- 1 ISEE –Synthèse n° 29, 2013.
- 2 53 000 personnes sont sous le seuil de pauvreté.
1Les travaux en sociologie de Bourdieu et Passeron, particulièrement leur publication La Reproduction : éléments d’une théorie du système d’enseignement (1970) ont montré, et, qu’on le veuille ou non, l’école et les enseignants s’avèrent être les vecteurs inconscients de la reproduction des inégalités sociales et des discriminations (Kohler et Wacquant, 1985 ; Forquin, 1997). Le système scolaire demeurant très sélectif conditionne le destin social des élèves et donc la reproduction sociale (Martin, 2022). Aujourd’hui encore, en Nouvelle-Calédonie, la pratique de la langue française dans les enseignements représente un obstacle (Lara, 2018) pour l’appropriation de la culture scolaire. Nous ne citerons ce qui suit en guise d’exemple pour la partie introductive. « Selon les dernières données1 disponibles pour la Nouvelle-Calédonie, 18 % de la population de Nouvelle-Calédonie est concernée, soit plus d’un jeune calédonien sur six est en situation d’illettrisme et un sur trois a une maîtrise fragile de la lecture »2. Dans le rapport intitulé « Illettrisme et difficultés de lecture chez les jeunes (16-25 ans) en Nouvelle-Calédonie : État des lieux » de l’observatoire de la réussite de 2018, on note que la province des îles Loyauté enregistre une forte hausse de son taux d’illettrisme (+8,14 points) » (p. 53). Le même rapport pointe aussi le décrochage scolaire. Le Vice-rectorat de la Nouvelle-Calédonie en a fait une priorité éducative.
- 3 Expression en langue qui veut dire « origine des clans ». Étymologiquement on peut découper l’expre (...)
2Depuis 2016, les Éléments Fondamentaux de la Culture Kanak (désormais EFCK) existent dans les textes institutionnels. Les nouveaux programmes de 2019 continuent de renforcer leur assise dans le système scolaire calédonien. Dans cette analyse nous projetons de revenir sur le « stage en immersion dans la tribu » et « se former en dehors » à Câba3 (Tchamba) en 2019. Nous tenterons par l’« approche symbiotique entre recherche et enseignement » (Astolfi, 1992 : 145), ainsi que formation, de démontrer en quoi et comment les EFCK peuvent intégrer les pratiques enseignantes et de formation. L’Inspé, composante interne de l’Université de la Nouvelle-Calédonie (désormais Unc), dispensait déjà un enseignement des langues et de la culture kanak. Depuis 2013, des stages en immersion en tribus isolées en province nord étaient organisés mutuellement par l’association Câba et l’Inspé-Unc. Durant ce stage d’immersion dans la tribu donnant l’occasion aussi à « se former en dehors », le jeune enseignant apprend à découvrir son milieu d’exercice, l’univers de l’élève scolarisé en tribu et à s’acclimater aux savoirs et connaissances relevant des techniques de vie de la tribu. Le positionnement officiel de l’enseignement des EFCK dans le Projet Éducatif de la Nouvelle-Calédonie (désormais PENC) donne la possibilité à avoir recours à la transposition didactique. L’école sera l’instrument de réalisation de ces nouvelles orientations éducatives (philosophie et contenu didactique) et de construction du vivre ensemble et du destin commun. Avant d’avancer nos arguments pour montrer pourquoi il est temps d’articuler les savoirs exogènes et endogènes présents dans la société calédonienne rappelons succinctement quelques éléments de l’histoire où la notion de « pas » apparaît.
3En 2001, lors de la présentation des programmes pour l’enseignement primaire de la Nouvelle-Calédonie, Marie-Noëlle Themereau, alors Présidente du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, nous indique une clé qui n’est pas des moindres eu égard aux adaptations voulues. Elle souligne : « En ville, au village ou à la tribu, l’école doit faire le “premier pas” en direction des familles. C’est l’indispensable marque de respect de notre service public ».
4Les anciens ont accepté comme « un pas vers eux » d’accueillir et/ou de recueillir matériellement les écoles dans les tribus dès le début de l’histoire de la colonisation des espaces. L’acceptation de l’objet et son positionnement dans l’espace social de la tribu représente aussi « un pas vers l’autre ». Ces écoles de tribus sont aujourd’hui devenues les petites structures de proximité. Le but consiste à rendre visible les deux parties. Or, l’école de cette époque ne rendait visible que, en termes de contenu, ce qui était exogène. Les réalités sociales intrinsèques vis-à-vis du milieu étaient ignorées. Avec le temps les déséquilibres commencent à se remarquer et s’accentuer. Pourtant l’ancienne génération qui, à leur juste échelle, pour résister à l’emprise totale sur leur monde n’hésite pas à lier dans le sens des jeux d’équilibre contextuel les deux formes de savoirs dont l’un endogène et l’autre exogène.
- 4 Fête culturelle Mélanésia 2000 au lieu-dit « Plage 1000 » où des années plus tard sera construit le (...)
5Au cours de l’histoire du pays bien des événements ont montré comment et pourquoi les autochtones résistent stratégiquement. Ceux-là mêmes qui sont généralement sensibles aux principes de déséquilibre, d’équilibre et rééquilibrage lors de leurs pratiques coutumières. Cette recherche d’équilibre et de rééquilibrage microsociologique deviendra au fil du temps une revendication sociale et culturelle. La demande de reconnaissance d’équilibre et de rééquilibrage sociale et culturelle justifiera le festival Mélanésia 20004 organisé par Tjibaou et Missotte en 1975. La publication de Kohler et Pillon (1982) motivera davantage cette visée en l’orientant comme prise de conscience politique. La création des Écoles Populaires Kanak (désormais EPK) le 9 février 1985, lors du « IIème congrès du FLNKS de Nakety sur instruction du FLNKS dans le cadre du boycott de l’école coloniale » (Leblic, 2018 : 543) constitue une résistance ouverte. Les EPK cherchent à proposer une alternative éducative, voire une façon de faire « autrement » l’école, pour favoriser le développement scolaire de l’enfant à partir de sa culture. Elles revendiquent la prise en compte des spécificités locales (Wadrawane, 2008 : 119) sans pour autant renier quelques acquis de la colonisation. Au lieu de la résistance farouche, la créativité par convergence de « double légitimité » (Wadrawane, 2022 : 71) et « coprésence » permet une autre forme de confrontation où se frotter à l’autre (faire face ; coping) dans l’espace devient une règle conviviale, intellectuelle et spirituelle.
6La recherche de rééquilibrage et de rééquilibration au sens psychologique est au centre même des visées politiques et socioéducatives des EPK. Elles parviennent avec le temps à « forcer la porte et à ébranler la citadelle du monolinguisme et de ce qui est scolairement et historiquement consistant » (Wadrawane, 2017 : 44). Cette prise de conscience alternative, aidée par des scientifiques progressistes engagés, réaffirme la visibilité de l’autochtone dans la construction d’une « histoire commune ». Cela n’empêchera cependant pas les pouvoirs séparatistes des consciences de mener des événements hostiles à l’exemple de celui d’Ouvéa en 1988. Ces événements marqueront longuement les consciences morales des deux côtés.
- 5 Article 1.3.3 de l’ADN.
7Ces faits douloureux sortiront les autochtones de leur invisibilité intentionnellement voulue pour entrer dans une visibilité sociologique concernant la construction d’un nouveau rapport à l’autre. Cette visibilité se confirmera à travers les « Accords de Matignon-Oudinot » de 1988 et l’Accord de Nouméa (désormais ADN) signé le 5 mai 1998. Ces accords sont encore « un tout autre pas ». Ce dernier accord qu’est l’ADN, reconnait pleinement le potentiel culturel et linguistique autochtone en soulignant : « Les langues kanak sont, avec le français, des langues d’enseignement et de culture en Nouvelle-Calédonie »5. La question de « l’adaptation comme mot d’ordre » (Salaün, 2014 : 150) refait surface avec ces deux accords. L’enseignement devra donc devenir l’espace pour introduire des conditions nécessaires à la rupture et au changement de mentalités. Les savoirs kanak et océaniens introduits dans l’école doivent contribuer à la construction de la « citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie ». Tel que le souligne le PENC à l’ambition 2 et entre autres des sous-objectifs ambitionnés, la valorisation de la culture kanak comme composante de la culture commune du pays devra se poursuivre dans le cadre du développement de l’identité de l’école calédonienne pour favoriser le vivre ensemble. Les EFCK, encore marginalisés il y a quelques temps, implicitement participeront à ces moments importants de condition de sevrage pour pouvoir réellement créer les bordures de ce qui constituera l’identité de l’école calédonienne ou autrement dit, une École-pays. L’enseignant peut, à partir de ce potentiel autochtone, motiver la construction d’outils pour élaborer et marquer l’identité de l’école du pays. Les activités organisées devront mener l’élève à se construire une véritable autonomie émancipatrice, intellectuelle et sociale. C’est effectivement, non pas le « premier pas » comme le suggère Marie-Noëlle Themereau en direction des familles, mais progressivement des « pas les uns-vers-les-autres ». Le trait d’union « - » qui en découlera ne sera plus seulement de la rhétorique littéraire, mais réellement une construction pour mutuellement fonder et élaborer à travers l’école le tracé des bordures de l’école calédonienne.
8Le transfert de l’école depuis 2000 offre l’opportunité à repenser les finalités éducatives. La construction de la « citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie » commencera donc sur les bancs de l’institution scolaire.
- 6 Bibliothèque Nationale de Paris. Bulletin Officiel de la Nouvelle-Calédonie de 1863. Arrêté n° 125. (...)
9Actuellement les savoirs kanak reconnus comme potentiel autochtone et des réalités locales devront, au sens de valeur ajoutée, conduire à donner un autre visage de l’école du pays. Cette école revendiquée doit construire sa propre émancipation en saisissant les transferts des compétences à « effet cliquet » suggérant l’irréversibilité comme des opportunités pour développer d’une manière autonome un nouveau paysage éducatif et scolaire. Depuis le transfert en 2000 de l’enseignement primaire jusqu’à l’avènement du PENC, le pays commence progressivement à hériter d’une école publique laïque, officiellement instituée par l’arrêté6 du gouverneur Guillain du 15 octobre 1863. L’institution scolaire continue son évolution.
10Une approche culturelle et linguistique vers les familles kanak et océanienne est engagée depuis et elle est toujours en cours. Notons d’ailleurs, comment la délibération n° 118 du 26 septembre 2005 au chapitre IV affirme l’organisation de « l’enseignement des langues kanak, océanienne et anglaise ». Elle se traduit concrètement par un concours externe ouvert le 27 juillet 2006 pour recruter douze enseignants pour les langues kanak. Suit en 2012, le transfert du second degré tant de l’enseignement public que de celui du privé. La même année, en janvier, le Service de l’Enseignement des Langues et de la Culture Kanak (désormais SELCK) est créé avec un conseil partenarial pour développer les objectifs du service et l’enseignement des langues et de la culture kanak.
- 7 Arrêté n° 2017-263/GNC du 17 janvier 2017 : portant création et organisation du conseil partenarial (...)
11Le nouvel « imaginaire social » impulsé implicitement par l’ADN doit, par des projets d’envergures, élaborer progressivement l’identité de l’école calédonienne. L’ADN à travers ces engagements comme nouveaux contrats sociopolitiques et perspectives va entraîner en deux décennies d’énormes changements dans le contexte scolaire calédonien. Ainsi, voté par le congrès du pays le 15 janvier 2016, le PENC devient officiellement la référence textuelle pour l’enseignement. Le PENC impulsera de nombreuses décisions et mises en place d’éléments de programmes qui intentionnellement conduisent à la transformation progressive du contexte scolaire calédonien. Dès 2016, apparaît et conformément à l’article 10-1 de la section 1 : développer l’identité de l’école calédonienne, il est convenu dans la délibération n° 106 du 15 janvier 2016, un enseignement des EFCK. Il sera obligatoire pour chaque élève. Le 17 janvier 2017, un arrêté7 portera la création et l’organisation du conseil partenarial de l’enseignement des langues et de la culture kanak. La mise en place officielle de ce conseil entraînera le 24 février 2017 dans les notes de cadrage de l’enseignement des Langues et de la Culture Kanak (désormais LCK), la création d’un Guide pédagogique pour les EFCK. Ce guide – dont six points d’ancrage inclus que sont « le clan, la personne, la case, la terre et l’espace, l’igname, la langue et la parole » – propose aux enseignants des modalités didactiques et pédagogiques pour leur enseignement :
- 8 Guide d’exploitation pédagogique des EFCK, document de la DENC (Direction de l’enseignement de la N (...)
Ces « six points d’ancrage constituent désormais le fondement des contenus relevant de l’enseignement des éléments fondamentaux de la culture kanak, de la maternelle à la classe de terminale. C’est désormais le cadre de référence de tout enseignant dont la responsabilité est de transmettre ces éléments de culture et de faire acquérir les compétences associées. L’enseignement des éléments fondamentaux est constitué de notions à dimension [philosophiques,] socioculturelle, celles à faire comprendre et à acquérir au même titre que l’éducation morale et civique. Cet enseignement doit également constituer la clef de voûte d’un apprentissage de l’altérité, celui qui consiste à s’appuyer sur la culture de l’Autre pour mieux interroger et revisiter la sienne »8.
- 9 Le congrès de la Nouvelle-Calédonie est l’assemblée délibérante dont le fonctionnement et les attri (...)
12L’introduction en 2019 des nouveaux programmes, votés le 10 janvier par le congrès9 de la Nouvelle-Calédonie affermira la valorisation de la culture kanak et océanienne étendue aux autres cultures du pays. Cette volonté sera suivie de décisions résolutoires inédites. Comme le soulignait l’ancien vice-recteur Jean Charles Ringard-Flament qui avait accompagné la mise en place des EFCK dans le secondaire en 2018 et le CAPES bivalent langues kanak en 2020 :
- 10 Propos introductifs de l’ancien vice-recteur Jean Charles Ringard-Flament, lors de la présentation (...)
« La construction de l’École calédonienne est un des axes majeurs de la politique engagée par le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie. Après plusieurs années de réflexion et de travail en concertation, les élus du Congrès ont adopté, le 15 janvier 2016, à l’unanimité et sur proposition du gouvernement, la délibération n° 106 relative à l’avenir de l’École calédonienne. Cette délibération est l’acte fondateur du projet éducatif pour le pays »10.
- 11 Service logé dans les locaux du vice-rectorat.
- 12 Académie des langues kanak.
13Nous sommes réellement en ce moment dans un contexte sans précédent, matérialisé par des décisions conduisant aux réalisations inédites. En effet, du côté des services de l’État par le biais du Vice-rectorat, sont mises en place pour la première fois en 2019, une session externe d’un CAPES bivalent de langues kanak (langue Drehu) et une session interne monovalent (langue Nengone). Malgré le peu d’outils pédagogiques à disposition des enseignants et l’insuffisance du personnel d’encadrement, les progrès de ces enseignements sont cependant remarquables. Nous pouvons énumérer quelques créations d’outils par le SELCK. Citons le registre (Ressources cycle terminal Langues kanak) d’accompagnement du cycle terminal. Un document d’accompagnement mis à la disposition des professeurs de langues kanak de 1ère et terminale, suite à la réforme du lycée. Il y a aussi le recueil documentaire réalisé en partenariat par le SELCK11 et l’ALK12, mis à la disposition des professeurs des EFCK. Enfin, la publication du livre SU FE TARA qui se présente sous la forme d’un recueil de 24 textes en 11 langues kanak distribué dans l’ensemble des CDI de Nouvelle-Calédonie, ainsi qu’aux enseignants de langues kanak (cf. Image 1). Ces quelques nouveaux outils d’accompagnement pédagogique viennent en complément d’un existant non négligeable provenant de l’ancien service des langues vernaculaires fondé dans les années 1970. Claude Lercari et Léonard Sam ont déjà initié les prémices d’une recherche pour l’enseignement des langues kanak à partir de 1979 pour le compte du Bureau des Langues Vernaculaires (désormais BLV), service dépendant du Vice-rectorat. Les premiers supports pédagogiques et les premières recherches émergeront alors donnant lieu à quelques publications entre 1994 et 1997. L’intégration et l’implication dans les programmes de formation initiale et continue des enseignants de culture et des langues kanak représentent donc une avancée acceptable au niveau du rééquilibrage entre les langues, la culture locale et l’institution scolaire.
Image 1 : Couvertures d’ouvrages
14Aujourd’hui, l’extension de ces enseignements, tant du privé que du public, se poursuit dans les différents cycles du primaire et du secondaire. On ne peut que constater l’ampleur de ce renforcement en nous référant à la carte 1 ci-après construite par les services du Vice-rectorat pour des besoins évaluatifs de l’enseignement des langues kanak par établissement.
Cartes 1 : Enseignement des langues kanak par établissement en 2021 (Doc: VR)
15Si, comme on le voit à travers la carte 1 des langues kanak par établissements en 2021, la territorialisation de leur enseignement et des cultures locales est reconnaissable. Il reste maintenant à continuer de les renforcer au sens épistémologique et didactique. Perspective garantissant leur scientificité du fait qu’ils ne sont plus traités du point de vue des sensibilités, mais comme des objets d’investigation et réfutables. Cela ne s’est pas fait attendre puisque des expérimentations pluridisciplinaires scientifiques menées dans le cadre du dispositif « Langue et culture kanak » ou LCK (2003-2004) avaient permis de mesurer les effets de l’enseignement des langues kanak (Vernaudon, 2013). Les résultats positifs ont conduit à valider la mise en place de cet enseignement en Nouvelle-Calédonie. Par ailleurs, la « question scolaire », posée par Salaün (2005) au niveau sociopolitique, s’ouvre maintenant sur la voie des aspects de recherches en didactique et pédagogique. Les EFCK sont grandement concernés par cette nouvelle orientation.
