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Dossier

De l’identification de la persistance du colonial à sa mise en travail : l’analyse socio-clinique de récits de vie de sympathisants ou membres affiliés à l’association antiraciste Les Indivisibles

From the Identification of the Persistence of the Colonial to its Implementation: Socio-Clinical Analysis of Life Stories of Fellows or Affiliated Members of the Anti-Racist Association Les Indivisibles
Louisa Baralonga

Résumés

Cet article présente la méthode qui m’a conduite à dégager les significations imaginaires aboutissant à la saturation des constructions représentatives racistes en métropole. Dans une approche psychosociale clinique, mon investigation à l’association Les Indivisibles – de sa création en 2007 à sa refondation en 2012 –, fondée sur une exploration historique depuis les premières sociétés esclavagistes à nos jours, met en perspective les processus de transformation de l’investissement de la colonisation. Pour identifier la manière dont l’héritage colonial influence la société contemporaine, je m’appuierai sur quatre périodes : la colonisation, la décolonisation, l’esquisse postcoloniale et le travail de l’hétérogène, périodes identifiées par l’analyse socio-biographiques de 21 entretiens menés auprès de sympathisants de l’association Les Indivisibles. Les récits de vie concernent des individus d’origine pluriethnique, de nationalité française, dont certains ont des ascendants colons, d’autres colonisés ou esclaves. Je mobilise le concept de racisme colonial pour questionner leur rapport au racisme. Membres ou affiliés aux Indivisibles, association qui a pour but de déconstruire les préjugés, c’est par l’accueil des traces transgénérationnelles convoquant : 1) la dimension traumatique des expériences génocidaires ; 2) les processus liés à l’intériorisation des hiérarchies raciales ; 3) les processus liés à l’emprise des rapports de race ; 4) les processus subjectifs spécifiques au racisme que j’ai saisi la façon dont le sentiment de saturation quant aux constructions représentatives ethnoraciales participait à leur engagement.

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Texte intégral

1. Introduction

  • 1 Cette expression est utilisée sur la scène militante pour dénommer la manière dont le fait colonial (...)
  • 2 Les données sociobiographiques couvrent une séquence historique allant de la fin du XIXe siècle au (...)

1Comprendre, dans le champ didactique, les aspects culturels des savoirs enseignés à l’école est un des éléments déclencheurs de mon travail de recherche à l’association Les Indivisibles. Cette investigation m’a ouverte à la persistance du racisme colonial1 dans la société contemporaine et à sa mise en travail par la réalisation de récits de vie. Par l’analyse socio-clinique de parcours sociobiographiques de 21 sympathisants de l’association Les Indivisibles, entretiens entrepris après deux années d’observation de 2010 à 2012, j’ai pu accéder à une compréhension plus fine des ressorts socioculturels et subjectifs de la persistance du colonial2. Cet article est construit sur la question source suivante : en quoi la persistance du colonial dans la société métropolitaine contemporaine saisie par l’analyse socio-clinique des récits de vie révèle-t-elle la mise en travail des aspects culturels des savoirs enseignés à l’école ?

  • 3 Je choisis d’écrire ce qualificatif entre guillemet pour indiquer que son origine – et sa force sig (...)

2Pourquoi cette association-là ? Primo, Les Indivisibles est un mouvement qui s’inscrit dans l’actualisation de la question noire, qui s’affirme par l’anniversaire de l’abolition de l’esclavage en 1998 (Ndiaye, 2008 : 23), le vote – en 2001 – de la loi reconnaissant la traite et l’esclavage comme crime contre l’humanité en France, et, en 2002, la première candidature d’une femme « noire »3 aux élections présidentielles françaises. En outre, ce mouvement est pris dans l’élan de réécriture du récit national métropolitain à partir de l’esclavage, de la colonisation et des migrations par des historiens, des sociologues et des intellectuels (Bancel, Bernault, Blanchard et Amiraux, 2010 ; Blanchard, 2006 ; Blanchard, Chalaye et Mabanckou, 2012). Secundo, l’association se distingue dans le paysage social par sa médiatisation, qui est à l’origine de son projet : lancer un débat socio-médiatique et politique sur les représentations sociales – vecteurs de racisation – véhiculées par des personnalités publiques. Pour certains membres fondateurs, les discours produits sur les émeutes urbaines de 2005 participent à discréditer les revendications qui en constituent la base. Tertio, sa fondatrice et première présidente explique la naissance du groupement par son sentiment que les individus assimilés à des descendants de colons ou d’esclaves sont l’objet de stigmatisation dans les médias, stigmatisation référée dans son discours à l’histoire de l’esclavage et de la colonisation (Diallo, 2011).

