore jeune qu’on s’approprie, les femmes mobilisées, les armes fabriquées et l’enthousiasme qui fait fi du danger. Cette évocation ne cache‑t‑elle pas d’ailleurs une description du Paris de la Commune marquée par la même effervescence défensive et révolutionnaire dans certains quartiers et à certains moments ? La description se déploie sur plusieurs pages, cinq dans l’édition de poche, et prend la forme d’un long et unique paragraphe. Et puis brusquement le passé simple rompt le tableau :

Après le 9 thermidor, Paris fut gai, d’une gaieté égarée. Une joie malsaine déborda. À la frénésie de mourir succéda la frénésie de vivre, et la grandeur s’éclipsa. […] Après 93, la Révolution traversa une occultation singulière, le siècle sembla oublier de finir ce qu’il avait commencé, on ne sait quelle orgie s’interposa, prit le premier plan, fit reculer au second l’effrayante apocalypse, voila la vision démesurée, et éclata de rire après l’épouvante ; la tragédie disparut dans la parodie, et au fond de l’horizon une fumée de carnaval effaça vaguement Méduse.

  • 12 Ibid., p. 147‑148.

Mais en 93, où nous sommes, les rues de Paris avaient encore tout l’aspect grandiose et farouche des commencements12.

11Hugo fait un pas de côté et glisse dans un autre temps, celui de l’Histoire, où il met les choses à distance avant de ramener le lecteur dans le temps du roman. C’est un va-et-vient constant qui se joue alors dans le roman entre des faits et leur commentaire. Ce balancement répété permet à Hugo de livrer sa lecture de l’Histoire, de faire du roman une tribune politique.

12Hugo peut alors proposer sa vision de l’Histoire marquée au sceau de la Providence divine. La Révolution française ne serait pas le fruit de décisions humaines, d’actions qui auraient été les moteurs des évolutions, mais serait le lieu d’une intervention divine. Mona Ozouf a souligné combien dans Les Misérables les hommes ne sont finalement que les instruments inconscients de Dieu. Les hommes jouent un rôle secondaire dans le processus révolutionnaire, la Révolution leur échappe tant l’Histoire est l’affaire de Dieu. Hugo le dit dans Quatrevingt-treize de manière encore plus nette peut‑être qu’il ne l’avait fait dans Les Misérables :

La révolution est une action de l’Inconnu. Appelez‑la bonne action ou mauvaise action, selon que vous aspirez à l’avenir ou au passé, mais laissez‑la à celui qui l’a faite. Elle semble l’œuvre en commun des grands événements et des grands individus mêlés, mais elle est en réalité la résultante des événements. Les événements dictent, les hommes signent ; le 14 juillet est signé Camille Desmoulins, le 10 août est signé Danton, le 2 septembre est signé Marat, le 21 septembre est signé Grégoire, le 21 janvier est signé Robespierre ; mais Desmoulins, Danton, Marat, Grégoire et Robespierre ne sont que des greffiers. Le rédacteur énorme et sinistre de ces grandes pages a un nom, Dieu, et un masque, Destin. Robespierre croyait en Dieu. Certes !

La Révolution est une forme du phénomène immanent qui nous presse de toutes parts et que nous appelons la Nécessité.

Devant cette mystérieuse complication de bienfaits et de souffrances se dresse le Pourquoi ? de l’histoire.

  • 13 Ibid., p. 220.

Parce que. Cette réponse de celui qui ne sait rien est aussi la réponse de celui qui sait tout13.

13Inconnu, Dieu, Destin et Nécessité, tout est dit dans ce passage. Les hommes ne sont que les jouets d’un destin qui les dépasse, ils s’inscrivent dans une progression fatale de l’Histoire qui est la volonté même de Dieu. La Révolution peut devenir une lutte du bien contre le mal et être un mélange d’ombre et de lumière que chacun des personnages vient incarner d’une manière ou d’une autre. Si Gauvain incarne une sorte de pureté révolutionnaire idéale, généreuse et magnanime, Lantenac et Cimourdain en sont les côtés obscurs et implacables. Hugo exprime ici à la fois sa conception providentielle de l’Histoire mais aussi la manière dont elle traverse les hommes. Le roman donne à voir les luttes intérieures — c’est tout le sens du long monologue de Gauvain sur le sort à réserver à Lantenac — et permet d’intérioriser les luttes politiques. À travers cet ultime roman Hugo évoque tous ses combats, toute son action politique qui refuse une violence même révolutionnaire tant elle broie les individus. En écrivant la violence de 1793 il réaffirme sa conception de la liberté et du progrès. Finalement la Révolution serait, pour lui comme pour d’autres, le lieu de forces contradictoires où s’affrontent la beauté et l’horreur. Cela éclaire le sens de la précision minutieuse de son récit et de ses choix chronologiques.