16Les réorientations épistémologiques et méthodologiques liées à l’enseignement des EFCK indéniables par les accords non seulement favoriseront leur pérennisation à travers les modes de transmission, mais tentent également de provoquer l’éradication de la « longue méprise des savoirs autochtones » (Wadrawane, 2022 : 82). Leur externalisation ou décontextualisation pourra toujours et encore accentuer la modification de ces rapports liés à l’histoire des mises à distance (Quivy et Van Campenhoudt, 2006).
- 13 Délibération n° 106 du 15 janvier 2016 relative à l’avenir de l’école calédonienne. Titre III : les (...)
Figure 1 : « Développer l’identité de l’école calédonienne »13
17Ces décisions sociopolitiques originales ont rendu possible le positionnement de « son modèle du monde en proposant des enseignements en lien avec la culture locale [pour] fonder une école laïque apaisée dans laquelle la réconciliation entre les savoirs nationaux et le patrimoine socioculturel kanak et océanien devient une réalité indéniable » (Wadrawane, 2022 : 94). Le développement de l’identité de l’école calédonienne passant par l’enseignement des langues et des cultures kanak et océanienne sont des leviers importants à l’intérieur de l’école actuelle pour favoriser la réussite et le « vivre ensemble » (Figure 1).
18Il est toujours et encore temps de continuer à réinventer une altérité sociale réelle en harmonisant les deux imaginaires sociaux longuement mis face à face, à distance ou encore l’un au détriment de l’autre par l’histoire. Penser aujourd’hui les EFCK au sens dialectique, didactique et pédagogique nous autorise donc à croire en la possibilité de concourir aussi à provoquer du rééquilibrage à l’école à partir de dispositifs acceptables. Alors, en quoi les EFCK durant le « stage en immersion dans la tribu », et « se former en dehors » peuvent-ils constituer une occasion d’approcher autrement le monde autochtone ? Comment la recherche, l’enseignement et la formation autour des EFCK contribueront-ils à l’ancrage de l’école dans son environnement et aux réalités du pays et par extension à la construction de la citoyenneté calédonienne ? Peut-on alors persuader en démontrant la richesse à posséder la double culture ?
19Par hypothèse, premièrement, les EFCK peuvent contribuer à regarder autrement le monde autochtone. Deuxièmement, l’« approche symbiotique entre recherche et enseignement » ainsi que formation autour des EFCK suscitera la construction de passerelles pour la compréhension interculturelle. Troisièmement, le développement didactique et pédagogique de ces nouveaux objets du PENC favorisera un nouvel attrait d’un des vecteurs essentiels du vivre ensemble et du destin commun, l’école. Autrement dit, il s’agira communément de projeter à construire la nouvelle parure de l’école calédonienne. Telles sont les questions et les hypothèses de cette proposition d’analyse.
- 14 Mme Solange Ponidja, enseignante spécialisée, diplômée d’un Master FPMI (Francophonie, Plurilinguis (...)
20Après ces quelques éléments de cadrage et de chronologie, nous montrerons en quoi et pourquoi les langues et la culture kanak ont été précipitées au-devant de la scène éducative et sociale du pays. Tout en discutant ensuite de l’émergence institutionnelle des EFCK dans le PENC, nous verrons comment ils vont être grandement impliqués durant le « stage en immersion dans la tribu » et « se former en dehors » à tel point que la tribu de Câba réorientera les objectifs de ses projets d’activités et de leurs mises en forme. Avant la partie conclusive, nous déclinerons des travaux de recherche, d’enseignement et de formation menés à la fois par les stagiaires et les accompagnateurs-formateurs14.
21Nous avons constaté comment la tribu de Câba s’efforce de présenter des ateliers pouvant mener aux aspects didactiques et pédagogiques. Citons par exemple ces quelques projets. Il y a la construction de la case en miniature, le parcours du « Chemin des pétroglyphes », le recensement des plantes médicinales et le montage de radeaux. Ces ateliers sont d’un grand intérêt pour la suite de la formation, car nous discernons la possibilité de transposer didactiquement certains savoirs locaux. C’est réellement de cette manière que nous pouvons espérer traiter de façon honorable des savoirs culturels sans qu’ils perdent leurs sens social et pratique lorsque ceux-ci intègrent les domaines académiques, voire théoriques. Le lien social et écologique est nécessairement à conserver.
22L’inscription des langues et des EFCK au programme des enseignements obligatoires du primaire au secondaire conduit à poursuivre le développement des réflexions au sens didactique et pédagogique de tels objets. On doit espérer à travers cet enseignement la reconsidération de l’école puisqu’elle doit tendre à devenir une structure calédonienne, mais encore la prise en compte du potentiel autochtone (Mabilon-Bonfils et Massouma, 2021) peut favoriser la réorientation didactique fondée sur des modes pédagogiques de transmissions innovantes. Ces perspectives permettront progressivement d’enraciner l’école dans les réalités du pays en devenir.
23L’innovation doit commencer par la formation des enseignants. Ces derniers en apprenant à construire autrement leur mode d’enseignement à partir des richesses culturelles autochtones développeront un meilleur attrait de l’école puisqu’elle éduque « ensemble par l’intermédiaire du monde » (Freire, 1974 : 62). S’instruire et « se former en dehors » doivent donc être des perspectives qui visent à l’innovation passant par le fait de chercher à renouer des liens conscients avec l’environnement (Stastny et Kowasch, 2022). La présence des EFCK peut favoriser la construction de nouveaux rapports à l’altérité et au savoir scolaire.
Figure 2 : Les EFCK pour de nouveaux rapports à l’altérité scolaire et au savoir
Source : Wadrawane/Wacalie
24L’indispensable construction du rééquilibrage en introduisant scientifiquement des savoirs autochtones dans l’école calédonienne constitue à notre sens une manière d’amoindrir les dissonances. Particulièrement celle dite, dissonance cognitive de Festinger (1957) qui existe actuellement autour des questions scolaires entre culture insulaire, culture de l’école et culture scolaire. La dissonance cognitive comme situation d’inconfort psychologique apparaît lorsqu’il y a soumission forcée suite « aux injonctions contradictoires et des pratiques discriminatoires du milieu entrainant le caractère antithétique de plusieurs représentations » (Ferrière et Touitou, 2021 : 41). Une situation qui n’aide pas à « surmonter et sortir des injonctions paradoxales ou double bind » (Bateson, 1977).
- 15 Préambule de l’ADN, p. 2.
25La prise en compte des EFCK (Figure 2) dans les programmes non seulement marque « la pleine reconnaissance de l’identité kanak, préalable à la refondation d’un nouveau contrat social entre/avec toutes les communautés qui vivent en Nouvelle-Calédonie »,15 mais encore participe aussi à la sauvegarde de ce genre de savoir qui ne cesse de s’atrophier eu égard à la poussée de la mondialisation. Maintenant qu’en est-il de la réforme concernant l’inscription des EFCK dans les programmes de 2019 ? Comme le disent Champy et Gauthier (2022 : 19) : « Une réforme politique est une chose assez fruste, [surtout celle], qui entend modifier les textes organisant un service public, [dont l’enseignement] ». Toute réorientation de politique sociale et éducative n’est donc pas toujours bien perçue au départ.
26On saisit mieux cette déclaration eu égard à l’entrée officielle des EFCK dans le contexte scolaire calédonien. Bien qu’à notre sens, en termes de mesure de politique éducative, elle soit louable, l’unanimité n’est guère au rendez-vous. On comprend toutefois cette position qui relève des idéologies. L’usage de la prudence est requis, car de tels objets d’enseignement sont issus de revendications identitaires et des particularités. Rappelons-nous les EPK, elles n’avaient pas emporté l’adhésion acceptable et totale même dans le monde kanak malgré leur portée anthropologique, sociologique et politique. Simplement on n’y croyait pas du tout ! D’ailleurs conjointement Lercari et Sam (2002 : 544) dénonçaient bien des années plus tard ces mêmes situations du côté des langues lorsqu’ils écrivaient : « Ce déni de fonction didactique des langues kanak est tel, que même les esprits pédagogiques les plus ouverts mettent en doute l’intérêt de cet enseignement. Il est vrai que le comportement de certains enseignants kanak leur donne des arguments recevables ». La revendication de légitimité culturelle amorcée par les EPK ne s’est pas arrêtée pour autant.
27Oui, mais… ! Comment les EPK ont-elles cependant réussi à contourner les obstacles à la prise en considération des réalités culturelles et linguistiques locales ?
28Les EPK ont cherché à rendre possible « le dialogue entre les sagesses traditionnelles […] et les sciences contemporaines » (Gauthier, 1996 : 133). Cette position ne faisait pourtant pas l’unanimité dans les années 1980. Cette maigre expérience n’était ni demeurée enfouie dans les méandres de l’histoire calédonienne ni insignifiante. La chronique des EPK a marqué autrement l’éducation dans le pays. En continuant par d’autres biais sa défiance au système éducatif en place, les EPK ouvrent la possibilité de « faire autrement l’école ». Elles voulaient par la proposition d’idées d’une autre alternative éducative, favoriser le développement scolaire de l’enfant à partir de sa propre culture. L’idée avait fait son chemin. Bien des années après, les langues kanak intègrent les espaces officiels de l’éducation. Ensuite, le savoir autochtone, désigné sous l’appellation EFCK, fait son entrée dans le système éducatif calédonien. Tout comme les langues, les EFCK sont devenus des objets de recherche, d’enseignement et aujourd’hui de formation (Figure 3). Même si rien n’est moins simple dans le meilleur des mondes, la persévérance conduira toujours à la réalisation des intentions.
- 16 Projet d’éducation artistique et culturelle financé par la mission aux affaires culturelles du haus (...)
Figure 3 : Activité de sculpture16 à l’Inspé pour les PE2 en 2022
29Actuellement, les EFCK sont définis institutionnellement comme des objets d’enseignement. Même si la critique liée au manque d’outils pour enseigner les EFCK existe, cela n’empêche pas les initiatives tels les stages d’immersion en tribu où les lauréats s’acclimatent aux objets d’imaginaire autochtone introduits et présents dans le PENC. Une acclimatation nécessairement didactique, car « l’intuition et l’expérience, ne peuvent remplacer un ensemble de connaissances organisées » (Grawitz, 2015 : 322) que la science construit objectivement. Les institutions continuent d’endosser ce rôle à former dans le premier et second degré des enseignants en culture et langues kanak car le bon sens lié à la reconnaissance ne suffit pas.
30Institutionnellement, nous devons rechercher à risquer notre confiance autour de cette « capabilité » que doivent développer ces jeunes enseignants tant du côté des langues que de la culture kanak et océanienne. C’est une façon de pouvoir contribuer à élaborer un espace public réservé à la recherche de sincérité. La visée objective de ce qui peut paraître comme la réalisation d’un point de projet politique se constate dans le document joint. Il nous donne un bref aperçu des résultats de ces formations (Figure 4).
Figure 4 : État des lieux du conseil partenarial des langues et de la culture kanak du 22 juin 2022 (Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie)
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12 langues kanak enseignées dans le 1er degré
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101 enseignants de langues kanak dans le 1er degré :
Province des Iles : 64 enseignants locuteurs + 9 enseignants CLK
Province Nord : 22 enseignants
Province Sud : 15 enseignants
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31L’occasion aujourd’hui consiste à introduire à travers les EFCK une épistémologie conduisant à provoquer des ruptures équilibrées et de rééquilibration. Ces jeux d’équilibre, de rééquilibration et d’échelle par la recherche, l’enseignement et la formation à propos des EFCK conduisent rationnellement à faire de l’école calédonienne l’instrument pivot de construction d’un nouvel imaginaire social et du vivre ensemble. Mais par où commencer pour contribuer à rééquilibrer les contextes ?
- 17 Institut de la statistique et des études économiques, aire coutumière de Paicî-Cèmuhi, portrait de (...)
32Notre terrain, la tribu de Câba (Tchamba) faisant partie des localités de la province Nord, compte « 294 habitants, soit une hausse de 4,6 % par rapport à 2014. Le nombre de personnes qui déclarent appartenir à la tribu sans y résider est de 285. L’âge moyen des résidents de la tribu est de 35,3 ans »17.
Figure 5 : Portrait de la tribu de Tchamba – Câba
- 18 Institut de la statistique et des études économiques Nouvelle-Calédonie (ISEE).
Source : ISEE, 201918
33La tribu est située à l’intérieur, précisément au pied de la « chaîne centrale montagneuse ». Une localité en pays Paicî en zone Est (Paicî-Cèmuhi) traversée par la seule rivière dite la « Câba ». Tout en faisant son parcours, elle serpente calmement et dessine ses méandres au gré des obstacles naturels et ceux façonnés par l’homme. Située à 30 km au nord du village de Pwäräiriwâ, en direction de Pwêêdi Wiimîâ (Poindimié), pour s’y rendre, il faut emprunter une longue piste où pentes abrutes, vallons et plaines se côtoient au milieu d’une végétation luxuriante de pins colonnaires majestueux, de cocotiers élancés et de fougères arborescentes. Quelques clairières témoignaient des temps de durs labeurs des femmes et des hommes de la tribu qui s’activaient autour de champs d’ignames, de taros, de bananiers et de canne-à-sucre. L’élevage extensif modifie énormément les plaines et les vallons. La tribu accueille divers événements sportifs à l’exemple du Raid du Nord ou encore des contingents de l’armée française en déplacement. Les stagiaires d’institutions de formation, à l’exemple de ceux de l’Inspé-Unc forment une autre catégorie d’accueillis.
34Le nom Câba (Figure 5) en Paicî, veut dire « planter les clans ». D’après la légende ou l’histoire autochtone, tous les grands clans fonctionnellement importants du pays ont leurs origines dans cette vallée. Douze clans autour d’une chefferie composent la tribu. Les deux segments majeurs qui marquent les territoires d’échanges matrimoniaux sont les Duï et les Baï. Hélène, une « maman » de la tribu insiste sur la dualité spatiale et généalogique. Cette dichotomie interdépendante symbolique se traduit aujourd’hui dans le sens du rééquilibrage matrimonial et de rééquilibration généalogique par l’attribution mutuellement équilibrée des charges. La responsabilité de gestion de la chefferie est octroyée aux Duï, et les Baï, plus nombreux, président le conseil des anciens. Le temple protestant (cf. Image 2) au centre de la tribu a la particularité d’avoir douze fenêtres qui représentent, non pas les apôtres, mais les douze familles importantes qui cohabitent autour de cet espace central de la tribu. La maison commune a été construite pour regrouper tous les clans lors de différents évènements de la tribu. Les enfants sont bilingues. Entre eux, ils parlent quotidiennement Paicî et Français avec les non-locuteurs. Ils sont scolarisés dans l’école de proximité de la tribu qui est une structure affiliée à la Fédération protestante de l’église libre (désormais FELP). L’école regroupe près d’une quarantaine d’élèves du cycle 1 au cycle 3. Elle subit aussi la baisse des effectifs constatée sur l’ensemble des structures scolaires de la province. De soixante élèves, ils en sont réduits aujourd’hui à quarante. Deux enseignants y officient. Une maison commune secondaire face au terrain de football a été mise à disposition pour l’aide aux devoirs. Chaque soir de la semaine, entre 16h et 17h, une jeune fille19 recrutée par la commune de Pwäräiriwâ aide les enfants à faire leurs devoirs.
35L’arrivée du groupe Inspé et les « coutumes de bonjour »
36Les quelques voix de femmes, d’hommes et d’enfants de Câba, complétées de celles venant des 31 stagiaires arrivant de l’Inspé en ce dimanche du 17 mars de l’année 2019, éprouvent des difficultés à rompre le gazouillement naturel des oiseaux, le « roucoulement du ruisseau » en contre-bas et le bruissement du vent sur les aiguilles des pins situés non-loin du temple, du terrain de volley sommaire et de la maison commune. Ces derniers éléments de bornage spatiaux marquent et délimitent l’espace domestique de socialisation collective, d’interdépendance.
Image 2 : Temple de Câba
Source : Cliché stagiaire, 2019
- 20 Moment convivial à la tribu où spontanément on offre au visiteur un thé, un café avec des accompagn (...)
- 21 Le CAP est un comité affilié à la mairie qui s’occupe de l’évènementiel de la commune. Ce comité a (...)
37La réception se fait à la maison commune de la tribu. Les rituels commencent par la présentation de la « coutume de bonjour » des stagiaires et formateurs aux anciens de la tribu. Les dignitaires font aussi de leur côté en guise d’accueil une « coutume de bonjour ». Les discours sont échangés lors de la coutume. Les stagiaires et leurs formateurs sont accueillis par Lalie, le président de l’association et Willy Poinri, le petit chef de Câba. Tour à tour ils prononcent un discours de bienvenue, de joie et se félicitent d’accueillir ce groupe de jeunes enseignants stagiaires en voie de titularisation. Les extranéités s’estompent progressivement suite à la proximité communicationnelle et quelques échanges linguistiques. En effet, dans la tribu on parle Paicî et Français. Momentanément les « accueillis » sont « sous le regard » des « accueillants ». Comme à la tribu de Touho en 2013, le petit chef Willy Poinri dira en murmurant à peu près la même chose : « C’est le premier contact avec une réalité de terrain ! Ce chuchotement à peine audible montre que vous ne passez pas inaperçus et les “vieux” sous les pins colonnaires parlent de vous en langues ! ». Les rituels s’achèvent par le salut collectif et accolades venant du groupe des « mamans » (comme elles se nomment). Les convivialités terminées, les stagiaires sont invités à prendre un « coup de thé »20 avec la tribu avant la répartition dans les familles d’accueil. Adèle Poeda, qui est à la fois élue municipale de la mairie de Pwäräiriwâ et présidente du Comité d’Animation de Pwäräiriwâ (désormais CAP)21, présente collectivement l’emploi du temps de la semaine des stagiaires (Figure 6). L’organisation de la semaine d’immersion est élaborée par l’association de la tribu sous couvert de Madame Kateko, la trésorière de l’« Association Culturelle Câba » puis approuvée par l’institut de formation.
