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Époque moderne et contemporaine : l’écrivain témoin et interprète de l’événement

Roman, histoire et société : L’Eromena de Giovan Francesco Biondi (1624) et La Dianea de Giovan Francesco Loredan (1635)

Novel, History and Society: L’Eromena by Giovan Francesco Biondi (1624) and La Dianea by Giovan Francesco Loredan (1635)
Romanzo, Storia e società: L’Eromena di Giovan Francesco Biondi (1624) et La Dianea di Giovan Francesco Loredan (1635)
Patrizia De Capitani

Résumés

Au cours du xviie siècle, le roman connaît un grand succès en Italie et en Europe. Dans la Péninsule, le moment de son plus grand épanouissement couvre une période d’une cinquantaine d’années allant de 1620 environ au début des années 1670. Le roman baroque se développe surtout en Italie du Nord, dans les régions de Venise, de Gênes, de Bologne et de Milan. Les deux romans qui sont ici mis en parallèle présentent plusieurs points en commun à partir de l’origine géographique et sociale de leurs auteurs jusqu’à leur attitude critique vis-à-vis de l’autorité religieuse et politique. Cette étude se propose surtout de mieux cerner les tenants et les aboutissants d’un genre et d’une esthétique littéraire qui a fait de l’analyse de l’actualité contemporaine son ambition principale.

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Texte intégral

  • 1 Voir J.‑F. Lattarico, Venise incognita. Essai sur l’académie libertine au xviie siècle, Paris, Cham (...)
  • 2 A. M. Pedullà, Il romanzo barocco e altri scritti, Naples, Liguori, 2004, p. 3.
  • 3 C. Carminati, entrée « Giovan Francesco Loredan », Dizionario Biografico degli Italiani (dorénavant (...)
  • 4 G. Benzoni, entrée « Giovan Francesco Biondi », DBI, vol. 10, 1965.
  • 5 F. Biondi, entrée « Francesco Pona », DBI, vol. 84, 2015.
  • 6 C. A. Girotto, entrée « Giovanni Ambrosio Marini », DBI, vol. 70, 2008.

1Au cours du xviie siècle, le roman connaît un grand succès en Italie et en Europe. Dans la Péninsule, le moment de son plus grand épanouissement couvre une période d’une cinquantaine d’années allant de 1624, année de parution de l’Eromena de Biondi, à 1672, date de la publication de La peota smarrita, dernier volume de la trilogie de Girolamo Brusoni1. Le roman baroque se développe surtout en Italie du Nord, dans les régions de Venise, de Gênes, de Bologne et de Milan. Cette diffusion importante, quoique moindre qu’en France où l’on compte la parution de 400 titres tout au long du xviie siècle2, s’explique par plusieurs causes : la diffusion de plus en plus massive de l’imprimerie, l’élargissement du public des lecteurs et l’apparition de nouvelles catégories d’auteurs pour lesquels la profession d’homme de lettres n’est plus qu’une activité complémentaire. Parmi ceux‑ci, Loredan (1607-1661), auteur de la Dianea et de nombreux autres ouvrages, infatigable animateur et mécène de l’Académie vénitienne des Incogniti, fut le détenteur d’importantes charges politiques au sein de la Sérénissime3. Le Dalmate Biondi (1572‑1644), qui ouvre ce siècle italien du roman avec L’Eromena, fut fonctionnaire au service de la diplomatie, d’abord vénitienne et ensuite européenne, notamment anglaise4. Le Véronais Francesco Pona (1595‑1655), auteur de la Lucerna (1625), fut médecin5, et le Gênois Giovanni Ambrogio Marini (1596‑1668), qui rédigea le Calloandro fedele (1re éd. 1640‑1641 ; éd. déf. 1653), véritable best-seller à l’origine du roman d’introspection psychologique, fut un homme d’Église6.

2Le xviie siècle voit naître, en Italie comme ailleurs en Europe, le roman moderne dont la caractéristique majeure est d’être un genre ouvert et non strictement codifié. Si les poèmes chevaleresques de l’Arioste et héroïque du Tasse appartiennent à des genres bien reconnus et identifiables, tel n’est plus le cas pour les narrations en prose du xviie siècle qui se définissent surtout par les adjectifs qui les accompagnent. La critique parle, pour l’époque, de roman historique, hagiographique, fantastique, héroïque-galant, voire pornographique, exactement comme on le fait aujourd’hui. L’œuvre romanesque commence à être identifiée par le contenu, les thématiques et les idées qu’elle exploite et non plus par les normes esthétiques auxquelles elle obéit ou l’utilisation du huitain narratif rimé mis à l’honneur par les trois grands auteurs de poèmes chevaleresques ou héroïques que furent Boiardo, l’Arioste et le Tasse.

3L’étude comparative que nous proposons ici de deux romans de Biondi et de Loredan se justifie pour plusieurs raisons. Il y a tout d’abord l’appartenance géographique et sociale des deux auteurs. Loredan passe toute sa vie à Venise, même s’il meurt en disgrâce à Peschiera del Garda, Biondi provient de Lesina, en Dalmatie, territoire sous l’influence de la République. Ces auteurs sont tous les deux d’origine aristocratique : Loredan provient d’une riche famille du patriciat vénitien, alors que Biondi est né dans une famille noble mais de faibles moyens économiques et par surcroît d’une aire périphérique de la Sérénissime. Tous les deux, quoique selon des modalités différentes, s’opposèrent sans ambiguïté à la volonté de l’Église catholique et des Habsbourg de s’ingérer dans la vie politique de la République pour en limiter les libertés tant en matière religieuse que politique. Tous les deux, enfin, ne cachèrent pas leurs sympathies pour la religion réformée. Biondi, notamment, après s’être converti à la religion protestante vers 1606‑1608 à Paris où il accompagnait l’ambassadeur vénitien Pietro Priuli, entre en 1622 au service du roi Jacques Ier Stuart, qui le nomme chevalier, et compose ses trois romans (L’Eromena, La donzella desterrada, 1627, et Coralbo, 1632) sous les règnes de Jacques Ier puis de son fils Charles Ier. En 1640, lorsque la situation politique s’est irrémédiablement dégradée, il quitte l’Angleterre pour la Suisse où il meurt en 1644. Tant Biondi que Loredan sont les tenants du roman héroïco-galant, genre qui fut très en vogue en Europe et à Venise entre 1624 et 1650. Mais l’élément le plus important qu’ils ont en commun est de considérer le roman non pas comme un genre d’évasion et de pur divertissement, mais comme un instrument d’analyse privilégié des événements et de la société de leur époque.

  • 7 L’Eromena et la Dianea connurent un énorme succès à leur époque. L’Eromena fut réimprimée sept fois (...)

4Tant l’Eromena, premier volet d’une trilogie à succès, que la Dianea contiennent d’importantes références à l’histoire, à la société et au débat d’idées de leur temps7. Mais, comme nous pourrons le constater, toutes ces références à l’époque contemporaine sont déguisées, masquées pour échapper à la censure du pouvoir politique et ecclésiastique. Parmi tous les éléments d’actualité que ces deux romans contiennent domine l’image de l’aristocratie. En écho à la place qu’elle occupait dans la société italienne de la première moitié du xviie siècle, cette élite joue seule le rôle de protagoniste dans ces deux œuvres emblématiques. Au préalable, il est toutefois nécessaire d’analyser l’organisation structurelle de l’Eromena et de la Dianea afin d’évaluer leur degré de dépendance et d’émancipation par rapport aux expériences romanesques antérieures. Nous tenterons ensuite de dégager les problématiques liées à la manière dont ces deux romans représentent leur époque et surtout la relation entre les élites aristocratiques et le roi, sur fond de guerres et d’affrontements religieux, avant de procéder à l’examen du style et des enjeux littéraires de leur écriture à partir de quelques extraits particulièrement significatifs. Cette enquête permettra, nous l’espérons, de mieux cerner les tenants et les aboutissants d’un genre et d’une esthétique littéraire qui a fait de l’analyse de l’actualité contemporaine son ambition principale.

1. L’Eromena et La Dianea, une structure entre continuités et ruptures

  • 8 Sur le rôle de la mer dans la littérature italienne, voir C. Cazalé-Bérard, S. Gambino-Longo et P.  (...)
  • 9 Paolo Getrevi observe que derrière la Méditerranée archaïque de l’Eromena et d’autres romans compos (...)

5Les romans de Biondi et de Loredan partagent divers éléments mais présentent aussi des différences substantielles. Dans les deux œuvres, le théâtre de l’action est la mer, ou plus exactement une vaste portion maritime bordant l’Europe méridionale et s’étendant d’est en ouest de la Dalmatie jusqu’à l’Espagne insulaire (Majorque) et l’Afrique du Nord (Mauritanie)8. Cette aire correspond grosso modo à la sphère d’influence de trois grandes puissances de l’époque, c’est-à-dire l’Espagne, la France et la république de Venise. Les personnages se déplacent essentiellement par bateau, et la mer est la principale pourvoyeuse d’aventures et de péripéties9.

6Les deux romans comportent deux actions principales dont les pivots sont deux couples d’amoureux que différentes péripéties séparent et qui n’arriveront à se réunir qu’au dénouement. Dans l’Eromena, axée sur les amours d’Eromena et de Polimero et d’Eromilia et Metaneone, le dénouement heureux est seulement une étape puisque, comme nous l’avons déjà dit, l’Eromena n’est que le premier volet d’une trilogie. La Dianea présente une structure analogue qui tourne autour des amours partagées et contrariées de deux couples, Dianea et Diaspe, Floridea et Viralto ; dans ce dernier roman la situation se complique ultérieurement car Diaspe est un nom d’emprunt sous lequel se cache Astidamo, prince de Crète, tandis que Viralto est le pseudonyme du duc de Filena. Ce ne sont là que deux petits indices de la plus grande complexité de l’intrigue de la Dianea par rapport à celle du roman de Biondi, aspect sur lequel nous reviendrons. Un autre élément partagé par ces deux œuvres est la présence de la guerre. Celle‑ci, ou si l’on préfère les armes, pour reprendre une terminologie chère au récit chevaleresque, est la première source de péripéties dans les deux romans. C’est en effet grâce à la guerre que les destins de Polimero et d’Eromena se croisent, et à cause d’elle que ceux de Floridea et Viralto sont profondément perturbés.