  • 4 Mon travail s’inscrit en filiation avec le courant psychanalytique qui analyse les institutions et (...)
  • 5 Aussi bien dans leurs vertus aliénantes que fécondantes, à la suite des travaux de Jean-Pierre Tagu (...)
  • 6 La philosophe revient sur l’origine du fait démocratique en Grèce antique qu’elle interroge à parti (...)
  • 7 Dans la notice « Migration et Subjectivité » à paraître en 2017 dans Dictionnaire de sociologie cli (...)
  • 8 Dans la thèse, j’aborde aussi la manière dont l’association est traversée sur la période 2007-2012 (...)

3À un premier niveau, on verra que ce qui relie les interviewés à l’association se structure sur les alliances (Kaës, 2009 ; Kaës, Pinel et Kernberg, 2012) établies entre les membres fondateurs du groupement né en 20074. À un second niveau, ma théorisation s’appuie sur une élaboration conceptuelle du sentiment d’identité consolidée à partir du concept « racisme colonial », qui renvoie dans la littérature scientifique à l’esclavage des Noirs ou à la colonisation, et, par extension, aux discriminations subies par les immigrés et assimilés dans les anciens empires coloniaux. En fait, en voulant mettre l’accent sur les processus d’inscription et de désinscription qui figurent le sentiment d’appartenance à l’humanité (ou génos) et les épreuves de l’exclusion sociale ou symbolique – ou ethnos – (Ben Slama, 2003) des interviewés, au cours du processus de recherche, j’ai trouvé que l’expression « racisme colonial » permettait de qualifier ma conception et mon approche des phénomènes racistes5 ressentis et vécus par les individus. Je définis le « racisme colonial » comme trace subjective du déplacement psychique produit par l’exclusion symbolique (sociale) et l’exclusion raciale (xénophobie ou discrimination), déplacement que je relie aux notions d’ethnos et de génos. En outre, j’ai fondé mon approche sur le travail de Sophie Klimis6 (2003). Cette philosophe questionne le processus de formation sociale à partir de l’être-affecté, notion qu’elle explicite dans ses modalités ontologiques et intersubjectives. Ainsi, pour penser le racisme dans la société contemporaine en intégrant la dimension subjective et transgénérationnelle (de Gaulejac, 1999)7, j’ai dégagé comment les constructions représentatives ethnoraciales saturent l’espace social à partir de travaux empiriques réalisés par des sociologues et des psychologues (Franchi, 2009 ; Hajjat et Mohammed, 2013 ; Payet et Franchi, 2010). C’est de cette manière que j’ai construit un cadre théorico-clinique avec lequel j’ai pu rendre compte et identifier l’effectivité des processus inconscients déterminant la persistance du fait colonial et sa mise en travail par les récits de vie8. Après avoir dessiné une théorisation des imaginaires, je mettrai l’accent sur les aspects culturels des savoirs enseignés à l’école et leur appréhension subjective reconstitués grâce à une institutrice à la retraite, sympathisante des Indivisibles.