  • 14 Ibid., p. 212.
  • 15 Ibid.

14L’Histoire dans sa forme première, une chronologie, un récit méticuleux et détaillé, est le support du roman. Hugo est précis et multiplie les descriptions qui sont le moyen de dire la grandeur de l’événement. C’est la description rigoureuse de la Convention tout à la fois dans son architecture, qui montre combien la Révolution est à penser comme la libération de la parole, et dans ses réalisations dont il dresse une liste presque exhaustive pour souligner le souffle révolutionnaire, le progrès social. Le luxe de détails donne à voir l’ampleur de la transformation pour frapper le lecteur en lui faisant prendre la mesure du renversement. La Convention est aussi l’endroit qui conjugue la dualité révolutionnaire car tout à la fois assemblée qui « produisait de la civilisation14 » et espace privilégié de tous les débordements d’un peuple devenu souverain, « la rue entrait dans l’assemblée15 ». Hugo commente le danger de cette trop grande proximité avec ce peuple devenu conscient de sa force :

  • 16 Ibid.

Ces invasions de la foule dans ce sénat sont une des plus surprenantes visions de l’histoire. Habituellement, ces irruptions étaient cordiales. Le carrefour fraternisait avec la chaise curule. Mais c’est une cordialité redoutable que celle d’un peuple qui, un jour, en trois heures, avait pris les canons des Invalides et quarante mille fusils16.

15À lire Hugo on comprend que la Révolution est toujours au bord du gouffre, emportée par une effervescence qu’elle ne sait pas toujours maîtriser. La dualité encore et toujours, ce double visage de l’épisode révolutionnaire dont son siècle ne sait que faire. Hugo fait aussi usage de la chronologie qui, à chaque fois, à travers des dates emblématiques, vient rythmer le roman tout en montrant le cheminement quasi inéluctable vers une issue grandiose :

  • 17 Ibid., p. 193.

Le 14 juillet avait délivré.
Le 10 août avait foudroyé.
Le 21 septembre fonda.
Le 21 septembre, l’équinoxe, l’équilibre. Libra. La balance. […]
C’est par la Convention que s’ouvrit la grande page nouvelle et que l’avenir d’aujourd’hui commença17.

16Nul besoin de préciser la chronologie ou le déroulement, Hugo se contente de qualifier les trois moments qui s’étirent de 1789 à 1792 et qui, à chaque fois, ont pour acteur le peuple, héros de sa lecture révolutionnaire. On devine ici l’influence de Michelet dont Hugo a sans doute lu L’Histoire de la Révolution. La description de la Convention qui vient ensuite et qui est d’une redoutable précision lui permet finalement de dire en creux sa Révolution, c’est-à-dire celle des débuts, celle qui fait advenir la République idéale car peut‑être tout à la fois sociale et libérale. Sans doute est‑ce en fait le régime qu’il appelle de ses vœux alors qu’en 1874 la République n’est pas encore enracinée ni complètement assurée de ce qu’elle voudrait être. Il reprend plus loin dans le roman ces mêmes dates pour les attribuer à des acteurs particuliers, faisant de ces scansions les révélateurs des identités multiples et successives de la Révolution et finalement de son écartèlement. La littérature est ici le lieu d’une double réflexion sur les moteurs de l’Histoire et sur l’identité révolutionnaire de 1793 pensée comme le moyen d’approcher l’épisode de 1871.

