1Le projet de diriger ce numéro 8 de la Revue Contextes et Didactiques et de l’intituler « Accompagnement sociobiographique en contexte postcolonial : plurilinguisme, émancipation, formation », s’est formé dans la longue durée, en relation avec une série de recherches en éducation plurilingue et interculturelle et d’interventions menées sur trois types de terrains : enseignement du français langue étrangère ou seconde en France et à l’étranger, formation d’enseignants en Guadeloupe, formation initiale de futurs enseignants de FLE/FLS dans les universités françaises. Sur ces terrains, nous avons été – et sommes – amenée à entrer en relation avec des sujets historiques en projets (d’apprentissage, de formation professionnalisante ou continue), en recueillant leurs récits de formation expérientielle et leurs sociobiographies langagières. La co-interprétation de ces textes conduit à plusieurs constats. Premièrement, ces textes disent quelque chose des rapports entre notre histoire post-coloniale et des processus de formation plurilingue et interculturelle menés par les narrateurs. Deuxièmement, il est important (et difficile) de savoir accompagner ces narrations pour plusieurs raisons : parce que cet accompagnement permet, d’une part, des processus de conscientisation d’un certain nombre d’épreuves liées à l’histoire post-coloniale, et d’autre part, l’élaboration de savoirs tirés de ces expériences (Molinié, 2007).
2Or, cette proposition éducative qui consiste à inviter un sujet apprenant, descendant (ou pas) des ex-empires coloniaux, à avoir accès non seulement à son histoire mais à sa capacité de la penser et de la « faire » par une entreprise narrative aussi simple (à première vue) que celle qui consiste à raconter son histoire de vie dans- et à travers- l’histoire de ses langues et cultures, est complexe.
- 1 Enzo Traverso fait une analyse remarquable de cette représentation y compris dans la pensée marxist (...)
3Entre autres nous semble-t-il, parce qu’elle s’inscrit dans le long processus de déconstruction d’une vision eurocentrique, héritée du xixème siècle, selon laquelle les peuples dominés étaient des « peuples sans histoire » (Traverso, 2016 : 155)1. Là réside très certainement l’une des raisons pour lesquelles l’élaboration narrative d’une histoire plurilingue a un aussi fort impact psychosocial, sur l’individu et le groupe, ce qui en fait un puissant dispositif d’historicité, d’émancipation ou encore d’empowerment (Molinié, sous presse, a et b).
4Il nous paraissait important que ces constats et pistes de travail fassent l’objet d’une confrontation avec d’autres travaux en didactique des langues, des cultures, de l’interculturel et en sciences de l’éducation. La rencontre avec Frédéric Anciaux et l’équipe de la revue Contextes et Didactiques nous permet d’engager, grâce à l’élaboration de ce numéro, un dialogue explicite entre démarches éducatives et formatives en langues/cultures et démarches d’accompagnement vers des processus de verbalisation d’expériences et/ou de co-narration d’épreuves vécues en (ou reliées à des) contextes post-coloniaux.
5C’est pourquoi les articles rassemblés dans ce numéro offrent une nouvelle série de réflexions menées au contact de contextes fortement altéritaires et diversitaires et donnent une place centrale au recueil, à la co-construction et à l’analyse réflexive d’épreuves vécues dans – ou en relation avec – ces contextes. Fondées sur des recherches qualitatives (en didactique des langues et des cultures, sciences de l’éducation, clinique transculturelle et sociologie clinique), et sur diverses postures d’accompagnement des processus de narration, les contributions sont marquées par un travail critique et réflexif d’objectivation des contextes postcoloniaux, dans les interactions entre partenaires de la recherche.
6Le point commun entre les auteurs (praticiens et chercheurs juniors et seniors), est sans nul doute le fait qu’ils mettent au travail la mise à jour et l’analyse des rapports de pouvoir, de domination ou d’hégémonie sur leurs terrains d’intervention, de formation et de recherche. Ils tentent de comprendre la façon dont les sujets plurilingues vivent, analysent et dépassent ces tensions dans le large répertoire de leur existence passée/présente/à venir : de l’école à l’université, en situations de mobilités et d’insertion, d’(auto)formation et d’engagement antiraciste. C’est ainsi que Véronique Fillol invite à « réfléchir concrètement au rôle civique de la science sociale », que Anne-Christel Zeiter propose une « recherche sur, pour et avec les sujets, par le biais de méthodes interactives ou dialogiques, dans le souci de combler l’inégalité inhérente à la situation d’adultes migrants souvent vulnérables et isolés, bénéficiant de peu de protections institutionnelles », qu’Adeline Sarot entend contribuer à la déconstruction d’une idéologie coloniale entraînant « une vision dichotomique des mondes ».
7Nous l’avons noté plus haut, les observables analysés dans cet ouvrage ont été co-construits à partir de diverses pratiques sociobiographiques et diverses postures d’accompagnement, dans le but de permettre aux sujets la mise en perspective dialogique et collective de processus ou de stigmates sociaux liés à l’histoire coloniale. Les contributions déploient ainsi une variété de croisements entre l’intime, le social et l’institutionnel, le régional et le transnational, le récit individuel et l’histoire collective, le savoir et l’expérience singulière. Si Frédéric Beaubrun souligne les liens dynamiques entre « retour réflexif sur sa propre histoire de vie » et dynamique d’apprentissage, d’autres auteurs montrent que l’intercompréhension par résonance des expériences et des épreuves ouvre sur des formes d’empowerment comme « processus de prise de conscience critique des forces ou des potentialités qui peuvent être mises à contribution pour résoudre des problèmes au sein d’un groupe ou d’une communauté » (Véronique Fillol). Ces variations d’échelle dans l’interprétation de l’impact existentiel de l’histoire permettent d’atteindre un premier objectif de ce numéro : questionner l’un des postulats sur lesquels repose la société française : « celui du danger de la pluralité et de la force de l’unicité » (Adeline Sarot).
8Nous souhaitons que ce numéro 8 permette de mieux comprendre comment les sujets plurilingues en situation pensent en relation avec des accompagnants (chercheurs, formateurs, pairs, etc…) leur traversée des impensés de nos histoires post-coloniales, mettent en intrigue leurs processus de résilience à commencer par le dépassement de souffrances (conflits de loyautés entre savoirs scolaires versus familial, insécurité linguistique, peurs vis-à-vis des mondes d’accueil et d’origine, transmission transgénérationnelle entravée, difficultés dans l’élaboration des processus de métissage). Et finissent par remporter de « petites victoires » vers plus d’estime de soi et de liberté d’action (Brahim Benberkane).
9Long travail que résume ainsi, pour sa part, Louisa Baralonga : « les transformations sociopolitiques spécifiques à la décolonisation poussent chacun dans un processus créatif qui invite à être producteur de culture au sens de support symbolique en capacité à soutenir la mise en travail des hiérarchies raciales comme mode d’appréhension du réel ».
10Ce numéro contribue donc significativement à approfondir la fonction de médiations sociobiographiques dans la formation des individus, pour que l’accès au langage ouvre sur des modes de circulation symbolique entre les mondes, les temporalités (passé/présent/avenir) et les histoires singulières/plurielles. Ces médiations permettraient la reconstruction de rapports positifs aux langues dites « dominées » dans les répertoires plurilingues (Fillol, Beaubrun), la conscientisation des stigmatisations (Fillol, Sarot, Zeiter, Baralonga), le recouvrement d’une espérance éthique en tant que femme en migration, devenant « soi » et plurilingue (Benberkane), pour faire société (Sarot, Zeiter) dans- et avec- le divers.