Partage et recatégorisation des territoires et des mythes mémoriels dans le positionnement français vs le « Discours de Palerme » de Mussolini dans le numéro spécial de La Phalange de 1937
Résumés
La direction de la revue La Phalange a réuni, dans un numéro spécial dédié au voyage de Mussolini en Sicile en 1937, les contributions de nombreux intellectuels français, voyageurs passionnés en Italie. Ces exposants d’un certain conservatisme exaltent les archétypes mythiques que le Duce incarne selon eux, dans le but de resserrer les liens culturels de la latinité et de confirmer l’entente franco‑italienne contre la menace du rapprochement italo‑allemand. Par un discours fortement modalisé et autoritaire, en diffusion radiophonique, le Duce fait table rase des stéréotypes du passé et proclame l’existence d’une Italie neuve et jeune, il déclare l’importance de l’Axe Rome‑Berlin et destitue, par la polémique et le dénigrement, la SdN qui ne reconnaissait pas l’Empire italien en Afrique. Par ses avertissements à la France et aux opposants du fascisme, Mussolini légitime sa politique dans le bassin du Mare nostrum selon la notion de « méditerranéité », qui acquiert ainsi une valeur géopolitique stratégique. Le régime fasciste, par lequel le Duce non seulement souhaite dominer le territoire italien, mais surtout s’imposer à l’internationale, avait vidé de sens la notion de « sœurs latines », pour imposer son nouveau référent italien.
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1. L’entente franco-italienne à l’épreuve de la politique du régime fasciste en Italie et dans la Méditerranée
- 1 La Phalange, numéro consacré à « La Sicile », 15 septembre-15 décembre 1937, no 22‑25, Paris. Désor (...)
1Après la première visite de 1924, le deuxième voyage en Sicile de Mussolini, en août 1937, inquiète le gouvernement de Paris qui considérait comme stratégique le rôle de l’île dans la Méditerranée. La revue La Phalange, fondée en 1906 par Jean Royère et financée par Armand Godoy, prend position en dédiant un numéro spécial quadruple à la Sicile1 : au moment où les relations entre l’Italie et la France révélaient de nouvelles tensions, les exposants modérés d’un certain conservatisme idéologique se constituent en « diplomates littéraires » pour pallier les hésitations des professionnels de la politique.
2Ces intellectuels, diplomates, journalistes, hommes de lettres, qui effectuaient depuis longtemps des voyages en Italie, observaient avec un vif intérêt l’évolution du régime fasciste ; ils se posaient la délicate question de savoir si une entente franco-italienne, fondée sur la mémoire des liens culturels et moraux de la fraternité latine, était encore partagée.
- 2 Voir J. Guedj et B. Meazzi, « Introduction. Pour une lecture latine et méditerranéenne de la cultur (...)
- 3 Ibid.
- 4 Ibid.
- 5 M. Jarrety, « Valéry et la crise de l’Europe », dans L. Norci Cagiano (éd.), L’Europe des écrivains (...)
3La vision mythique de la « latinité », qui à son origine faisait référence à un domaine intellectuel, va acquérir avec le néologisme de méditerranéité une valeur géopolitique signifiante, à la suite de l’action exercée par le régime fasciste qui poursuivait son identification aux mœurs de la latinité instituées dans le bassin de la Méditerranée2. Les avis, sur ce sujet, n’étaient pourtant pas univoques ; certains intellectuels s’opposaient à cette identification, comme Albert Camus pour lequel il était important « de distinguer les choses et de les bien nommer — Méditerranée n’est pas latinité3 ». Camus craignait que l’influence du fascisme en Méditerranée ne conduise à « une identité régionale fermée […] qui se satisferait d’elle‑même et donc deviendrait excluante […]4 ». En même temps, il y avait ceux comme Paul Valéry avec un point de vue plus élargi : l’écrivain craignait que « les rivalités internes à l’Europe5 » ne soient dangereuses pour « le savoir européen », favorisant « le nivellement » et la dégradation de « l’esprit européen » pour des intérêts politiques.
- 6 R. Schor, « Identité fasciste, identité latine, identité européenne : le regard des intellectuels f (...)
4Après le premier conflit mondial, l’identité européenne apparaissait menacée par « l’émergence de nouvelles puissances extra-européennes, la dépression mondiale née aux États‑Unis en 1929 et, considérée plus ou moins comme la résultante de tous ces facteurs, la poussée des nationalismes6 ». Les valeurs françaises et l’ordre du passé étaient menacés.
- 7 M. Bertone, « “Civis Romanus Sum”: romanità, latinità e Mediterraneo nel discorso italico di Benito (...)
5Le discours célébrant Rome et ses mœurs se reliait à la volonté de puissance impérialiste du régime « visant à reconstruire, par la guerre et les conquêtes, les dimensions de l’Empire romain7 ».
- 8 J.‑L. Pouthier, « Rome et la latinité », La pensée de midi, no 1, 2000, p. 40-41.
- 9 M. Bertone, « “Civis Romanus Sum”: romanità, latinità e Mediterraneo nel discorso italico di Benito (...)
6En 1911, l’Italie s’était lancée avec succès à la conquête de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine, « renouant avec l’idée d’une Méditerranée Mare Nostrum8 » : Mussolini s’était approprié ce discours pendant les années de la Grande guerre et de l’après-guerre « avant tout en tant qu’exigence structurante : non pour reconstruire un empire, enfin, mais pour se construire un support discursif solide et fiable, capable de mobiliser, pour se donner une nouvelle identité politique à lancer dans un contexte aussi sensible que désorienté, avide en garanties révolutionnaires9 ». L’attraction éprouvée par Mussolini à l’égard de la romanité et de la latinité remontait donc à une période précédente l’affirmation du fascisme et de ses velléités impériales.
- 10 Ibid., p. 112.
- 11 Ibid.
- 12 J.‑L. Pouthier, « Rome et la latinité », art. cité, p. 42.
7Au cours des années 1920, l’impérialisme d’inspiration romaine visait à endiguer le nouvel impérialisme allemand : à ce propos, comme le souligne Jean-Luc Pouthier, Mussolini entendait par cela démentir ceux qui sous-estimaient les Italiens, conscients d’être identifiés avec une nation « politiquement et militairement dévaluée10 » et voulant distinguer la lignée « italique » de celle des barbares11. Il envisageait la construction d’une nouvelle Italie, à considérer comme une nation unifiée par des racines communes, animée par la même passion partagée et renforcée par son ethos d’homme d’action. Le sien, n’était donc pas un positionnement consensuel à l’égard de la mémoire de la « latinité » : il allait devenir plutôt le « recours à un passé latin mythifié pour mieux imposer le jeune royaume dans le concert des nations12 ».
- 13 Ibid.
- 14 Voir P. Milza, Rome 1920‑1945. Le modèle fasciste, son Duce, sa mythologie, Paris, Autrement, 1991.
8En avril 1921, Mussolini avait publié dans Il Popolo d’Italia un article où il proclamait sa nouvelle instance concernant la reclassification de l’Italie : « Nous rêvons d’une Italie romaine, sage et forte, disciplinée et impériale. Ce qui fut l’esprit immortel de Rome renaît en grande partie avec le fascisme : le faisceau licteur est romain, notre organisation est romaine, notre orgueil et notre courage sont romains : civis romanus sum13. » Une fois arrivé au pouvoir, Mussolini voulait transformer en idéologie politique cette profession de foi14 : il tenait à démentir le stéréotype avilissant de l’Italien fainéant en opposant à cela une nouvelle donne établie d’après une réalité nationale positive et performante, façonnée grâce à la discipline et au travail.
9Le discours de Mussolini prononcé à Palerme va renouer avec ce positionnement référé à un fascisme d’inspiration romaine, en reprenant pourtant la mise à distance du Duce du référent culturel identifiant l’Italie, selon le cliché de la notion de la « latinité », partagée des intellectuels français.
10Le 29 mars 1933, Mussolini avait rencontré à Rome le ministre allemand de la Propagande Joseph Goebbels. Sur l’initiative du Duce le 7 juin le Pacte à quatre était signé à Rome par l’Italie, la France, le Royaume‑Uni et l’Allemagne, les États qui avaient assumé la responsabilité de la paix et de l’organisation de l’Europe dans le respect des principes et des procédures prévues par le statut de la Société des Nations.
11Par la suite, les accords franco-italiens signés à Rome le 7 janvier 1935 par le ministre des Affaires étrangères Pierre Laval et le président du Conseil italien Benito Mussolini envisageaient de contrôler la menace d’Adolf Hitler en Europe : ils visaient surtout à définir le système du contrôle colonial, français et italien, en Afrique laissant les mains presque libres aux Italiens en Abyssinie.
- 15 J.‑M. Palayret, « La tentative d’alliance militaire franco-italienne et son échec 1935‑1940 », dans (...)