2. Incarner la Révolution

17Hugo ne se contente pas de faire un récit historique détaillé de ces quelques mois, il incarne la Révolution dans des personnages qui la rendent visible et montrent les choix moraux auxquels elle oblige. Incarner la Révolution permet à Hugo de la penser d’abord au travers des personnages. Aux trois grandes figures historiques (Marat, Robespierre et Danton), dont Hugo dresse le portrait à la faveur d’une rencontre romanesque fondée certes sur certains éléments véridiques, mais dont les dialogues sont imaginés, répondent les trois figures romanesques de Lantenac, Cimourdain et Gauvain. Ces trois derniers sont le moyen pour Hugo de dire sa vision de l’Histoire : ce sont des sortes de doubles rêvés et réécrits, qui donnent chair aux figures historiques qui, elles, incarnent la grande Histoire. À travers ces trios Hugo ne cesse de reposer la question de la violence, du choix, du décalage entre idéal et réalité politiques.

  • 18 Ibid., p. 161.

18Des trois révolutionnaires Hugo dresse un portrait fidèle à ce que l’époque en dit. La véracité importe peu, ce qui compte c’est de camper la Révolution dans ses identités contradictoires en montrant l’affrontement souterrain entre Montagnards et sans-culottes, en soulignant l’absence d’unité de la Révolution et donc sa complexité. « Minos, Eaque et Radhamante », tel est le titre donné au chapitre qui évoque ces trois figures historiques auxquelles répondent, en contrepoint, les personnages voulus par Hugo. La référence aux trois juges du tribunal des Enfers de la mythologie grecque met en avant l’impartialité. L’ordre n’est pas anodin : au méticuleux Minos, qui a le dernier mot et tranche de manière irrévocable, correspond la figure de Robespierre. Dans la description qu’il en donne, Hugo épouse alors assez fidèlement les représentations d’un Robespierre incorruptible et en dehors du monde des hommes, car tendu vers un absolu politique qui autoriserait bien des excès. Le portrait insiste sur la pâleur et la froideur du regard. Plus loin l’auteur souligne l’absence de sourire ; à la différence de ses deux comparses, « Il ne pouvait lui ni rire, ni sourire. Le rire, éclair de Danton, et le sourire, piqûre de Marat, lui manquaient18 ». Hugo insiste en creux sur la froideur de l’homme que ne compensent ni sa jeunesse, ni son élégance. Il reprend ainsi par le portrait littéraire le discours dominant qui, dès le lendemain de 1794, a reconstruit un Robespierre terrible et seul responsable de la terreur et de la violence déployée. Cette reconstruction était le moyen pour les uns et les autres de se dédouaner à peu de frais en prétendant ne pas avoir été les complices de l’utilisation d’une violence populaire transformée en violence d’État.

  • 19 Ibid.
  • 20 Ibid.
  • 21 Ibid.

19Eaque et Radhamante quant à eux instruisent les procès et annoncent la sentence aux défunts. Ce sont Danton et Marat qui les incarnent et qui sont convoqués par Hugo aux côtés de Robespierre. Danton est « débraillé », « les cheveux tout hérissés19 », l’exact opposé de Robespierre dont il est encore le frère révolutionnaire avant d’en devenir l’ennemi mortel. Hugo épouse ici les stéréotypes de l’époque d’un bon Danton, « le pli de bonté au coin de la bouche20 », qui l’exonère des massacres de septembre 1792 qu’il a pourtant laissé faire alors qu’il était en charge de la justice. Le troisième, Marat, est souffreteux, « les yeux injectés de sang, des plaques livides sur le visage21 ». Il est, au moment où se situe le roman, malade, ne sortant quasiment plus de chez lui. Lors de cette rencontre c’est le seul à être armé, moyen pour Hugo de dire autrement la violence révolutionnaire qui couve. En quelques lignes Hugo dit trois identités révolutionnaires, trois visions de la Révolution.

  • 22 Ibid.

20Chacun incarne une image de la Révolution : Robespierre l’incorruptible finalement rallié à la guerre pensée comme le moyen de sauver la Révolution, Danton « l’indulgent » et Marat le radical, partisan d’une guerre sans merci pour les ennemis de l’intérieur. En convoquant ces trois figures historiques, Hugo ne dit pas tant leur identité politique mais pose plutôt la question de la capacité d’une République à survivre si elle ne sait être unie, si elle ne sait que faire la guerre. La rencontre entre Robespierre, Danton et Marat est en effet un dialogue qui n’aboutit pas, elle marque l’incapacité à s’entendre, à s’écouter. Certes tous envisagent la question de la guerre, mais aucun ne la pense sous le même angle, chacun campant sur ses certitudes. Hugo se nourrit ici de la réalité des faits historiques : une France en 1793 menacée par de nombreux ennemis intérieurs et extérieurs, une Révolution portée par des figures majeures dont il fait des personnages romanesques : « Ils étaient seuls dans cette salle. Il y avait devant Danton un verre et une bouteille de vin couverte de poussière, rappelant la chope de bière de Luther, devant Marat une tasse de café, devant Robespierre des papiers22. » De chacun des trois hommes il ne retient que les éléments symboliques qu’il grossit à souhait pour en faire les résumés des trois voies qui s’offrent à la Révolution.