  • 10 Ribellione e morte di Volestain (Venise, 1634), parue sous le pseudonyme de Gneo Falcidio Donaloro, (...)

7Dans l’ouvrage de Biondi, la guerre éclate à la suite d’une histoire d’adultère qui a comme conséquence l’assassinat de l’héritier au trône de Sardaigne et l’invasion de l’île par le roi de Corse appelé à la rescousse par le mari trahi. Il s’agit donc d’une guerre née d’un affront privé et qui concerne une aire très limitée de la géographie de l’époque. En revanche, dans la Dianea, la guerre a un statut plus complexe dans la mesure où aux guerres fictives engendrées par la déception amoureuse, et à ce titre très proches de celles des romans de chevalerie du Quattrocento, se mêlent des épisodes d’une guerre réelle, notamment la guerre de Trente Ans qui a dévasté l’Europe de 1618 à 1648. On approfondira cet aspect dans la deuxième partie de notre étude. Pour l’instant, observons que cette guerre, ou plus exactement l’un de ses événements majeurs — la disgrâce du duc de Lovastine, anagramme de Wallenstein, important personnage de la guerre de Trente Ans sur lequel Loredan a écrit un ouvrage historique10 —, est évoquée sous une forme travestie dans le livre II des quatre qui composent l’ouvrage de Loredan.

  • 11 Sur cet aspect, voir l’ouvrage classique de Pio Rajna, Le fonti dell’Orlando furioso, éd. Francesco (...)

8Nous venons de dire que c’est par la guerre que le sort d’Eromena et celui de Polimero se croisent, mais il faut ajouter que d’autres facteurs favorisent leur rencontre. En effet, Polimero, fils cadet du roi de Mauritanie, quitte son pays en raison de la rivalité qui l’oppose à son frère aîné Metaneone et s’embarque pour l’Irlande. Mais il est dévié de sa destination principale parce que le capitaine du bateau où il s’est embarqué est un aristocrate sarde à la recherche d’un couple de traîtres qui ont provoqué la mort de Perosfilo, héritier du roi de Sardaigne, et de sa maîtresse. Si le roi et la reine de Sardaigne, effondrés par la douleur, ne savent réagir, tel n’est pas le cas de leur fille Eromena, qui prend les armes pour venger son frère et repousser l’usurpateur corse. Après avoir écouté attentivement ce récit, Polimero laisse tomber sa première destination et décide de se rendre en Sardaigne pour aider Eromena. Polimero garde donc quelques traits du chevalier errant qui part à l’aventure à la suite d’un mouvement de colère ou de dépit, et qui n’hésite pas à changer ses projets lorsqu’il flaire l’aventure où il pourra s’illustrer en mettant ses talents au service d’une noble cause11. On se souviendra que l’expédient narratif de la déviation par rapport à un but fixé est récurrent dans le Roland furieux de l’Arioste où il symbolise l’instabilité et l’inconstance de la vie humaine. On chercherait toutefois en vain cette dimension derrière les actes des héros et héroïnes de Biondi et de Loredan dont l’action est davantage déterminée par les nécessités de l’intrigue que par une réflexion philosophique.

9D’un point de vue structurel, la deuxième intrigue de l’Eromena est le miroir de celle que nous venons de résumer. En effet, après le départ de Polimero, le prince Metaneone, se sentant responsable du départ de son frère, prend à son tour la destination de l’Irlande. Mais c’est sans compter avec le hasard. Le bateau tombe sur une riche galère dont se sont emparés des corsaires. À bord du navire se trouvent de nobles personnages. Il s’agit de sujets du roi de Majorque en route pour une petite île fortifiée de la côte africaine du Nord où s’est réfugiée la princesse Eromilia après la mort de son promis Perosfilo. Cette dernière a décidé de s’y retrancher et d’y vivre toute seule dans le souvenir de Perosfilo qu’elle n’a jamais vu et qui n’a pas hésité à la trahir. Très intrigué par cette histoire, Metaneone suit ce groupe de nobles vers le refuge africain d’Eromilia. Arrivé sur l’île, il parvient à voir de loin la jeune fille, dont il tombe éperdument amoureux et qu’il décide d’épouser. Sur cette intrigue se greffe une digression, l’histoire d’Eleina, fille du roi des Gaules, et de Dom Peplasos, fils du roi de Catalogne. Ce dernier, époux d’Eleina, cherche à tuer sa femme pour épouser Eromilia, bien meilleur parti que son épouse. Cette digression fournit un élément de variété qui enrichit une intrigue bien construite et claire, mais un tantinet monotone. Elle permet surtout d’introduire deux personnages qui constituent l’une des nouveautés majeures du roman italien du xviie siècle. Eleina incarne en effet le type de la jeune fille persécutée, alors que Peplasos est le modèle du villain, selon la terminologie anglaise, c’est-à-dire du méchant absolu dont la noirceur sans nuance frôle quasiment la caricature.

  • 12 Selon Paolo Getrevi, pour cet incipit, Loredan s’est inspiré de l’Argénis (Paris, 1621) de l’auteur (...)
  • 13 Les formalistes russes ont mis l’accent sur la portée novatrice et régénératrice de la parodie vis- (...)
  • 14 Nous citons d’après la traduction française : [Anonyme] La Dianée À Monsieur le Mareschal de Schomb (...)

10Si l’intrigue de l’Eromena est relativement simple, dans la mesure où les déviations et les digressions qui y interviennent sont peu nombreuses et étroitement reliées aux deux intrigues principales, on ne peut pas dire la même chose de celle de la Dianea. Ici les pistes sont, pour ainsi dire, brouillées dès le début par un commencement vertigineux in medias res où intervient d’emblée Floridea, dont l’identité n’est révélée qu’au livre II, environ 200 pages après le début, afin d’entretenir le suspens12. La même technique de retardement, quoique à un niveau moindre, est également utilisée pour la présentation de Dianea. Ce faisant, Loredan reprend une technique largement pratiquée par Boiardo dans l’Innamorato et par l’Arioste dans le Furioso en l’étirant à l’excès et en l’exagérant jusqu’à la parodie13. Les deux intrigues principales (Dianea-Astidamo ; Floridea-Viralto) se croisent à Chypre, île gouvernée par le roi Vassileo, le père de Dianea, dans une grotte où Floridea s’est réfugiée pour échapper à un ravisseur : on apprendra beaucoup plus tard qu’il s’agit de Prodirto, neveu de Lovastine. Le roi Vassileo, dont le petit et faible État est constamment sous la menace de voisins très puissants, se sert de Dianea, dont la beauté est légendaire, pour tisser des alliances et des accords défensifs. Ainsi promet‑il la main de sa fille à tous ceux qui voudront l’aider à préserver l’intégrité de Chypre. Mais Dianea aime et a épousé en secret Astidamo, le prince de Crète, qui sert à la cour de Vassileo sous le faux nom de Diaspe. Au moment où, confrontée à l’énième plan matrimonial de son père, Dianea lui révèle qu’elle est déjà mariée, celui‑ci la condamne à mort par strangulation. Cette décision suscite la consternation de la cour et même des prétendants éconduits par la jeune fille, mais rien ni personne ne parvient à convaincre Vassileo de revenir sur sa décision. La belle Dianea est ainsi exécutée à la fin du livre III. Ayant appris la mort de sa bien‑aimée, Astidamo, absent de Chypre au moment de l’exécution de la jeune fille, se rend dans une forêt pour se donner la mort, mais il est arrêté in extremis par l’arrivée d’une dame qui lui arrache l’épée des mains. Cette dame n’est autre que Dianea ; en réalité elle n’est pas morte, car sa fidèle dame de compagnie était parvenue à convaincre une fille de modeste condition à mourir à la place de la princesse. Fous de joie, les deux époux « n’oublièrent rien de toutes les caresses, et de tous les contentements, que l’ardeur de leurs passions demandait, et que la liberté du lieu pouvait permettre » (trad., p. 508)14.

11La deuxième intrigue de la Dianea, celle qui implique Floridea et Viralto, quoique moins développée que celle de Dianea et Astidamo, en est la reprise symétrique. Nous retrouvons un petit État, Negroponte, que son roi, Dinanderfo, a beaucoup de mal à défendre contre la convoitise des souverains des États limitrophes. Floridea, sa fille, qui est aussi belle que Dianea, aime Viralto, qui l’aime aussi. Lorsqu’elle apprend que Vassileo, tout à sa politique matrimoniale, a pensé marier Dianea avec Viralto, elle devient la proie d’une jalousie profonde qu’elle surmonte pour tomber dans le désespoir en apprenant la nouvelle, fausse, que Viralto est mort au combat. Elle fait également l’objet de la cour insistante de plusieurs prétendants qu’elle déteste, Dorcone, le puissant roi des Thraces, et le lubrique Prodirto, qui tente même d’abuser d’elle. Elle est sur le point de succomber à la violence de ce dernier lorsqu’un mystérieux chevalier intervient pour la sauver. Et ce chevalier est bien évidemment Viralto qui n’est pas mort. Les deux amoureux peuvent enfin s’unir en mariage et revenir à Negroponte, dont Viralto est proclamé roi.

12À ces deux intrigues principales s’ajoutent dans la Dianea de très nombreuses digressions qui viennent compliquer et enrichir une action centrale qui en elle‑même n’est finalement pas tellement plus complexe que celle de l’Eromena. Parmi ces digressions, nous ne retiendrons que celles du livre II, déjà évoquée, et celle du livre IV, qui permet à l’auteur de louer la république de Venise et sa politique et d’adresser une critique virulente à la ville d’Amor, c’est-à-dire Rome, siège de la papauté : nous en parlerons dans la deuxième partie de cette étude. Loredan avait en effet défini son roman comme une « favola non favola », entendant par là que loin d’être un simple divertissement, il s’agissait d’un efficace instrument d’analyse de l’actualité et de la société de la première moitié du xviie siècle.