12Après les accords Gamelin-Badoglio de juin 1935, par lesquels Mussolini aurait dû contenir ses ambitions sur le Danube, il entendait empêcher momentanément une nouvelle attaque allemande contre l’Autriche tout en améliorant les relations italo-yougoslaves : ces accords « élargissaient d’autant la “fenêtre de paix en Europe” que le dictateur estimait nécessaire pour lui permettre de réaliser la conquête de l’Éthiopie15 ».
13Le 8 juin 1935 à Cagliari, Mussolini avait revendiqué le droit de l’Italie à avoir sa propre politique coloniale, ce qui avait indisposé le Royaume‑Uni : il confirmait par cela son aspiration, énoncée au début du Ventennio, d’exercer le ius italicum d’empreinte romaine dans la Méditerranée, voire le statut que la Rome impériale élargissait aux territoires hors d’Italie, par lequel on leur garantissait l’appartenance au territoire italien.
14Le 18 septembre, dans un article publié dans le Morning Post, le Duce confirmait que les intérêts français et britanniques en Afrique orientale ne seraient pas touchés. Cela avait amélioré les relations instables des deux pays jusqu’à la guerre d’Éthiopie, commencée en octobre 1935 et au refus de Paris de reconnaître l’Empire italien, proclamé le 9 mai 1936. Les relations bilatérales s’étaient détériorées avec les sanctions prises par la Société des Nations contre l’Italie après la victoire en Abyssinie, ce qui, par contre, avait rapproché Mussolini du Führer, qui s’était déclaré neutre.
- 16 C. Poupault, « Amitié “latine” et pragmatisme diplomatique. Les relations franco-italiennes de 1936 (...)
- 17 S. Soulié, « Dominique Parodi : un philosophe au service de la diplomatie française pendant la Prem (...)
15Lors de sa rencontre le 1er juin 1936 à Rome avec Bertrand de Jouvenel, le Duce affirmait qu’il regrettait l’attitude française tout en jugeant « nécessaire de poursuivre dans la voie d’une entente pour canaliser “le dynamisme allemand”16 », de même que pour protéger les intérêts communs. La France aussi espérait dans le soutien italien contre l’agression allemande ; déjà pendant la Première Guerre mondiale, les intellectuels français envisageaient la logique du front unique contre la menace germanique, mobilisant le thème de l’appartenance commune à la « latinité » : « la dimension antigermanique […] s’affirme à partir de la guerre de 1870 », plus précisément « le thème de la “panlatinité” [avait connu] un développement important au début du xxe siècle17 ».
- 18 R. M. Salerno, Vital Crossroads. Mediterranean Origins of the Second World War, 1935–1940, Cornell (...)
16La France ne pouvait pas contester à l’Italie fasciste de s’étendre en Éthiopie, car elle tenait à l’alliance avec la sœur latine au cas d’un réarmement allemand : mais l’Angleterre refusait de s’engager à fournir son assistance à la France. L’accord naval anglo-allemand du 18 mars 1935 modifiait l’équilibre des forces en Méditerranée ; en distrayant une partie des forces britanniques et françaises face à la flotte allemande en mer du Nord, il améliorait considérablement la position de la flotte italienne en Méditerranée : « […] avec les accords Gamelin-Badoglio, et même en l’absence un accord naval avec la France, la Grande-Bretagne demeurait le seul adversaire de l’Italie en Méditerranée18. »
- 19 Ibid., p. 216.
17On peut donc affirmer que la « crise méditerranéenne » de l’été 1935 avait « remis très vite les accords en cause. La France se retrouva très vite sur la “corde raide” avec la recrudescence de la tension entre Rome et Londres en Méditerranée19 ».
18Dans le numéro de La Phalange, en particulier dans la Conclusion, vont converger différents discours, véhiculant une mémoire culturelle liée à une image de l’Italie qui reprend la reclassification opérée par Mussolini. C’est par l’analyse de ces différents positionnements discursifs, par les implications idéologiques implicites ou déclarées, que nous chercherons à appréhender ce qui forme le figement et les clichés de style ou encore à décrire la stabilisation littéraire et à confronter les reformulations des proclames mussoliniens.
19Pour ce faire, nous prendrons en considération les trois foyers discursifs générés : la référence au paradigme italique dans le discours prononcé à Palerme, la circulation des positionnements internationaux auxquels Mussolini fait référence par la polémique, les aspects discursifs et les clichés littéraires qui caractérisent le paradigme référé à la Sicile et à la latinité dans la Conclusion du volume.
- 20 C. Fraixe et C. Poupault, « Introduction », dans Vers une Europe latine. Acteurs et enjeux des écha (...)
- 21 A. Giglioli, Italia e Francia 1936‑1939. Irredentismo e ultranazionalismo nella politica estera di (...)
- 22 Ibid., p. 60.
- 23 C. Poupault, « Amitié “latine” et pragmatisme diplomatique. Les relations franco-italiennes de 1936 (...)
20Autour de 1930, certaines publications comme L’Idée latine, des quotidiens italophiles comme Le Petit Parisien, Le Petit Journal ou le périodique France et Nation récupéraient les valeurs du fascisme italien pour « se fondre dans un discours sur les fondements historiques de ce rapprochement entre deux “nations sœurs”20 » : la Ligue d’Union latine et la revue L’Œuvre latine jouaient aussi un rôle important dans la promotion des « credo » nationalistes. D’ailleurs, le gouvernement italien était allé jusqu’à élargir des financements au Parti populaire français de Jacques Doriot : Mussolini espérait probablement une plus forte cohésion des partis « de l’ordre » en France, pour favoriser la diffusion transnationale du fascisme, surtout après l’arrivée du Front populaire et la menace de la diffusion du bolchevisme en Méditerranée21. De l’autre côté, Mussolini cherchait à renouer avec la Grande-Bretagne les relations qui s’étaient refroidies après la conclusion du gentlemen’s agreement22 pour rééquilibrer la position de l’Italie sur la scène internationale. Depuis 1920, le régime mussolinien menait une politique culturelle de « défrancisation » : malgré ces relations instables, la France ne craignait pas le résultat du voyage de Mussolini à Berlin en septembre 1936, mais la « verticale » entre Rome et Berlin allait remettre « en cause les espoirs d’une nouvelle entente “latine”23 ».
2. Le discours de Palerme
21La visite de Mussolini en Sicile représente un événement historique fondateur, notamment pour le discours tenu à Palerme, publié dans le Giornale di Sicilia le 21 août 1937.
22Le mot « Palerme » va jouer d’abord un rôle explicatif : le point d’attache est une extension déterminative qui ne signifie pas seulement un discours prononcé par Mussolini à Palerme, selon la référence toponymique, mais un discours tenu d’abord de la Sicile sur l’Italie et sur le régime fasciste, adressé à la communauté internationale. La Sicile devient la scène d’où le dictateur démarque verbalement la cartographie des territoires européens selon sa visée politique et sous l’angle des relations instaurées avec les États européens : cela met en discussion le lieu discursif référé à la « latinité », selon un positionnement thématisant la classification de l’île et de la Nation.
23Le discours du Duce, diffusé par la radio même à l’étranger, donc destiné à être entendu par un public très vaste, veut produire un nouveau interdiscours politique et diplomatique, pour rendre légitime la position du régime italien dans le conflit géopolitique et délégitimer le positionnement et les actions des Autres, voire de la France et de la communauté internationale. En effet, nombreuses étaient les raisons des tensions diplomatiques entre la France et l’Italie, après 1935, notamment après le refus de Paris de reconnaître l’Empire italien, avec la prise d’Addis-Abeba.
24Le discours de Mussolini est fortement orienté par l’utilisation des pronoms personnels, des déictiques temporels, des impératifs, des questions rhétoriques (« vous m’entendez… ? »), des exclamations injonctives et des apostrophes aux personnes présentes dans la situation d’énonciation : « Camerati palermitani! » est l’appellation qu’il adresse à ses co‑énonciateurs présents, témoignant d’une image orientée de ses co‑énonciateurs, mais qui manque dans la traduction en français, remplacée par le déictique « cette imposante assemblée », une assertion impliquant une visée communicationnelle précise.
25Dans la version française dans La Phalange, il manque aussi la traduction de tous les commentaires entre parenthèses décrivant les réactions des Palermitains à certains moments du discours ; l’absence des didascalies permet de recevoir le dit de Mussolini surtout comme un discours politique de propagande.
26Face à l’assertion concernant la solidité du régime en Italie, prononcée à l’ouverture, on remarque la présence d’un dédoublement du dit : « je désire faire savoir aux camarades des quatre-vingt-cinq autres provinces du royaume et aux antifascistes qui restent et errent par le monde que la Sicile est fasciste jusqu’aux moelles… », « [des acclamations enthousiastes] ».