  • 23 Ibid., p. 366.

21À ces figures historiques répondent les personnages romanesques Lantenac, Cimourdain et Gauvain engagés eux aussi dans la guerre. La guerre qu’ils mènent est plurielle à l’image de la guerre de la République. Et c’est bien par ces personnages, qui apparaissent au fur et à mesure, qu’Hugo entreprend de montrer les ravages de cette guerre civile et fratricide qu’est la guerre menée en Vendée. La correspondance entre figures historiques et personnages romanesques se double d’une symétrie dans l’économie même du roman. Des duos se dessinent : Lantenac, l’homme du passé royaliste et de l’ancien monde qui ne veut pas mourir, et Gauvain, son neveu qui a fait le choix de l’avenir et le paie du prix de la désillusion ; Gauvain et Cimourdain tous deux républicains, l’un fils spirituel de l’autre mais qui s’opposent sur la nature de la République ; Cimourdain et Lantenac inscrits dans la même radicalité, « l’inexorable tenait l’impitoyable23 », qui les ferait tuer ce à quoi chacun tient le plus, au nom d’un projet politique implacable. Ces trois personnages permettent à Hugo de penser la Révolution à travers le prisme d’une réflexion anthropologique tout en interrogeant les ressorts de la violence.

  • 24 Ibid., p. 72.
  • 25 Ibid., p. 186.
  • 26 Ibid., p. 465.
  • 27 Ibid., p. 191.

22Lantenac partage avec Cimourdain, dès l’entrée du roman quand il fait exécuter le canonnier coupable de n’avoir pas arrimé correctement la pièce, l’idée qu’il n’y a pas de « faute réparable24 ». La pitié et le pardon leur sont étrangers et Cimourdain est qualifié d’« inexorable25 ». L’un comme l’autre sont liés à Gauvain par les liens du passé marqué au sceau du partage d’une intimité intellectuelle ou spirituelle, et d’une relation familiale subie ou choisie. Lantenac est le grand oncle de Gauvain, il l’a recueilli, il partage avec lui le nom qui fait l’identité de la noblesse, ces liens du sang qu’on ne saurait renier. Cimourdain a éduqué Gauvain, l’a fait ce qu’il est, lui a ouvert le monde de l’esprit, le faisant passer de « seigneur » à « citoyen », de « citoyen » à « esprit »26. Ces figures paternelles se retrouvent ennemies, mais aussi finalement adversaires d’un Gauvain magnanime et généreux qui s’oppose à leur froideur implacable. Gauvain honore le nom qu’Hugo lui a choisi, celui du chevalier exemplaire de la légende arthurienne. La guerre fratricide qui se déploie entre eux permet de dire la nature de la guerre civile à l’œuvre en France, fondée sur une déchirure telle que la réconciliation est impossible. La radicalisation de la violence s’inscrit alors dans cette image d’un combat familial contre nature qui va jusqu’à son terme : la mort. Le paradoxe est peut‑être dans l’évolution d’un Gauvain qui fait preuve de magnanimité justement grâce à ces deux modèles. Il accorde la grâce à Lantenac au nom des valeurs de l’honneur. Lantenac se sauve en prenant le risque de sacrifier sa vie pour trois enfants qui ne lui sont rien, lui qui pourtant ne s’émeut pas de ce que la guerre peut coûter aux hommes : il ordonne de fusiller des femmes au début du roman pour, à la fin, sauver ces trois enfants et retourner à sa guerre implacable. Hugo souligne ici la part d’insondable dans les âmes humaines. Il montre aussi toute la complexité, la contradiction de cet affrontement. Gauvain accepte en effet le verdict d’un Cimourdain qui sacrifie, en le condamnant à mort, le seul être auquel il tenait pour sauver « sa » Révolution. Il réalise la prédiction de Robespierre du début du roman qui lui disait « Vous pouvez faire Gauvain général ou l’envoyer à l’échafaud27 ». Ce sera, pour Gauvain, l’échafaud, pour Cimourdain le suicide. Cimourdain est inaccessible au pardon et à la pitié parce que la République ne peut se permettre de pardonner à ses ennemis. Les deux « implacables » font preuve paradoxalement d’humanité, l’un en sauvant trois enfants au mépris de sa liberté, l’autre en ne supportant pas d’avoir envoyé Gauvain à l’échafaud. La fin du roman vient donc résonner en écho au début qui le disait « inexorable ». Gauvain est peut‑être d’une certaine manière le double romanesque d’un Hugo républicain qui ne comprend pas la violence de la Commune mais demande le pardon pour les Communards dont il plaide la cause jusqu’au bout. Il l’est peut‑être encore plus en disant ce que ce serait un vrai républicain : celui qui fait le choix de l’homme.