Figure 6 : Planning de la semaine d’immersion – Câba
Source : © Document Inspé, 2019
38Théoriquement, le « stage en immersion dans la tribu » en situation « hors école » permet au stagiaire, de passer d’un univers à l’autre, « l’un [qu’il] quitte, l’autre où [il] s’apprête à pénétrer » (Aurégan, 2001 : 184). Celui-ci négocie au seuil par la « coutume » sa confrontation à la totalité de la société accueillante. Ce passage d’un univers à l’autre sera encore significatif durant les activités proposées. Les lauréats avec les deux accompagnateurs-formateurs ont été logés chez l’habitant et sont plongés directement dans les modalités de fonctionnement de l’univers familial kanak.
39Le « stage en immersion en tribu » existe depuis 2013. L’expérimentation à « se former en dehors » dans laquelle nous présentons notre démarche sera la période du stage allant du 17 au 22 mars de 2019. Ce stage de mars 2019 constitue le point focal de notre observation et description des activités de terrain. Du fait de l’évolution institutionnelle de l’école calédonienne, nous rapprocherons des questions de didactiques des savoirs autochtones. Pour des précisions et clarifications chronologiques, nous n’hésiterons pas à nous référer à l’année 2013 (la plus éloignée) sinon à celles de 2017 et 2018. D’une certaine manière le « stage en immersion dans la tribu » contribue à susciter et affirmer que le rééquilibrage peut aussi se construire par l’école. Les PE2 auront l’occasion de connaître le milieu culturel de l’enfant en tribu. Ensuite, en travaillant ensemble autour des activités proposées par la tribu, ils peuvent renforcer leurs relations mutuelles, interpersonnelles et duales (tutelle et étayage). De plus ces jeunes enseignants peuvent coopérer avec les jeunes PE2 en langues kanak pour initier autour des EFCK des projets didactiques et pédagogiques. Ils travailleront la didactisation de quelques EFCK pour maîtriser cette technique académique. La « transposition didactique comme procédure stricte et structurante au sens “métacognitif, psycho didactique et pédagogique” permettra d’axiomatiser quelques savoirs […] coutumiers ou [EFCK] en connaissances académiques » (Wadrawane 2022 : 80). Il faudra le faire avec beaucoup de respect et de méticulosité autant pour le système institutionnel que pour la notoriété de ces savoirs ancestraux. Il en est de même pour la linguistique et son implication dans les domaines d’étude. Ce stage aux arrière-plans de recherche, d’enseignement et de formation constitue une opportunité à vivre ce que représente d’une manière pratique l’initiation à la recherche. D’ailleurs en guise d’information, le stage « d’immersion en tribu » et « se former en dehors » constitue une continuité pragmatique des cours donnés par les formateurs à l’Inspé. Il s’agit tout d’abord du module « Initiation à la recherche en éducation » pour des raisons épistémiques, et le second module approchant certains paradigmes en éducation « Connaissances des Milieux » (désormais CDM) de l’enseignement et de l’enfant de la tribu.
40Depuis l’inclusion des EFCK, ce stage est réorienté. Il s’agit de, premièrement, préparer les PE2 au sens ethnométhodologique à observer et décrire des lieux communs et des « moments » de transmission dans la tribu ainsi que dans les classes visitées selon le périmètre défini conjointement par les administrations de l’Inspé et communale. Deuxièmement, les stagiaires doivent, selon des éléments de la programmation neurolinguistique, s’initier non seulement à l’« écoute » et au « regard » sur le milieu social coutumier et éducatif, mais encore de saisir des aspects kinesthésiques chez l’élève en apprentissage. Troisièmement, en participant aux divers ateliers, ils pourront déterminer les possibilités de didactisation de certains savoirs locaux. Chacun pourra l’étendre après vers des objets culturels de l’Océanie. Quatrièmement, plus intrinsèque à la vie de la tribu, on profitera de ces « moments » et du « milieu » au sens didactique d’apprentissage à la sociabilité. Cinquièmement, les PE2 durant ce stage peuvent développer des liens d’amitié.
41Notre proposition d’analyse ethnographique approchera la société kanak à travers plusieurs prismes techniques pour la comprendre d’un point de vue holistique. Notre souci, sans entrer pour le moment dans des recherches statistiques, consiste à donner une grande part au contexte. Profitant de ces différents séjours et particulièrement celui de 2019 où la tribu réoriente ces ateliers autour des EFCK pour former les stagiaires, nous allons observer, noter, enregistrer, être à proximité et participer pour « voir-écouter-comprendre » les situations de vie et celles impliquées durant différents moments de transmission. Une fois de plus ce « premier pas » en avant souligné par Marie-Noëlle Themereau constitue à notre sens un moyen pour prendre en considération les actions des « observés » d’une part à travers leur vie quotidienne en tribu, d’autre part lors des activités en ateliers et pour l’élève autochtone durant les visites dans les classes (Salone, 2022). Ces nouveaux stagiaires de 2019 pourront explorer pragmatiquement le milieu social de l’élève scolarisé en tribu et au village. Il devra apprendre à vivre de l’intérieur, par une observation participante, la quotidienneté de leurs « hôtes ». Les formeurs-accompagnateurs évalueront leur implication à partir de leurs observations en données et des réalisations pour leur formation et situations didactiques pour la classe. Ces observations rendront compte d’une part de la richesse du contexte et d’autre part des démarches entreprises durant la formation pour renforcer l’inclusion des EFCK dans les obligations d’enseignement. Par exemple, comment peut-on rentabiliser cette immersion par une description dense (Geertz, 1998) où les points de vue autant du stagiaire que de l’acteur dans ce contexte sont mis en avant ? Nous essaierons aussi de tenir compte du regard croisé « formateurs et stagiaires » pour obtenir des données intéressantes contextuelles pour l’enseignement et la formation de ces jeunes enseignants.
- 22 L’école privée conventionnelle est au centre d’une triangulation entre l’ancienne EPK (École popula (...)
42Les nouvelles orientations données aux ateliers par l’inclusion des EFCK dans le PENC montrent l’enthousiasme et l’implication des gens de la tribu. Ceux-là mêmes qui connaissent bien la brève histoire des EPK. En effet une ancienne EPK22 était implantée dans cette tribu. Les salles de classe étaient installées dans les locaux de la famille Poeda. La population de Câba était déjà sensible à la transmission des éléments qui concernent les réalités culturelles et des pratiques environnementales. Le positionnement officiel des EFCK venait renforcer des pratiques de contextualisation déjà menées durant le temps des EPK. D’ailleurs, les ateliers mis en place vont bénéficier de cette expérience des EPK. L’atelier « tressage » a été justement réorienté par les femmes de la tribu à partir de ce savoir-faire pour œuvrer autour des EFCK du PENC. Elles ont retravaillé la façon de transmettre cette pratique sociale. La tribu est donc déjà sensible à cette éducation « autrement » et à l’autonomie conjuguée entre la maîtrise du savoir local vers des connaissances académiques.
43Nous pouvons relater ce fait où l’ethnosociologique et l’histoire approchant l’imaginaire social se mêlent. La présence des douze fenêtres du temple protestant ne renvoie aucunement aux acteurs de la chrétienté, dont les apôtres. Il existe un rapport clanique et mythique dans cette répartition. Le croisement entre mythe et histoire n’est donc pas à négliger. Lire la structure historique du temple protestant, c’est aussi approcher la structure mythique et celle de l’histoire, ici histoire de l’arrivée de la religion protestante à travers les relations claniques. On notera que le sacré insulaire n’a pas été évincé par la nouvelle religion. On a seulement recomposé en se référant aux tabous et aux objets de croyances ainsi qu’aux mythes pour justifier tels récits ou tels toponymes. L’histoire du temple constitue donc une synthèse à la fois du mythe, de la religion et des distributions claniques de l’espace social et culturel.
- 23 Présentation par l’orateur Nebayes de la diffusion et la répartition territoriale des clans dans le (...)
44Leur imagination créatrice durant les ateliers de la case miniature, du tressage de la natte kanak, du chemin des pétroglyphes et de la confection de radeaux est débordante. Lors de la transmission des récits concernant l’environnement et les pratiques sociales durant les ateliers les rapports au cognitif et aux questions de sensibilité interne et d’entendement sont discernables. Nous avons particulièrement constaté cela à travers le discours de l’orateur Nebayes23. Il présente comment les clans se sont répandus et appropriés les espaces dans tout le pays et que la « coutume » va servir d’entretien du « contrat de lien » social entre les différents segments. L’auditoire écoute silencieusement l’ancien qui, avec ferveur, relate certains épisodes avec émotion. Même si on n’hésite pas à introduire dans le discours lié à l’histoire de la tribu des aspects revendicatifs culturels, on notera cependant l’existence de logiques propres liées à la transmission chronologique des patrimoines. La véracité du discours ou de la transmission est très liée à l’aspect gérontologique. Le rapport au savoir est très subjectivisé.
- 24 Pandanus neocaledonicus (Nouvelle-Calédonie).
- 25 On essaie de saisir « attraper implicitement » (expression traduite du Nengone) la connaissance qui (...)
45Les références liées à la sociologie du quotidien (Ciccarelli, 2004) constituent une autre façon pour nous faciliter à saisir certains éléments phénoménologiques des actions et de certaines activités de la tribu, hors ateliers. En effet les descriptions qui suivent permettent d’avoir une compréhension des aspects domestiques. Les femmes, quotidiennement, tressent à loisirs ou selon les besoins du quotidien des ustensiles, se retrouvent à transmettre leur savoir-faire et savoir-être à travers des « gestes et paroles » durant cette activité. C’est aussi leur structure d’imaginaire social (Durand, 1992) qui transite à l’intérieur des pratiques de transmission pour se traduire comme activité créatrice en savoir-faire et savoir-être. Les relations interactionnelles ne manquent pas. L’implication des EFCK dans les ateliers suscite de l’enthousiasme et provoque du renversement. Premièrement, la femme de la tribu se met à transmettre son savoir-faire au-delà du cercle domestique. Les « gestes et techniques » employés durant la transmission sont affinés. Deuxièmement, durant l’apprentissage organisé, ces « mamans » n’hésitent pas à user d’ironie et développent une atmosphère de loisir avec l’hilarité, « savoir-être » propre au monde kanak. D’ailleurs pour préparer ces jeunes enseignants à l’activité de tressage, les « mamans » de la tribu commencent par user d’ironie. Dans le monde kanak, l’ironie et l’hilarité sont une pratique qui structure et cristallise le temps, l’espace et le lien. Souvent issues des gestions des systèmes de parenté duale kanak, elles servent d’appui et d’éléments de cadre pour rendre propice le dialogue. La socialité se construit à travers ce réel du croisement (bandelettes de pandanus24 pour la natte) et des liens (camaraderie et hiérarchie respectueuse). Durant les activités le partage et la circulation de la parole, l’observation par le regard et le kinesthésique meublent le temps et l’espace de transmission. Ces éléments catalysent l’accompagnement à la créativité des stagiaires. Ces derniers impliqués dans la culture kanak élaborent mentalement de nouveaux objets propices à leur formation didactique et pédagogique. L’intérêt est de pouvoir les transposer concrètement après dans le travail de classe. Les jeunes enseignants assistent d’abord – « voir » – en silence à la démonstration faite par une « maman » qui manie correctement le français. Ils observent – « écouter » – sans la moindre question. Ils apprennent et commencent à se construire virtuellement la succession algorithmique des gestes à accomplir. L’observation par le « voir » et l’« écouter » est une technique très utilisée dans les mondes kanak et océanien pour apprendre. On observe25 comment faire ou on observe tout en faisant. On regarde « ce qui se passe ». On utilise l’œil, un organe qui participe à la construction d’un savoir visuel, tel que le souligne Aurégan (2001 : 155). D’un point de vue métaphorique c’est d’une certaine manière, « [e]ntrer dans les vues des autres » (Aurégan, 2001 : 118). L’image qui se forme dans l’esprit n’est que le résultat combinatoire à partir du « voir » de l’« écouter » pour « comprendre ».
46Ces stagiaires constatent comment se « constitue une incorporation des manières d’être (de sentir, de penser et d’agir) d’un groupe, de sa vision du monde et de son rapport à l’avenir, de ses postures corporelles comme de ses croyances intimes » (Dubar, 2015). Ce genre d’immersion offre l’opportunité à entrer en interaction avec les observés. Comme le soulignent conjointement Beaud et Weber (2010 : 107), de « saisir des chances et Être au “bon” endroit (…) rencontrer la bonne personne (…) parce que vous avez “senti” qu’elle a beaucoup de choses à dire (…) ». Il s’agit pour eux de trouver par construction des portes d’entrée.
47Notre démarche s’inscrit aussi dans la construction d’une ethnologie de proximité « aux marges » où le formateur-autochtone essaie de regarder grâce à son outillage scientifique méthodologique, métaphoriquement parlant, par-dessus ses propres épaules sa propre société en mouvance. Il chemine avec humilité au côté de « l’autre », son alter, autochtone, pour voir, l’écouter, et comprendre ces moments qui renvoient souvent à l’histoire « interne » et des pratiques sociales de proximité. Autrement dit, il se positionne à l’interstice, précisément « entre faits » observables et « interprétations » épistémologiques des phénomènes sociaux. Celui-ci s’implique à l’observation directe pour saisir tous faits et gestes qui correspondent à la réalité sociale dans sa dimension la plus ordinaire. Il saisit les faits du quotidien pour comprendre les activités du monde qui lui est présent et ses modes de représentation contextuelle ainsi que ses croyances.
- 26 La réunion avant la semaine de stage a permis de clarifier les « objectifs-questions » pour les obs (...)
48Ce chercheur autochtone apprend encore à gérer la situation paradoxale « lointain-proche ». Proche, car il est lui-même une partie de cette totalité sociale, et lointain, du fait de la distanciation (Elias, 1993) qu’il se doit de cultiver car engagé dans une recherche scientifique et de formation. La construction de questions26 lui est indispensable pour conserver les distances et en même temps entrer en contact avec les observés (Yousfi, 2013). Il devra par exemple chercher à comprendre comment se construisent les schémas mentaux de l’enfant qui le préparent au métier d’élève. L’autorité épistémique lui accorde le droit par l’écriture à décrire les dispositions ethnologiques même si, tout observateur-formateur et de surcroit autochtone qu’il est « […] ne reste jamais complétement extérieur à la situation qu’il observe » (Arborio et Fournier, 2005 : 27).
49L’inclusion des EFCK montre qu’il nous sera difficile de légitimer un discours ethnocentrique ni de tenter d’opposer les contextes « école et tribu ». Nous avons vu comment ces « EFCK » ont influencé et réorienté les activités de l’association. Ici, histoire et ethnologie se croisent singulièrement. Il n’y a donc pas de tentative de créolisation, voire d’une fusion des EFCK avec d’autres domaines académiques. Les EFCK peuvent être des outils à utiliser à l’école pour construire des passerelles pour aborder des savoirs académiques. Se faisant, il y a une double valorisation par la mise en synergie des objets d’enseignement. Cette double valorisation contribue d’une part à produire un cadre menant à la décolonisation de la recherche et des esprits. Une des raisons pour que l’autochtone se rend compte de la richesse à posséder une double culture qui, à la longue, conduit à renverser les conservatismes entretenus depuis. D’autre part, les sciences et les politiques positivistes exotiques à toujours vouloir adapter les appareils d’éducation (Salaün, 2014) devraient être revues pour « […] établir des relations positives d’interaction, de coopération et de compréhension entre élèves de cultures différentes » (Kerzil et Vinsonneau, 2004 : 47).
50La transposition didactique demeurera ainsi notre cadre de référence principale pour exprimer la « double culture ». Cette analyse présentée comme une narration théorique et de théorisation conceptuelle qui vise certainement la validation ou l’invalidation d’hypothèses posées ne nous empêchera pas et toutefois, de nous appuyer sur d’autres domaines des sciences humaines. Ainsi à certains moments, sans toutefois en faire notre principale base de réflexion spéculative, nous approcherons d’une forme de sociologie et d’ethnologie de l’imaginaire pour rendre compte aussi de la richesse de cette partie inconnue de la société. Il n’y a donc pas que les ateliers eux-mêmes proposés par l’association Câba qui intéressent. Il se passe bien des choses. Ces choses ont des rapports assez précis avec des domaines immatériels approchés par les sciences humaines dont les mythes, les lutins, les liens sociaux interactionnels liés aux lieux et aux objets « tabou » et de croyances ainsi que des relations impliquant la nature environnante. Certains objets peuvent donc faire l’objet d’une exploitation pédagogique en « littérature jeunesse ».
- 27 Les élèves-maîtres impliqués dans le projet « Stage d’immersion en tribu » ont également visité des (...)