27Par le « nous » discursif Mussolini veut produire sa propre communauté : c’est le « nous » de l’Assemblée dont il souligne partager les problèmes et les intérêts et qu’il incorpore à sa visée de la réalité nationale (« car il n’y a aucun problème en aucune partie de l’Italie qui ne devienne sur-le-champ un problème pour la nation entière »).
- 24 Cf. G. Bertone, I figli d’Italia si chiamano Balilla, Rimini / Ferrara, Guaraldi, 1975, p. 179 ; A. (...)
- 25 Mussolini se référait implicitement à la politique qui remontait à l’État unitaire, responsable d’a (...)
28Le document s’ouvre par la mise en place de l’ethos de responsabilité : Mussolini se construit par là des indices discursifs qui révèlent son omniprésence sur tous les fronts de la vie politique et sociale24, au moyen d’arguments susceptibles d’être diffusés par les médias, en particulier à propos des difficultés des habitants de l’île nécessiteux d’un redressement économique, notamment à cause du déséquilibre entre le Nord et le Sud de l’Italie25. Par la citation de pourcentages et de chiffres ayant trait aux interventions et aux résultats obtenus sur l’île, l’homme politique montre sa gestion logique des arguments présentés, il valide ses propos en conférant à son dit l’autorité d’un discours « expert », d’une information mise en valeur, car renforcée par la présence de données statistiques, considérées comme des arguments d’autorité, car basées sur des informations précises.
- 26 S. Lanfranchi et É. Varcin, « Mussolini, ou de la tentation prophétique », Laboratoire italien. Pol (...)
29Stéphanie Lanfranchi et Élise Varcin ont remarqué que le choix récurrent du futur chez Mussolini, dans certains moments de sa vie, correspond à « une manière de se présenter comme prophète et comme “condottiere”, comme l’homme qui peut proposer un avenir à l’Italie, la guider vers la victoire et la révolution sociale. Le journaliste et le politicien se sentent autorisés à intégrer la prophétie, aux dépens de modalités discursives plus rationnelles et argumentatives, en vertu d’une sorte d’état d’urgence du discours politique26 ».
- 27 É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, vol. I, Paris, Gallimard, 1966, p. 271‑273 ; cf. (...)
- 28 S. Falconieri, « Un discours juridique pour le fascisme. Politiques impériale et raciale au prisme (...)
30Mussolini réalise des actes de langage qui ont un caractère injonctif : s’identifiant avec la rhétorique du régime, certains énoncés ne comportent pas de verbes déclaratifs se réduisant au simple dictum27 : « […] la Sicile est fasciste jusqu’aux moelles, la Sicile et les Chemises noires sont une seule chose, la Sicile et le fascisme constituent une identité parfaite. » L’éloge à l’avènement et à l’expansion du fascisme se font sur un ton montant, de sorte que les louanges portant sur l’entreprise des réformes régionales et sur le fascisme se superposent28. L’expression performative (« j’ai dit », « je vous dis que… ») marque la réflexivité discursive, un auto-centrage du locuteur sur lui‑même en train de parler à une assemblée.
- 29 P. Charaudeau, Le discours politique. Les masques du pouvoir, ouvr. cité, p. 35.
- 30 D. Maingueneau et F. Cossutta, « L’analyse des discours constituants », Langages, no 117, 1995, p. (...)
31L’instance solennelle de Mussolini, en diffusion radiophonique du Foro Italico, vise à faire circuler un certain nombre de thèmes politiques pour convaincre et mobiliser une cible collective « de façon multidirectionnelle29 » : la parole du Duce émane d’une assise décisionnelle qui va être sciemment exercée. C’est un dispositif énonciatif qui fonde, de manière performative, sa réalité, « tout en faisant comme s’il tenait cette légitimité d’une source qu’il ne ferait qu’incarner (le Verbe révélé, la Raison, la Loi…)30 ».
- 31 A. Krieg-Planque, Analyser les discours institutionnels, Paris, Colin, 2012, p. 19.
32On remarque dans le discours une sorte d’« esthétique de la répétition31 » renforcée et accomplie par le martèlement de certains mots, souvent soulignés par la modalité assertive hyperbolique (le problème des problèmes), qui deviennent des formules nominales performatives.
- 32 A. Siennicka, Benito Mussolini retore, ouvr. cité, p. 56.
33Comme le rappelle Adrianna Siennicka, le procédé anaphorique appartient à une stratégie précise : la force de persuasion d’un mot ou d’une expression augmente quand ils sont répétés à l’intérieur d’un discours. Ce procédé s’était diffusé pendant le Ventennio fasciste32 : « […] je parlerai […] de vos problèmes, de nos problèmes, car il n’y a aucun problème en aucune partie de l’Italie qui ne devienne sur-le-champ un problème pour la nation entière. […] je vous parlerai des problèmes qui concernent la situation internationale actuelle. » Il démontre aussi son ethos d’homme politique avisé, capable de prendre en charge et de résoudre certains parmi les plus graves fléaux de l’île. Depuis le début de son gouvernement, Mussolini avait lancé une campagne pour détruire la mafia sicilienne, qui entravait le contrôle fasciste de la Sicile. Une campagne réussie légitimerait son pouvoir et renforcerait son leadership ainsi que la propagande pour le Parti national fasciste : cela lui aurait également permis de réprimer ses opposants politiques sur l’île, car de nombreux hommes politiques siciliens avaient des liens avec la mafia.
- 33 D. Maingueneau et F. Cossutta, « L’analyse des discours constituants », art. cité, p. 119.
- 34 P. Charaudeau, Le discours politique. Les masques du pouvoir, Paris, Vuibert, 2014, p. 75.
34Mussolini veut « mettre en œuvre une même fonction dans la production symbolique d’une société, une fonction que nous pourrions dire d’archéion [qui] associe ainsi intimement le travail de fondation dans et par le discours, la détermination d’un lieu associé à un corps d’énonciateurs consacrés et une élaboration de la mémoire33 ». Les déclarations sont contenues et condensées en une notion « qui existerait en soi, de façon naturelle, comme une essence34 » et pour ce faire, Mussolini emploie des phrases définitionnelles qui se présentent comme des sentences indiscutables : « la Sicile est fasciste jusqu’aux moelles », « la Sicile et les Chemises noires sont une seule chose », « la Sicile aussi a marché avec vigueur pendant ces quinze premières années de la Révolution fasciste ». Il s’agit de formules concises et en même temps chargées sémantiquement, avec une grande force d’impact sur l’auditoire pour obtenir une adhésion passionnelle doublée de l’évidence rationnelle du sens qu’elles véhiculent.
- 35 Ibid., p. 119.
35Ce processus spéculaire entre discours et institution va jouer sur l’investissement scénographique des paroles du Duce, par l’investissement imaginaire qui atteste de la force symbolique de son « corps » qui fixe l’ethos à la scénographie et au code langagier. Ce discours prend la forme d’une déclaration au moment où le Duce nomme un événement historique mémorable qui sert à inaugurer et célébrer, tant sur la scène nationale qu’internationale, le rôle de la Sicile et du régime dans la Méditerranée : « Quand je décidai de faire les grandes manœuvres en Sicile il y eut des alarmes ; il y eut des interprétations extensives, exagérées et inopportunes. Tout cela est passé. » Les modalités assertives valident le discours dans une visée précise, celle de convaincre la cible éloignée au moyen d’un « geste instaurateur » qui célèbre et légitime l’univers politique où il s’inscrit35.
36La pierre angulaire du discours est la déclaration : « […] aujourd’hui commence pour votre île une époque des plus heureuses qu’elle n’ait jamais connue au cours des quatre mille ans de son histoire. Cette époque est liée à un fait historique […]. […] la Sicile représente le centre géographique de l’Empire. » Le figement de ces formules est porteur de sens et de valeurs, en tant que saillance événementielle : d’autant plus que Mussolini va affirmer, de manière très modalisée par l’appréciation hyperbolique, la concentration sur l’île « des énergies de l’État ».
- 36 Mussolini passe sous silence l’un des moments les plus tragiques du colonialisme en Afrique qui ava (...)
37Dans le domaine des « petites phrases » prononcées, on peut relever la déclaration « la Sicile aussi a marché avec vigueur pendant ces quinze premières années de la Révolution fasciste », une Révolution qui a introduit dans le pays de nombreuses transformations. On peut prendre aussi en considération le slogan politique « la Sicile est fasciste jusqu’aux moelles, la Sicile et les Chemises noires sont une seule chose, la Sicile et le fascisme constituent une identité parfaite » : par cela, Mussolini confirme la nouvelle identité de l’île grâce à l’affirmation du régime. Le chef du gouvernement fait la synthèse triomphatrice de l’empire unifié : en déclarant « nous avons eu la chance suprême de vivre la fondation du deuxième Empire de Rome… », il implique le peuple sicilien dans la grandeur du pays36.