13Par ce bref examen des principaux éléments structurels de ces deux œuvres, qui appartiennent à la même aire géographique et qu’une dizaine d’années séparent, nous observons que tout en ayant bien présente à l’esprit la tradition illustre du roman chevaleresque de la Renaissance, ces auteurs s’en éloignent. Ils prennent leurs distances notamment à travers l’amplification, l’exagération, voire la caricature de certaines de ses techniques narratives consolidées. Ils aspirent en effet à créer une forme romanesque adaptée aux préoccupations majeures de leur époque et donc de leur public. La Dianea, avec son intrigue labyrinthique et ses allusions masquées à l’actualité, transmet l’image d’une société qui a perdu ses repères idéaux issus de l’Humanisme et de la Renaissance et qui est à la recherche d’une nouvelle configuration morale et sociale.

2. Histoire, société et spiritualité dans L’Eromena et La Dianea

  • 15 P. Getrevi, Dal picaro al gentiluomo, ouvr. cité, p. 132.
  • 16 Sur l’éloignement de Venise des principaux lieux de pouvoir et de décision au xviie siècle, voir G. (...)
  • 17 Paolo Getrevi utilise, à propos de l’Eromena la formule heureuse d’« anthropologie aristocratique »
  • 18 Voir François de Rosset, « Des enchantements et sortilèges de Dragontine, de sa fortune prodigieuse (...)

14Si, pour le romancier du xviie siècle, la fiction narrative est un prétexte pour parler de son époque, nous savons qu’il n’en donne pas une représentation réaliste15. Le lecteur actuel trouve donc difficile, certainement plus que celui du xviie siècle, d’évaluer le poids réel de l’actualité dans les deux romans de Biondi et de Loredan. Pour des auteurs qui ont écrit entre 1624 et 1635, l’actualité est représentée par la guerre de Trente Ans, conflit interminable qui a opposé les principales puissances européennes, a eu comme principal théâtre l’Europe centrale et septentrionale et auquel l’Italie, notamment Venise, n’a pas participé16. La manière d’aborder l’actualité est très différente chez les deux auteurs. Loredan prend le parti d’évoquer directement certains événements historiques ou des questions sociales et politiques ponctuelles de son époque, sous le voile de la fiction. En revanche Biondi, dans l’Eromena, s’attaque plutôt à la représentation du climat social et spirituel qui caractérisait l’Europe du premier quart du xviie siècle en adoptant le point de vue analytique de l’élite aristocratique17. Il se rapproche ainsi de l’Argénis de John Barclay, mais également des histoires tragiques, genre qui connaît un grand succès en France pendant le premier quart du xviie siècle. Ces histoires, inspirées de faits réels, mettent en scène, sous la forme de récits à clé, des événements tragiques contemporains qui ont souvent des nobles comme héros et qui abordent des problématiques — l’honneur, les duels, la rivalité entre frères, l’héritage, l’ambition — qui se retrouvent également dans l’Eromena. Ce que nous venons de dire sur le roman prouve un fait désormais acquis mais qu’il est opportun de rappeler, à savoir le dynamisme et l’ouverture à la modernité de l’Italie de l’époque baroque. La Péninsule avait beau avoir perdu son autonomie politique et subir la censure de l’Église, son intelligentsia restait néanmoins connectée avec ce qui se faisait de plus avancé dans le domaine des lettres en Europe, c’est-à-dire le roman et les nouvelles en prose18.

15Nous démarrerons notre analyse par la Dianea, même si cette dernière a paru onze ans après l’Eromena. En effet, chez Loredan, la transposition-relecture romanesque du contemporain nous semble plus facile à déchiffrer que chez Biondi. Les références à l’histoire contemporaine sont ponctuelles et de nature variée. Il s’agit pour nous d’examiner comment elles s’insèrent dans l’action fictive de la Dianea.

  • 19 Sur la guerre de Trente Ans, voir M. Wrede, La guerre de Trente Ans. Le premier conflit européen, P (...)
  • 20 Sur Wallenstein, voir A. Morini, « L’admirable traître. Albert Wallenstein entre roman et historiog (...)

16La première digression historique figure au début du livre II, dont elle occupe les premières pages. La princesse Floridea, pour échapper à Prodirto, qui en voulait à son honneur, a trouvé refuge dans une grotte de l’île de Chypre où elle a été accueillie par Dianea. Interrogée par cette dernière, Floridea lui explique qu’elle est la fille du roi Dinanderfo de Negroponte. Dépossédé de son royaume, notamment par Lodafo, roi des Vesati, Dinanderfo parvient à le recouvrer grâce à l’aide du duc de Lovastine, un condottiere de grande valeur, devenu général en chef des armées du roi et finalement mort assassiné à cause des jalousies suscitées autant par ses qualités que par la position sociale qu’il a atteinte grâce à la faveur de Dinanderfo, commanditaire au final de son meurtre. Derrière ces noms se cachent des personnalités réelles ayant joué un rôle de premier plan dans le déclenchement (1618‑1619) et les premières phases de la guerre des Trente Ans19. Dinanderfo est l’anagramme de Ferdinand II, roi de Bohème, nommée ici Negroponte, et par la suite empereur. Catholique fervent, Ferdinand II essaya d’imposer son culte en Bohème, ce qui provoqua la révolte des protestants de ce royaume, qui le déclarèrent déchu et nommèrent à sa place le grand électeur palatin Frédéric V, gendre de Jacques Ier Stuart. Lodafo est le roi Gustave-Adolphe de Suède, qui mourut le 17 novembre 1632 à la bataille de Lützen. Derrière Lovastine se cache le fameux chef de guerre Albrecht von Wallenstein, qui fut assassiné le 25 février 1634 sur ordre de Ferdinand lui‑même, qui l’avait soupçonné de trahison20.

17D’après le récit que donne Loredan de l’affaire Lovastine, Dinanderfo se laisse trop rapidement convaincre par ceux qui accusent de trahison le général, sans mener une enquête approfondie ; il se laisse, en somme, davantage guider par l’émotion que par la raison. Cela est d’ailleurs confirmé par la suite du récit de Floridea. Celle‑ci raconte comment Dinanderfo réussit à surmonter la révolte des rebelles et à recouvrer son royaume. Une fois la guerre terminée, Dinanderfo est victime d’une incontrôlable passion amoureuse pour une très belle Grecque qui est également convoitée par le propre fils de Dinanderfo, un adolescent de seize ans. Les deux rivaux finissent par se donner réciproquement la mort lors d’un duel. Ce récit de pure invention est censé confirmer la tendance du roi à se laisser subjuguer par la passion, et il tend donc à jeter le doute sur la légitimité de sa décision de faire assassiner Lovastine. En effet, comment être sûr qu’un souverain aussi enclin à se laisser aveugler par la passion au point de tuer son propre enfant ait agi selon la justice en commanditant le meurtre de Lovastine ?

  • 21 Voici comment Floridea présente Dinanderfo : « Trà molte conditioni in lui, che lo rendevano adorab (...)
  • 22 Ibid., p. 73‑76.

18De cette évocation de l’histoire de Dinanderfo et Lovastine, nous retiendrons surtout l’élément de « bonté » du roi Dinanderfo. Celui‑ci est qualifié plusieurs fois de « bon21 ». Sous cet adjectif, utilisé plusieurs fois, se dissimule en réalité une accusation de faiblesse. C’est parce que Dinanderfo a été trop « bon », c’est-à-dire, faible, influençable, indécis, suggère Loredan, et parce qu’il a cru aux médisances et aux jalousies des courtisans à l’encontre du duc de Lovastine qu’il a fini par en ordonner la mort. C’est la peur, confortée par les agissements ambigus de Lovastine et attisée par les médisances de Prodirto, neveu de Lovastine, qui finit par décider Dinanderfo à en décréter la suppression durant une opération d’arrestation qui tourne mal22.

  • 23 Il est question de la grande bonté de la régente Marie de Médicis, appelée Parthénie, dans la premi (...)
  • 24 « I più belli quì s’elegono per Rè. Questi hanno autorità d’eternare il Regno nei loro discendenti (...)
  • 25 Loredan ne pouvait ignorer ce que l’Arioste écrivait à propos de la réputation des puissants fabriq (...)

19Pour revenir au motif de la bonté de Dinanderfo, notons que déjà François de Rosset, en pointant dans ses Histoires tragiques la bonté excessive de la régente Marie de Médicis, stigmatisait en réalité son incompétence politique ainsi que son incapacité à gouverner au nom du jeune Louis XIII23. Derrière une qualité comme la bonté, Loredan couvre donc une faiblesse politique et morale. Faiblesse qui se nourrit du climat de peur et de méfiance qui entoure les puissants en les empêchant de distinguer entre la réalité et les rumeurs. Par ailleurs, le roi Vassileo, le père de Dianea, est réputé pour sa beauté, ce qui n’est pas surprenant puisque Chypre est l’île de Vénus24. Mais sous cette belle apparence se cache également un tyran égoïste qui n’hésite pas à condamner à mort sa fille. Les bonnes qualités semblent donc masquer selon Loredan les vices les moins avouables des puissants, notamment des rois et des personnalités les plus haut placées25. Cette représentation antinomique, qui est à l’opposé de la réalité historique et sociale, n’est pas seulement une manière d’échapper à la censure, mais un choix délibéré pour stimuler la réflexion critique du lecteur. Généralement, quand on veut louer l’action d’un puissant, on parle de sa valeur, de sa subtilité politique, en somme on souligne ses qualités viriles, alors qu’en mettant l’accent sur des qualités pour ainsi dire féminines, comme la bonté et la beauté, l’auteur introduit un élément dissonant qui pousse naturellement le lecteur à se poser des questions.