51Lemoine-Bresson (2022) rapporte que les cours en institut ne sont pas suffisants et « provoquent peu de changements dans les croyances et les attitudes des étudiants ». Les EFCK sont une opportunité pour aller à la rencontre du terrain et devenir « capables d’opérer un retour réflexif sur leurs propres convictions, et d’interroger les pratiques sociales […] » (p. 12 et p. 23). Se « former en dehors », c’est se délocaliser pour se former et apprendre en pleine nature. Cette dernière est riche d’enseignement pour approcher consciemment le vivant. Le « stage en immersion en tribu »27 facilite la coopération entre adultes-formés et l’exploration autrement du savoir ancestral avec les émotions émergentes telles que nous le verrons dans les entretiens. Durant cette délocalisation et relocalisation en milieu kanak, les stagiaires explorent autrement le savoir de ce monde en développant consciemment avec l’environnement une relation de proximité.
52Aujourd’hui, la reconstruction du lien entre les mondes non-humains et humains, la révision de nos relations avec la nature et comprendre comment nous composons des mondes deviennent de plus en plus indispensables (Descola, 2017). Durant le stage, les jeunes enseignants ont l’opportunité d’analyser qu’il est possible de développer à travers les EFCK un rapport de proximité dénué d’exotisme, de s’encourager à se défaire des binarités éphémères pour comprendre comment les contextes sont interreliés, surtout lorsqu’on cherche à s’impliquer respectueusement et didactiquement dans les techniques de vie quotidienne de la tribu.
- 28 Article, publié le 18 mai 2018, traduit de l’espagnol au français par Florence Zink et Rachel Paul, (...)
53Des sociétés vivantes se rencontrent et quelles que soient les modalités s’échangent et se coconstruisent. Ce temps d’immersion sera un temps de délocalisation relocalisant au sens des diversités écologiques. Entre autres, « se former en dehors » constitue une manière de provoquer par le savoir une posture épistémologique de rupture, celle du renversement de « […] quelques tabous institutionnels dont la longue méprise des savoirs autochtones parce qu’ils ne rentrent pas dans les canons prétendument universels de la science occidentale » (Wadrawane, 2022 : 82). De plus, cette perspective favorise la mise en contact avec la vision kanak du monde et qui n’est pas forcément celle de l’école. En effet, comme le souligne De Sousa (2018), « la connaissance occidentale a imposé un programme dans le monde entier basé sur l’impossibilité de penser un autre monde différent du modèle capitaliste. [Il parle d’] “épistémicide” pour définir la façon dont ce programme a assujetti la connaissance et les savoirs d’autres cultures et d’autres peuples »28.
- 29 Délibération n° 106 du 15 janvier 2016 relative à l’avenir de l’école calédonienne.
54Ce stage est d’une part propice au désapprentissage de la peur, de ne pas craindre les ruptures pour pouvoir instaurer et développer de nouvelles croyances et d’autre part à construire de nouveaux outils en situation d’activités intellectuelles qui permettront aux lauréats d’enseigner les EFCK. « L’École calédonienne doit donc instruire, former, éduquer et transmettre en s’assignant comme but premier de s’ancrer pleinement dans les réalités sociales, économiques et culturelles de la Nouvelle-Calédonie »29.
Figure 7 : Des ruptures nécessaires durant la procédure de didactisation
55Débusquer et bricoler des situations didactiques menant à la rupture dite épistémologique devient nécessaire (Figure 7). En effet, le lauréat doit apprendre et manipuler les EFCK en tant qu’objet de science d’apprentissage. L’enseignement des EFCK peut à lui-seul constituer une question pour construire l’esprit scientifique au sens bachelardien. La prise de distance favorisera l’approfondissement et l’enrichissement de leur réflexion. Ces jeunes enseignants apprennent non seulement à faire face aux situations paradoxales et aux incertitudes, mais encore à s’initier à la rupture en vue d’innovation didactique et pédagogique. Ces perspectives deviennent encore intéressantes dans le cadre de la formation, car les jeunes stagiaires face aux objets qui ne leur sont pas familiers, finalement apprennent à entrer dans une dualité dialogique intra et intersubjective en vue de produire par la suite des actes de sens manifestant leur compréhension.
56L’inconfort lié à l’introduction des EFCK dans les obligations en objets d’enseignement est réel. Cette situation provoque certes du changement ou encore une « expérience de désordre cognitif » (Herzig et Jimmieson, 2006 : 629). Les enseignants ne sont peut-être pas habitués à construire des programmations à partir des EFCK. Une situation cocasse que ne connaissent pas les enseignants titulaires en culture et langues kanak. Ces derniers peuvent autant élaborer des programmations concernant des enseignements standards que ceux liées à leurs qualifications compétentes, la culture et les langues kanak. Le stage d’immersion est donc une aubaine pour se contraindre à construire de la synergie et asseoir des compétences partagées dans ses enseignements. C’est favoriser le « façonnement réciproque » (Hall, 1971 : 13) qui permet de réduire les incertitudes et les aspects paradoxaux qui surgissent lorsqu’on veut rendre commun ce qui a longtemps considéré comme étrange.
57Très orientés qualitativement, les moments et les techniques de méthodologie de recueils de données varient en fonction de l’emploi du temps des stagiaires. Il y a trois sortes de données recueillies. Il y a d’abord nos prises de « notes ethnographiques » sur des cahiers. Précisons que ces données ont été mêlées à celles venant des stagiaires, car notre volonté est de les faire apparaître comme des étudiants en formation pratique sur le terrain. Ensuite, des entretiens directifs, semi-directifs et des conversations ont été menés par les stagiaires. Ils viennent à prouver leur capacité à entrer en relation avec l’autre. Enfin, les observations de classes à partir d’activités spécifiques qui ont été organisées avec les maîtresses titulaires (d’une classe de maternelle) après avoir reçu l’approbation de la direction générale et celle de l’école. Ces données concernent directement la partie linguistique. Les stagiaires auront droit à cette autre catégorie de renseignement comme données officielles. Celles émanant des administrations dont la « Commission de l’enseignement communal de Pwäräiriwâ » et de la « Direction de l’enseignement provinciale », des renseignements intéressant les stagiaires tenant compte de leur dernière année de formation et des projections d’affectation.
58Pour conserver des preuves de notre investissement, nous avons privilégié des enregistrements oraux et des clichés pour rendre compte des actions entreprises. D’ailleurs nous allons citer durant la présentation de cette proposition des données recueillies sous formes de retours oraux de quelques stagiaires entre 2013 et 2019, ainsi que des paroles des « mamans » de la tribu. Leurs discours ainsi que ceux des personnes vivant dans la tribu d’accueil sont à notre sens de la narration d’expérience positionnée en espaces médians. Sachant que les savoirs locaux reposent énormément sur de l’expérience. L’enseignant en classe utilise lui-même « un savoir pédagogique [qui] est […] un savoir d’expérience, au sens plein du mot, le savoir de qui a résolu un problème en surmontant une épreuve » (Houssaye et al, 2002). Le corpus matériel oral est donc non négligeable surtout actuellement à l’heure du numérique. On écrivait, on enregistrait et on prenait des photographies en guise de preuves et d’illustrations.
- 30 Entretien avec Poeda Adèle, lors de la première rencontre avec les familles le 17 mars 2019. Ce mêm (...)
- 31 Légume-racine de la famille des Aracées.
- 32 Entretien mené par les stagiaires avec Lalie concernant les activités domestiques le 19 mars 2019.
59L’empressement à recueillir des données sur la vie en tribu signe et marque réellement un intérêt grandissant sur les objets domestiques de la culture kanak. Les données ethnologiques ont intéressé les lauréats. Par exemple, la pratique du champ kanak, les symboles liés au système de croyances à l’exemple des deux grands totems de la tribu qui protègent et organisent la vie sociale : le feu et le lézard. D’après Adèle Poeda, « le lézard est impliqué dans le relationnel du quotidien. Il a tendance à l’amusement ou [encore] s’amuse avec les membres de la tribu. Il est souvent présent en cas de méfaits des hommes. Certains comportements (schizophrénie) anomiques s’expliquent par l’influence totémique du lézard. Il tourne souvent en dérision les contrevenants »30. Les symboles communs comme l’igname, le taro31 sont souvent cités comme des éléments d’identité du groupe. Les stagiaires ont été intéressés par le tressage, la couture, l’embellissement des jardins32 à proximité des habitations et de la petite école de la tribu et les pétroglyphes. Durant cette immersion, on sera « doublement des observés ». C’est-à-dire paradoxalement nous serons autant des « observés-observants » et des « observants-observés ». Les jeunes enseignants tout en développant leur capabilité à recueillir des informations se trouveront aussi à être interrogés par les accompagnateurs et membres de la tribu qui les logent. Les activités proposées par la tribu (sculptures, tressage, construction de case miniature, pétroglyphes et construction de radeaux) permettaient aussi d’avoir d’autres informations.
60Il y a ensuite les entretiens participatifs, directifs, semi-directifs et bien souvent – « durant les coups de thé et activités domestiques » – conversationnels. Ces contextes ont été largement utilisés par les stagiaires et les formateurs. Par ces entretiens, nous découvrons la façon dont les personnes lisent leur environnement, comment elles s’orientent à l’intérieur de leur milieu. À travers l’histoire de la tribu, les jeunes découvrent comment la territorialisation matrimoniale s’opère pour fonder l’interdépendance clanique et la conservation d’équilibre entre deux espaces matrimoniaux ainsi que leur mise en synergie à partir d’outils exogènes : la gestion de la chefferie et la présidence du conseil des anciens. La diffusion des clans à travers tout le pays est aussi une donnée marquante des relations coutumières que la colonisation désorganisera avec le cantonnement. Certaines notes avaient été recueillies auprès des personnes qui étaient jeunes (élèves de l’EPK) à l’époque de la mise place des écoles populaires kanak. Une EPK était installée dans la tribu de Câba dans les locaux de la famille Poeda. Adèle Poeda deviendra une des personnes ressources de la tribu auprès des jeunes stagiaires. Elle sera plusieurs fois interrogée sur les univers et objets sociaux (mythes, langues, géographie des clans, rôles ainsi que les objets exogènes installés dans la tribu…). Les autres informations proviendront des situations organisées par la tribu.
61Puis nous avons récolté des données d’ethnographie d’activités de classes liées à la linguistique. Des situations observées à partir de 2017, mais qui ont surtout été répertoriées en 2019, suite à la mise en place des EFCK dans les écoles. Par exemple, durant la visite de l’école de Kurera à Waa wii luu, les stagiaires en langues kanak et celles et ceux qui s’intéressent aux concepts de Boehm de la maternelle ont recueilli plusieurs éléments conceptuels linguistiques (Boehm). Les stagiaires ont constaté qu’il est faisable de travailler ces concepts traduits en langue kanak puis de pouvoir porter un jugement évaluatif.
62Plusieurs documents iconographiques et enregistrements qui sont relatés en guise d’illustration dans cet écrit proviennent justement du terrain. Ils sont très souvent exploités durant les cours à l’Inspé la même année ou l’année d’après. Des documents dans lesquels nous démontrons aux stagiaires comment la psychologie peut éclairer des rapports d’arrière-plans (schèmes) par rapport aux actions d’élèves ou d’enseignants.
63Nous n’hésiterons pas à croiser certains concepts avec des éléments linguistiques localisés pour vérifier la compréhension et le mode de transfert chez l’élève. Par exemple en 2017 sous la direction de Wacalie Fabrice, ethnolinguiste de l’université de la Nouvelle-Calédonie, les professeures des écoles stagiaires non locutrices B. Marion et I. Charlotte, les locutrices L. Nelly et W. Sandrine ainsi que K. Joris ont supervisé les observations sur l’application des concepts de Boehm à la maternelle de Kurera-Gömöde à Waa wii luu. De concert avec les maîtresses en langues kanak de l’école, les stagiaires ont découvert la possibilité de passer d’un registre linguistique à l’autre pour faire acquérir des savoirs académiques. D’ailleurs une des maîtresses de l’école dira : « On est à l’école pour bien apprendre “par” la langue ». La même expérience articulant langue locale et concepts académiques (psychosociologie) avait été reconduite en 2018 et 2019. Année où elle a pris une autre tournure avec la mise en place des EFCK. Durant le stage de 2019, nous avions choisi de croiser le système de repérage et d’orientation locale, localisée avec celle de la géographie physique conventionnelle. Cela pour montrer aux stagiaires comment la culture familiale et de l’environnement sur le positionnement et l’orientation croise celle que l’école transmet. Des conflits d’arrière-plans peuvent se présenter et soumettre l’élève à une double contrainte. Dans les soucis des équilibres et des rééquilibrations la synergie entre deux sortes de savoirs présents dans la classe peut constituer le « chemin » pour la maîtrise des fondamentaux sans attenter la culture des représentations locales et localisées. Cette technique articule deux formes de savoirs nécessaires aux équilibres spatiaux, sociaux et scolaires.
64La présence des stagiaires lauréats PE2 en langues et culture kanak était non seulement une aubaine pour la clarification et l’articulation conceptuelle, mais aussi par rapport à leur futur métier d’enseignant en langue kanak. Pour développer et renforcer leurs compétences liées aux objectifs des programmes et le support linguistique, le formateur a choisi pour servir de situation d’exploitation d’étude les concepts de Boehm étudiés dans les classes de maternelle. La maternelle de l’école Kurera-Gömöde à Waa wii luu devient le terrain d’observation du groupe de stagiaires en langues kanak et les autres volontaires comme B. Marion et I. Charlotte. La maîtresse de maternelle dirige la séance avec l’aide maternelle. Les concepts sont abordés en langue a’jië.
65Alors pourquoi un tel choix d’objet d’étude conceptuel ?
66Premièrement, les stagiaires ont une base ou un point de départ pour amorcer leur réflexion. Le formateur, après concertation avec les enseignantes titulaires de la maternelle de l’école, renseigne les stagiaires à propos de ces éléments conceptuels. Ces concepts primordiaux (qualité, quantité, espace et temps) font souvent l’objet de situations didactiques et pédagogiques en maternelle. Nous avons choisi de voir l’implication et l’application de ces concepts particulièrement au niveau de l’espace et du temps dans une séance. Ces concepts chronotopiques sont favorisés pour l’acquisition liée au déplacement dans un espace, situer une chose, un objet ou développer des compétences concernant la latéralisation. Ils sont aussi abordés dans d’autres cas ou situations et souvent à la base des activités de remédiation et de différenciation en classe maternelle. L’acquisition de la chronotopie par le langage est une compétence primordiale dans les premiers cycles. Pour ces petits de Kurera-Gömöde, l’acquisition conceptuelle passe par la langue maternelle.
- 33 On doit maintenant problématiser les violences qui peuvent exister aujourd’hui dans les écoles.
- 34 Consulté le tableau correspondant à la figure 9.
67Deuxièmement, les jeunes enseignants découvrent comment s’expriment la subjectivité sociale à travers les objets exogènes. Lorsque ceux-ci sont renommées pour leur inclusion dans les espaces de vie. La langue véhicule un système et des façons de penser les univers. Nous pouvons à juste titre proposer ces exemples en langue paicî. Le maître se dit Caa kâra câmu et quant à la maîtresse, Nyââ kârâ câmû. La traduction mot à mot donne pour la maîtresse la « grande sœur de l’école » et le maître « le grand frère de l’école ». Précisément ces expressions renvoient à la hiérarchie filiale et genrée. Nous comprenons aussi pourquoi les enfants kanak sont très respectueux33 vis-à-vis des enseignants. L’école renvoie à l’Habiter par extension la maison : Mwâ dans la langue a’jië et Wârâ en paicî. En langue de nengone, nous retrouvons l’idée d’Habiter avec l’expression ‘Ma ou en drehu Uma. Quant à la classe (espace), elle se dit dans la langue Paicî, Nâ wâra câmu, littéralement c’est « la pièce du savoir ». Alors qu’on dira au tââ le niveau (échelon). L’objet exogène est subtilement et linguistiquement enrobé d’un point de vue sociologique et phénoménologique. Les stagiaires découvrent cette horizontalité expressive impliquée dans les rapports à l’école et aux enseignants. Ils entrevoient une forme d’expression d’intersubjectivité34. Nous sommes réellement devant une société qui a toujours cherché à composer avec ce que définit Haudricourt (1964), le monde de l’inculture. Par le processus de sociabilité l’inculte peut redevenir cultivé. Ces données ethnolinguistiques nous donnent des informations très importantes concernant les modes d’expression et de « pensée », les stratégies sociales ainsi que culturelles.
68Troisièmement, le formateur essaie de convaincre les jeunes enseignants non-kanak et kanak qu’il est possible d’aborder par transposition des éléments théoriques académiques à partir des systèmes d’orientation en se basant sur la linguistique kanak. Plusieurs chercheurs en anthropologie, en ethnologie et en linguistique ont déjà abordé ses sujets et/ou systèmes selon leurs préoccupations disciplinaires. Il reste maintenant à s’en saisir pour les orienter vers l’enseignement et le monde éducatif en général et particulièrement lorsque nous sommes dans les premiers moment de la formation à l’esprit scientifique.
69Quatrièmement, concernant directement leur formation en didactique approchant la pédagogie spécialisée, les stagiaires comprennent l’usage de ces concepts. Ils sont présentés en test de base pour la compréhension et le développement du langage chez le jeune élève de maternelle. Ce test de cognition vise à déceler les éléments qui peuvent conduire à l’échec. Il est évident que l’enseignant cherche à faire réussir l’enfant toutefois une prise en charge par une pédagogie spécialisée peut être envisagée en cas de difficulté.