38Avant 1935, plusieurs observateurs avaient cru que Mussolini adhérait sincèrement à la Société des Nations et cherchait des solutions internationales aux difficultés de son pays. Certains observateurs célébraient l’œuvre grandiose et nécessaire du fascisme : selon eux, le Duce insufflait de l’ordre et de la vitalité à l’Italie et à la situation internationale.
39Lorsque est prise en considération la politique du régime fasciste sur la scène internationale, l’énonciateur va orienter la construction du sens dans l’interprétation des co‑énonciateurs éloignés. C’est le cas des considérations sur les rapports du régime, d’abord avec les États confinant avec l’Italie : l’énonciateur utilise la naturalisation du dit comme si ses affirmations dérivaient directement de faits évidents, où des effets réels imposaient des affirmations qui se légitimeraient toutes seules : « Il n’y a pas de doute que, depuis le mois de mars jusqu’aujourd’hui, nos rapports avec la Yougoslavie se sont améliorés. Les rapports avec l’Autriche et la Hongrie s’inspirent toujours des protocoles de Rome, lesquels, notamment au cours du plus fort de la crise économique, se sont montrés comme étant des plus efficaces. Je n’ai pas besoin de dire qu’avec la Suisse les relations sont plus qu’amicales. » Ces posés doivent porter les co‑énonciateurs à actualiser l’information d’une certaine manière : en ce sens, le posé se présente comme pouvant être soumis à la contestation, à l’inférence des co‑énonciateurs.
- 37 C. Poupault, « Amitié “latine” et pragmatisme diplomatique. Les relations franco-italiennes de 1936 (...)
40Parlant de la relation avec les États placés aux « frontières terrestres », c’est justement à la France que Mussolini réserve ses critiques : il regrette que les Français méconnaissent l’Italie et son peuple après quinze ans de gouvernement fasciste37. Malgré l’absence d’un ambassadeur français à Rome, l’espoir d’une entente franco-italienne n’était pas abandonnée : « Il reste, à propos de nos voisins de frontière, la France. Si nous examinons calmement et rationnellement l’ensemble de ces rapports, on en arrive à la conclusion qu’il n’y a pas là matière pour un drame. » Cette considération constitue le présupposé de Mussolini. Il s’appuie sur le fait que le destinataire est censé connaître l’état des rapports du régime italien avec la France, pour présenter aux co‑énonciateurs un point de vue qui circulera comme une information nouvelle : « Les relations se seraient certainement améliorées si en France certains milieux assez influents n’étaient idolâtres des idoles genevoises, et si, de plus, n’existaient pas d’autres courants qui, depuis quinze ans, avec une constance digne d’une meilleure cause, attendent de jour en jour la chute du régime fasciste. »
41À propos de la « révolution » fasciste, de la non-reconnaissance de l’Empire et des « sabotages diplomatiques » contre le régime, Mussolini critique l’attitude française et il procède à une reclassification de la SdN, pour souligner sa forte réprobation : par le biais de l’ironie, il crée un lien identitaire avec sa communauté discursive et prend ses distances par rapport à ses cibles internationales ; il utilise aussi la polémique et le dénigrement dans les reformulations métaphoriques concernant les membres du gouvernement français définis comme des « idolâtres des idoles genevoises », « des courants qui, depuis quinze ans, […] attendent de jour en jour la chute du régime fasciste », des « officiers de l’état-civil de Genève ». Dans ce contexte avant-coureur de crise, la métaphore « officiers de l’état-civil de Genève » s’annonce comme outil argumentatif de légitimation pour anticiper le bien-fondé d’une prise de décision particulière, avant de se muer en arme d’attaque : le recours à la métaphore rentre dans une stratégie argumentative propre.
- 38 D. Guérin, « Fascismo e gran capitale », dans R. De Felice (éd.), Il Fascismo. Le interpretazioni d (...)
42La relation franco-italienne reprend son sens dans le cadre d’un système d’alliances européennes dont l’enjeu était à nouveau de faire barrage à la volonté germanique qui voulait imposer sa domination : en même temps, une certaine industrie française était favorable au compromis avec l’Allemagne, partageant le même intérêt que le « grand capital » italien et allemand qui allait tirer profit de l’industrie lourde38.
3. La reclassification de Mussolini pour une nouvelle mémoire de l’Italie
43En passant aux pays qui constituent les « Frontières maritimes et coloniales », le dictateur analyse l’état des rapports avec la Grande-Bretagne : « J’ai dit : nous nous rencontrons. Ici, je prie ceux qui se hâtent de traduire ou de trahir mes discours de faire la distinction nécessaire entre une rencontre et un heurt. » Le 2 janvier 1937, un gentlemen’s agreement avait été signé entre l’Italie et le Royaume‑Uni par lequel on avait défini les droits d’entrée et de sortie de la Méditerranée : Mussolini avait décidé d’éviter de modifier le statu quo relatif à la souveraineté nationale des territoires du bassin méditerranéen, y compris de l’Espagne.
- 39 J.‑M. Palayret, « La tentative d’alliance militaire franco-italienne et son échec 1935‑1940 », art. (...)
- 40 Ibid.
- 41 Ibid., p. 10.
44Le général Franco avait cherché l’appui du Duce pour obtenir l’aide dont il avait besoin dans la guerre engagée contre les républicains : Mussolini hésitait, « repoussant à plusieurs reprises les pressantes démarches de Franco, effectuées par le Canal du Consul à Tanger Rossi39 ». L’objectif poursuivi par le gouvernement de Rome était aussi « de conforter le camp des dictatures en Europe, à travers l’affirmation d’une Espagne nouvelle, bienveillante idéologiquement sinon soumise au fascisme, et de renforcer, par la cession des bases navales (Baléares notamment) la présence de la Marine italienne en Méditerranée occidentale40 ». Mussolini souhaitait une intervention massive italienne dans la guerre espagnole donnant aux forces nationalistes un appui, qu’il souhaitait décisif, à brève échéance. De l’autre côté, au cas où Mussolini disposerait de bases dans la péninsule Ibérique ou aux Baléares, cela aurait sérieusement pu compromettre le déroulement de la mobilisation française, en coupant ses liaisons maritimes avec l’Afrique du Nord ; la France devait donc user de son influence diplomatique pour éviter une telle conjoncture, en disjoignant l’Espagne nationaliste du bloc Allemagne-Italie. D’où les mesures diplomatiques prises à l’encontre des actions fascistes en Espagne : « Tous estimaient, dès la fin de 1937, que le sort de la République espagnole était scellé41. »
45L’accord voulu par Mussolini sera confirmé par le pacte de Pâques du 16 avril 1938.
46Par un commentaire méfiant le Duce dénonce, en jouant aussi sur l’assonance « traduire » « trahir », une possible « manipulation » dans la traduction de ses discours en montrant ces mots d’avertissement comme des signes selon une forme de stratégie métalinguistique ; la distinction qu’il établit entre les mots « rencontre » et « heurt » confirment, encore une fois par une forme de commentaire autonymique, la mise à distance autoritaire des « autres », ceux qui sont positionnés sur d’autres fronts idéologiques : le Duce décentre la responsabilité de son dit sur le traducteur qu’il soupçonne d’être autorisé à instrumentaliser ses mots (« trahir mes discours »).
- 42 R. Amossy et A. Herschberg-Pierrot, Stéréotypes et clichés : langue, discours, société, Paris, Coli (...)
47Par la dénonciation d’une manipulation possible, Mussolini laisse donc entendre les attaques dont il était la victime, mais aussi l’ethos de puissance qui garantissait l’étendue de son contrôle de la réalité et de sa capacité à faire face aux problèmes. Son engagement est sans cesse mis au premier plan par des verbes performatifs, qui soulignent sa capacité à régir la situation politique internationale, comme dans l’assertion : « Lorsque je réfléchis de nouveau sur les deux dernières années de nos relations avec l’Angleterre, je me sens porté à conclure qu’il y a au fond une très grande incompréhension : l’opinion est restée en arrière. » Après avoir renforcé la légitimation idéologique, Mussolini procède par un acte de refondation de la réalité sicilienne adaptée au contexte nouveau, légitimée par l’Empire italien, d’abord par une réactualisation nominale : on trouve différentes classifications de l’île, symbole culturel et historique aimé par de nombreux voyageurs français. Mussolini refuse le référent déjà identifié de la Sicile et de l’Italie, passé à l’état de cliché42 et le dépasse par son dit (« On avait de l’Italie une conception superficielle et pittoresque, de ce pittoresque que je déteste. On ne connaissait pas encore cette Italie jeune, résolue et très forte ») : tout en reconnaissant les inépuisables richesses de l’île, il tient plutôt à mettre en valeur la réalité sociale et économique telle qu’elle a été et comme elle a été transformée par l’intervention fasciste : l’ignorance qu’il dénonce chez les Autres résulte plutôt d’une méconnaissance volontaire de l’action bienfaisante du régime.