  • 28 Ibid., p. 292.
  • 29 D. Arasse, La guillotine et l’imaginaire de la Terreur, Paris, Flammarion, 1987.
  • 30 V. Hugo, Quatrevingt-treize, ouvr. cité, p. 474. La Tourgue est le château familial de Lantenac où (...)
  • 31 J.‑C. Martin, Les échos de la Terreur, ouvr. cité.
  • 32 D. Arasse, La guillotine et l’imaginaire de la Terreur, ouvr. cité.

23La guillotine est enfin sans doute le dernier personnage majeur d’un roman qu’elle traverse de part en part. Elle devient ce qui caractérise la Révolution, suggérant en cela qu’il y a désormais une mort révolutionnaire. On le voit dans l’échange de Gauvain et de Cimourdain sur la situation de Lantenac. Gauvain annonce que Lantenac, une fois pris, sera fusillé car il est « pour une mort militaire », ce à quoi Cimourdain rétorque qu’il faut le guillotiner car lui est « pour une mort révolutionnaire28 ». On comprend le sens de cette expression quand on se souvient de la manière dont l’invention de la guillotine et son utilisation systématique s’inscrivent en rupture avec les pratiques pénales antérieures. Jusqu’à la Révolution le système pénal français fait du marquage et de la souffrance des corps le principal outil répressif. Les différents modes de mise à mort sont longs, douloureux et spectaculaires. L’adoption de la guillotine, comme le propose le 1er décembre 1789 son inventeur le docteur Guillotin, est pensée comme un moyen finalement démocratique d’exécuter la peine capitale. La guillotine est utilisée à partir de 1792 et on loue à l’envi sa rapidité, son efficacité et finalement son humanité tant elle épargnerait de souffrance aux condamnés. On voit, à travers ce choix, combien Hugo, qui milite tout au long de sa vie pour l’abolition de la peine de mort, est ici l’héritier de « l’imaginaire de la guillotine29 » qu’il tient en horreur et qu’il ne cesse de dénoncer. Faire de la guillotine un personnage du roman à part entière est logique tant elle est associée, dans les représentations collectives, à la séquence de 1793. Et d’ailleurs Hugo le dit d’une phrase : « La Tourgue c’était la monarchie, la guillotine, c’était la révolution30. » Elle peut incarner ces deux identités de la Révolution qu’Hugo ne cesse d’interroger : la guillotine est en effet libératrice et émancipatrice voire égalitaire en réservant à tous, quelle que soit la condition sociale, le même châtiment, ce qui rompt avec les pratiques de l’Ancien Régime. Elle repense le rapport au corps des criminels en refusant la souffrance, ce qui était une demande des cahiers de doléances. Dans la seconde moitié du xviiie siècle de nombreuses voix s’étaient en effet élevées contre ces supplices qui renvoyaient à des pratiques « moyen-âgeuses ». Avec la guillotine on espère désacraliser l’exécution, en effacer le caractère de spectacle dont on estime qu’il aliène le peuple. Dans le même temps la guillotine devient le symbole d’une violence étatique. Elle devient l’auxiliaire rapide et efficace d’un État qui l’utilise pour éviter que le peuple ne soit encore plus violent31. La guillotine, en devenant le bras armé de l’État, finit néanmoins par renouer avec les anciennes formes d’une théâtralité funèbre. Loin de supprimer le spectaculaire, elle use à l’envi de la mise en scène de l’exécution. Daniel Arasse montre comment la guillotine devient une sorte de spectacle morbide où l’on vient voir comment meurent des personnalités32. Hugo met en avant ce spectacle quand il rapporte une conversation entre Dussaulx et Santhonax évoquant l’exécution du comte de Brienne et du duc de Villeroy :

  • 33 V. Hugo, Quatrevingt-treize, ouvr. cité, p. 222.