70Cinquièmement et plus généralement on découvre comment interagissent l’esprit et le corps. Ce qui se passe dans l’esprit de l’enfant aura forcément des effets sur le corps et réciproquement. Précisément les stagiaires saisissent l’opportunité à voir ces concepts appliqués à d’autres activités des cycles de la petite enfance. Les titulaires ont utilisé l’activité de motricité dans ces moments de balbutiement entre langue locale et langue de l’école. L’acquisition conceptuelle passe par des activités liées au corps. Le kinesthésique est exploité par les maitresses pour le développement intellectuel de ces petits de Kurera-Gömöde. Nous avions donc insisté aussi bien pour les PE2 en langues kanak que ceux des enseignements généraux d’observer le travail mené par leurs collègues dans cette classe de cycle 1 à la maternelle de l’école Kurera-Gömöde à Waa wii luu. On découvre comment à partir des concepts de Boehm mettre en relation des notions impliquant les langues kanak et celles en usage dans les systèmes académiques. Plusieurs données ethnolinguistiques avaient été saisies par les jeunes en langues kanak et ceux qui étaient non-kanak volontaires, mais curieux des possibilités d’articulation entre les deux mondes de l’enseignement.
71Soulignons bien entendu en guise de précision, ces jeunes stagiaires ont été accompagnés efficacement durant les différents moments de stages (2017 à 2019) d’immersion, car ils ne sont ni des enseignants titulaires et ni des spécialisés. Par contre leur formateur-encadrant est diplômé de l’enseignement spécialisé et de surcroit docteur qualifié en sciences de l’éducation et de la formation (70e section du CNU). Ces compétences viennent expliquer l’orientation prise pour étudier les concepts de Boehm bien souvent introduits dans les remédiations en classes de maternelle et linguistiquement d’une manière localisée du fait de la double qualification universitaire (15e section CNU). Il a donc une solide expérience liée au contexte, à la didactique et à la pédagogie spécialisée. C’est la raison pour laquelle il utilise ces trois formes trialogiques de faisceaux d’orientation « enseignement-recherche-formation » pour former les jeunes enseignants. Ces ateliers ethnolinguistiques et didactiques ont constitué des moments profitables pour non seulement découvrir son futur terrain d’exercice, mais aussi de rencontrer « ceux qui vivent juste à côté d’eux ».
72Les ressentis proviennent, surtout et avec plus de recul de stagiaires (2017, 2018, 2019), lors de nos visites pour la professionnalisation. Par exemple, Rabouté Hinanui, une stagiaire qui était présente durant le stage de 2019 se rappelle avec du recul, cette fois-ci en 2022 :
- 35 Entretien du 8 juillet 2022 à Kouaoua (Kaa Wi Paa). Elle se remémore le stage de 2019 à Câba. Elle (...)
« Le fait d’être sur le terrain, c’est à dire en dehors des cadres théoriques, permettait de rencontrer les gens avec qui on allait travailler. Lors de la visite des pétroglyphes, c’était cet aspect échange avec les gens, (…) les parents. Les gens de la tribu nous apportaient beaucoup de leurs savoirs et de la connaissance du milieu de l’enfant. On côtoyait les espaces qu’ils (les enfants de la tribu) avaient l’habitude de côtoyer en dehors de l’école. Il y avait leur espace jeu à la tribu, la maison commune et l’école implantée dans leur milieu. Des espaces que nous n’avions pas forcément l’habitude de les utiliser. […] L’activité construction du radeau était admirable. On nous montrait des aspects techniques liés au savoir du milieu. Par exemple de voir le nombre de bambous assemblés par rapport au nombre de personnes à transporter. Des savoirs que nous pouvions utiliser en classe. Mais il y avait aussi les échanges avec les experts qui nous accompagnaient qui étaient intéressants. On découvrait plusieurs connaissances en mathématiques que les gens pratiquaient quotidiennement durant leurs occupations. Les gens de la tribu avaient beaucoup de savoir à nous apporter. On nous demandait aussi en retour comment on faisait à l’école après »35.
73La « double découverte » enrichit autant le stagiaire en immersion que la personne de la tribu qui découvre l’intérêt de ces jeunes enseignants pour des savoirs ancestraux. Ces situations conversationnelles sont réellement fructueuses. Les informations recueillies sur les « chemins des pétroglyphes » et des plantes médicinales ont été aussi fécondes. Sinon le plus souvent au détour d’une discussion à table lors des repas. Comme le soulignait Clanché :
« En Nouvelle-Calédonie, vous aurez plus de chance d’avoir des informations devant un bol de thé et un paquet de SAO, sorte de biscuit australien, que l’interviewé vous propose à partager avec lui. Moment convivial où ce qu’il n’ose vous donner comme informations en situation d’interview ou devant des entretiens formels, il vous les accorde durant ce moment » (Note personnelle).
74Des échanges formels sont aussi organisés avec la tribu, par exemple, pour connaître l’histoire des clans. Nous notons particulièrement l’échange du mercredi 20 mars 2019 avec l’un des doyens, le « vieux Nebayes ». Un échange fructueux qui a été enregistré pour la suite de nos travaux et rédactions ethnographiques sur la « redécouverte par l’autochtone de son monde ». Lors de ces enregistrements oraux soulignons qu’il est parfois difficile de noter les interactions et les émotions qu’exhalent les interviewés. Nous devons user du discernement entre simple conversation et configuration panégyrique (éloge publique ou en assemblée) des événements cérémoniels (la coutume dans l’hémicycle de la présidence de la Province nord). Quelques stagiaires se réjouissent de découvrir la possibilité d’une « double transposition » didactique. En termes d’arguments nous proposerons en aval quelques exemples.
- 36 Consulter le planning du séjour dans lequel figurent les ateliers ( Figure 6).
75L’organigramme proposé aux stagiaires par la tribu le jour de leur arrivée sur le site de stage avait été travaillé en amont et en concertation avec les administratifs de l’Inspé. Les décisions concernant les ateliers étaient prises en triangulation : présidence et trésorière de l’association de la tribu, administrateur de l’Inspé et formateur organisateur-accompagnateur. Les objectifs des ateliers organisés correspondaient ou approchés les objets théoriques du module : « connaissances des milieux » (CDM). Lors du « stage en immersion dans la tribu » et « hors les murs », le stagiaire peut découvrir d’une manière pratique le pendant théorique des cours en institut. Les matinées ont surtout été réservées pour la visite des écoles, des classes et échanges avec les titulaires ainsi que les encadrants de la circonscription. Dès le lundi 18 mars, nous avions visité l’école de Pwäräiriwâ. Nous avons été accueillis par son directeur, Monsieur Apiazari Jean-Pierre. Après la « coutume de bonjour » avec le personnel, les stagiaires ont été répartis dans les classes pour les observations. À 9h45, nous avions eu une réunion avec Messieurs Apiazari Jean-Pierre et Tutugoro Ariel qui est lui-même membre du Dispositif des enseignants spécialisés pour les élèves en difficulté (désormais DESED). Tous les deux ont surtout parlé des difficultés pour certains élèves qui habitent en tribu et qui sont scolarisés dans cette école du village. L’école participe activement aux activités culturelles de la commune. En même temps nous avons procédé au bilan de la première partie de la matinée dans l’école. À 11h nous avons intégré la salle du conseil de la Mairie de la commune de Pwäräiriwâ. Accueillis par cinq membres (trois femmes et deux hommes) du conseil, l’un des stagiaires a présenté notre « coutume de bonjour ». Après la présentation des activités communales dirigées vers l’école, la parole est donnée aux stagiaires. Le débat a concerné l’attribution de l’aide matériel à l’école et des participations de la commission dans les décisions concernant la scolarité. Une question revenait souvent. Comment avoir un logement communal pour venir s’implanter et enseigner dans la commune ? Les élus ont répondu et encouragent les stagiaires à venir s’installer et travailler dans les écoles de la commune. Pour clore le rituel, une stagiaire a présenté « la coutume de remerciement ». Une élue a remercié par un discours d’encouragement de « maman » (comme elle le dit !) et en guise de retour elle a présenté au nom du maire de la commune et des représentants de la commission, une « coutume d’au revoir ». La séance a été levée à ce moment-là vers 12h45. Cet atelier particulier comprend la « visite de l’école de Pwäräiriwâ » et « rencontre avec les membres de la commission communale de l’enseignement ». Il a été organisé conjointement entre la tribu, la commune de Pwäräiriwâ et la direction de l’école. Messieurs Apiazari Jean-Pierre et Tutugoro étaient des intermédiaires administrativement et culturellement efficaces et très compétents. Nous les remercions franchement pour leur investissement conséquent. Ces remerciements sont aussi dirigés vers les membres de la commission communale de l’enseignement de 2019.
76Les ateliers en culture s’organisaient durant l’après-midi après les heures de pauses. Les préparatifs pour la construction de la case en miniature ont d’ailleurs débuté le lundi après-midi. Des experts en construction de case ont guidé les stagiaires intéressés par l’activité pour les préparatifs matériels. La construction de la case en miniature a cependant continué le mercredi après-midi puisque la journée du mardi a été réservée pour la visite de l’école de Bayes et l’après-midi l’ensemble des stagiaires ont découvert quelques anciennes armes (artéfacts) et le matériel de pêche (petit filet pour crevettes, pic pour anguilles). Pour finaliser la deuxième partie de l’atelier (pêche à la rivière), le groupe en question a accompagné deux anciens pour la pêche aux anguilles ce mardi soir aux abords de la tribu (petite rivière). Certains ont découvert les lieux de pêche de la tribu. Le mercredi matin, après la visite de l’école de Bayes, les stagiaires et leurs formateurs ont regagné le campement à la tribu. Les ateliers du mercredi après-midi (tressage et confection de la monnaie kanak) ont été reportés à la journée du jeudi 21 mars. Les stagiaires ont été répartis en 3 groupes. Le premier a continué les enquêtes auprès des parents et des anciens. Le second s’est occupé des loisirs pour les enfants de l’école la tribu. Avant la baignade à la rivière, ils ont visité la maison d’une « maman » qui prépare le pain marmite brioché. Le troisième groupe a accompagné les « mamans » de la tribu pour organiser matériellement les ateliers tournants de la journée du jeudi 21 mars. Quelques membres de l’association avec l’aide du formateur et de certains stagiaires ont préparé la mise en place des ateliers et groupes « tressage de la natte kanak et la confection de la monnaie kanak ». Plusieurs étudiants-stagiaires s’activaient à la « Maison commune » à l’organisation matérielle (organisation de la salle commune et choix des bottes de tiges de pandanus). Certains avaient anticipé en tressant quelques objets en avance. En gros l’atelier tressage de « la natte kanak et confection de la monnaie kanak » s’organisera surtout le jeudi matin. Il fallait néanmoins anticiper matériellement cette organisation pour des questions de temps. À 16h, en attendant le dîner de 19h30, ceux qui sont présents ont été invités à prendre un « coup de thé » organisé par les « mamans ». Cela a permis de déguster quelques tranches de pain marmite brioché.
- 37 Le formateur observe les stagiaires en situation d’apprentissage d’objets de savoir culturellement (...)
77Conjointement avec la présidente de l’association et la tribu et en accord avec l’Inspé, nous avons décidé que la journée du jeudi 21 mars serait consacrée uniquement à la culture kanak et particulièrement en lien avec les « modes de transmission et de l’apprentissage »37. Il y avait cinq ateliers en tout dont trois le matin (tressage de la natte et confection de la monnaie kanak, plantes médicinales et art culinaire) et deux l’après-midi (randonnée pétroglyphe et confection de radeaux). Les trois seules règles pour les stagiaires étaient qu’ils devaient se répartir selon leur volonté et désir de performance dans telles activités, noter des remarques pour les retours et le suivi des directives données par les accompagnateurs mis à leur disposition par la tribu pour développer des qualités en relations humaines.
- 38 Terme non péjoratif. Les personnes âgées sont qualifiées de « vieilles » pour les femmes et « vieux (...)
78Le matin du jeudi trois ateliers vont être organisés. Le premier sera autour du tressage de « la natte kanak ». On associera à l’activité « tressage », la « confection de la monnaie kanak ». Un groupe constituera le second atelier. Il accompagnera les « vieilles »38 pour s’initier aux plantes médicinales qui poussent à proximité des habitations. Le troisième atelier sera consacré à l’art culinaire. Ce groupe apprendra notamment à confectionner le bougna aux tubercules avec du lait de coco et l’anguille fumée cuite à l’étouffée avec des légumes verts. Les jeunes de « l’art culinaire » prépareront le repas de midi sous le regard des « mamans et papas » de la tribu. Les « vieux » assis sous les tonnelles en « tôles » à proximité du four kanak supervisent les différents ateliers tout en discutant et plaisantant en langue locale. Ces experts en savoirs savants coutumiers tournent de temps en temps autour des différents ateliers. Ils admirent comment la jeunesse s’active autour des savoirs locaux.
79Un « exemple » d’atelier du jeudi 21 mars : les pétroglyphes
80L’atelier « Pétroglyphes » proposé par l’association Câba, est d’un parcours proposé en randonnée. Avant d’arriver au site des pétroglyphes qui marque la fin de ce parcours, les stagiaires assistent à la présentation de quelques plantes médicinales de la pharmacopée kanak en forêt pour la constitution future d’herbier. Maintenant pour redescendre à la tribu, ils doivent construire eux-mêmes leurs radeaux pour naviguer sur le cours d’eau menant au lieu domestique.
- 39 Wadrawane, J.– M., Bolé, J., et Ouétcho, A.-J. (2020). Les fortifications kanak. Dans Louis Lagarde (...)
81Les pétroglyphes véhiculent à la fois des savoirs savants archéologiques, mais encore des éléments liés aux traditions ancestrales. Un gros travail de recensement des sites de pétroglyphes avait été mené par l’équipe du service de l’archéologie de la Nouvelle-Calédonie. Câba, faisait partie des sites identifiés. Nous voulons juste par l’illustration proposée ci-dessous (Figure 8) montrer la présence de ces figures géométriques qui témoignent du passé à la fois austronésien et civilisationnel Lapita du peuple kanak. Ce paysage foisonne de ce genre de construction devenue des objets archéologiques. Les quelques clichés proposés en guise d’illustration ont été autorisés à reproduire par les archéologues39 du pays. Ces figures géométriques spatiales traduisent symboliquement souvent la recherche constante d’équilibre. Les pratiques coutumières de rééquilibrages sont nombreuses dans la société. Ces archéologues du pays ont suffisamment montré la présence matérielle importante de la spirale dans l’environnement et dans les pratiques culturelles. La figure géométrique très présente dans les pétroglyphes de Câba est le spiraliaire ou la spirale (A).
Figure 8 : Matérialité de la géométrie fractale et spiralaire kanak
Source : DANC (IANCP) : Juillet 2008
82La spirale dénote un « paysage mental axé sur les mythes de l’équilibre des contraires et de la synthèse […]. » (Durand, 1992 : 361). Cette présence symbolique ne nous étonne pas puisque plusieurs pratiques coutumières concernent aussi bien la mère de l’enfant de bas âge que le rapport à l’adolescent. L’oncle utérien (frère de la mère) est très souvent impliqué dans ces pratiques. Comme nous le découvrons à l’image (C) de la figure 8, il y a encore quelques années la spirale est configurée dans les pratiques de deuil kanak. C’est donc une figure connue qui traduit un mode de « pensée » (B) qui ne renie en aucun cas ses origines. Nous la retrouvons d’ailleurs implicitement incluse dans la configuration de la structure de la case kanak et de ses éléments symboliques.
83La stratégie du « regard » tournée vers l’intérieur et de l’échange vers l’extérieur constituent des conditions qui apaisent et amènent à la stabilité. Nous insistons sur la matérialité de la figure spiralaire et la présence de structures fractales dans ces œuvres sculptées sur la pierre. Des structures qui sont traduites autrement dans le paysage et les pratiques sociales et culturelles. Hinanui Rabouté, une stagiaire de cette même période, parlera de la présence d’objets techniques et mathématiques à exploiter à l’école.
- 40 Leenhardt avait peut-être bien saisi cet aspect symbolique de la spirale lorsqu’il nommait ses prem (...)
84Quant à l’idée de permanence, elle apparaissait lors du discours de Nebayes à propos du point de départ et de l’origine des clans du pays avant la colonisation. Par son discours, nous discernons le rapport aux ancêtres. Il est souvent mentionné dans les discours coutumiers. Ce rapport explique entre autres l’expression « chemin » utilisée pour/dans la « coutume » de réconciliation, d’adoption, mise en place d’une chefferie et de la mort. Il y a d’ailleurs un « chemin »40 cyclique des morts. Ce « chemin » commence dans le monde des vivants « visibles » pour finir dans la mer, lieux du non-vivant « invisible ». Nous ne pouvons donc pas éviter les « pétroglyphes » qui renvoient autant à la question de l’imaginaire voire aux symboles omniprésents dans les pratiques sociales qu’à l’ethnologie de proximité et du rapport social qu’entretient la population avec son environnement. Le « rapport au ciel » est une donnée étrangère à la pensée kanak. Elle a été implantée par la chrétienté.
- 41 Entretien du 27 septembre 2022 dans les locaux de la cantine de l’école de Waho à Yaté.
85Isabelle Radotin, une enseignante titulaire affectée maintenant à l’école de Waho à Yaté, en parlant de la visite en 2018 des bords de la rivière la Câba, se remémore avec nostalgie le « chemin des pétroglyphes ». Elle dit : « la visite sur le site des pétroglyphes a été très bénéfique. Aujourd’hui je m’en sers en arts plastiques. […] L’intérêt est aussi de voir comment les enfants agissent “hors de l’école”. Une visite entre autres très riche pour nous, car nous avons été au contact avec les familles »41. Comme pour Isabelle, l’intérêt est de permette aux « stagiaires de découvrir d’abord ce qu’ils veulent apprendre et comment ils pensent pouvoir le faire. [Permettre] à ceux [élèves] dont ils ont la charge d’avoir confiance dans leurs propres capacités, de leur identité toujours à construire » (De Cacqueray, 2022 : 9 et 13).