48Mussolini confirme le changement de paradigme dans la définition du Pays : il affirme que dans la Nation s’est constituée une nouvelle réalité sociale et refuse, par le rapprochement déictique qui la classifie de façon réductrice (« de ce pittoresque que je déteste »), les clichés qui s’appuyaient sur un paradigme existant, dévalorisant le territoire. Il met donc en acte une sorte de crescendo ayant le référent « Italie » comme actant, référent d’un interdiscours international qu’il replace au centre du nouveau paradigme : c’est celui‑ci qui a redonné sa grandeur à l’Italie, l’a régénérée en même temps qu’il est parvenu aussi à dominer la Méditerranée.
- 43 C. Poupault, « La latinité au service du rapprochement franco-italien (fin du xixe siècle – 1940) : (...)
- 44 Ibid.
- 45 Ibid.
49La prétendue décadence des nations latines face au dynamisme des pays anglo-saxons et de l’Allemagne est largement dépassée. Par ces affirmations, le Duce annule implicitement aussi les espoirs recelés à l’intérieur des cadres cultures français, qui souhaitaient le rapprochement franco-italien encouragé par la vision d’une latinité « supranationale »43 : « Les idées nationalistes ne sont en rien antinomiques avec la promotion de la latinité supranationale. Contrairement au Royaume‑Uni et à l’Allemagne où le darwinisme social nourrit l’impérialisme et l’idée que les “peuples forts” doivent dominer le monde, le nationalisme en France et en Italie ne [pouvait] pas être l’exaltation du droit du plus fort comme sélection des meilleurs mais l’incarnation d’une restauration44 » ; pourtant, pour certains intellectuels français comme André Suarès, les valeurs humanistes latines étaient antinomiques au fascisme. La rupture est évidente à la fin des années 1930, lorsqu’on « ne parle plus en Italie de “sœur latine” pour désigner la France mais de “sorellastra”, de demi-sœur, dans des publications où la romanité cède définitivement la place à la latinité et où s’oppose désormais la civilisation romaine au barbare gaulois45 ».
- 46 A. Krieg-Planque, Analyser les discours institutionnels, ouvr. cité, p. 92.
50Mussolini montre sa détermination pour préserver l’affirmation de la raison d’État et l’image du peuple italien, comme dans l’assertion « je me sens porté à conclure qu’il y a au fond une très grande incompréhension : l’opinion est restée en arrière ». Aussi, pour susciter l’adhésion immédiate de son auditoire, il met en relief la réalité d’une Italie « nouvelle », qu’il définit par le paradigme axiologique de « jeune, résolue et très forte » : il recatégorise la réalité nationale fasciste pour dépasser les opinions internationales antihistoriques, arriérées et désinformées (« On ne connaissait pas encore cette Italie […] »). Il va attacher au lexique des enjeux qui se manifestent très nettement à travers l’« acte de baptême46 » que constitue la dénomination des personnes, des lieux et de l’organisation politique.
51Le nouveau pouvoir s’exprime par l’effacement des dénominations ou des qualifications léguées par le passé : par le syntagme « Italie jeune, résolue et très forte » il effectue un acte symbolique d’appropriation et de réfondation : la dénomination est un enjeu mobilisé par le dictateur en situation de pouvoir, de manière à infléchir la façon dont le réel est appréhendé.
52L’assertion de l’énonciateur a une visée polyphonique destinée à se distancier de l’interdiscours sur la « latinité ». « Grâce aux accords de janvier la situation s’est éclaircie. Puis survinrent des épisodes regrettables sur lesquels il est inutile de revenir en ce moment » : cette citation renvoie au gentlemen’s agreement entre l’Italie fasciste et la Grande-Bretagne. Jusqu’à l’automne 1936, Mussolini avait été favorable à une conciliation avec la France ; son positionnement change à partir de 1937, tandis que grandit son intérêt envers l’Allemagne. D’autre part,
- 47 C. Poupault, « La latinité au service du rapprochement franco-italien », art. cité, p. 10.
sa croyance en la latinité est sans doute autant pragmatique que sincère et elle l’amène, après la guerre d’Éthiopie, à avoir une plus grande rancœur envers la France qu’envers le Royaume‑Uni. La conséquence directe en est que les négociations ne s’arrêtent jamais avec Londres, tandis qu’elles sont inexistantes avec Paris de l’automne 1936 à l’automne 1938, en l’absence d’un ambassadeur à Rome […]. Il est clair que les intérêts britanniques en Méditerranée et les rapports noués par le Royaume‑Uni avec la France comme avec l’Italie troublent le jeu de l’alliance latine47.
53Le pronom « on » déclenche la polyphonie dans plusieurs passages ; dans ces endroits Mussolini se place sur le front opposé aux avis des « autres » qu’il cite de manière polémique (« C’est seulement sous l’empire d’une suprême folie qu’on pourrait penser à une invasion de votre pays […] », « On avait de l’Italie une conception superficielle et pittoresque […] », « On ne connaissait pas […] », « On a dit que nous désirions obtenir […] »). L’impersonnel joue aussi le même rôle : « […] il y eut des alarmes ; il y eut des interprétations extensives, exagérées et inopportunes. » De cette façon, il dénonce son positionnement et celui de sa communauté idéologique et politique qui lui permet d’utiliser un dit épistémique référé à la nouvelle situation italienne.
54Dans ce discours, Benito Mussolini s’éloigne de la reconstitution possible du Front de Stresa et articule son argumentation sur un double ancrage référentiel : d’abord, il vise à opérer à la confluence d’une visée constituante, dépassant les vieux topoï référés à la collectivité sicilienne et italienne, établissant de nouvelles normes pour un nouveau positionnement italien vis-à-vis de la communauté internationale.
55Il dresse ainsi un bilan des pays qui entravent le régime, d’abord selon un programme conciliateur : « Aujourd’hui il y a de nouveau une éclaircie à l’horizon. En considérant la communauté des frontières coloniales, je pense qu’on peut arriver à une conciliation durable et effective entre la route et la vie. »
56Son argumentation marque nettement, par les dénominations utilisées, la réduction progressive de l’autorité de l’Organisation, coupable de ne pas légitimer l’Empire ; il connote négativement « la Ligue des Nations » qu’il déprécie selon la rhétorique de la disqualification, en la définissant par la métaphore « un mort qui empoisonne l’atmosphère » : il la considère non seulement une Organisation dépassée et incompétente, mais surtout dangereuse pour l’équilibre politique européen (« Si vous ne voulez pas l’enterrer pour le sérieux de la politique, enterrez‑le au nom de l’hygiène publique ») qu’il faut donc destituer de manière définitive. Cette rhétorique de la dépréciation vise à discréditer l’Organisation et à dénoncer le caractère irrationnel de ses comportements. Afin d’argumenter le comportement ennemi de la SdN et des pays qui l’appuyaient, le discours du pouvoir utilise des cadres métaphoriques : il s’agit, dans ce cas, de la métaphore corporelle du « mort en décomposition » dans la représentation de l’Autre, où la métaphore devient la partie constitutive du comportement clivant l’Italie fasciste sur la scène internationale.
57En véhiculant son mépris, Mussolini va opposer et rehausser le rôle prédominant obtenu par l’Italie « nouvelle », mise davantage en valeur par le ciblage métaphorique de l’Autre.
- 48 P. Charaudeau, Le discours politique, ouvr. cité, p. 138.
58Par la délocution, Mussolini se construit une figure de grandeur, comme de quelqu’un qui parle « au‑dessus de la mêlée48 », en marquant surtout une distance, une froideur hautaine et autoritaire notamment lorsqu’il aborde la question de l’Axe Rome-Berlin : « Une autre réalité dont il faut tenir compte est celle qu’on appelle communément l’Axe Berlin-Rome ; on n’arrive pas à Berlin en ignorant Rome. » Exprimée sous une forme négative et par la non-personne, cette énonciation sonne comme un avertissement impératif, susceptible de construire la figure d’un énonciateur combatif tourné vers des contre-vérités et décidant du sort géopolitique : « Qu’il soit dit de la façon la plus catégorique que nous ne tolérerons pas le bolchévisme ou quoi que ce soit de semblable dans la Méditerranée. »
59C’est aussi l’image de l’Italie fasciste dans ces relations et dans son rôle dans la vie politique européenne que Mussolini met en place en soulignant l’importance de l’Axe, ce qui est d’autant plus important du moment qu’il remarque la « solidarité effective » entre les deux régimes, liés contre le danger soviétique : l’assertion est confirmée par l’axiologie très appréciative, renforcée par la modalisation autonymique (« vous m’entendez lorsque je dis qu’il y a une solidarité effective »).