  • 26 Contre la ville d’Amor, voir La Dianea, p. 242‑244. L’invective de Loredan contre la papauté est au (...)
  • 27 Sur la question de l’« interdetto », voir au moins la fiche synthétique de D. Santarelli, dans Eret (...)
  • 28 Loredan, La Dianea, ouvr. cité, p. 241.

20Des références à des questions d’actualité reviennent également dans les livres III et IV de la Dianea sans que l’on puisse vraiment encore parler de narration à clé, puisque dans son effort pour déguiser la réalité l’auteur se résout à l’utilisation de quelques anagrammes très faciles à décrypter. Tel est le cas de l’attaque virulente d’un marin catalan contre la ville d’Amor-Roma (livre IV), qui fournit à l’auteur le prétexte pour déballer tout l’arsenal conceptuel et verbal de la critique anticléricale26. L’affaire de l’Interdit (Interdetto), qui avait opposé la Sérénissime à la papauté en 1606‑160727, était lointaine, mais la question de l’indépendance des institutions vénitiennes face à l’Église de Rome était toujours présente à l’esprit des Vénitiens et de Loredan, défenseur farouche, comme Paolo Sarpi, de l’autonomie politique et religieuse de la République face à Rome. Les deux autres références à l’actualité concernent toujours Venise. Au début du livre IV, en route vers l’île de Chypre, patrie de Dianea et point de convergence de tous les principaux acteurs du roman, la flotte du roi thrace Dorcone croise la luxueuse galère des Prencipi Liberi. Le domaine de ceux‑ci est situé dans la partie septentrionale du Mare di Saturno, c’est-à-dire la mer Adriatique. On aura compris que le pays des Prencipi Liberi est la république de Venise dont Loredan retrace l’histoire dès les origines en s’attardant sur ses principaux mythes fondateurs et sur ses rituels. Loredan décrit alors le déroulé du sposalizio del mare, encore en vigueur aujourd’hui, en tant que symbole de la domination de Venise sur la lagune et la mer Adriatique28. C’est encore Venise qui est indirectement évoquée dans un autre épisode qui fait écho à l’actualité. Dans le livre III, Celardo, le fils cadet du roi de Crète, navigue vers l’Égypte lorsque son bateau croise celui du terrible pirate Marscapi. En fait, Loredan prend ici pour cible l’ordre des Cavalieri di Melito, c’est-à-dire les chevaliers de Malte. Sous le prétexte de sécuriser ce secteur de la Méditerranée en poursuivant les corsaires, ceux‑ci se comportent eux‑mêmes comme des pirates en attaquant les navires des marchands grecs qui sont en route vers la Sérénissime ou de retour :

  • 29 Ibid., p. 182.

Fra la Sicilia, e la riviera di Barbaria, è il sito dell’Isola di Melito. Quivi comandano alcuni con obligo d’estirpare li Corsari di questi Mari, più infestati degli altri, per esser più facili al trasporto, e più ricchi per la continua navigatione. Uno di questi è il Marscapi, così nomato, per quanto io credo, accioche fugga il Mare, chi vuole esser sicuro dalle sue insidie29.

21Avec ces trois épisodes, nous sortons du cadre du roman à clé. En effet, ici, l’évocation de l’actualité contemporaine n’est autre qu’un expédient publicitaire, un clin d’œil au lecteur de Venise et de ses alentours qui se sent flatté par l’intérêt que l’écrivain manifeste vis-à-vis de ses problèmes, ce qui, tout compte fait, révèle peut‑être une certaine forme de provincialisme.

  • 30 C. Gryphius, Scriptores historiae germanicae et bohemicae, dans Id., Apparatus sive dissertatio isa (...)
  • 31 P. Getrevi, Dal Picaro al gentiluomo, ouvr. cité, p. 234.

22Si les références à l’histoire sont sporadiques, mais faciles à reconnaître dans la Dianea, dans l’Eromena elles sont très difficiles, sinon impossibles à repérer pour le lecteur moderne dans la mesure où le roman dans son ensemble est un récit allégorique de la situation de l’Europe pendant les vingt premières années du xviie siècle. En effet, la critique actuelle tend à rejeter l’hypothèse formulée au début du xviiie siècle par l’érudit Cristiano Grifio. Celui‑ci avait cru apercevoir dans le roman de Biondi des allusions aux événements, déjà évoqués plus haut, qui avaient déclenché la guerre de Trente Ans30. Depuis une trentaine d’années, la critique contemporaine cherche en revanche à dégager dans l’Eromena non pas le récit fictionnel d’événements précis, mais plutôt une représentation critique de la spiritualité, des idées politiques et des comportements sociaux des élites aristocratiques du xviie siècle31.

23La dimension spirituelle, par exemple, qui revêtait une importance capitale dans le climat d’affrontement religieux entre catholiques et protestants caractéristique de la première moitié du xviie siècle, est au cœur de l’épisode d’Eromilia, qui occupe tout le livre II du roman de Biondi. On se souviendra qu’à la suite du meurtre de son fiancé Perosfilo, la princesse Eromilia s’était retirée sur un rocher isolé près des côtes africaines nommé Pegno della Morte (Gage de la Mort). Là, elle refusait tout contact humain et social, notamment masculin. Le nom du rocher est parlant, car il évoque l’idée d’un pacte, d’un vœu qu’Eromilia aurait stipulé, mais sans que l’on sache avec qui.

24Désespéré, le roi de Majorque, son père, écrit à sa fille une longue lettre pour la convaincre de quitter cette vie coupée du monde en lui disant, entre autres, qu’elle se trompe en pensant que :

  • 32 Giovanni Francesco Biondi, L’Eromena del sig. Cavalier Gio. Francesco Biondi divisa in sei libri, i (...)

[…] questa sia la scala per arrivare al Cielo, il mezo di piacer à gl’Iddij, come voi pretendete; crederò (mel perdonino gli eterni Dij) che le azioni umane siano loro indiferenti: e che la loro grazia possa acquistarsi, non meno con le iniquità, che con la virtù. Et il poursuit [gli] Dij hanno forse gli occhi come noi, overo riguardano essi più alle apparenze, che un cuore contrito? Nelle delizie così può servirsi li Dij, come offendersi ne gli antri, e ne’ deserti32.

25À travers l’épisode d’Eromilia, qui comporte à notre avis une forte charge parodique, Biondi vise plusieurs éléments de la spiritualité catholique. Il s’en prend tout d’abord au caractère démonstratif et exhibitionniste de cette spiritualité aux yeux du protestant qu’il est. Faut‑il vraiment s’isoler de sa famille et du monde pour faire le deuil d’un être cher ? demande le roi dans sa lettre. Est‑ce que ce sont la pureté du cœur et la sincérité de la souffrance qui comptent pour Dieu, ou bien les actes et les gestes de pénitence affichés tant chéris par le cérémonial catholique ? À cette question rhétorique on ne peut répondre que de manière négative. Par ailleurs, on ne peut non plus exclure qu’à travers la stigmatisation de l’isolement d’Eromilia, le roi, ici alter ego du protestant convaincu qu’est Biondi, pointe également le célibat, sinon l’enfermement dans un couvent, assortis de l’obligation du vœu de chasteté, que la doctrine catholique impose aux religieux et aux religieuses.

  • 33 Ibid., p. 70‑71.
  • 34 P. Getrevi, Dal Picaro al gentiluomo, cité par D. Invernizzi, L’Argenis, ouvr. cité, p. 229.

26Cette aversion pour les rituels et la spiritualité catholiques caractérise à notre avis surtout la cérémonie des funérailles de Perosfilo, vue à travers le regard de Metaneone qui l’observe à distance. Cette cérémonie a été voulue par Eromilia dans un décor lugubre et fastueux rappelant celui des églises baroques et qui comporte des parements funèbres et une musique qui émeut les esprits en produisant des flots de larmes. Interrogé par Metaneone sur la nature et la signification de ce culte, Perseno, courtisan de la suite d’Eromilia, lui répond que ce nouveau culte ne reconnaît qu’un seul et unique Dieu. Pour cette raison, poursuit‑il, « non avete veduto simulacri nel Tempio. La pittura, che c’è, rappresenta il mondo tutto. Le due mani la provvidenza di Dio […]. Le vittime sanguinose stimano abominevoli a Dio, ne doversi venerare, che con libamenti odorosi33 ». Getrevi, qui a très bien analysé cette partie du récit, insiste sur le caractère ésotérique de ce rite, orchestré par un prêtre venu exprès de Lucanie qui pourrait représenter Giordano Bruno34. Le critique a certainement raison de souligner cette dimension ésotérique. Nous nous demandons néanmoins si à travers la description de cette cérémonie, Biondi n’entend pas atteindre un autre résultat. À notre avis, son but est de faire ressortir le contraste existant entre la religion catholique, qui nécessite un lourd apparat cérémonial pour susciter la pitié, et celle à laquelle il s’est converti, qui n’a besoin ni de simulacres ni de sacrifices sanglants pour entretenir la flamme de la foi.

  • 35 À l’inverse de Polimero et Metaneone, les deux fils du roi de Tingitana seront les victimes de leur (...)