2. Pour une pensée de l’imaginaire de la politisation face au racisme

4Saisir les significations du « racisme colonial » renvoie ici à une approche psychosociologique élaborée dans le sillage de Cornélius Castoriadis (2006 [1975]) et Florence Giust-Desprairies (2004, 2005, 2009). Après la présentation de leurs conceptions de l’imaginaire, j’expliquerai comment l’exploration historique depuis les premières sociétés esclavagistes m’a donné accès aux significations spécifiques à la colonisation. J’indiquerai leur effectivité dans la période qui précède la naissance des Indivisibles et ce qui en constituera le noyau fondateur au plan fantasmatique et imaginaire.

2.1. Des significations sociales au fondement des sociétés : interroger nos imaginaires

5Comment conférer du sens à l’émergence d’une association dans une perspective transhistorique permettant de mettre en débat les aspects culturels de savoirs enseignés à l’école ? J’ai trouvé dans la démarche d’enquête proposée par Florence Giust-Desprairies une voie d’élucidation du lien entre institution, société et organisation. Par une épistémologie clinique, elle conçoit la notion de « structure de sollicitation » comme manière dont les organisations sont des lieux qui permettent aux sujets d’intégrer les représentations sociales de la société. Les organisations – en tant qu’espace de formation des groupes et des individus – permettent aux sujets d’être traversés par les représentations sociales, et plus spécifiquement sur le plan imaginaire. Sur ce point, elle prend appui sur l’approche des imaginaires de Cornélius Castoriadis, définie comme des processus de socialisation qui tiennent compte de la subjectivité.

  • 9 Au moment de l’entretien, elle est chargée d’insertion dans une prison en Ile-de-France.

6Pour Florence Giust-Desprairies, les imaginaires sociaux sont des ensembles de représentations sociales à partir desquels elle déploie deux concepts : l’imaginaire individuel et l’imaginaire collectif. Le premier donne accès à la ressaisie par le sujet singulier des représentations sociales et le second a pour but de rendre compte des figurations collectives constituées par des individus réunis, reliés quant à celles-ci. Pour repérer les aspects culturels des savoirs enseignés à l’école et leur appréhension subjective par les interviewés, j’aborde l’association Les Indivisibles comme un lieu où se rejouent des éprouvés vécus par ses fondateurs ou sympathisants dans leur rapport au racisme. Cet accueil de leur sensibilité quant au racisme s’illustre ainsi : « Beaucoup de choses de notre histoire [sont à apprendre] par les livres, parce que jamais elles ne seront enseignées ou dites par les médias […]. C’est à nous d’aller rechercher ces informations ». Ces propos sont tenus par Clotilde9. Née en 1987, elle a été scolarisée dans des établissements privés en banlieue parisienne (92).

2.2. Des premières sociétés esclavagistes à l’empire colonial ou la fonction contraphobique10 du récit mythique de l’indivisibilité

  • 10 Par le terme contraphobique, je souhaite qualifier (dans une approche psychosociale), les liens soc (...)

7Suivant la pensée de Cornélius Castoriadis, mon hypothèse est que les représentations sociales à l’origine de l’association Les Indivisibles trouvent dans l’émanation de la colonisation un ensemble de significations. Je conçois la colonisation comme une « création social-historique » en tant qu’elle institue un certain type de rapports sociaux entre les individus et les groupes dans la société métropolitaine et les colonies (Cottias, Cunin et Mendes, 2010 ; Pétré-Grenouilleau, 2011 ; Hajjat, 2012). Pour avoir accès aux significations de la colonisation, je me suis intéressée aux luttes sociales depuis la première abolition de l’esclavage et au récit mythique de l’indivisibilité, l’association se nommant Les Indivisibles.