- 49 P. Milza, Mussolini, Fayard, 1999 ; C. Poupault, « Amitié “latine” et pragmatisme diplomatique. Les (...)
60Le 24 octobre 1936, Galeazzo Ciano avait signé avec le ministre allemand des Affaires étrangères un protocole germano-italien qui engageait l’Italie et l’Allemagne à se soutenir mutuellement dans la lutte contre le bolchevisme : « Le 1er novembre, c’est Mussolini qui, dans un discours officiel, parle d’une “verticale” entre Berlin et Rome, d’un Axe Rome-Berlin49. » Tout cela avait fait accroître les tensions diplomatiques entre la France et l’Italie.
- 50 A. Giglioli, Italia e Francia 1936‑1939, ouvr. cité, p. 62.
61Par le refus catégorique des propos de l’« autre », Mussolini évoque l’ethos de guide suprême qui n’admet pas que l’on manipule son dit. Le ton se fait encore plus impératif lorsqu’il rapporte le dit polyphonique, marqué par la modalité déontique du « devoir » : « Il faut cependant tenir compte de quelques réalités ; la première est celle de l’Empire. On a dit que nous désirions obtenir qu’il soit reconnu par la Ligue des Nations. Pas du tout ! » Le dit de Mussolini fait paraître son énonciation comme seconde par rapport à celle de la SdN, ce qui lui permet d’en refuser le contenu et d’en délégitimer la source. Ce discours avait motivé une série d’articles dans la presse, car la Sicile, avec la Sardaigne et la côte libyenne, était considérée l’un des piliers vitaux du système impérial italien et international en Méditerranée50.
- 51 Ibid.
- 52 Ibid., p. 44.
- 53 Ibid.
62Il s’agissait pourtant d’un système défensif et non d’une volonté offensive, comme le prétendait la presse française : l’Italie, en réalité, ne souhaitait pas la « fascistizzazione » de la Méditerranée, mais désirait plutôt défendre la civilisation européenne et y empêcher la pénétration du régime communiste (« Quand seront évitées ces perturbations dues à des peuples absolument étrangers à la Méditerranée, troubles précurseurs de guerre […] ») : le discours établissait une paix « virile et réaliste, non de paroles et d’utopies mais de faits et d’une volonté résolue51 » (« Désormais tout le monde doit se convaincre que l’Italie fasciste entend suivre une politique concrète de paix […] ») ; il s’agissait d’une idée de paix en antithèse à celle de Versailles et qui confirmait, d’ailleurs, l’« antisocietarismo » de Mussolini52. Malgré l’intense activité diplomatique, renforcée par l’apport de François Charles-Roux, ambassadeur auprès du Saint-Siège, de nouvelles divergences entre la France et l’Italie à propos de la guerre d’Espagne aggravaient la situation, en remettant en discussion les espoirs d’une nouvelle entente « latine ». Le gouvernement français restait sur ses défensives, car l’Axe était une réalité qui révélait la « solidarité effective53 » entre Rome et Berlin.
63Pour cela, la disponibilité à la collaboration européenne déclarée par le Duce présupposait une collaboration italo-allemande encore plus importante. Le voyage du Duce en Allemagne, prévu pour la fin septembre 1937, apparaissait comme le complément au discours tenu à Palerme, surtout en rapport à la valeur intouchable de l’Axe dont la véritable importance, contrairement à ce que prétendait la presse étrangère, semblait révéler que Mussolini était prêt à substituer la SdN. Plusieurs faits avaient démontré l’insuffisance de celle‑ci : en 1931, l’Organisation avait été incapable d’empêcher l’invasion de la Mandchourie par le Japon. En 1933, le Japon puis l’Allemagne, l’avaient quittée. En 1935, l’Organisation ne parvint pas non plus à freiner les ambitions de l’Italie d’envahir l’Éthiopie dans le cadre de sa politique coloniale, alors même que ce pays était un État membre de la SdN. Le conflit au sujet de cet événement mena l’Italie à quitter l’Organisation en 1937 et à se rapprocher de l’Allemagne ; en 1936, la SdN ne put éviter le déclenchement de la guerre civile en Espagne, guerre qui perdura ensuite jusqu’en 1939.
64Le Duce proposait donc clairement de la liquider avant que celle‑ci ne représente un obstacle à l’entente des États européens au sujet de la reconnaissance de l’Empire fasciste : « […] nous disons toutefois qu’il est superflu d’ajouter aux infinies divisions qui torturent cet organisme une nouvelle division entre ceux qui ont reconnu et ceux qui n’ont pas reconnu l’Empire de Rome. » Ainsi, procédait‑il dans l’établissement des fronts constitués par les États qui reconnaissaient l’Empire et par ceux qui s’y opposaient. L’alliance avec Berlin, après le voyage officiel de septembre 1937, s’était renforcée et, comme l’Allemagne quelques années plus tôt, l’Italie quitta la SdN au début du mois de décembre. L’Axe devenait le point de départ pour des relations européennes plus larges et n’empêchait pas les rapports de collaboration avec d’autres pays, comme le dit Mussolini : « Ainsi, l’Italie est disposée à collaborer à tous les problèmes concernant la vie politique européenne. »
- 54 D. Maingueneau, Analyser les textes de communication, Colin, 2007, p. 69‑70.
65Le pouvoir de persuasion du discours tient au fait que le Duce amène l’auditoire à s’identifier à la mise en mouvement de l’idéologie, incarnée par son corps investi de valeurs fortement spécifiées : « […] la qualité de l’ethos renvoie en effet à la figure de ce “garant” qui à travers sa parole se donne une identité à la mesure du monde qu’il est censé faire surgir dans son énoncé54. » Tout cela grâce à la valeur renforçatrice d’un État et d’un peuple italien et sicilien neufs, capables par leur propre action de forger l’histoire sur des bases nouvelles.
- 55 M. Bertone, « “Civis Romanus Sum”: romanità, latinità e Mediterraneo nel discorso italico di Benito (...)
66Cette conception de la latinité, de la romanité et du monde méditerranéen avait affirmé la politique du Duce qui visait la récupération d’un discours identitaire capable de souder définitivement tous les Italiens. Mussolini avait très tôt mis en acte ce discours italique : il l’avait utilisé avant sa nomination en tant que Duce du fascisme, lorsqu’il avait été élu président du Conseil du Règne d’Italie (le 31 octobre 1922) et avant la fondation du Parti national fasciste (le 10 novembre 1921) et même avant « la naissance des faisceaux de combat (le 23 mars 1919) qui, en choisissant en tant qu’emblème les faisceaux, [constituaient] le premier hommage-renvoi explicite à un symbole (à vrai dire d’origine étrusque) de la Rome ancienne de la part du mouvement proto-fasciste55 ».
67Le discours de Mussolini prend, en conclusion, la forme d’une déclaration de principes qui semble un « appel de paix » ; dans cet appel il annonce sa position et quelles en seront les conséquences — négatives, sinon belliqueuses — pour les sujets avertis : « […] il me plaît de conclure mon discours en lançant un appel de paix à tous les peuples que baigne cette mer où trois continents ont concentré leur civilisation. » Ses déclarations provocatrices et polémiques sont exprimées dans le but de faire réagir les « autres », surtout les co‑énonciateurs éloignés même au moyen de l’exhortation finale modalisée par la visée injonctive sur un ton hyperbolique : « Nous souhaitons que cet appel soit entendu, mais s’il ne l’était pas, nous sommes parfaitement tranquilles que l’Italie fasciste a de telles forces d’ordre spirituel et matériel qu’elle peut affronter et plier n’importe quel destin. »
- 56 P. Boucheron et C. Robin, débat présenté par R. Payre, L’exercice de la peur. Usages politiques d’u (...)
68Mussolini joue sur l’effet tensif de ses implicites, en laissant imaginer « une menace susceptible d’ébranler une forme de cohésion nationale, soit en concentrant l’attention de la population sur des forces politiques qui seraient à même de rompre l’esprit des institutions56 » et de la vie collective.
69Le discours de Palerme devient un lieu discursif où s’impose le paradigme italique de l’« Italie fasciste », « jeune, résolue et très forte », celui d’une situation politique changée dans son fondement, au cœur des relations européennes envisagées par le dictateur.
4. La stratégie géopolitique par le mythe de la latinité
70La direction de La Phalange se range du côté du régime et tous les contributeurs, surtout les Français, semblent reconnaître à l’unisson les bienfaits de la figure charismatique du Duce : en même temps, par cette collaboration, « l’Italie célèbre, de son côté, la France avec plus d’ampleur encore et un amour égal » (p. 375).