86Qualitativement nous pouvons retenir quatre sortes de résultats. Déclinons-les : Découvrir le contexte d’exercice de quelques savoirs autochtones ; deux langues pour travailler les concepts de Boehm ; les ateliers principaux en usage pour aborder par transposition des notions conceptuelles académiques ; la « double légitimité » et « coprésence » par le numérique. Nous approcherons rapidement ce dernier point concernant le support nouveau dont le numérique pour enseigner et former aujourd’hui. Dans tous les cas de figures, ces résultats viennent confirmer la faisabilité à transposer quelques savoirs autochtones en vue de la maîtrise des savoirs académiques. La transposition, au-delà de ses aspects didactiques de diffusion, peut sociologiquement avec prudence concourir à transformer certains savoirs locaux pour créer des passerelles. Les stagiaires en participant aux entretiens, en écoutant et observant les personnes qui les logent, ils apprennent les techniques qu’utilisent les adultes – « faire-voir-dire » et « écouter-comprendre » – pour transmettre. Ils comprennent les comportements ou certains aspects kinesthésiques. Les stagiaires saisissent l’opportunité à « apprendre par eux-mêmes » en se « formant en dehors ».
87Les stagiaires dans leur ensemble sont capables de construire des programmations de séances d’activités pour la semaine. Ils apprennent d’une part, « hors les murs » des institutions, à construire en position duale et en tutorat des situations et outils propices aux activités en classes. Simplement dit, ils s’entraident mutuellement. D’autre part, les rencontres avec les différentes institutions, qu’elles soient communales ou provinciales, permettent aux lauréats d’appréhender l’autre partie du paysage de l’enseignement du pays. Il s’agit ici de leurs gestionnaires de carrières, leurs évaluateurs, les commissions partenariales des enseignements, leurs collègues et les chefferies dans les tribus. Lors de notre première réalisation du stage d’immersion en 2013, une stagiaire pendant les restitutions pour le rapport institutionnel soulignait :
- 42 Entretien en novembre 2013, dans le bureau du formateur.
« le but de ce voyage était bien évidemment l’immersion dans des conditions de vie et d’enseignement où l’expression de la culture kanak est bien plus prégnante qu’à Nouméa. Nous sommes toutes ressorties plus riches de cette expérience, et l’ensemble des rencontres que nous avons pu faire (qu’il s’agisse de l’inspecteur, des directeurs d’école, des enseignants et des élèves d’une part, mais aussi des petits chefs et de leurs familles qui ont pris de leur temps pour venir échanger et même nous accueillir chez eux) nous ont beaucoup touchées. […] Cette immersion nous a permis de découvrir les conditions d’enseignement dans plusieurs communes et d’appréhender par ailleurs la réalité physique du terrain comme pour les écoles de tribus, perdues dans des écrins de verdure »42.
88Maintenant qu’en est-il en 2019 ? Les discours ont-ils évolué depuis 2013 ? Laissons Hinanui Rabouté en stage à Câba en 2019 répondre :
- 43 Entretien en 2019, lors de la restitution en groupes. Nous avons rediscuté au sujet du stage lors l (...)
« Quand on est en “formation en dehors” de l’institution, comme à la tribu de Câba on retire beaucoup de bénéfice. Il y a d’abord le “tissage de liens” entre nous les stagiaires puis la connaissance du milieu social de l’enfant de tribu. Ce milieu est raconté par les enfants eux-mêmes. Les gens de la tribu nous apportent aussi du savoir. Je pense à l’activité “Espace - construction du radeau” pour descendre la rivière. Nous sommes confrontés au savoir contextualisé. Certaines connaissances techniques ne sont pas éloignées de celles que nous apprenons à l’école. Par exemple d’estimer le nombre de bambous, d’évaluer les longueurs et la technique de lier les objets ainsi que d’évaluer la flottabilité. Il y a des connaissances techniques et mathématiques, certainement »43.
- 44 En présence de Madame Fons, coordinatrice de l’enseignement des langues et de la culture kanak, ren (...)
89Les stagiaires découvrent autrement la culture et les langues kanak. Les questions d’exotisme s’édulcorent et s’estompent progressivement du fait de la possibilité de didactisation de certains savoirs autochtones. À notre sens ce stage qui conjointement lie « recherche-enseignement-formation » en situation « hors école » est essentiel. Comme le soulignait déjà la stagiaire Julia Duparc en 2013, cette conjonction « permet de toucher du doigt, d’appréhender concrètement les conditions de travail en école bien au-delà du grand Nouméa et de la Province sud en général ». Lors de la rencontre avec l’inspecteur de la 4ème circonscription au centre de formation de Touho, celui-ci pour encourager les jeunes enseignants à durer dans les établissements disait : « même si c’est un peu incongru d’employer ce terme pour l’école, mais il faudra durer dans les écoles. On peut dire même, comme l’équipe de Hienghène, il faut aller jusqu’à “squatter” l’école. Il vaudrait mieux des enseignants qui squattent l’école dont l’objectif est de faire réussir les élèves. Le projet d’école est un outil pour exceller »44.
90Lors de notre déplacement à l’école maternelle de Kurera-Gömöde à Waa wii luu, à Mwêréö nous avons redemandé l’activité motricité où nous appliquerons les concepts de Boehm. Nous avions abordé les concepts en insistant particulièrement sur les aspects linguistiques et les deux systèmes d’orientation, c’est-à-dire « ce qui se dit en langue » et « ce qui se dit en français ». Les stagiaires peuvent constater comment l’enfant utilise les deux registres. Les maîtresses Annette Boemara et Caihe Hmeun ainsi que celle qui était à la petite école privée de maternelle de Câba vont assister à la séance avec les petits. Ces jeunes maîtresses stagiaires ont beaucoup apporté parce qu’elles sont locutrices des deux langues utilisées pour l’observation en motricité. Elles ont reçu une formation en bilinguisme et elles ont atteint le niveau (C2) en se référant au cadre de l’européen commun de référence pour les langues (CECRL). Alors que les non locuteurs volontaires qui ont donc bénéficié d’un étayage conséquent ont le niveau (A1) de la même échelle. Soulignons toutefois, la présentation qui suit n’est guère purement linguistique même si nous nous référons au CECRL pour constituer le cadre des actions langagières. Nous avons voulu simplement montrer et démontrer par cette activité qu’il est possible de transposer des concepts fondamentaux en maîtrise d’espace, de temps, de situation et d’orientation entre langues kanak et langue de l’école. L’autre objectif recherché consiste à montrer aux stagiaires comment sont linguistiquement construits ces éléments conceptuels. Ensuite comment ces concepts linguistiques, présents dans les langues locales « Paicî » et « A’jië », sont appliqués dans les systèmes d’orientation. Les données construites qui suivent en témoignent. En guise de résultat, nous proposons ci-dessous rapidement dans les deux langues kanak, A’jië et Paîci, les concepts de Boehm sélectionnés pour la circonstance. Sachant que la jeune enseignante en langue a pris le soin de représenter par des scènes (photographies) tirées du quotidien de l’enfant les concepts à travailler. Il y a donc eu une préparation et clarification en amont.
91Avant de passer dans les correspondances linguistiques, précisons ceci en termes de code de lecture des exemples donnés. Lorsque le terme erroné est avancé par l’étudiant, l’expression est encadrée par deux [accolades]. L’un des formateurs propose à partir des données recueillies auprès d’un enseignant linguiste expert le terme corrigé et correct. Il est écrit cette fois-ci en « italique » pour les stagiaires.
- 45 Il serait intéressant de voir aussi le rapport au « chemin des morts ».
92Avant d’aborder les concepts de Boehm, voyons quelques informations concernant le système d’orientation. Les lauréats découvrent à travers l’usage linguistique des systèmes d’orientation et les limites culturelles. On s’oriente du « Haut » vers le « Bas » comme le décrivent déjà les linguistes Françoise Ozanne-Rivierre et Jean-Claude Rivierre, « deux linguistes engagés auprès des Kanak et de leurs langues » (Leblic, 2020 : 125). Cette orientation45 ne nous étonne pas. Ozanne-Rivierre précise même lors de sa conférence au centre culturel Tjibaou en 1992 que « [s]ur le plan linguistique, dans les langues de Nouvelle-Calédonie, dans les langues de la Grande Terre, c’est l’opposition vers-le-haut/vers-le-bas qui va être la référence fondamentale pour exprimer tout le système d’orientation, que ce soit dans l’espace restreint ou dans l’espace large. Simplement, ce haut et ce bas vont renvoyer à des repères différents, selon le cadre où vous allez vous situer ». Les limites sont des repères matériels voire matérialisés. Par exemple, la limite entre Câba et Napoemiâ (dite tribu des lutins) est marquée par un très grand pin colonnaire. Il est à la fois la frontière et le chemin par lequel on doit passer. On ne peut donc pas se perdre si l’on suit le pin colonnaire. Maintenant, d’après nos différents informateurs lors des ateliers et situation conversationnelle, les hommes se repèrent dans l’espace surtout par rapport :
-
à la forme des crêtes des montagnes, aux versants et aux sens des rivières ;
-
aux pins colonnaires, aux cocotiers ou parfois d’autres matériaux ;
-
aux constellation des étoiles.
93Voyons maintenant quelques concepts de Boehm (avec leur traduction) à travers les langues kanak :
-
Devant : (tâ) bea [devant/avant] kârâ à Devant eux
Langue kanak
|
i
|
bouteille
|
nâ
|
é
|
tâ
|
bea/kà
|
i
|
péè
|
Glose
|
article
|
bouteille
|
article
|
être
|
particule inanimé
|
devant
|
article
|
verre
|
Traduction
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la bouteille est posée devant le verre
|
94Il existe une variante si l’on considère « devant » comme « avant » dans le temps : bea-ri
Langue kanak
|
i
|
bouteille
|
nâ
|
é
|
tâ
|
bea-ri
|
i
|
péè
|
Glose
|
article
|
bouteille
|
article
|
être
|
particule inanimé
|
devant-temps
|
article
|
verre
|
Traduction
|
la bouteille a été posée avant le verre
|
Langue kanak
|
i
|
bouteille
|
nâ
|
é
|
tâ
|
cëürü
|
i
|
péè
|
Glose
|
article
|
bouteille
|
article
|
être
|
particule inanimé
|
derrière
|
article
|
verre
|
Traduction
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la bouteille est posée derrière le verre
|
-
Une personne : "derrière toi à derrière ton dos" : cȅügüë [tseuge] : se décompose en "cëü" [derrière] "guè" [toi/ton dos] "cëü-o : derrière mon dos"
Langue kanak
|
i
|
bouteille
|
nâ
|
é
|
tâ
|
cȅügüë
|
Glose
|
article
|
bouteille
|
article
|
être
|
particule inanimé
|
derrière-toi
|
Traduction
|
la bouteille est posée derrière toi/ton dos
|
95La particule « tâ » qui est utilisée ici signifie en langue le clan, la famille ou la case. À l’oral, il y a un petit allongement (on insiste sur la voyelle) quand il est utilisé comme un nom (tââ). En langue Paicî, le concept du nord et du sud est défini par rapport au corps de l’Homme, dont la symbolique est la maison, le dos étant l’arrière de la maison, et inversement. Par exemple, on utilisera le même terme pour dire : derrière soi, à l’arrière de quelque chose et au Sud de… L’Est et l’Ouest quant à eux se définissent par rapport au sens de la rivière qui s’écoule du « haut vers le bas », de la « montagne à la mer » :
-
Nord : Poaragorowa (qui veut dire aussi l’avant de la maison) : pwârâ görö wâ ;
-
Sud : Naporomerawa (qui veut dire aussi l’arrière de la maison) : nâ poro mârâ wâ ;
-
Est/côté bas : Naere bo me cwa (qui veut aussi dire où c’est humide) ;
-
Ouest/côté haut/pic : Dö cwa (qui veut aussi dire où c’est sec) ;
-
À côté : â goro jènèrè/À côté d’eux : â goro jènènèrë.
96Les concepts de Boehm à travers la langue kanak A’jië ont été abordés lors de la séance de motricité menée par la jeune maîtresse de maternelle à l’école de Kurera-Gömöde. Quelques renseignements ont été fournis par Anaïs Cahie Hmeun et Annette Boemara de l’école de Mwêréö :
-
Devant : Ka tö baayê ;
-
Derrière : Ka tö dè.
97Différence sémantique selon, si je parle d’un positionnement ou de derrière signifiant « avant ».
98Voici quelques exemples :
-
Na tö dè Héloïse na Ignace
-
Ignace est derrière Héloise
-
Na [tomâ baayérî] Elidjah na Skelly [tömâ baayêȓi]
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Skelly est derrière Elidjah à [Skelly est debout devant Elidjah]
-
Dehors : Ka tö [bwéyé] [bööyë]
-
Dedans : Ka tö [löwé] [léwé]
-
À droite : Ka tö égaamë
-
À gauche : Ka tö é dara
-
Dessus : Ka tö [bwéwé] [boowé]
-
Dessous : Ka tö éria
Ka tö : « le lieu où [je me situe] » à « se situe l’objet – la personne = sur ; dessous, sous, à gauche… »
99L’intérêt grandissant les stagiaires ont poursuivi le recueil de données et l’apport de précisions. À leur retour au campement à la tribu, ils et elles ont questionné les parents sur place pour préciser certaines expressions et aller au-delà des concepts de Boehm. Ils ont voulu étendre leur connaissance sur les pratiques linguistiques. À savoir que dans la tribu il y a une multitude linguistique. Les épouses viennent de plusieurs endroits du pays avec leur bagage linguistique et culturel. Certaines épouses calédoniennes européennes et océaniennes conversaient dans la langue kanak du mari et n’hésitaient à échanger avec les stagiaires en français. La plupart était bilingue et encore quadrilingue.
100Les stagiaires non-kanak ont donc été étayés par celles et ceux qui sont à la fois locuteurs et PE2 en langues kanak. L’extension en connaissances linguistiques a engendré la présentation de ce tableau proposé ci-dessous (Figure 9). Il montre implicitement et conjointement les rapports entre mondes et expressions et expression et monde (Searle, 1985). Nous pouvons encore considérer ces deux exemples. Le mot « directeur » se dit en paicî « piapi tuâ », ce qui veut dire « celui qui commande » et en langue d’a’jië, « ka vitâri mwâ yu pèci », ce qui veut dire « celui qui garde l’école ». On peut connaître les intentions significatives en analysant aussi comment les anciens ont surnommé en langue le mot « école » dans ces deux langues. En paicî, l’école se traduit par Wârâ câmû, c’est le lieu d’éducation, de la règle ou de la mesure. Pour la langue a’jië, on dira Mwâ yu pèci, c’est la maison où l’on trace sur des feuilles. En résumé « l’École est la maison des règles [et de la mesure] pour tracer [sur du] papier ».
Figure 9 : Tableau dressé par les stagiaires en guise de retour sur quelques notions liées à l’école en langues kanak
101Quelques préalables avant les aspects conceptuels
102Après les concepts de Boehm en Paicî et Ajië, venons-en maintenant aux autres résultats impliquant les EFCK. Cette fois-ci les clichés justifiant les observations seront accompagnés de commentaires conceptuels qui proviennent de plusieurs champs théoriques des sciences humaines et sociales. Nous retrouverons aussi bien des éléments de la psychosociologie culturelle que de l’ethnosociologie linguistique kanak. Ces concepts seront affichés en « bandes » déployées. Il est évident que la démonstration des résultats qui suit aura deux objectifs. À la fois de montrer à travers les clichés non seulement ce qui été retenu en termes d’activités et de participations durant le stage, mais encore la perspective de traduire ces informations en outils de formation, et de permettre aux stagiaires une lecture concise d’arrière-plans des pratiques culturelles. Par cette procédure, le jeune enseignant standard et le professeur des écoles en langues peuvent saisir les notions scientifiques appliquées et impliquées, cette-fois-ci à travers les pratiques culturelles kanak. Notre souci demeure le métissage au sens de logiques métisses (Amselle, 1990) dans les situations de formation et la démocratisation des concepts et outils de formation. Progressivement nous allons positionner le numérique comme un outil aujourd’hui indispensable. Il est à utiliser à bon escient pour approcher quelques champs théoriques dans la formation des enseignants.
103Deux ateliers principaux ont été proposés par l’association Câba. Les autres sont considérés comme complémentaires, mais nécessairement didactiques. Premièrement il y a l’atelier de tressage de « la natte kanak » et deuxièmement, moins à la mode et très peu connue du grand public, la « fabrication de la monnaie kanak ». Cet atelier de tressage qui sort de l’ordinaire a été planifié par la tribu pour celles et ceux qui ne connaissent pas cette monnaie et sa fabrication. Cet objet est très présent durant les coutumes ou contrats sociaux sur la Grande Terre. La « fabrication de la monnaie kanak » (Figure 10) relève de savoirs spécialisés et les personnes initiées bénéficient d’un apprentissage long, appuyé et suivi par un tuteur. Notre usage « savoir savant coutumier » renvoie à la fois à la compétence spéciale de réaliser un tel outil, mais aussi à la transmission de connaissances spécialisées. L’atelier est conduit par un ancien de la tribu. Nous constatons la dextérité et la minutie des gestes, mais aussi l’intention en cours et l’attention soutenue. La virtuosité à manier de petits matériels (cordons, tiges filetées, laine, étui en fragment végétal, coquillages, fil et laine, etc.) pour arriver à un objet précis relève vraiment d’une compétence spéciale. Soulignons le côté rudimentaire de l’outillage (cutter, canif, opinel, aiguille à coudre). Le tressage de la cordelette en poils de roussettes où pendent les éléments symboliques miniaturisés est une spécificité liée à sa fabrication. Maintenant, faute d’avoir un cliché lié au stage de 2019 pour illustrer l’activité, nous avons arbitrairement choisi de proposer cette photographie qui a été prise par la journaliste Marguerite Poigoune de la télévision locale, Nouvelle-Calédonie la 1ère, présente à nos côtés en 2017. Ce cliché est simplement en guise d’illustration.