8J’ai proposé de nommer Premier empire colonial, l’établissement des « vieilles colonies », et Second empire colonial, la colonisation qui démarre à partir de 1830. À partir des atermoiements qui singularisent l’abolition de l’esclavage jusqu’au déploiement du droit colonial (Bruschi, 1987), j’ai repéré deux imaginaires qui sous-tendent l’organisation sociale de la colonisation : le premier est un imaginaire politique que j’ai nommé unité puissante et le second est un imaginaire social de ce que j’ai nommé figuredunoir. Le premier imaginaire renvoie au sentiment d’appartenance qui réunit des individus de la métropole et des colonies tandis que le second imaginaire fait état des césures qui s’établissent pour construire le « nous » tel que l’exclusion des affranchis dans l’accès aux droits et des colonisés. J’en ai déduit qu’avec la colonisation, on passe d’une inscription sociale ancrée sur les appartenances socioculturelles à une inscription sociale par l’attribution de droits et que l’accession aux droits fait symptômes jusque dans la société actuelle (Andres, 2008).

2.3. Des alliances entre les premiers fondateurs à la mise au jour des imaginaires propres au racisme colonial

  • 11 Représentant historique du parti d’extrême droite, le Front national.
  • 12 Je détaille la constitution du groupe fondateur des Indivisibles dans « Quand on est français-e, ça (...)

9Florence Haegel (2012) nomme le contexte dans lequel adviennent les émeutes urbaines de 2005 : la radicalisation des partis de droite en France, processus qui démarre avec les élections présidentielles de 2002 marqué par la présence de Jean-Marie Le Pen11 au second tour. La radicalisation vise, selon la politiste, à conquérir l’électorat frontiste, une conquête dans laquelle Nicolas Sarkozy va prendre une place singulière. L’année de la déclaration de l’association12 au Journal officiel correspond aux présidentielles de 2007, et à une campagne marquée par le parcours politique de cet homme. Entré au gouvernement en 2002, dès 2004, il préside l’Union pour un mouvement populaire (UMP) qui entend reconstituer les partis de droite. Le futur président de la république durcit le ton sur les problématiques sécuritaires en investissant les thèmes du Front national dans le but de remporter les présidentielles de 2007 (Mayaffre, 2012).

  • 13 Les alliances inconscientes des membres fondateurs se figurent sur le déni de la reconnaissance de (...)

10L’analyse de cette période, phase de création des Indivisibles, associés à celle du traitement médiatiques et politiques des émeutes urbaines de 2005 (Haas et Vermande, 2010) m’a permis de dégager, premièrement, le contenu de l’imaginaire fondateur des Indivisibles que j’ai choisi de nommer le groupe-figuredunoir et, deuxièmement, de saisir les alliances sur lesquelles il se constitue13. Le groupe-figuedunoir condense au plan imaginaire et fantasmatique des individus, isolés, séparés, perçus comme n’ayant pas de valeurs et qui se trouvent être bafoués dans leurs droits. Il renvoie à des motions phobiques génocidaire/génocidé en tant qu’il – cet imaginaire – représente ceux qui peuvent être à tout moment attaqués par les autres ou s’investir dans la barbarie. Ainsi, l’imaginaire collectif des Indivisibles assure une fonction contraphobique pour ses membres dont je donne un exemple ci-après.

2.4. Aspects culturels des savoirs enseignés à l’école à l’engagement

  • 14 Au moment de l’entretien, José est plasticien.

11Après des études primaires et secondaires en France, José14 va étudier aux Etats-Unis dans une université historiquement « noire » et apprend une histoire, « qu’on te cache souvent ». Ces universités ont pour « tradition d’apprendre la négritude », enseignement considéré comme un « patrimoine ». José regrette que cela ne soit pas enseigné en France. « On a […] une mine d’or. Il y a eu tellement de beaux écrits. » Cet apprentissage lui apporte « une certaine confiance », alors qu’en France, explique-t-il, « on fait comme si la couleur n’existait pas, par contre il y a plein d’évènements qui se rapportent à ta couleur, mais des évènements négatifs. Et alors dans ce cas-là, c’est bien d’avoir des éléments positifs qui se rapportent à ta couleur. »