27Dans l’Eromena s’affrontent, ou, mieux, sont mises en parallèle une vision idéale de l’aristocratie, inspirée de la littérature, et une autre réaliste provenant de l’observation du monde contemporain. Ainsi, d’un côté nous avons Perosfilo, chevalier errant qui tombe dans le piège de l’amour-passion et de l’adultère qui le mène à sa propre perte et à celle du royaume de Sardaigne qu’il était censé gouverner. De l’autre, il y a les princes Polimero et Metaneone. Le premier, fils cadet du roi de Mauritanie et doué de toutes les qualités possibles, sait bien que, malgré ses nombreux talents, il n’aura aucune chance de régner. La loi implacable de la primogéniture ne laisse en effet aucune possibilité d’exercer le pouvoir aux cadets, sans parler des filles. Le deuxième prince, bien qu’il soit l’aîné, et donc assuré de son avenir, souffre d’une maladie dévastatrice autant pour la stabilité des familles que de l’État, c’est-à-dire la jalousie vis-à-vis des nombreuses qualités de son cadet. Nous savons désormais que tous les deux parviendront à surmonter les limites inhérentes à leurs conditions et à leurs caractères respectifs. Polimero ne part pas à l’aventure tout court comme Perosfilo, mais s’engage dans une guerre qu’il estime juste et qui va le mener jusqu’à la royauté. Quant à Metaneone, grâce à la sagesse de ses parents, il ne restera pas à se ronger de jalousie et à échafauder des plans pour nuire à son frère cadet, mais il partira à sa recherche pour lui demander pardon et solliciter son aide, puisque quand on a charge d’État, il est plus utile de faire de ses cadets des alliés que des ennemis35.

  • 36 Boiardo dans l’Orlando Innamorato et l’Arioste dans l’Orlando furioso.

28La princesse Eromena nous semble être la véritable nouveauté du roman, même si elle garde également d’importants liens fonctionnels avec le personnage de l’héroïne guerrière de la littérature chevaleresque italienne de la Renaissance. Nous pensons notamment à Bradamante, guerrière chrétienne, virile et féminine à la fois, dont Boiardo et l’Arioste ont fait l’ancêtre de la dynastie des Este de Ferrare36. Sa nouveauté n’est pas tellement liée à son rôle, mais plutôt à la signification que Biondi lui attribue. On se souviendra qu’Eromena prend l’initiative de la vengeance de la mort de son frère ainsi que de la guerre contre l’agresseur corse. Mais malgré toutes ses qualités viriles, il ne s’agit pas pour elle de gouverner. Son rôle actif de chef de guerre dure seulement jusqu’au moment où Polimero rejoint le théâtre du conflit qui se déroule en Sardaigne entre les fidèles du roi légitime et l’envahisseur corse soutenu par les barons rebelles. Il suffit qu’Eromena voie Polimero pour qu’elle en devienne amoureuse, de même que lui, d’ailleurs. Malgré cette flamme, leur passion reste néanmoins très contrôlée. Avant de donner libre cours à ses sentiments et à son désir, Eromena veut être sûre de l’origine sociale de Polimero, car une princesse ne peut s’unir qu’avec un prince. Polimero, de son côté, attend, avant de se déclarer, d’avoir accompli une entreprise digne de lui et de son origine princière. Et ce n’est pas lui qui va révéler son origine à la princesse, mais son frère Metaneone, une fois arrivé lui aussi en Sardaigne. Cependant, avant l’étape du mariage, il en reste encore deux autres à franchir qui sont, pour Eromena, l’approbation de son mariage par la cour et, pour Polimero, la conquête de la couronne de Corse. En effet, une fois jeté son dévolu sur Polimero, Eromena se retire de la guerre pour lui laisser l’honneur de la conquête de la Corse qu’il parvient rapidement à soumettre et dont il est acclamé roi après le suicide d’Epicamedo. Paradoxalement, l’approbation du mariage par l’entourage d’Eromena est un nœud encore plus complexe à dénouer que celui de la guerre pour le héros. Le problème tient au fait que la jeune fille a six ans de plus que son futur époux et que quelques courtisans trouvent cela peu convenable. Mais les objections calamiteuses de certains d’entre eux sont vite balayées par la sagesse et le bon sens du marquis d’Oristagno, qui est fermement persuadé de l’intérêt de cette union propre à étendre et à renforcer l’influence politique de tous les partenaires.

29La femme joue un rôle essentiel dans la vision de l’aristocratie que Biondi trace dans l’Eromena. Son rôle n’est pas celui de gouverner, mais il est néanmoins stratégique dans la mesure où, par le biais du mariage, se tissent d’importantes alliances politiques et dynastiques, capitales pour l’élargissement du pouvoir d’influence des États. Cette fonction d’épouse attribuée à la femme noble, voire à la princesse, qui nous paraît accessoire et peu gratifiante, était néanmoins l’un des piliers de la monarchie absolue qui allait atteindre son apogée en Europe au xviie siècle. Voilà pourquoi le deuil stérile d’Eromilia est un gâchis humain et un vrai péril pour l’intégrité du royaume de Majorque, comme le montre l’épisode allégorique de l’assaut au Pegno della Morte perpétré par les nombreux prétendants de la princesse (livre V). La « virilité » qui caractérise Eromena, et que n’a pas Eromilia enfermée dans son deuil, est une marque d’acceptation de la première à jouer jusqu’au bout son rôle de « compagne royale ». Loin d’être secondaire, cette position est aux yeux de Biondi essentielle à la stabilité de l’État et indique, de la part de l’auteur, une réelle reconnaissance de l’importance de la fonction féminine à l’intérieur du couple royal. L’Eromena se termine par ailleurs avec la naissance de la fille de l’héroïne, qui présente les mêmes caractéristiques viriles que sa mère.

  • 37 Voir C. Donati, L’idea di nobiltà in Italia. Secoli XIV‑XVIII, Rome, Laterza, 1995 (1re éd., 1988), (...)

30La vision de Biondi repose sur une idée traditionnelle de la noblesse, héritée des époques antérieures et encore largement répandue au xviie siècle. Biondi, petit noble né en Dalmatie, partage l’idée, soutenue, entre autres par Bernardo Tassoni, aristocrate de naissance et poète par choix, que la noblesse ne s’acquiert pas mais qu’on en hérite. Les qualités et les talents des individus ne sont pas une attestation de noblesse, à l’inverse, ceux‑ci sont la preuve d’une naissance noble et sont donc plus susceptibles d’être présents chez un aristocrate que chez un roturier37.

3. L’écriture du roman

31L’Eromena et la Dianea incarnent‑elles deux typologies romanesques différentes, voire opposées ? Pour répondre à cette question il faut revenir sur certains aspects narratologiques et stylistiques que nous n’avons jusqu’ici qu’effleurés.

  • 38 Plus précisément, L’Eromena (éd. Venise, Antonio Pinelli, 1624) compte 224 pages et La Dianea (éd. (...)

32Pour commencer, observons qu’autant Biondi que Loredan ne pratiquent pas le roman-fleuve. Leurs deux ouvrages ne dépassent pas les 250‑350 pages environ38. En revanche, leurs approches divergent en ce qui concerne l’organisation de la narration. Là où Loredan multiplie les récits et les personnages secondaires en compliquant l’intrigue jusqu’à l’invraisemblable, Biondi privilégie une intrigue relativement simple, mais il l’anime en introduisant des interruptions et des événements imprévus afin d’entretenir le suspens. Cette technique est héritée de la narration chevaleresque, que Biondi réutilise avec succès.

  • 39 L’Eromena, livre I, p. 10.

33Dans le roman de Biondi, la première digression est introduite à la fin du livre I lorsque Polimero, qui entend se rendre en Irlande, s’embarque dans un bateau sarde qui est prêt à prendre le large39. Le capitaine du bateau se met à raconter à Polimero une triste histoire de traîtrise et de meurtre se trouvant à l’origine de la guerre qui menace l’intégrité du royaume de Sardaigne. Mais, première surprise, son récit est brusquement interrompu par l’arrivée d’un petit bateau. Le lecteur reste néanmoins sur sa faim car, sur le moment, rien n’est dit de plus sur ce mystérieux bateau. Le capitaine a à peine repris son récit qu’on lui annonce la présence d’un naufragé dans le bateau inconnu. Le naufragé, nouvelle surprise, est Andrapodo, un mauvais esclave qui a causé le meurtre de Perosfilo en déclenchant ainsi l’invasion de la Sardaigne par le roi de Corse. Les surprises cependant ne s’arrêtent pas là. Le capitaine dévoile en effet à Polimero qu’il n’est pas un simple marin, mais un gentilhomme sarde. Grand ami du prince Perosfilo, il a pris la mer après la nouvelle de son meurtre sur les traces du félon qui a provoqué sa mort. À la suite de cette dernière découverte, Polimero oublie l’Irlande, sa première destination, et se rend en Sardaigne prêter main forte à la courageuse Eromena qui combat pour venger la mort de son frère et préserver l’autonomie de son territoire.

34Le livre II de l’Eromena, axé cette fois‑ci sur Metaneone, présente une structure identique à celle du livre I à une variation près. Parti pour l’Irlande à la recherche de son frère Polimero, Metaneone fait une rencontre qui le pousse à changer de cap pour aller d’abord sur les côtes africaines et ensuite en Sardaigne où il retrouve son frère Polimero. Finalement, c’est grâce à cette déviation, due à un heureux hasard, que Metaneone finit par trouver celui qu’il cherche. Ces digressions, qui provoquent un continuel changement de parcours, servent à réunir les deux frères Polimero et Metaneone sur un terrain neutre, la Sardaigne, qui leur permettra d’oublier leur rivalité.

  • 40 Voir P. De Lorenzo, « L’Eromena di Giovan Francesco Biondi: osservazioni narratologiche e considera (...)
  • 41 Sur les rapports ambivalents d’imitation et de rejet que les romanciers baroques italiens entretien (...)