Figure 10 : Fabrication et tressage de la monnaie kanak (2017)
104Cet atelier a inspiré une jeune stagiaire qui, à la suite de l’observation et des recherches complémentaires menées durant les cours sur les EFCK du PENC, aidée par son professeur de mathématiques à l’Inspé, a construit deux années après une approche du nombre par la narration (Figure 18) dont le thème est la monnaie kanak. Elle est membre aujourd’hui d’une jeune équipe qui travaille et réfléchit sur la philosophie à l’école avec une formatrice en littérature.
105Abordons maintenant le tressage lié à « la natte kanak » qui est symboliquement significatif. N’entendons-nous pas durant les cérémonies de deuil dans le popai : « La personne à sa mort son corps est enveloppé dans une natte ! » ?
106L’atelier « Tressage » est une activité développée par la gent féminine. Le tressage intéresse les stagiaires pour leurs activités en classe. Cet atelier avait déjà été proposé en 2017, il était réitéré en 2018 puis reconduit lors du stage en 2019 lorsqu’il s’agissait de travailler autour des EFCK. Plusieurs stagiaires y étaient inscrits et avaient pris plaisir à « tresser la natte kanak ».
107La natte tressée est un objet prisé dans la vannerie de la culture kanak et elle a une grande signification symbolique. L’élève peut découvrir ce lien en faisant des recherches autour des pratiques de recherche du lien, « renouer la parole » et de la réconciliation. L’apprenant peut aussi approcher l’usage des métaphores dans les langues kanak : « un enfant nait et enveloppé par la natte ». Élise Goro Atuu, une maman de la tribu, explique à une stagiaire, en mars 2018 :
- 46 Propos recueillis lors de la discussion « Bilan » sur les ateliers avant le repas confectionné par (...)
« Aujourd’hui les feuilles de pandanus servent à tresser des nattes à destination de la coutume (40 x 70 cm). Cette “transformation coutumière”, cherche à donner une place aux femmes dans la coutume. Par leur tressage, elle laisse indirectement une trace de leur existence sans passer par la prise de parole. Ce concept arrive petit à petit à la tribu, mais il n’est pas encore entièrement entré dans les mœurs »46.
108Du côté de la transmission des savoirs, l’enseignant peut construire une programmation mixte dans sa classe. Cette activité transposée en tant que situation didactique contribue non seulement au développement de la dextérité du geste chez le jeune enfant, mais encore à connaître et être au contact avec le matériel végétal utilisé. Les jeunes enseignants se rendent compte qu’ils peuvent l’utiliser d’une manière pluridisciplinaire pour maîtriser des connaissances académiques.
109La vision du tressage va donc au-delà de la simple pratique culturelle. Elle montre encore au cours de cette activité que, dans un tel univers, on ne peut pas ne pas communiquer et qu’un rapport au monde bien adjacent se détermine. Il est possible d’entrer dans une forme d’intersubjectivité par les modalités d’expression du croisement des paroles et du lien. C’est ce que nous avons essayé de démontrer à travers la diapositive commentée ci-dessous.
- 47 Nous employons le terme « Trialogie », car la trilogie « faire-voir-dire » s’inscrit dans un projet (...)
110Transmettre le lien éducatif par la trialogie47 du « faire-voir-dire » : « Écouter-comprendre »
111Fortes de leur expérience de transmission du savoir local, les « mamans de la tribu » ne se sentent plus démunies face aux nombreuses questions et suggestions émanant des stagiaires-lauréats. N’omettons pas de souligner le rapport entre la représentation virtuelle par le fait de « voir » et d’« écouter » et l’accomplissement du geste, cette intelligence de la main.
112En raisonnant nous pouvons dégager plusieurs éléments conceptuels utiles à la formation des stagiaires. D’une part, les jeunes enseignants, en excursion officielle dans une autre culture, apprennent à « lire et décrypter » les gestes en cours. D’autre part on se focalise sur l’attention et la perspicacité que développe le jeune enseignant. Plusieurs éléments de théorisation propices pour la formation viennent à se croiser : « voir-faire-dire ». Une trilogie souvent impliquée dans les apprentissages en tribu qui montre que les savoirs sont avant tout des objets sociaux (Figure 11) et qu’ils transitent à l’intérieur des activités spécifiques. Ils sont contextualisés suivant les diverses situations qui se présentent à l’observateur. Les savoirs circulent à l’intérieur d’un réseau de transmission et d’ordonnancement. Les plaisanteries, les rires et les encouragements font partie du cadre de transmission parce qu’on a le droit de se tromper. Le savoir extériorisé à partir d’une pratique donne à la fois de l’éloquence, mais encore du pouvoir de décision.
Figure 11 : « Sincérité-empathie-équité »
113Dans le cadre de l’observation, la méthode consiste à voir en miroir à la fois l’activité proposée et exécutée par l’adulte et presqu’en face l’étudiant qui essaie d’exécuter sous la conduite du responsable d’atelier. Cette fois-ci, nous retrouvons déployée d’un point de vue trialogique « faire-voir-dire » puisqu’impliquée dans un projet de réalisation où la « parole » est l’espace médian entre le formateur, l’adulte de l’atelier et le stagiaire de l’Inspé. Profitant de ce trialogue durant le « tressage », nous retiendrons les éléments conceptuels collatéraux qui peuvent apparaître et devenir des notions à aborder en formation. Cette méthode d’observation en miroir apparaitra tout au long de cette partie jusqu’à la partie conclusive. On peut constater à travers cette illustration la posture de cette « maman » qui se met presqu’en aplomb (Figure 12) pour conseiller le stagiaire sur la manière de croiser plusieurs fibres de pandanus. Si cette grand-mère de la tribu s’applique comme tutrice à conseiller ce stagiaire c’est que la situation de tressage a été bien ordonnée de manière à faciliter l’apprentissage de cette pratique. De plus, son expérience la crédibilise à transmettre d’un point de vue réflexif la pratique du croisement des fibres de pandanus pour le futur objet. Le jeune enseignant peut compter sur cette expérience pour atteindre l’objectif escompté.
Figure 12 : L’aplomb « faire-voir-dire » en situation d’observation et de transmission
114Des aspects dialogiques apparaissent aussi à travers la communication intersubjective dans laquelle on ne peut que constater l’une des stratégies issues de l’enseignement missionnaire que le monde kanak et océanien a réitéré et développé, l’imitation (mimesis). N’omettons pas aussi de souligner comme suggère implicitement la situation, la présence du mode de communication par les impressions et la modélisation intuitive à travers les stratégies du « voir » et de l’« écouter ». La relation d’appui dans laquelle nous distinguons quelques stratégies et opérations mentales en cours démontre la fiabilité liée à l’étayage. Il serait intéressant de transposer cette activité en mathématiques pour la maîtrise des procédures et des algorithmes : « lier-croiser-plier ».
115Ainsi, si les savoirs sont des objets sociaux, la pédagogie, comme on le peut constater d’une certaine façon ici puisqu’il y a de la transmission de connaissances, permet de construire les rapports sociaux à travers ces mêmes objets. L’expert en pédagogie de transmission ne se limite pas dans le système scolaire comme l’entend Bernstein (2007). En résumé, toute situation culturelle réflexive de transmission est toujours un acte mental de reconstruction. Les aspects kinesthésiques, les plaisanteries (hilarités) et les jeux de langages accompagnent la transmission.
116Enfin nous avions eu l’atelier « Construction de radeaux ». Cette activité de « recherche-enseignement-formation » vient en seconde période après la visite du site des pétroglyphes. Comme le tressage, cet atelier « Construction de radeaux », déjà présent en 2018, a été réitéré lors de notre passage en 2019. Les accompagnateurs de la tribu et les formateurs ont privilégié la construction des radeaux afin de donner l’occasion aux stagiaires de construire ou de réaliser des fiches techniques pour permettre soit de travailler en transdisciplinarité (échange de service, décloisonnement) ou en pluridisciplinarité (langues kanak, français, anglais, histoire, géographie culturelle océanienne, mathématiques, biologie, technologie, physique). L’activité en question suit le sentier du terrain de chasse du Notou (Ducula goliath) en avril. Les chasseurs longent la rivière en passant non loin du site des « pétroglyphes ». Ils utilisent le « radeau en bambou » pour naviguer et pêcher sur la petite rivière qui serpente le long de la tribu. C’est donc cet itinéraire qui a été proposé aux lauréats. Chaque groupe concerné doit réaliser « sous le regard de » l’expert les coupes de bambous et leur assemblage (Figure 13). On doit construire son radeau pour naviguer vers les abords de la tribu. On veille au nombre de bambous, à la l’assemblage, à la flottabilité. Bien des éléments sont à repérer pour les apprentissages à l’école. Plusieurs stagiaires remarquent les connaissances des personnes qui les accompagnent et les initient aux activités pratiques de leur vie quotidienne. Leur efficacité est en grande partie tirée de leur expérience du réel. Sans le savoir ils utilisent ces stratégies constamment dans leur vie de tous les jours pour résoudre des situations problématiques.
Figure 13 : Sous le « regard de » l’expert de la tribu
- 48 Avec la ruse, nous sommes en présence d’une vraie catégorie mentale, jouant sur divers registres. I (...)
117Ces experts du savoir coutumier utilisent des manières habiles d’agir acquises au gré des expériences où dextérité des gestes, coup d’œil et pénétration d’esprit sont très apparents. Nous retrouvons durant cette activité les fondements puissants de l’expression de la mètis ou ruse48 de l’intelligence dont parlent conjointement Détienne et Vernant (2009).
118Les rencontres dans ces nouveaux horizons
119Enfin, ce « stage d’immersion en tribu » a mis en exergue plusieurs moments d’émotions. Julia Duparc, une stagiaire professeure des écoles de 2013, notait déjà en disant :
« Cette “immersion” en province nord pendant une semaine a été une grande aventure humaine. Ce stage a également rapproché la promotion : la vie commune pendant cinq jours a tissé des liens qui permettront par la suite, j’en suis certaine, beaucoup plus de collaboration en formation et pour la préparation des stages ».
120Les rencontres dans ces nouveaux horizons pour plusieurs d’entre eux sont très enrichissantes. Le métier s’apprend en situation et selon les conditions d’inter-communicabilité.
Figure 14 : Le mé-tissage des savoirs par le « faire » dans les cultures kanak et océaniennes
121Les stagiaires éprouvent diverses émotions lors des visites de classes dans cette province où se côtoie une population homogène, et constatent comment les langues kanak sont valorisées dans les établissements du nord. Leur mise en valeur permet de neutraliser les discours déterministes vis-à-vis des langues. Voici les propos de cette autre stagiaire titulaire qui a vécu le stage d’immersion à Câba :
- 49 Entretien avec Badie Morgane le 22 septembre 2022 à l’école Les Niaoulis de Koutio.
« L’école force un enfant pour développer un rythme qui n’est pas le sien. […] L’école est fondée sur un système d’adulte. L’école ne fonctionne pas, mais on continue à reproduire malgré le constat alarmant. Après on critique les enseignants parce qu’ils manquent de bienveillance. On ne respecte pas le rythme des enfants. Les enfants doivent passer du temps à explorer et apprendre par eux-mêmes selon le temps »49.
122Pour l’ensemble des différentes promotions de stagiaires formés à l’Inspé-Unc, aujourd’hui affectés dans les écoles provinciales, ce stage a été grandement bénéfique. Pour eux, ce module « Connaissances des milieux de l’enfant et de l’enseignement » :
- 50 Deuxième discussion avec la professeure des écoles Hinanui Rabouté, le 08 juillet 2022 avant la rep (...)
« […] était intéressant, car nous touchions du doigt le milieu de vie des personnes. L’intérêt était aussi cet aspect échange avec les parents. Lorsqu’on était sur le pont de la Câba, ces derniers nous demandaient comment on faisait à l’école. […] le fait d’être formés “en dehors” des cadres formalisés l’échange est beaucoup plus facile »50.
123On constate comment les stagiaires apprécient le contact avec le terrain, le réel. Le module « Connaissances des milieux de l’enfant et de l’enseignement » porte ses fruits tant du côté de la didactique et de la pédagogie que du côté des relations humaines. Terminons avec la stagiaire de l’année 2013, Julia Duparc :
- 51 Entretien du jeudi 21 mars 2013 après la discussion avec Mr Dogo Jean, petit chef de la tribu de Ba (...)
« Ce stage est à mon sens essentiel à cette formation, car elle permet de toucher du doigt, d’appréhender concrètement les conditions de travail en école bien au-delà du grand Nouméa et de la Province sud en général. À renouveler pour les promotions futures »51.
124Ces retours qualitatifs sous formes d’entretiens et d’images numériques que livrent les stagiaires ont montré à la fois leur enthousiasme à découvrir ce monde qui a tendance actuellement à devenir des « marges positives » et les bénéfices pédagogiques qu’ils en retirent à partir de leurs observations et constructions d’outils. Le « mé-tissage » entre de formes de savoirs – ethnologiques et académiques – par le numérique en démontre la faisabilité (Figure 14).
125Tout d’abord quelle posture adoptée lorsque l’autochtone lui-même se met à observer son propre monde voire ses univers culturels ? Le souci permanent consistant formellement à éclairer l’objet sans s’éclairer soi-même doit le préoccuper. Comme le montre déjà Dubet (1990 : 177) en sociologie, bien souvent on se laisse « enfermer dans le discours sur les univers plutôt que de se concentrer sur son objet d’investigation ». On doit aussi souligner que les sociétés ont toujours progressé au gré des rencontres, mais c’est bien souvent la plume du sociologue, de l’anthropologue qui fixe momentanément certains traits de l’observable, voire de soi et de l’autre. Le chercheur autochtone doit encore veiller à l’authenticité des objets transmis. Il doit les vérifier. Il y a un travail de méthodologie qui ne doit pas être négligé si on veut transposer certains savoirs culturels vers les domaines académiques. Nous devons donc être prudents quant au choix des savoirs à didactiser. Par prudence, nous devons entendre la détermination de limites acceptables quand il s’agit de transposition didactique. Transposer, oui ! Mais pas n’importe comment, car cela comporte des risques. Tout savoir institutionnel est organisé. Des spécialistes travaillent autour de ces savoirs, ainsi que des organismes de diffusion. Le savoir se transmet à travers des situations didactisées. Dans l’institution, on opère une distinction entre savoir savant, savoir à enseigner et savoir enseigné. Transposer directement des savoirs autochtones dans l’institution scolaire risque leur banalisation. Ils seront simplement banalisés et considérés comme de simples compléments distrayants, voire lucratifs perdant à la longue toute dignité. On sait que certaines cultures meurent de toutes sortes d’ethnic business ou d’ethnicisation d’enfermement (Clanché, 2017).
126À l’heure où les EFCK intègrent officiellement les programmes d’enseignement, il est temps de porter une réflexion et de développer des outils nécessaires à la programmation et à la transmission. La reconnaissance institutionnelle des savoirs autochtones enchante certainement, mais elle est simplement insuffisante. Nous devons inscrire les EFCK dans une démarche finement scientifique pour que ces objets soient des éléments de programmation et d’enseignement. Le terrain renvoie cette insuffisance à travers les discours. Bien que ce savoir soit égalisé, normalisé au sens normatif par l’institution, il sera néanmoins et paradoxalement critiqué au sens d’attrait-inquiétude du fait du manque d’écrits ou de références à fondements épistémologiques et d’outillage. Malgré les avancées en termes de politique éducative, les enseignants reprochent le manque d’outils didactiques liés à l’enseignement culturel kanak et océanien.
127Nous devons penser et impliquer les EFCK dans les enseignements entre art et sciences en transdisciplinarité et interdisciplinarité. La transposition didactique comme cadre formel d’analyse et de propositions peut servir à l’enseignant pour évoluer dans ses modes de « pensée » et innover dans ses pratiques. On doit se convaincre que depuis la prise en compte des EFCK dans le PENC en 2016 et leur implication dans les systèmes d’enseignement, la tâche certainement lourde est toutefois possible et envisageable. Leur prise en compte occasionne à revisiter autrement les authenticités et l’analyse de la possibilité de didactisation de ces quelques savoirs autochtones pour l’école représente pour le philosophe, scientifique et didacticien un réel défi sociétal.
- 52 Point 3 du préambule de l’ADN.
128L’enseignement des EFCK, tout nouveau soit-il, nous oblige donc à repenser la formation initiale et continue des enseignants calédoniens dans les instituts. Le fait d’apprécier conjointement l’identité kanak et la laïcité en situation de « coprésence » et comme une « double légitimité » (Wadrawane, 2022 : 74) est manifestement inédit et traduit ce qui est énoncé au paragraphe 3 du préambule : « Il est aujourd’hui nécessaire de poser les bases d’une citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie, permettant au peuple d’origine de constituer avec les hommes et les femmes qui y vivent une communauté humaine affirmant son destin commun »52. C’est dire les enjeux d’un enseignement qui, loin de singulariser ou d’isoler les cultures kanak et océanienne, contribuent à rapprocher les communautés en mettant en relief des élaborations originales. Le dynamisme des cultures kanak et océaniennes peut par l’école actuelle permettre la construction de passerelles. La compréhension interculturelle doit passer par l’École, un des vecteurs essentiels du vivre ensemble et du destin commun. La transposition didactique est encore une occasion institutionnelle de reconnaître la « double légitimité » et d’œuvrer pour produire de la « coprésence » à travers les programmations pour enseigner et rien ne nous empêche d’approfondir nos réflexions. La faisabilité institutionnelle est aujourd’hui acquise. Nous pouvons à travers nos connaissances en sciences humaines de l’éducation exploiter par transposition certaines pratiques sociales autochtones dans le cadre de la formation. Pour pouvoir passer notre épreuve de l’interculturalité, nous devons avec franchise philosophiquement et d’un point de vue paradigmatique requestionner ce que nous entendons par « double légitimité » et la « coprésence ».