12Peu après les émeutes urbaines de 2005, il va développer une critique symbolique des représentations héritées des empires coloniaux dont une exposition sur ces évènements qui va le faire connaître aux Etats-Unis et en France. José vit la persistance du colonial sur le mode d’une infériorisation sociale des héritiers d’origine extra-métropolitaine et coloniale. Ainsi, lorsqu’il revient s’installer en métropole, l’imaginaire collectif des Indivisibles, dans sa fonction contraphobique envers le retour à la barbarie et l’infériorisation des individus sur la base de l’appartenance ethnoraciale et ethnoreligieuse, lui offre une voie d’allégement. Pour lui, « on va jusqu’à ségréguer et discriminer les poètes français et francophones [en France métropolitaine], alors qu’on pourrait les utiliser et les étudier. C’est une force la négritude, c’est quelque chose que les gens du monde entier étudient. »

  • 15 Elle est née en 1961 en Algérie à Bab-el-Oued. Descendants d’esclaves, ses parents sont tous les de (...)

13Concernant le créole, quand Sarah15 a douze ans, sa grand-mère et sa tante s’opposent à ce qu’elle le parle. « Ah pa palé mondié, sa kôché kréyòl la ! » Pourtant, Sarah souligne que sa grand-mère maternelle lui parle créole tout le temps. En 2005, son fils souhaitant l’apprendre, elle milite pour l’inscription de cet enseignement dans l’établissement qu’il fréquente et coordonne un mouvement pour l’organisation de l’épreuve au baccalauréat. Finalement, elle constate que cet enseignement « donne une colonne vertébrale » aux enfants qui le suivent.

3. Clarisse, institutrice à la retraite dans les classes d’accueil d’enfants migrants

  • 16 Par mise en travail, ici je fais référence à l’article de Muriel Molinié (2013), « Pour une formati (...)

14Je choisis de présenter Clarisse car elle est née en 1947. Son parcours rend compte de la traversée subjective à laquelle convoque l’histoire de France, de la colonisation à nos jours. Je vais m’intéresser à la façon dont son sentiment d’identité est aux prises avec la racisation. Son récit met en lumière la nécessaire mise en travail16 des contenus didactiques enseignés durant l’ère coloniale.

3.1. De la colonisation à la permanence des hiérarchisations raciales

15Clarisse présente ses parents en partant de leur fragilité. Ses parents, nés en 1923, sont aussi instituteurs ; sa mère vient de Lorraine et son père est d’origine belge. Le grand-père maternel de Clarisse est orphelin de guerre. Afin d’indiquer les conséquences de l’exil de ses grands-parents belges en France d’où ils partent pour fuir la famine, elle fait référence à la phrase suivante – inscrite dans le document généalogique réalisé par son père – : « La branche belge a phagocyté la branche française. » Ainsi, Clarisse donne à entendre la violence qui s’attache à l’insertion de ses ascendants belges en France.

16D’après elle, ses parents ont adhéré à l’idéologie de l’empire colonial, étaient pétainistes et le sont restés. « Côté colonial, dit-elle, ça a été le discours toute mon enfance […] par ce bouquin de géographie de cinquième, où il y avait la photo du blanc, il y en avait quatre, le blanc, le jaune, le noir, le rouge. Et où il était clairement marqué que le blanc était dominant ! Un bouquin orange de cinquième. […] Mes parents, eux, ils le croient encore, ça. Pour eux, la France est allée coloniser, “dé-sauvagiser” l’Afrique et ils y croient. Ils l’ont appris ». Elle insiste sur le positionnement de ses parents quant au racisme en indiquant qu’ils ont toujours été antisémites. « Ils sont racistes ».

17Quant à Clarisse, sa mobilisation contre le racisme s’affirme à la suite de son expérience d’institutrice au sein de classe d’accueil d’enfants migrants. Afin de mieux comprendre leurs situations socioculturelles et juridiques, cette expérience la conduit à suivre une formation d’un an, qu’elle poursuivra par sa participation à l’expérimentation du vote extra-communautaire dans une commune en métropole (Delemotte, 2007), avant de mettre en place des stages de formation d’enseignants sur l’évaluation des enfants migrants et le racisme en milieu scolaire.