35La troisième digression, dans le quatrième livre de l’Eromena, est construite comme la première sur le principe d’une rencontre inattendue apte à réveiller la curiosité du public. Cette rencontre imprévue permet l’entrée en scène d’Eleina et, indirectement, par elle, de Dom Peplasos. Ces derniers venus incarnent, comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire, deux figures nouvelles du roman baroque : la jeune fille persécutée et le villain. Une dernière digression, enfin, intervient dans le livre VI lorsque Metaneone et Eromilia, débarqués sur une petite île de la mer Tyrrhénienne, rencontrent un petit garçon. Le jeune enfant est Coralbo, c’est-à-dire le futur héros du dernier volet de la trilogie de Biondi ouverte par l’Eromena. Cela prouve que, à ce stade, Biondi avait déjà en tête le cadre général de sa trilogie40. Chez Biondi, tous ces récits secondaires ne sont pas de simples agréments, comme ils l’étaient chez Boiardo, ou des commentaires de l’action, comme dans l’Orlando furioso, mais ils se révèlent absolument nécessaires au développement de l’intrigue. Pris en charge par un narrateur intra ou extra diégétique, selon les cas, et animés par des effets de surprise et des moments de suspens, les récits secondaires contribuent également de manière substantielle à l’agrément de la lecture du roman de Biondi41.

  • 42 Ibid., p. 178.

36Si ce dernier privilégie une structure simple, Loredan demeure en revanche résolument attaché à l’intrigue complexe du roman chevaleresque en faisant débuter l’action de la Dianea in medias res. Il multiplie les récits et les personnages secondaires, les changements d’identité, les déguisements de jeunes en vieux, et il introduit de fausses morts (Dianea, Viralto, le roi des Thraces Dorcone), des enlèvements et même des tentatives de viol. Sans revenir sur certains aspects que nous avons déjà traités dans la première partie de cette étude, il est aisé de déceler qu’une visée critique à l’encontre d’un genre que Loredan juge dépassé émerge dans sa reprise foisonnante, voire caricaturale d’éléments structurels et thématiques du roman chevaleresque. L’auteur exerce sa critique essentiellement par la parodie dont le but, nous l’avons dit, n’est pas seulement de faire rire. Un exemple particulièrement éloquent de ce procédé figure dans le livre III où Loredan se moque du motif de l’innamoramento per fama, topos courtois très présent dans les narrations chevaleresques. Celardo et Diaspe, fils du roi de Crète, sont tous les deux tombés amoureux du portrait de Dianea et cela a engendré chez eux une rivalité, voire une haine incontrôlable. Après de nombreuses péripéties, Celardo, ayant réussi à s’emparer du précieux portrait, fait naufrage sur une île où il est secouru par un vieillard. Ce dernier, qui est en réalité un prince d’illustre naissance, s’est réfugié sur l’île pour échapper aux dangers de la cour. Ayant surpris Celardo en adoration devant le portrait de Dianea, le vieillard lui adresse des reproches sévères : « Biasimo l’intemperanza delle nostre compiacenze, la pazzia dei nostri pensieri, la cecità del nostro intelletto, che riceve alterazioni da fantasmi immaginarij, da larve finte, da sembianze, ò imitate, ò adulate42. » Touché par les paroles du vieillard, Celardo retrouve la raison et oublie le portrait. Il est vraisemblable que, par cet épisode, Loredan cible toute une tradition romanesque axée sur les amours impossibles, à laquelle il oppose subrepticement la Dianea avec ses allusions récurrentes à l’actualité de son époque. Par ailleurs, la rivalité Celardo-Diaspe rappelle furieusement celle entre Polimero et Metaneone : Loredan adresserait‑il par ce biais un clin d’œil ironique à son prédécesseur Biondi ? Quoi qu’il en soit, notons qu’en prenant ses distances vis-à-vis de la tradition romanesque antérieure, Loredan en réutilise les codes et parvient ainsi, plus ou moins consciemment, à les revitaliser au contact de ses thématiques, de ses idées et d’un contexte historique propre à son époque.

  • 43 Sur les fonctions de la lettre dans le roman baroque italien, voir L. Grassi, Carte leggere. Le let (...)
  • 44 Sur l’absence d’ironie et la banalité des considérations morales qui figurent dans l’Eromena, voir (...)

37Les spécialistes ont déjà abondamment mis en lumière l’absence d’ironie et le moralisme banal qui s’affiche notamment dans les missives, très abondantes surtout dans la Dianea43, ainsi que le schématisme des personnages du roman baroque italien44. Nous n’y reviendrons donc pas et nous nous contenterons de proposer quelques remarques conclusives sur le style de Biondi et de Loredan. Ce ne sera là qu’un sondage limité à partir de quelques exemples qui ont retenu notre attention, en vue de dégager ce qui distingue les deux romans.

38L’écriture de l’Eromena est dans l’ensemble claire et accessible, malgré la tendance de Biondi à manier des notions philosophiques courantes à son époque mais qui ne le sont plus à la nôtre. Dans l’exemple qui suit, l’auteur semble effectivement y recourir pour donner plus de profondeur à la pensée de Polimero, devenu le porte-parole de ses idées. Ainsi Polimero, dont on ignore encore les origines princières, réfléchit à ce qu’est pour lui la vraie noblesse :

  • 45 L’Eromena, p. 110.

[Ilnascere di sangue reale, non era qualità, che da contentar il mondo: ma che la nobiltà di quell’anima divina [allusion à Eromena], la quale eccedeva ogni stato reale; ricercava qualità più sublime da contentar se stessa. Il che era impossibile: perche non potendosi attignere le sue perfezioni; chi l’arebbe meritata, quando il desiderio di servirla, più che il servigio (eternamente inferiore al debito) non avesse agevolato il merito all’accesso della sua grazia45.

39Le penchant pour la philosophie néo-platonique et pour l’utilisation de l’hyperbole et de l’adjectif recherché transparaît encore sous la plume de Biondi lorsqu’il veut souligner la perfection physique de ses héros. Dans l’exemple suivant, voici comment Polimero perçoit la beauté d’Eromena qui vient de relever la visière de son casque :

  • 46 Ibid., p. 97.

Polimero vedutole aprirsi la visiera corse coll’occhio avido alla vista bramata: parendogli che i cieli gli s’aprissero, e che le parti, che formavano con celeste simetria quella bella faccia fossero Dij ragunati […]. Ma quegli occhi luminosi pieni de’ raggi, che trapassano nel punto concentrico del cuore, il facevano vacillare46.

  • 47 Ibid., p. 127‑128.

40Biondi se révèle plus habile dans la représentation de la psychologie de son héros et de son héroïne. Dans le livre IV, nous le voyons décrire avec justesse et sensibilité les doutes d’Eromena lorsqu’elle s’inquiète de la différence d’âge qui la sépare de Polimero47. Un peu plus loin, l’auteur recourt à bon escient à l’antithèse, figure de rhétorique surexploitée dans la littérature baroque, pour rendre avec humour et délicatesse l’embarras de Polimero face aux avances, certes chastes, mais réelles, d’Eromena :

  • 48 Ibid., p. 129.

Egli mosso da così dolce stimolo, volea divenir ardito, non avendo ardire: assicuratosi poi si fè animoso in modo così onesto, che lontano dagli eccessi, e dal difetto, non ebbe nell’avvenir bisogno, ne di freno ne di sproni. La battaglia fù de’ baci, mostrandosi la fortuna uguale48.

  • 49 L. Serianni, préface à V. D’Angelo, Aspetti linguistici del romanzo del Seicento, Rome, Aracne, 201 (...)

41Selon Luca Serianni, les romanciers italiens du xviie siècle tendent à rédiger des phrases brèves, simples et construites selon une progression descendante49. Si cette remarque s’applique parfaitement au style de Loredan, elle ne rend pas justice à celui de Biondi qui est, à notre avis, plus élaboré que celui de son successeur.

  • 50 Nous rejoignons là A. Morini qui écrit « […] Loredano révèle un goût prononcé pour une écriture par (...)
  • 51 La Dianea, livre III, p. 231.

42L’écriture de la Dianea est, de son côté, totalement assujettie au rythme et aux exigences de l’intrigue : ce qui intéresse l’auteur est de raconter. La phrase de Loredan, rapide et nerveuse, s’accommode bien d’une structure syntaxique simple, où la parataxe domine largement sur l’hypotaxe50. Quant à la narration, elle semble parfois s’organiser selon un principe de répétition sérielle. Dans le livre III, un personnage secondaire, Arelida, rencontre un chevalier insatisfait en amour. Après de nombreuses expériences négatives, ce dernier a enfin trouvé l’âme sœur, mais la Fortune adverse l’a obligé à la quitter. Et Loredan de multiplier la liste des mésaventures amoureuses du pauvre chevalier, alors qu’un ou deux exemples auraient largement fait l’affaire. Ce goût pour l’itération se retrouve également dans l’usage presque obsessionnel que le romancier vénitien fait des sentences. Celles‑ci parsèment littéralement le récit en assénant au pauvre lecteur des maximes fondées sur un moralisme éculé et banal. Une dizaine de lettres émaillent également le roman de Loredan sans vraiment en enrichir l’écriture. Ces lettres sont en effet pour la plupart très brèves et servent avant tout au développement de l’intrigue. La seule qui se détache sur les autres est celle que Dianea écrit à son père après avoir appris qu’il l’a condamnée à mourir. L’auteur joue en ce cas sur la corde du pathos en soulignant l’écart entre l’innocence et la fragilité de la jeune fille, belle parmi les belles, et la cruauté du père aveuglé par un sens de la justice qui a complètement effacé en lui tout sentiment de tendresse paternelle51.

43Tandis que Biondi, comme nous l’avons vu, sait enregistrer avec finesse les intermittences du cœur de ses héros et héroïnes, Loredan se soucie moins de cet aspect. Ses couples d’amoureux, plus schématiques et moins nuancés psychologiquement que ceux de Biondi, s’adonnent à des récriminations lorsqu’ils se retrouvent face à face. Ils s’accusent alors réciproquement d’infidélité, quitte à se réconcilier soudainement avec de grandes effusions d’excuses et de démonstrations de tendresse :

  • 52 Ibid., livre II, p. 117.

Dunque, disse l’Infanta Oleandro, è fedele? Dunque è mio? […]
Corse poi ad abbracciarlo […] I baci furono centuplicati. Le braccia, quasi, che contendessero co’l cuore nell’esprimere gli affetti, non si stancavano di cingersi. Si sforzavano à più potere di medesimare quei corpi52.