71Armand Godoy, co‑directeur de La Phalange, désigne le volume au moyen d’un lexique axiologique hyperbolique (un « numéro d’une ampleur inaccoutumée et d’une importance exceptionnelle »), le décrit comme un ouvrage déterminé par les « exigences de l’heure » et par « l’amitié franco italienne » dont l’alliance est « pour le bien du monde ».
72Godoy opère une véritable célébration du Duce en énonçant une opinion collective au moyen du pronom « nous » (« selon nous, la capitale de la Sicile et de la civilisation, c’est, présentement, Mussolini ») et par un lexique axiologique érudit qui établit l’identification anoblissante de la Sicile avec le dictateur. Cette revue post-symboliste va donc recueillir les contributions des défenseurs du discours mémoriel de la latinité : par cela, on va réactualiser tous les topoï représentés par l’île méditerranéenne, qu’ils ont connue de près au cours de leurs voyages ou grâce aux sources livresques.
- 57 S. Soulié, « Dominique Parodi : un philosophe au service de la diplomatie française pendant la Prem (...)
73La direction convergeait dans ce dessein pacificateur au nom de la « vertu latine57 » ; deux différentes vues de l’île vont donc y trouver place.
- 58 S. Al‑Matary, « Des rayons et des ombres. Latinité, littérature et réaction en France (1880‑1940) » (...)
74Dès les années 1880, on avait relevé une « décadence » chez les peuples latins, ce qui avait donné naissance à « une littérature de la réaction. La formule revêt une double acception : née de la polémique, cette littérature réplique à un ensemble de textes qui déprécient les Latins ; réponse politique énergique, elle est réactionnaire, au sens étymologique, qui la rapproche de l’adjectif “révolutionnaire”58 » ; parmi les thèmes développés, le culte de la force et la quête d’un homme providentiel se plaçait en consonance intime avec la politique fasciste incarnée par la figure du Duce.
- 59 C. Poupault, « Les voyages d’hommes de lettres en Italie fasciste », art. cité, p. 78.
75Certains récits récupèrent ce côté « pittoresque » de la Sicile, mais détesté par le Duce : les auteurs ont reparcouru des itinéraires savants car l’île représentait un « pont » qui « existe depuis deux mille ans » et que « la folie et l’erreur criminelle pourraient […] ensanglanter ». Si le savoir manifesté est défini, de façon réductrice, comme « humble et téméraire » (p. 377), en réalité c’était le moyen pour fusionner avec la Sicile, pour « pénétrer » dans un « moule nucléaire » qui serait resté « un chaos harmonieux » si Mussolini « n’en avait pas facilité l’accès ». Ces hommes de lettres restaient convaincus qu’ils pouvaient encore inverser le cours des événements59, tout en protégeant la grandeur française sur la scène politique et coloniale : l’effort accompli pour « resserrer les liens qui unissent immémorialement l’Italie et la France » (p. 381), nécessaire « à la paix du Monde », ne suffira pas à conjurer le conflit. Le régime de Mussolini, qui croyait désormais pouvoir dominer les relations transnationales, avait arraché la racine culturelle commune en y replaçant un nouveau référent.
- 60 Cf. A. Giladi, « L’idéologie panlatine et les méandres des rapports franco-italiens », art. cité, p (...)
76En réalité, les deux notions de « latinité » et de « méditerranéité » continuaient à s’élargir dans des domaines aux marges mouvantes, encore non reçus par cette communauté d’intellectuels : la convergence dérivée de la panlatinité s’était affaiblie dans l’après-guerre en estompant l’alliance « latine » entre les deux pays. Le gouvernement français avait plutôt privilégié une alliance avec les pays de l’Europe centrale au détriment de certains intérêts italiens : les tensions géopolitiques avaient entraîné un durcissement des logiques nationalistes présentes dans les échanges franco-italiens autour de la latinité60.
- 61 C. Poupault, « Les voyages d’hommes de lettres en Italie fasciste », art. cité, p. 72.
- 62 S. Al‑Matary, « Des rayons et des ombres », art. cité.
77Cette diplomatie avait été représentée, déjà avant la Première Guerre mondiale, par Gabriel Hanotaux, membre de l’Académie française, auteur de l’ouvrage En Méditerranée (La paix latine) de 1903 et s’était « traduite par une politique méditerranéenne dont l’ambassadeur de France à Rome, Camille Barrère, [avait] été le grand artisan61 ». La « latinité » était incarnée dans deux esthétiques elles‑mêmes en concurrence : « […] au classicisme solaire porté par les félibres, puis l’école romane, une poignée d’auteurs issus du symbolisme (Joséphin Péladan, Paul Adam, Maurice Barrès) opposent une poétique du “Nord”, plus apte selon eux à incarner la position médiane de la France dans cette “communauté imaginée” qu’est la latinité62. »
78Les frontières de l’union latine, à laquelle ces Français se référaient, ne renvoyaient pas à une Méditerranée entendue au sens géographique du terme : le « germanisme » s’opposait aux valeurs culturelles et latines répandues par la Méditerranée ; selon la communauté française, la mer Méditerranée ne devait plus séparer les rivages de la France de son empire colonial, mais devait constituer un « véritable pont liquide » pour faire plus grande la France et pour devenir un bastion défensif contre le danger allemand et la menace de la guerre.
- 63 S. Soulié, « Dominique Parodi : un philosophe au service de la diplomatie française pendant la Prem (...)
79La Sicile se situait donc au croisement d’un paradigme désignationnel attesté, référé à ces « relations intimes entre la culture italienne et la culture française63 » : ainsi, malgré la dictature, pour des écrivains depuis toujours passionnés par l’Italie, la grandeur des sites archéologiques siciliens primait‑elle sur tout autre aspect du régime et tout devait être sacrifié devant le spectre de la guerre, surtout depuis l’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne.
80Comme l’écrit la direction en conclusion du volume, la Sicile représentait un pont qui « existe depuis deux mille ans au moins mais [que] la folie et l’erreur criminelle pourraient […] ensanglanter » (p. 376).
81Par cet ouvrage, on souhaitait opposer un bastion culturel au rapprochement italo-allemand. L’espoir de l’alliance entre les deux sœurs latines demeura tenace, même pendant les heures les plus sombres des relations ; mais le régime fasciste, qui avait pu instrumentaliser les actions et les rencontres transnationales quelques années plus tôt, avait changé de politique.
82Mussolini, recatégorisé dans l’ouvrage comme « la capitale de la Sicile et de la civilisation », « le défenseur, le patron » du « cerveau » et de la « culture », le « héraut » de la civilisation des contributeurs, « le protecteur des muses », sera chargé, en vain, par les quarante-quatre Français qui lui ont rendu hommage en participant à la glorification latine, d’œuvrer en faveur des liens devenus « absolument nécessaires à la paix du Monde et au salut de la Civilisation » (p. 381).
Notes
1 La Phalange, numéro consacré à « La Sicile », 15 septembre-15 décembre 1937, no 22‑25, Paris. Désormais, toutes les citations tirées du discours de Mussolini (p. 7 à 10) et des Conclusions de la direction (p. 375 à 381) se réfèrent à cet ouvrage. C’est nous qui avons traduit et placé entre parenthèses les commentaires des didascalies en italien. Le discours de Mussolini est cité en français selon la traduction originale publiée dans le volume de La Phalange.
2 Voir J. Guedj et B. Meazzi, « Introduction. Pour une lecture latine et méditerranéenne de la culture fasciste », Cahiers de la Méditerranée, no 95, 2017, disponible sur <https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cdlm.8796>.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 M. Jarrety, « Valéry et la crise de l’Europe », dans L. Norci Cagiano (éd.), L’Europe des écrivains. Des Lumières à la crise actuelle, TAB edizioni, 2021, p. 69.
6 R. Schor, « Identité fasciste, identité latine, identité européenne : le regard des intellectuels français de l’entre-deux-guerres », Cahiers de la Méditerranée, no 95, 2017, disponible sur <https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cdlm.8845>.
7 M. Bertone, « “Civis Romanus Sum”: romanità, latinità e Mediterraneo nel discorso italico di Benito Mussolini (1915‑1922) », Cahiers de la Méditerranée, no 95, 2017, p. 117.
8 J.‑L. Pouthier, « Rome et la latinité », La pensée de midi, no 1, 2000, p. 40-41.
9 M. Bertone, « “Civis Romanus Sum”: romanità, latinità e Mediterraneo nel discorso italico di Benito Mussolini (1915‑1922) », art. cité, p. 117.