3.2. De l’enseignement du français auprès d’enfants migrants à l’engagement

18Je comprends après-coup que lorsque Clarisse commence en 1984 à travailler dans les classes d’accueil d’enfants migrants, cela ravive des émotions violentes. Elle est peu à l’aise aussi bien avec les enfants que face au comportement de certains collègues. Parfois maltraitante, elle entreprend une formation d’un an pour mieux se situer dans son travail d’enseignante. La scène ci-après est – dans le discours de Clarisse – l’élément déclencheur de sa mobilisation pour la formation et l’accueil des enfants migrants à l’Éducation nationale. « J’avais dans cette classe une petite fille qui s’appelait Marie, qui venait du Cap-Vert et qui était la dernière née d’une famille [nombreuse]. Et sa [sœur] aînée l’avait fait venir chez elle pour élever ses propres enfants. Elle en avait déjà deux, trois, ils étaient tout petits. […] Je voyais bien que ça n’allait pas [car Marie] était brouillon. […] Un jour où je n’étais pas là, les collègues se sont rendus compte qu’elle s’était mise à hurler, parce qu’un gosse lui avait tapé dans le dos, ils l’ont envoyée à l’hosto. […] Elle était couverte de brûlures de cigarette dans le dos, entre les cuisses, etc. » Clarisse décide de ne pas informer les services sociaux, car elle pense que Marie ne veut pas renter au Cap-Vert.

3.3. Des transformations sociopolitiques17 à la construction d’une posture d’enseignant : vers le postcolonial ?

  • 17 Pour Antoine Delcroix, Thomas Forissier et Frédéric Anciaux (2013), une des grilles d’analyse opéra (...)

19Dans le discours de Clarisse, l’autre est souvent considéré sous l’angle de ses fragilités, de ses attributs socioculturels spécifiques ou via le prisme de politiques qui lui sont destinées. Dans ses propos, l’étranger est souvent l’objet de quelque chose ou de quelqu’un. Clarisse a du mal à conférer une dimension personnelle et subjective à l’autre, dès lors que son appartenance ethnoraciale ou ethnoreligieuse lui semble être au centre de son identité. Dans son discours, l’autre est souvent défini en lien avec un groupe, une culture ou une politique. Comme si l’individu n’existait pas dans sa singularité.

20Au cours de l’entretien, l’étranger c’est d’abord son père, qui a une origine belge longtemps cachée. Ensuite c’est son mari, qu’elle présente comme étant « quarteron », et ses enfants. Puis les enfants migrants, leurs parents et les professeurs étrangers. Dans son récit, Clarisse met en lien la violence, qu’elle soit intrafamiliale, sociale, politique, et l’étranger.

21En outre, je note qu’un jeu d’amour – voire de fascination et de haine – accompagne son propos. Elle est attirée par des hommes qui ont des appartenances étrangères. Malgré les difficultés professionnelles qu’elle rencontre dans sa carrière, elle continue à travailler jusqu’à aujourd’hui auprès d’enfants et de parents migrants dans les classes d’accueil. Elle admire les capacités d’apprentissage des enfants, leur propension à supporter la violence sociale et la discrimination, et elle apprécie que les parents lui fassent confiance.

3.4. Du désir de maîtrise en contexte scolaire18 à sa reproduction sur la scène sociopolitique

  • 18 Sur ce point, voir l’ouvrage de Philippe Blanchet (2016). Discrimination : combattre la glottophobi (...)