44Le style de la Dianea a l’avantage d’être synthétique, clair et efficace. Cela permet de contrebalancer la complexité du récit, organisé selon la modalité de la narration à tiroir avec d’innombrables digressions qui se succèdent l’une après l’autre en désorientant un lecteur qui a beaucoup de mal à reconstituer le fil de l’histoire. Pour le romancier baroque, en effet, l’émerveillement doit davantage jaillir de l’enchaînement des événements que des effets de style. Ceux‑ci ne sont pas absents, mais ils sont assez rares et se limitent à quelques calembours, à des répétitions, voire à l’introduction de néologismes. Voici, par exemple, comment s’exprime le chevalier malheureux que nous venons d’évoquer : « Ero nel colmo delle mie felicità, quando la fortuna volle infelicitarmi con la felicità medesima. » Des hyperboles y sont également enchâssées dans des phrases à la structure régulière.

  • 53 L. Serianni, préface, ouvr. cité, p. 10‑11.
  • 54 La Dianea, livre I, p. 3‑4.

45Luca Serianni reproche encore aux romans baroques l’uniformité qui caractérise leurs dialogues, l’imputant à l’absence de la moindre trace d’imitation de la langue parlée, puisque, selon lui, les personnages s’expriment toujours de la même façon53. Serianni a certainement raison, néanmoins il ne faut pas oublier qu’une homogénéité sociale caractérise les romans du courant héroïque-galant, dont les principaux protagonistes appartiennent à l’aristocratie. Un exemple tiré du livre I de la Dianea pourrait ainsi en partie contredire la sévérité de Serianni. Dès les premières pages, nous y voyons s’affronter verbalement deux personnages : un chevalier et une princesse dont nous ne connaîtrons l’identité que bien plus tard. La dame, offensée par le comportement de l’homme, manifeste sa profonde indignation en le tutoyant : le tutoiement étant absent du roman de Loredan, sa présence ici est l’expression du profond mépris de la dame vis-à-vis du chevalier qui cherche en vain à l’amadouer en lui tenant des propos passionnés54.

46Nous conclurons ce bref panorama stylistique de la Dianea avec une remarque anecdotique qui semble contredire le constat que l’érotisme serait absent des deux romans de Biondi et de Loredan. En lisant la traduction française de la Dianea, nous sommes en effet tombée sur un passage à l’érotisme assez explicite, et même tout à fait cru. Mais quelle ne fut pas notre surprise en constatant la retenue, voire la pruderie de l’original italien. Là où le traducteur évoque ouvertement le sexe, l’auteur se cache pudiquement derrière la prétérition :

  • 55 La Dianea, livre III, p. 271.

Elle m’ouvrit son sein, et se donna sans reserve à la violence de tous mes desirs. Je tais icy le reste de tous ces ravissemens, et de ces transports frenetiques, où les Ames meurent et ressuscitent mille fois en un moment55.

  • 56 La Dianea, livre III, p. 219. Agnès Morini observe que, malgré la licence apparente de certains pas (...)

Nel giorno medesimo dopo l’anno, che m’haveva donato il bacio, m’aperse il seno. Qui non rammemoro tutte le contentezze, perche cose simili amano la segretezza; e per non esacerbar più vivamente il mio dolore, hora, che me nè priva la lontananza56.

47Tant pour Biondi que pour Loredan, la tradition du roman chevaleresque est un cadre qu’ils adaptent mais maintiennent afin de rassurer leurs lecteurs. Cependant ils utilisent le roman comme un moyen d’analyse et de réflexion sur leur époque en s’interrogeant plus précisément sur la fonction sociale et politique de l’aristocratie, qui est leur groupe social d’appartenance. Ce faisant, ont‑ils inventé un style, une langue ? Quelle a été leur contribution sur l’évolution de la prose romanesque ? S’il est difficile de répondre à ces questions, force est de constater qu’un transfert s’est opéré avec les grands poèmes chevaleresques du xvie siècle, dont il faut relever qu’il ne s’est pas fait seulement par rupture, mais bien plutôt par le jeu de la déformation parodique et de la caricature tant au niveau de l’écriture que des problématiques abordées.

48Il reste aussi à se demander pourquoi le roman baroque italien du premier xviie siècle n’a pas pendant longtemps suscité l’intérêt qu’il aurait mérité. Est‑ce parce que le xviie siècle aurait suscité à l’étranger des expériences romanesques si brillantes qu’elles auraient fait de l’ombre à la production italienne ? Des raisons politiques interviennent sans doute ici, l’Italie comptant désormais moins que la France, l’Espagne ou l’Empire dans le concert des nations européennes, lesquelles parviennent à imposer leur marque jusque dans le domaine culturel. Si l’Italie du xviie siècle est politiquement en retrait, cela ne signifie pas pour autant que le regard que ces romanciers portent sur l’histoire et la réalité contemporaine ne soit ni aigu ni intéressant. Même s’ils sont moins célèbres que les grands poèmes de l’Arioste et du Tasse, les romans de Biondi, de Loredan et d’autres auteurs de leur époque méritent toute notre attention. Les publications récentes d’éditions savantes de quelques romans baroques italiens sont les preuves tangibles de l’intérêt pour cette littérature auprès d’un public qu’on espère de plus en plus large.

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Bibliographie

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Notes

1 Voir J.‑F. Lattarico, Venise incognita. Essai sur l’académie libertine au xviie siècle, Paris, Champion, 2012, p. 80‑81.

2 A. M. Pedullà, Il romanzo barocco e altri scritti, Naples, Liguori, 2004, p. 3.

3 C. Carminati, entrée « Giovan Francesco Loredan », Dizionario Biografico degli Italiani (dorénavant DBI), vol. 65, Rome, Istituto dell’Enciclopedia Italiana, 2005. Sur Giovan Francesco Loredan reste indispensable A. Morini, Sous le signe de l’inconstance. La vie et l’œuvre de Giovan Francesco Loredan (1606‑1661), noble vénitien, fondateur de l’Académie des Incogniti, thèse de doctorat (dir. J.‑M. Gardair), Université Paris 4, 1994.

4 G. Benzoni, entrée « Giovan Francesco Biondi », DBI, vol. 10, 1965.

5 F. Biondi, entrée « Francesco Pona », DBI, vol. 84, 2015.

6 C. A. Girotto, entrée « Giovanni Ambrosio Marini », DBI, vol. 70, 2008.

7 L’Eromena et la Dianea connurent un énorme succès à leur époque. L’Eromena fut réimprimée sept fois en Italie au xviie siècle (Benzoni, DBI) et la Dianea eut vingt-deux rééditions en son temps. Ces deux romans furent rapidement traduits en français, l’Eromena en 1633 (Paris, Augustin Courbé) et la Dianea en 1642 (Paris, Antoine de Sommaville et Augustin Courbé). Pour plus de détails sur la fortune éditoriale de ces œuvres, voir : A. N. Mancini, « Il romanzo nel Seicento. Saggio di bibliografia », Studi secenteschi, vol. XI, 1970, p. 205‑274 et vol. XII, 1971, p. 443‑498 ; T. Menegatti, «Ex ignoto notus». Bibliografia delle opere a stampa del principe degli Incogniti: Giovan Francesco Loredano, Padoue, Il poligrafo, 2000.

8 Sur le rôle de la mer dans la littérature italienne, voir C. Cazalé-Bérard, S. Gambino-Longo et P. Girard (dir.), La mer dans la culture italienne, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2009 ; cet ouvrage n’aborde toutefois pas le rôle de la mer dans le roman baroque italien.

9 Paolo Getrevi observe que derrière la Méditerranée archaïque de l’Eromena et d’autres romans composés entre 1620 et 1650, époque la plus faste pour le roman de la Vénétie, se cache l’histoire de l’Europe du xviie siècle : voir P. Getrevi, Dal picaro al gentiluomo. Scrittura e immaginario nel Seicento narrativo, Milan, Franco Angeli, 1986, p. 26.

10 Ribellione e morte di Volestain (Venise, 1634), parue sous le pseudonyme de Gneo Falcidio Donaloro, cf. C. Carminati, entrée « Loredan », art. cité, DBI.

11 Sur cet aspect, voir l’ouvrage classique de Pio Rajna, Le fonti dell’Orlando furioso, éd. Francesco Mazzoni, Florence, Sansoni, 1975 (rééd. de la deuxième édition de 1900).

12 Selon Paolo Getrevi, pour cet incipit, Loredan s’est inspiré de l’Argénis (Paris, 1621) de l’auteur franco-écossais John Barclay. Paru à Paris en 1621, le roman de Barclay fut traduit en italien par Francesco Pona (1629) et dans plusieurs autres langues européennes ; voir P. Getrevi, Dal picaro al gentiluomo, ouvr. cité, p. 130 et D. Invernizzi, L’Argenis di John Barclay (1582‑1621) e la sua influenza sul romanzo italiano del Seicento, thèse de doctorat de l’Università Cattolica del Sacro Cuore, 2015‑2016 (dir. prof. Cinzia Bearzot).

13 Les formalistes russes ont mis l’accent sur la portée novatrice et régénératrice de la parodie vis-à-vis de genres littéraires épuisés et à bout de souffle ; voir D. Sangsue, La parodie, Paris, Hachette, 1994, p. 26.

14 Nous citons d’après la traduction française : [Anonyme] La Dianée À Monsieur le Mareschal de Schomberg. À Paris, au Palais, Chez Anthoine de Sommaville, à la petite Salle à l’Escu de France et Augustin Courbé, en la mesme Salle, à la Palme, MDCXLII, 2 vol., vol. 2, livre IV, p. 508.

15 P. Getrevi, Dal picaro al gentiluomo, ouvr. cité, p. 132.

16 Sur l’éloignement de Venise des principaux lieux de pouvoir et de décision au xviie siècle, voir G. Auzzas, « Le nuove esperienze della narrativa: il romanzo », dans Storia della cultura veneta. Il Seicento, vol. 4/1, Vicence, Neri Pozza Editore, 1983, p. 261.