10 Ibid., p. 112.
11 Ibid.
12 J.‑L. Pouthier, « Rome et la latinité », art. cité, p. 42.
13 Ibid.
14 Voir P. Milza, Rome 1920‑1945. Le modèle fasciste, son Duce, sa mythologie, Paris, Autrement, 1991.
15 J.‑M. Palayret, « La tentative d’alliance militaire franco-italienne et son échec 1935‑1940 », dans A.‑C. de Gayffier-Bonneville (éd.), Sécurité et coopération militaire en Europe, 1919‑1955, Paris, l’Harmattan, 2005, p. 1‑2 ; cité d’après la version Word qu’on peut consulter en libre accès à l’adresse <https://cadmus.eui.eu/handle/1814/6328>.
16 C. Poupault, « Amitié “latine” et pragmatisme diplomatique. Les relations franco-italiennes de 1936 à 1938 », Relations internationales, no 154, 2013, p. 55.
17 S. Soulié, « Dominique Parodi : un philosophe au service de la diplomatie française pendant la Première Guerre mondiale », dans Le relazioni culturali e intellettuali tra Italia e Francia dalla Grande Guerra al Fascismo, dossier de la revue Storicamente, no 14, 2018, p. 3. Voir aussi A. Giladi, « L’idéologie panlatine et les méandres des rapports franco-italiens : le cas de la Revue des Nations Latines (1916‑1919) », La Revue des revues, no 49, 2013, p. 45.
18 R. M. Salerno, Vital Crossroads. Mediterranean Origins of the Second World War, 1935–1940, Cornell University Press, 2002, p. 17‑20, cité dans J.‑M. Palayret, « La tentative d’alliance militaire franco-italienne et son échec 1935‑1940 », art. cité, p. 212‑213.
19 Ibid., p. 216.
20 C. Fraixe et C. Poupault, « Introduction », dans Vers une Europe latine. Acteurs et enjeux des échanges culturels entre la France et l’Italie fasciste, Bruxelles, Peter Lang, 2014, p. 11.
21 A. Giglioli, Italia e Francia 1936‑1939. Irredentismo e ultranazionalismo nella politica estera di Mussolini, Roma, Jouvence, 2001, p. 11.
22 Ibid., p. 60.
23 C. Poupault, « Amitié “latine” et pragmatisme diplomatique. Les relations franco-italiennes de 1936 à 1938 », art. cité, p. 57.
24 Cf. G. Bertone, I figli d’Italia si chiamano Balilla, Rimini / Ferrara, Guaraldi, 1975, p. 179 ; A. Siennicka, Benito Mussolini retore. Un caso di persuasione politica, Peter Lang, 2018, p. 12. Cf. aussi Emilio Gentile, Il culto del littorio. La sacralizzazione della politica nell’Italia fascista, Bari, Laterza, 2001.
25 Mussolini se référait implicitement à la politique qui remontait à l’État unitaire, responsable d’avoir laissé en place les structures féodales qui régissent les rapports économiques et politiques « du midi agricole dominé par la propriété latifundiaire avec ses plèbes rurales qui oscillent entre la passivité fataliste et la jacquerie sans espoir » (J.‑Y. Frétigné, C. Brice et M.‑A. Matard Bonucci, « Du sicilianisme à l’histoire de la Sicile », Mélanges de l’École française de Rome, t. 110, no 2, 1998, pp. 853‑854).
26 S. Lanfranchi et É. Varcin, « Mussolini, ou de la tentation prophétique », Laboratoire italien. Politique et société, ENS Éditions, no 21, 2018, p. 20.
27 É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, vol. I, Paris, Gallimard, 1966, p. 271‑273 ; cf. aussi P. Charaudeau, Le discours politique. Les masques du pouvoir, Paris, Vibert, 2005.
28 S. Falconieri, « Un discours juridique pour le fascisme. Politiques impériale et raciale au prisme des revues de droit », Clio@Thémis, no 9, 2015.
29 P. Charaudeau, Le discours politique. Les masques du pouvoir, ouvr. cité, p. 35.
30 D. Maingueneau et F. Cossutta, « L’analyse des discours constituants », Langages, no 117, 1995, p. 119.
31 A. Krieg-Planque, Analyser les discours institutionnels, Paris, Colin, 2012, p. 19.
32 A. Siennicka, Benito Mussolini retore, ouvr. cité, p. 56.
33 D. Maingueneau et F. Cossutta, « L’analyse des discours constituants », art. cité, p. 119.
34 P. Charaudeau, Le discours politique. Les masques du pouvoir, Paris, Vuibert, 2014, p. 75.
35 Ibid., p. 119.
36 Mussolini passe sous silence l’un des moments les plus tragiques du colonialisme en Afrique qui avait eu lieu entre le 19 et le 21 février 1937 à Addis-Abeba en Éthiopie, presque en même temps que les célébrations annuelles pour l’Empire qui se tenaient à Rome : la population civile éthiopienne, des femmes, des enfants, des vieux, avait été massacrée au cours de trois journées de terreur. Deux mois plus tard, du 21 au 29 mai, un nombre important de religieux et de civils qui se trouvaient au monastère de Debre Libanos, accusés de collaboration avec les insurgés, avaient été exécutés : voir I. Campbell, Il massacro di Addis Abeba. Una vergogna italiana, Rizzoli, 2018 et A. Del Boca, Italiani, brava gente?, Vicenza, Neri Pozza, 2005.
37 C. Poupault, « Amitié “latine” et pragmatisme diplomatique. Les relations franco-italiennes de 1936 à 1938 », art. cité ; Id., « Les voyages d’hommes de lettres en Italie fasciste. Espoir du rapprochement franco-italien et culture de la latinité », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 104, 2009, p. 67‑79.
38 D. Guérin, « Fascismo e gran capitale », dans R. De Felice (éd.), Il Fascismo. Le interpretazioni dei contemporanei e degli storici, Milan, Laterza, 1988 (1970), p. 450‑451.
39 J.‑M. Palayret, « La tentative d’alliance militaire franco-italienne et son échec 1935‑1940 », art. cité, p. 8 (voir note 15 ci‑dessus).
40 Ibid.
41 Ibid., p. 10.
42 R. Amossy et A. Herschberg-Pierrot, Stéréotypes et clichés : langue, discours, société, Paris, Colin, 2016.
43 C. Poupault, « La latinité au service du rapprochement franco-italien (fin du xixe siècle – 1940) : un grand récit culturel entre grandeurs et rivalités nationales », Cahiers de la Méditerranée, no 95, 2017, disponible sur <https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cdlm.8839>.
44 Ibid.
45 Ibid.
46 A. Krieg-Planque, Analyser les discours institutionnels, ouvr. cité, p. 92.
47 C. Poupault, « La latinité au service du rapprochement franco-italien », art. cité, p. 10.
48 P. Charaudeau, Le discours politique, ouvr. cité, p. 138.
49 P. Milza, Mussolini, Fayard, 1999 ; C. Poupault, « Amitié “latine” et pragmatisme diplomatique. Les relations franco-italiennes de 1936 à 1938 », art. cité, p. 57, n. 27.
50 A. Giglioli, Italia e Francia 1936‑1939, ouvr. cité, p. 62.
51 Ibid.
52 Ibid., p. 44.
53 Ibid.
54 D. Maingueneau, Analyser les textes de communication, Colin, 2007, p. 69‑70.
55 M. Bertone, « “Civis Romanus Sum”: romanità, latinità e Mediterraneo nel discorso italico di Benito Mussolini (1915‑1922) », art. cité, p. 2.
56 P. Boucheron et C. Robin, débat présenté par R. Payre, L’exercice de la peur. Usages politiques d’une émotion, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2015, p. 8‑10.
57 S. Soulié, « Dominique Parodi : un philosophe au service de la diplomatie française pendant la Première Guerre mondiale », art. cité, p. 10.
58 S. Al‑Matary, « Des rayons et des ombres. Latinité, littérature et réaction en France (1880‑1940) », Cahiers de la Méditerranée, no 95, 2017, disponible sur <https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cdlm.8812>.
59 C. Poupault, « Les voyages d’hommes de lettres en Italie fasciste », art. cité, p. 78.
60 Cf. A. Giladi, « L’idéologie panlatine et les méandres des rapports franco-italiens », art. cité, p. 56.
61 C. Poupault, « Les voyages d’hommes de lettres en Italie fasciste », art. cité, p. 72.
62 S. Al‑Matary, « Des rayons et des ombres », art. cité.
63 S. Soulié, « Dominique Parodi : un philosophe au service de la diplomatie française pendant la Première Guerre mondiale », art. cité, p. 11.
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Référence électronique
Paola Salerni, « Partage et recatégorisation des territoires et des mythes mémoriels dans le positionnement français vs le « Discours de Palerme » de Mussolini dans le numéro spécial de La Phalange de 1937 », Cahiers d’études italiennes [En ligne], 34 | 2022, mis en ligne le 03 mars 2022, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cei/10518 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cei.10518
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