22Face aux problématiques ayant trait au racisme colonial, l’investissement de Clarisse est ambivalent. Elle donne à entendre que dans le contexte scolaire l’autre est un étranger qui motive des mouvements de peur. Dans ses engagements, lorsqu’elle évoque l’affaire du voile, Clarisse explique son refus que la religion puisse déterminer le parcours de vie des enfants et exprime sa crainte que les groupes revendiquant une identité communautaire dans le département de l’Oise puissent accroître leur influence. Au cours de l’entretien, elle critique les évolutions politiques qui, selon elle, sont responsables de la place prégnante que les héritiers d’origine extra-métropolitaine et coloniale occupent sur la scène sociale et politique à savoir la mise en place des zones d’éducation prioritaire. Son propos est parfois confus et, sur certains points, elle trouve que le discours du Front national sur l’Éducation nationale est pertinent.

23Au terme de l’analyse de l’entretien, je comprends que son engagement à l’association Les Indivisibles a pour but – au niveau social – de veiller à ce que, sous la bannière de l’indivisibilité, les membres des Indivisibles ne militent pas pour la reconnaissance d’attributs sociaux et culturels dans les institutions républicaines, notamment le port du voile à l’école laïque. Au plan subjectif, Clarisse investit l’imaginaire collectif des Indivisibles, dont la fonction contraphobique viendrait favoriser l’apaisement de ses propres angoisses dans son rapport à l’étranger.

4. Conclusion

24Pour penser les aspects culturels des savoirs enseignés dans un contexte de mutation sociopolitique spécifique au passage de la colonisation à la décolonisation en métropole, nous avons exploré les significations sociales de l’indivisibilité républicaine. Avec l’institutionnalisation de la IIIe République, l’universalité des savoirs, mode de transmission qui domine la scène sociale à l’époque coloniale, renvoie aujourd’hui chaque sujet métropolitain à mettre en travail l’intériorisation des hiérarchisations raciales. Pour Clotilde, c’est en dehors du cadre scolaire qu’elle entrevoit la possibilité d’acquérir des savoirs lui permettant de se positionner dans le monde. Quant à José, il trouve au sein d’université américaine un cadre symbolique qui étaye son sentiment d’identité créolisée (Glissant, 2007) alors que Sarah s’engage pour faire entrer, à l’Éducation nationale, les langues créoles. Quant à Clarisse, afin de faire évoluer les pratiques enseignantes, elle développe des formations d’enseignants à l’Éducation Nationale portant sur le racisme en milieu scolaire ou l’évaluation des savoirs scolaires des enfants migrants. Les déplacements subjectifs auxquels confronte le désir d’une société postcoloniale, participent à ébranler les bornes – ou clôtures – entre l’universalité des savoirs, le sentiment d’identité des enseignants et les imaginaires qui sous-tendent la réunion des individus et des groupes sous le vocable France. Les transformations sociopolitiques spécifiques à la décolonisation poussent chacun dans un processus créatif qui invite à être producteur de culture au sens de support symbolique en capacité à soutenir la mise en travail des hiérarchies raciales comme mode d’appréhension du réel.

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Wouako Tchaleu, J. (2015). Le racisme colonial : analyse de la destructivité humaine. Paris : L’Harmattan.

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Notes

1 Cette expression est utilisée sur la scène militante pour dénommer la manière dont le fait colonial – perçu comme système ou régime politique – se construit comme forme de domination sur la base des appartenances de race. Dans la littérature scientifique, l’aspect politique du fait colonial est désigné par le concept de colonialité (Mignolo, 2001) alors que le racisme colonial désigne le traitement discriminatoire subi par les colonisés et/ou esclaves dans les empires coloniaux (Gallissot, 1985 ; Giraud, 2002 ; Matard-Bonucci, 2008 ; Rudder-Paurd [de], 1991 ; Wouako Tchaleu, 2015).

2 Les données sociobiographiques couvrent une séquence historique allant de la fin du XIXe siècle au XXe siècle.

3 Je choisis d’écrire ce qualificatif entre guillemet pour indiquer que son origine – et sa force signifiante actuelle – se nourrit d’un ensemble de constructions représentatives désignant un groupe social selon son phénotype, son histoire voire son berceau géographico-culturel et qui renvoie de façon dominante – en métropole –, au plan fantasmatique et imaginaire, à l’Afrique subsaharienne.