17 Paolo Getrevi utilise, à propos de l’Eromena la formule heureuse d’« anthropologie aristocratique ».

18 Voir François de Rosset, « Des enchantements et sortilèges de Dragontine, de sa fortune prodigieuse et de sa fin malheureuse », dans Id., Histoires memorables et tragiques de ce temps, ou sont contenues les morts funestes et lamentables de plusieurs personnes arrivees par leurs ambitions, amours desreiglees, sortileges, vols, rapines et par autres accidents divers, Paris, Pierre Chevalier, 1619.

19 Sur la guerre de Trente Ans, voir M. Wrede, La guerre de Trente Ans. Le premier conflit européen, Paris, Armand Colin, 2021, notamment l’Introduction, p. 7‑16, les chapitres 1, 2 et 3, p. 17‑89 ; p. 89 sur les causes de l’assassinat de Wallenstein ; l’œuvre de référence sur la guerre des Trente Ans est : G. Parker, La guerre de Trente Ans, Paris, Aubier, 1987 (éd. originale anglaise, 1984).

20 Sur Wallenstein, voir A. Morini, « L’admirable traître. Albert Wallenstein entre roman et historiographie », dans A. Morini (dir.), Figure, figures. Portraits de femmes et d’hommes célèbres, ou moins, dans la littérature italienne, Saint-Étienne, CERCLI, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2002, p. 227‑257, et notamment les p. 230 sur l’identité des personnages historiques qui se cachent sous les noms fictifs des héros du livre II de la Dianea et 258 avec le « Rappel » précis des événements qui aboutirent à la mort de Wallenstein.

21 Voici comment Floridea présente Dinanderfo : « Trà molte conditioni in lui, che lo rendevano adorabile v’era la bontà, con la quale molte volte, non solo si scordava dell’ingiurie ricevute, ma con non creduta humanità amava coloro, che l’odiavano. » (La Dianea di Gio: Francesco Loredano Nobile Veneto. Libri Quattro, In Venetia, appresso Giacomo Sarzina, MDCXXXV, p. 69, en ligne sur Google Books)

22 Ibid., p. 73‑76.

23 Il est question de la grande bonté de la régente Marie de Médicis, appelée Parthénie, dans la première des Histoires tragiques (éd. 1619) de F. de Rosset qui traite de l’élimination de Concino Concini sur l’ordre de Louis XIII. Le déroulé du meurtre de Concini, tel qu’il est raconté par Rosset, mais aussi dans des documents de l’époque, présente des analogies avec celui de Wallenstein-Lovastine ; voir notre étude « Genres tragiques, actualité politique et tradition romanesque en France au début du xviie siècle », Rivista Universo Mondo, no 46, 2019, <www.cinquecentofrancese.it/index.php/l-universo-mondo/420-um46>.

24 « I più belli quì s’elegono per Rè. Questi hanno autorità d’eternare il Regno nei loro discendenti così Maschi, come Femine. Dei quali mancata la linea s’uniscono i primi dell’Isola all’elettione del nuovo Rè, che cade sempre dopra di colui, col quale Venere, è stata prodiga de’ suoi favori. Nel Rè Vassileo, che regna al presente, in cui le virtù dell’anima gareggiavano con le bellezze del corpo, s’unirono tutti i voti. » (La Dianea, ouvr. cité, p. 42)

25 Loredan ne pouvait ignorer ce que l’Arioste écrivait à propos de la réputation des puissants fabriquée de toutes pièces par les poètes dont ils avaient été les mécènes : « Auguste ne fut pas si bon et si clément / que ne le proclama la muse de Virgile. / D’avoir en poésie démontré son bon goût / lui fait pardonner ses proscription iniques. / Personne ne saurait que Néron fut injuste / et son renom ne serait pas moins bon peut‑être, / ciel et terre eussent‑ils été ses ennemis, / s’il avait su rester l’ami des écrivains. » (Orlando furioso, XXXV, 26, édition bilingue, traduction et notes d’André Rochon, Paris, Les Belles Lettres, 2002, t. IV)

26 Contre la ville d’Amor, voir La Dianea, p. 242‑244. L’invective de Loredan contre la papauté est aussi virulente que celle prononcée par un personnage de La Cortigiana (1525 et 1534) de l’Arétin contre la cour du pape Léon X (Acte II, scène 5, version de 1525 ; Acte II, scène 6, éd. 1534).

27 Sur la question de l’« interdetto », voir au moins la fiche synthétique de D. Santarelli, dans Ereticopedia Dizionario di eretici, dissidenti e inquisitori nel mondo mediterraneo, Ereticopedia.org, 2014 et, pour aller plus loin, G. Benzoni (dir.), Lo stato marciano durante l’Interdetto, 1606‑1607, Rovigo, Minelliana, 2008.

28 Loredan, La Dianea, ouvr. cité, p. 241.

29 Ibid., p. 182.

30 C. Gryphius, Scriptores historiae germanicae et bohemicae, dans Id., Apparatus sive dissertatio isagogica de scriptoribus historiam seculi XVII illustrantibus, Lipsia, apud Thomam Fritsch, 1710, p. 36‑176, en particulier p. 165‑166, cité par D. Invernizzi, L’Argenis, ouvr. cité, p. 215.

31 P. Getrevi, Dal Picaro al gentiluomo, ouvr. cité, p. 234.

32 Giovanni Francesco Biondi, L’Eromena del sig. Cavalier Gio. Francesco Biondi divisa in sei libri, in Venetia, appresso Antonio Pinelli, 1624, p. 60‑61.

33 Ibid., p. 70‑71.

34 P. Getrevi, Dal Picaro al gentiluomo, cité par D. Invernizzi, L’Argenis, ouvr. cité, p. 229.

35 À l’inverse de Polimero et Metaneone, les deux fils du roi de Tingitana seront les victimes de leur rivalité toxique : cf. Eromena, livre V.

36 Boiardo dans l’Orlando Innamorato et l’Arioste dans l’Orlando furioso.

37 Voir C. Donati, L’idea di nobiltà in Italia. Secoli XIV‑XVIII, Rome, Laterza, 1995 (1re éd., 1988), chapitre 8 « La crisi del Seicento e il disgregarsi dell’ideologia del gentiluomo » ; voir aussi Y.‑M. Bercé, G. Delille, J.‑M. Sallmann et J.‑C. Waquet, L’Italie au xviie siècle, Paris, SEDES, 1989, chapitre V « Le devenir politique des aristocraties dans les États régionaux ».

38 Plus précisément, L’Eromena (éd. Venise, Antonio Pinelli, 1624) compte 224 pages et La Dianea (éd. Venise, Giacomo Sarzina, 1635) en compte 326.

39 L’Eromena, livre I, p. 10.

40 Voir P. De Lorenzo, « L’Eromena di Giovan Francesco Biondi: osservazioni narratologiche e considerazioni critiche », Studi sesenteschi, vol. LV, 2014, p. 92, <www.academia.edu/11752202/L_Eromena_di_Giovan_Francesco_Biondi>.

41 Sur les rapports ambivalents d’imitation et de rejet que les romanciers baroques italiens entretiennent avec le roman chevaleresque de la Renaissance, voir S. Morando, « Una storia minore del romanzo in Italia: il Seicento », dans G. Alfano et F. De Cristofaro, Il romanzo in Italia, vol. I : Forme, poetiche, questioni, Rome, Carocci Editore, 2018, p. 85‑86.

42 Ibid., p. 178.

43 Sur les fonctions de la lettre dans le roman baroque italien, voir L. Grassi, Carte leggere. Le lettere nella narrativa italiana del Seicento, Bologna, I libri di Emil, 2013 (compte rendu : C. Panzera, dans Essais, no 4, 2014, <https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/essais.10150>).

44 Sur l’absence d’ironie et la banalité des considérations morales qui figurent dans l’Eromena, voir respectivement P. De Lorenzo, « L’Eromena di G. F. Biondi », art. cité, p. 95 et G. Benzoni, entrée « Biondi », DBI, ouvr. cité.

45 L’Eromena, p. 110.

46 Ibid., p. 97.

47 Ibid., p. 127‑128.

48 Ibid., p. 129.

49 L. Serianni, préface à V. D’Angelo, Aspetti linguistici del romanzo del Seicento, Rome, Aracne, 2015, p. 10.

50 Nous rejoignons là A. Morini qui écrit « […] Loredano révèle un goût prononcé pour une écriture parataxique. D’où les successions à n’en plus finir de propositions complétives qui marquent en particulier les récits de nature biographique, et les énumérations de propositions infinitives, sans doute aussi nombreuses. » (A. Morini, « Giovan Francesco Loredano : sémiologie d’une crise », Revue des études italiennes, nouvelle série, t. XLIII, no 1‑2, 1997, p. 47)

51 La Dianea, livre III, p. 231.

52 Ibid., livre II, p. 117.

53 L. Serianni, préface, ouvr. cité, p. 10‑11.

54 La Dianea, livre I, p. 3‑4.

55 La Dianea, livre III, p. 271.

56 La Dianea, livre III, p. 219. Agnès Morini observe que, malgré la licence apparente de certains passages de la Dianea, la voie du libertinage est explorée par Loredan de manière trop rapide et prudente « pour que le dérangement soit salutaire », c’est-à-dire pour que soit remise en cause la morale courante ; voir A. Morini, Sous le signe de l’inconstance, ouvr. cité, p. 402.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Patrizia De Capitani, « Roman, histoire et société : L’Eromena de Giovan Francesco Biondi (1624) et La Dianea de Giovan Francesco Loredan (1635) »Cahiers d’études italiennes [En ligne], 35 | 2022, mis en ligne le 30 septembre 2022, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cei/11108 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cei.11108

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Auteur

Patrizia De Capitani

Univ. Grenoble Alpes, LUHCIE, 38000 Grenoble, France
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