- 53 L’enseignant devra faire un effort à développer la maîtrise de quelques objets de savoirs autochton (...)
129Le stagiaire sera amené à apprendre à gérer, entre tensions et mutations, la présence d’un savoir nouveau et l’injonction institutionnelle dans le cadre d’une volonté de reformulation et recomposition. Celui-ci peut se retrouver dans la situation décrite plus haut, celle concernant la situation paradoxale d’attrait-inquiétude. Néanmoins il a toujours la possibilité de procéder par la « double articulation » pour se déloger lui-même. Se faisant il pourra démontrer, et c’est effectivement là que la fonction enseignante devient intéressante, élever la pensée de l’étudiant et/ou l’élève en utilisant la « double culture » comme nouveau potentiel riche. C’est à notre sens, par ces jeux des équilibres et d’échelle entre endogénéité et exogénéité, que nous pourrons contribuer à apaiser53 les contextes, rééquilibrer par l’analyse et la production en outils didactiques et pédagogiques. La mise en complémentarité de certains savoirs autochtones dans les enseignements est acceptée officiellement, car ils sont à la fois transposables, programmables et enseignables.
130Double légitimité et coprésence par le numérique dans la formation des futurs enseignants
- 54 Gouvernement de la Nouvelle-Calédonienne, Projet éducatif de la Nouvelle-Calédonie, « l’école caléd (...)
131Le stage d’immersion de 2019, réorienté autour des EFCK, offre l’opportunité de revisiter autrement ces savoirs par le numérique. Dans le cadre de la formation à l’Inspé, les choix de modalités de présentation des connaissances en didactique, ethnologie, sociologie et autres par le biais du numérique sont purement subjectifs. Cependant, nous voulons mettre en valeur la quatrième ambition du PENC stipulée : « Ouvrir l’École sur la région Océanie et le monde, pour répondre aux défis du XXIe siècle : favoriser l’essor du numérique à l’école, […] »54. Ainsi nous proposons l’usage du numérique à la fois pour l’hybridité enseignante et la formation, mais encore il permet d’affermir « autrement » le rapport solidaire interdépendant ethnoécologique entre le savoir endogène et celui qui est exogène. La double émancipation inclusive vers un véritable destin commun viendra de cette structuration mutuelle. Structurelle entre autres, car, par le numérique, il y a facilitation pour d’autres jeunes d’approcher les réelles connaissances autochtones. Nous saisissons son importance à travers les interactions produites.
Figure 15 : Usage du numérique en contexte de formation à l’Inspé en 2019-2022
132L’exemple ci-dessus (Figure 15), construit par le formateur après le stage de 2019 pour les besoins d’enseignement et de formation à l’Inspé de l’Université de la Nouvelle-Calédonie, a pour but de développer cognitivement la « double légitimité » et la « coprésence ». Les éléments théoriques proposés sur le cliché sont très orientés vers les sciences de l’éducation. Cette proposition assemble des connaissances concernant les sciences humaines, dont la psychologie, l’ethnologie et la linguistique. Cette articulation amène la preuve qu’il est possible d’interconnecter différentes disciplines. L’enseignant, bien préparé à ce genre de disposition, parvient à développer une créativité motivante. Cette créativité est doublement enrichissante autant pour le stagiaire que pour lui. Normalement, on ne doit plus avoir peur d’articuler plusieurs domaines scientifiques pour l’enseignement et la formation puisque le recrutement est de niveau universitaire. Les réflexions et les réalisations engagées, que nous retrouverons en aval, par les stagiaires durant et à la suite du « stage en immersion dans la tribu » et « se former en dehors » ont démontré la faisabilité d’une telle entreprise.
133Le cadrage nécessaire de la didactisation des EFCK
134La didactisation des EFCK nécessite le recours à la méthode scientifique d’observation, d’identification, de sélection, de choix, de découpage des objets en savoirs savants. Leur devenir en objet à enseigner relèvera de l’académique qui construit et les propose en programmes. L’enseignant a donc le temps de construire des programmations en savoirs enseignés dans les classes. Les EFCK conviennent comme objets favorisant l’interdisciplinarité et la transdisciplinarité. Didactiser les EFCK contribue aussi et conjointement au désapprentissage des peurs mutuelles. Ces peurs ont meublé le social de plusieurs générations. La population a souvent vu les sociétés au sens duelle ou l’une au détriment de l’autre. À part les cas isolés à l’exemple de la période des moniteurs (Salaün, 2005) où on essaie tant bien que mal et avec difficulté face à la volonté d’ignorance, de racisme et de paternalisme de l’époque, de joindre les « bouts » de savoirs dont ceux exogènes venus avec la colonisation et endogènes au sens d’endémiques. Haudricourt (1964) a pu mettre en exergue la stratégie autochtone de pouvoir lier à leur culture ce qu’il considère comme relevant de l’inculture. L’objet redevient cultivé par la culture. Aujourd’hui on est en position de dédramatiser par les objets culturels, dont les EFCK. La dramatisation a toujours été impulsée et venant d’ailleurs. Du temps des anciens, au lieu d’admettre le dualisme sociétal, ils ont toujours cherché à retravailler les assises des nouveaux savoirs pour le bien social.
135À ce stade de notre discussion, nous nous rendons compte que la transposition didactique d’un savoir culturel kanak vers un savoir en une connaissance académique est matériellement et théoriquement possible (Verret, 1975 ; Chevallard, 1985). Aujourd’hui nous reconnaissons le dynamisme des mondes autochtones. Ce dynamise est réellement un potentiel pour les activités scolaires. L’usage de l’outillage numérique autour de ces savoirs locaux constituera une avancée considérable. Il restera à être minutieux quant aux analyses et intégrations dans les disciplines scolaires. D’ailleurs la proposition ci-dessous aborde des notions de philosophie (intérêt du savoir, exogène, endogène, conscience, inconscience), de la psychologie (intention, verbalisation, sensibilité) et de la linguistique kanak (goeën, singene, kaye vè mâdèri) pour « lire une situation » ou une activité en situation de transmission (Figure 16).
Figure 16 : Intérêt de l’attention, de l’écoute et de la langue en situation pratique du « faire-voir-dire »
136Malmenée jusqu’à une période très récente la culture sociale kanak, par son savoir et ses pratiques sociales et culturelles, doit être maintenant vue comme un potentiel. On ne peut l’écarter au nom de la diversité et de démocratie. Cette culture a résisté avec une extraordinaire force de résilience. Bien que ces sociétés colonisées aient été longtemps perçues comme des univers isolés, leur résistance montre qu’elles ont rarement été ni en dehors de l’histoire ni du monde en général. Elles représentent encore une force sociale. « Cette force sociale qui fait implicitement barrage aux normes que les Européens voudraient imposer souvent de bonne foi aux Kanak (“pour leur bien”), mais souvent hélas au détriment des façons de voir et de faire de ces derniers, question politique si l’en est » (Bensa, 2017 : 9 ; dans Clanché, 2017). En l’état actuel, même si cela peut paraître encore dérisoire, la présence des EFCK dans les curriculums existants représente un progrès dans les idées et la recherche d’une émancipation philosophique, sociale et culturelle est toujours en cours. Des questions éthiques liées à la sécurisation culturelle et protection de ces savoirs locaux deviennent indispensables face à la lourde machine de la mondialisation (Ferrière, Pulido et Wadrawane, 2023). Roué (2009 : 191) soulignera d’ailleurs : « un pas en avant est franchi lorsque, au lieu de s’affronter, les différents systèmes de savoirs admettent leur complémentarité et travaillent de concert. Il s’agit alors de “coproduction” des savoirs ».
137Ce « pas en avant » chez les jeunes enseignants en formation à l’Inspé !
138Plusieurs stagiaires ont remarqué la possibilité et veulent contribuer au projet de transposition des savoirs de la tribu vers l’école. Ce stage a également rapproché pour le temps de « recherche-enseignement-formation » sur les EFCK les divers contextes : « école, coutume, tribu ». Il en est de même pour les lauréats eux-mêmes qui, pendant cinq jours, ont tissé des liens pour plus de collaboration en formation. Les situations et moments de transduction (Marchive, 1997) ont été nombreux. Le cas ci-dessous (Figure 17) montre comment une jeune enseignante stagiaire peu acculturé aux cultures kanak et océaniennes tente de réussir à gérer et à surmonter la situation d’inconfort, d’écart et d’incertitude par l’inter-échange. Les modes linguistiques subjectifs – transduction – et contextualisés entre pairs (on se connait, car on a été ensemble à la formation !) font réussir le projet de réalisation. Les interactions de tutelle entre pairs et selon leur propre langage montrent comment les connaissances peuvent se transmettre. Autrement dit, la transduction soulevée par Marchive décrit mieux les pratiques d’inter-échange quand il s’agit de transmettre en situation selon des modes de langage in situ.
Figure 17 : 2019, Reconstruction et renforcement par la transduction
139Nous avons pu constater ce phénomène lors du stage en immersion dernièrement en 2022, cette fois-ci en province sud. Les séances organisées en cours et par la suite ont été bénéfiques à tous niveaux pour ces jeunes en formation « hors école ». Certains ont continué à développer des activités spécifiques encadrées par un enseignant disciplinaire. Ils ont présenté leurs séances organisées dans quelques écoles de stages. Lors du stage en immersion, cette-fois-ci à la tribu de Yaté en 2022, trois stagiaires, ayant bénéficié des cours en première année (2021) sur la culture kanak et des questions de didactique des objets culturels, ont commencé à élaborer des activités en mathématiques autour de la culture de l’igname. Puis, dans le cadre des échanges et du cours sur les EFCK intitulé « didactisation de certains savoirs kanak et de la Nouvelle Calédonie » en 2ème année de master, ces trois stagiaires ont présenté leur construction dans le domaine des mathématiques à partir du projet réalisé avec leurs enseignants en EFCK et en mathématiques. L’une, Tania Kafonsak a construit une réflexion sur le nombre et le dénombrement à partir d’une question d’enfant de tribu sur la monnaie kanak. Mohamed Sylvana et Rey Amandine ont créé un album sur les ordres de grandeur à partir de l’igname (Figure 18). Ces projets réalisés sous le couvert de leur professeur de mathématiques à l’Inspé sont destinés au cycle 1.
Figure 18 : 2022, Stage école de Waho à la tribu de Yaté. Présentation de construction d’outils didactiques
- 55 La recherche, l’enseignement, la formation sur les EFCK devront s’orienter et s’inscrire selon le m (...)
140D’autres visitaient et présentaient des séances ou séquences d’enseignement dans les différentes écoles de Yaté sélectionnées pour la formation des lauréats sur le terrain. En conclusion finale, la trilogie « recherche-enseignement-formation »55 ne doit absolument pas être séparée du terrain. Les stagiaires doivent apprendre à « voir » et « faire parler » le terrain. Les meilleures empreintes d’expériences sont inscrites sur le terrain. Il faudra cependant, comme le soulignent conjointement Beaud et Weber (2010 : 13) :
« faire du terrain, c’est avoir envie de se colleter avec les faits, de discuter avec les enquêtés, de mieux comprendre les individus et les processus sociaux. Sans cette soif de découvrir, sans cette envie de savoir, presque “d’en découdre”, le terrain devient une formalité, un exercice scolaire, plat, sans intérêt ».
141Se retrouver et créer à travers la posture de la « negative capability »
142Nous soumettons simplement cette image pour montrer comment les cultures kanak et océanienne de la Nouvelle-Calédonie constituent de nouveaux potentiels dans le cadre de la mise en synergie trialogique : « recherche-enseignement-formation ». Cette manière de se former autrement « hors école » déloge les stagiaires du dogmatisme méthodologique en se retrouvant dans la posture de la « negative capability » de John Keats (1820) ou capabilité négative. Cette aptitude qu’ont les êtres humains à entrer dans le processus de créativité alors même qu’ils se trouvent dans des situations d’incertitudes, de doute, d’incongruité voire en position énigmatique au sein d’institutions normatives. Quel que soit le discours tenu, nul ne peut stopper les perspectives de création culturelle lorsqu’on est confronté à ses propres ambiguïtés. Cette forme d’intelligence à rebondir autrement que de subir perpétuellement les contraintes nous rassure lorsque nous traitons et discutons de la posture de ces stagiaires : « qui osent défier intelligemment l’École ! ».
143Comme nous le déclarons déjà ci-dessus, cette réaction qui nous renvoie immédiatement à l’idée de negative capability (Rieu Plichon, 2019) a été identifiée et instruite par le poète romantique John Keats à partir de ses lectures du célèbre poète anglais William Shakespeare. Nous l’empruntons afin de l’utiliser à sa juste mesure pour qualifier certaines manifestations liées à l’engouement à la création intellectuelle malgré les contraintes. À force on finit par développer des stratégies valorisantes. En effet des progrès se constatent puisque de nouvelles créations sont produites chaque année en stage d’immersion (Figure 19). Cet enthousiasme à être dans le doute, dans l’incertitude et dans le mystère, combine à la fois l’art et la science. Le stagiaire s’appuie sur des capacités qui lui sont propres. Elles ont été développées lors des excursions en tribu ou durant des manifestations culturelles et deviennent des capacités personnelles. Bien qu’étant dans l’incertitude, ces capacités acquises informellement vont être et cependant, bénéfiques face au formalisme véhiculé durant les cours et au cours du stage en immersion. Les jeunes stagiaires enseignants vont agir tout en gérant cette incertitude. Nous avons constaté cette tension durant l’activité de motricité au cours de laquelle les enseignantes titulaires utilisent en langues kanak les concepts de Boehm. Malgré les difficultés liées à l’incertitude et au doute à comprendre la langue utilisée, les stagiaires non-kanak volontaires arrivent à triompher de la contrainte linguistique en dressant, en compagnie de leurs collègues en langues kanak, le tableau des notions relevées lors de l’observation à la maternelle de Kurera-Gömöde (Figure 9). Les échanges avec leurs hôtes ont été des moments d’étayage qui rassurent. Ces jeunes essaient de réduire et de résoudre les grands écarts matériels. Ce jeu avec les subtilités du moment développe finalement des formes de reconstructions résilientes d’un côté comme de l’autre.
Figure 19 : 2022, Des activités et des réalisations autour des EFCK après les formations à l’Inspé-Unc
144« Plus la contrainte est forte meilleure sera la production » disait Clanché, un de nos anciens professeurs de la faculté de sciences de l’éducation à Bordeaux II (Note personnelle). Ces jeunes enseignants en dehors des cadres axiologiques et culturels apprennent à agir entre incertitudes et paradoxes. Ils s’éduquent à cheminer avec humilité au côté de l’autre autochtone pour l’écouter et comprendre l’origine des savoirs par exemple. Ces jeunes stagiaires-enseignants acceptent d’entretenir la « capacité à vivre avec l’incertitude et néanmoins agir » (French, 2001 : 490).
Figure 20 : 2022, Présentation d’une réalisation à trois d’une « mini-natte »
- 56 Entretien à Koutio, le 1er septembre 2022.
- 57 Nous voulons remercier notre collègue et ami le Professeur Simon Batterbury (University of Melbourn (...)
145Beaucoup d’émotions se dégagent après une telle semaine en milieu kanak dans lequel l’autonomie à la construction d’outils et aux prélèvements des informations constitue un temps de recherche non négligeable. Ces constructions auront certainement un impact sur le domaine des apprentissages. La transdisciplinarité dans laquelle le façonnage bilatéral contribue réellement à une double décolonisation du savoir et de la pensée. Il est donc temps de projeter son propre devenir à travers la double empreinte et/ou double contamination. « Contamination vient de contagio, de cum (co) et d’un dérivé du radical de tangere “toucher”, tangible, et contagio est synonyme de contactus, [contact] » (Rey, 2006 : 868). Dans le cadre du vivre ensemble recherché actuellement par la société, l’institution scolaire peut devenir le cadre spatial par excellence de la double contamination, par la mise en synergie des deux contextes qui s’interposent depuis l’époque de la colonisation. Les gouvernants et acteurs socio-scolaires devront faire preuve d’intelligence pour imaginer comment articuler cette contamination en vue de produire une singularité pays. Le futur doit donc se construire avec l’autre en apprenant à recomposer ensemble (Figure 20) le passé nous dit Epeli Hau’ofa (2015). Cet anthropologue, écrivain fidjien d’origine tongienne invitait les Océaniens à réfléchir à la fois sur leur passé en termes de connaissances, mais également sur les moyens de production de ces connaissances, cela pour de meilleures assises à venir. Retenons ce que souligne une stagiaire du dispositif DU LCOA titulaire du CAPES en langue drehu. Du côté de la culture et des langues kanak, Henriette Laen, titulaire du CAPES et professeure en langue drehu, souligne l’importance de cet enseignement en disant : « Le fait d’introduire officiellement la culture et les langues dans l’enseignement permet aux chefs d’établissement de prendre conscience de l’importance de cet enseignement et cela peut débloquer certains malentendus »56. Nous terminerons aussi et alors par ceci. L’inclusion des EFCK dans le PENC et leur traduction en objets didactiques permettent franchement de requestionner la posture de l’enseignant et de celle des personnels de directions et institutionnels. Ce sont d’autres « pas les uns-vers-les autres » pour le fonder le visage de l’école calédonienne57.