4 Mon travail s’inscrit en filiation avec le courant psychanalytique qui analyse les institutions et les groupes (Kaës, 1987).

5 Aussi bien dans leurs vertus aliénantes que fécondantes, à la suite des travaux de Jean-Pierre Taguieff (1988, 1995) qui met en exergue la dimension paradoxale du raciste et de l’antiraciste, je pense le paradoxe avec Jacqueline Barus-Michel (2013) comme processus de subjectivation autant que comme impasse subjective.

6 La philosophe revient sur l’origine du fait démocratique en Grèce antique qu’elle interroge à partir de la formation du citoyen par sa participation au chœur.

7 Dans la notice « Migration et Subjectivité » à paraître en 2017 dans Dictionnaire de sociologie clinique, j’explicite comment le rapport entre la subjectivité et les traces transgénérationnelles ouvrent à une acception du sujet aux prises avec le déplacement (Baralonga et Leal Barros, à paraître).

8 Dans la thèse, j’aborde aussi la manière dont l’association est traversée sur la période 2007-2012 dans son organisation interne et dans la définition de son objet, à savoir la lutte contre le racisme.

9 Au moment de l’entretien, elle est chargée d’insertion dans une prison en Ile-de-France.

10 Par le terme contraphobique, je souhaite qualifier (dans une approche psychosociale), les liens sociaux qui ont pour fonction de prémunir le sujet contre la dépression et l’angoisse de morcèlement, mais aussi la fonction singulière qu’assument certaines formations intermédiaires « fécondantes ». Formation intermédiaire est une expression que j’emprunte à la psychanalyse des groupes pour décrire les organisations, groupements humains selon les bénéfices psychosociaux qu’ils garantissent à leurs membres, par la nature des relations intersubjectives qu’ils entretiennent.

11 Représentant historique du parti d’extrême droite, le Front national.

12 Je détaille la constitution du groupe fondateur des Indivisibles dans « Quand on est français-e, ça ne se “voit” pas ! » (Baralonga et Lejmi, 2012).

13 Les alliances inconscientes des membres fondateurs se figurent sur le déni de la reconnaissance de son appartenance à un groupe stigmatisé, le désaveu de sa propre contribution à la formation des stigmatisations et la dénégation des dominations ethno-raciales au sein du réseau d’identification primaire.

14 Au moment de l’entretien, José est plasticien.

15 Elle est née en 1961 en Algérie à Bab-el-Oued. Descendants d’esclaves, ses parents sont tous les deux nés en Martinique qu’ils quittent après s’être mariés pour travailler en Algérie. Mais les évènements amènent sa mère à s’installer en métropole et son père à repartir aux Antilles. Lorsque je la rencontre, Sarah est comédienne.

16 Par mise en travail, ici je fais référence à l’article de Muriel Molinié (2013), « Pour une formation à la contextualisation sociodidactique en situation plurilingue : une recherche qualitative » Elle y présente un dispositif de formation d’enseignants comprenant la mise en travail réflexif de leur parcours scolaire et éducatif comme point d’appui à leur professionnalisation.

17 Pour Antoine Delcroix, Thomas Forissier et Frédéric Anciaux (2013), une des grilles d’analyse opérationnelle pour penser le contexte en didactique porte sur les effets du cadre sociopolitique sur les situations d’enseignement.

18 Sur ce point, voir l’ouvrage de Philippe Blanchet (2016). Discrimination : combattre la glottophobie.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Louisa Baralonga, « De l’identification de la persistance du colonial à sa mise en travail : l’analyse socio-clinique de récits de vie de sympathisants ou membres affiliés à l’association antiraciste Les Indivisibles »Contextes et didactiques [En ligne], 8 | 2016, mis en ligne le 15 décembre 2016, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ced/659 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ced.659

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Auteur

Louisa Baralonga

Université Sorbonne Paris Cité, Université Paris Diderot

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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