— On les a guillotinés hier.
— Tous les deux ?
— Tous les deux.
— En somme, comment avaient‑ils été dans la prison ?
— Lâches.
— Et comment ont‑ils été sur l’échafaud ?
— Intrépides33.

  • 34 Ibid., p. 478.
  • 35 Ibid., p. 474.
  • 36 Ibid., p. 479.

24« Le spectacle avait ses spectateurs » écrit Hugo et de prolonger les choses en dessinant, dans la description qu’il propose de l’exécution de Gauvain, une scène de spectacle : « Ils entouraient la guillotine de trois côtés34. » Hugo utilise l’écriture pour réinventer la guillotine et en dire l’inutilité : « On se demandait à quoi cela pouvait servir35. » À travers la guillotine il dresse le bilan d’une Révolution tout à la fois porteuse d’égalité, de progrès social, mais aussi de mort et de violence destructrice. On le voit dans les dernières pages et la description qu’il fait de la rencontre entre la Tourgue et la Guillotine. La Tourgue avait été « sans partage [dans] la barbarie ; et tout à coup voyait se dresser devant elle et contre elle, quelque chose, — plus que quelque chose, — quelqu’un d’aussi horrible qu’elle, la guillotine36 ».

  • 37 Ibid., p. 350.
  • 38 Ibid.

25La guillotine est devenue personnage romanesque au plein sens du terme. Ce n’est qu’à la toute fin du roman qu’elle apparaît dans sa brutalité. Jusque‑là la guillotine le traverse, le hante, mais ne se dévoile pas tant que le nœud tragique n’est pas prêt à se défaire. On devine son arrivée au silence que son passage suscite et Hugo de décrire l’attroupement avec ce commentaire « C’est la guillotine qui passe37 » et la peur qu’elle soulève. Elle est spectrale, fantomatique, voilée « d’une sorte de suaire38 ». Les paysans la voient passer. Ils tentent de s’en emparer pour la détruire. Ils pensent y être parvenus mais découvrent qu’ils n’ont pris qu’une échelle apportée pour sauver trois enfants retenus à la Tourgue. À la Tourgue, pendant ce temps, on guette l’échelle et c’est la guillotine qui arrive. La guillotine devient une issue comme l’était l’échelle, elle représente une autre forme de libération. D’une certaine manière le lent parcours de la charrette avec son funeste chargement symbolise le chemin implacable vers un dénouement tragique. La guillotine devenue personnage romanesque permet de rendre plus dramatique encore l’issue implacable de cette guerre que se livrent Lantenac, Gauvain et Cimourdain.

26Quatrevingt-treize est bien de ces romans qui font se rencontrer Histoire et littérature. Il ne s’agit pas tant alors de faire le récit scientifique de ces trois mois qui concentrent l’action, mais plutôt de prendre les faits historiques pour fondements d’une réflexion plus large. Hugo, à travers son roman, repose à son époque la question centrale de la nature de l’homme. La Révolution est le terrain propice de ce questionnement car s’y mêlent, dans le regard de Hugo, la beauté et l’horreur, l’ordre et le désordre, la civilisation et la sauvagerie. Hugo s’empare de l’Histoire et en fait peut‑être finalement le personnage principal de son roman, la littérature lui permettant paradoxalement de comprendre enfin le cours de l’Histoire.

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Bibliographie

Arasse Daniel, La guillotine et l’imaginaire de la Terreur, Paris, Flammarion, 1987.

Aubry Dominique, Quatre-vingt-treize et les Jacobins, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1988.

Bernard Claudie, Le Chouan romanesque. Balzac, Barbey d’Aurevilly, Hugo, Paris, Presses universitaires de France, 1989.

Campion Pierre, « Raisons de la littérature. Quatrevingt-treize de Victor Hugo », Romantisme, no 124, 2004/2, p. 103‑114.

Hugo Victor, Quatrevingt-treize, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2001.

Martin Jean-Clément, Les échos de la Terreur. Vérité d’un mensonge d’État (1794‑2001), Paris, Belin, 2018.

Ozouf Mona, Les aveux du roman. Le xixe siècle entre Ancien Régime et Révolution, Paris, Gallimard, coll. « Tel, no 329 », 2004.

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Notes

1 Rentré en France triomphalement en 1870, il est absent lors de l’épisode communard qu’il suit depuis Bruxelles. Ses positions en faveur de l’amnistie des communards lui coûtent les élections en 1871, comme en 1872. C’est donc à Guernesey qu’il écrit Quatrevingt-treize.

2 Le projet initial hugolien comprenait une peinture de l’Aristocratie, de la Monarchie (le roman n’a jamais été écrit) et de la Révolution.

3 M. Ozouf, Les aveux du roman. Le xixe siècle entre Ancien Régime et Révolution, Paris, Gallimard, coll. « Tel, no 329 », 2004.

4 J.‑C. Martin, Les échos de la Terreur. Vérité d’un mensonge d’État (1794‑2001), Paris, Belin, 2018.

5 Dans un article publié dans la revue Romantisme, Pierre Campion insiste sur l’importance de ce questionnement. Écrire quelques mois de l’année 1793, c’est interroger l’origine de la Commune dans le passé pour rendre plus intelligible sa violence. Le roman a aussi selon lui une dimension philosophique par la réflexion qu’il propose sur l’Histoire. Voir P. Campion, « Raisons de la littérature. Quatrevingt-treize de Victor Hugo », Romantisme, no 124, 2004/2, p. 103‑114.

6 Le marquis de Lantenac est l’un des trois personnages principaux. Hugo campe son personnage de noble contre-révolutionnaire qui incarne l’Ancien Régime et ses valeurs, en décrivant son arrivée de nuit en Vendée où il doit prendre la tête de l’insurrection.

7 J.‑C. Martin, Les échos de la Terreur. Vérité d’un mensonge d’État (1794‑2001), ouvr. cité.

8 Voir P. Campion, « Raisons de la littérature. Quatrevingt-treize de Victor Hugo », art. cité.

9 J.‑C. Martin, Les échos de la Terreur, ouvr. cité.

10 D. Aubry, Quatre-vingt-treize et les Jacobins, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1988 ; M. Ozouf, Les aveux du roman. Le xixe siècle entre Ancien Régime et Révolution, ouvr. cité.

11 V. Hugo, Quatrevingt-treize, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2001, p. 141.

12 Ibid., p. 147‑148.

13 Ibid., p. 220.

14 Ibid., p. 212.

15 Ibid.

16 Ibid.

17 Ibid., p. 193.

18 Ibid., p. 161.

19 Ibid.

20 Ibid.

21 Ibid.

22 Ibid.

23 Ibid., p. 366.

24 Ibid., p. 72.

25 Ibid., p. 186.

26 Ibid., p. 465.

27 Ibid., p. 191.

28 Ibid., p. 292.

29 D. Arasse, La guillotine et l’imaginaire de la Terreur, Paris, Flammarion, 1987.

30 V. Hugo, Quatrevingt-treize, ouvr. cité, p. 474. La Tourgue est le château familial de Lantenac où Gauvain a été élevé par Cimourdain qui a été son précepteur. Hugo fait de la Tourgue un personnage du roman.

31 J.‑C. Martin, Les échos de la Terreur, ouvr. cité.

32 D. Arasse, La guillotine et l’imaginaire de la Terreur, ouvr. cité.

33 V. Hugo, Quatrevingt-treize, ouvr. cité, p. 222.

34 Ibid., p. 478.

35 Ibid., p. 474.

36 Ibid., p. 479.

37 Ibid., p. 350.

38 Ibid.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marianne Guérin, « Faire de l’Histoire un roman : Quatrevingt-treize (Victor Hugo) »Cahiers d’études italiennes [En ligne], 35 | 2022, mis en ligne le 30 septembre 2022, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cei/11615 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cei.11615

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Auteur

Marianne Guérin

Lycée Champollion, CPGE Grenoble

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Droits d’auteur

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