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Dossier

Bilinguisme et bilittéracie des enfants dans différents contextes multilingues

Children’s Bilingualism and Bilitteracy in Different Multilingual Contexts
Isabelle Nocus

Résumés

Bien des parents et des professionnels (enseignants, psychologues ou orthophonistes) pensent qu’apprendre à parler, à lire et à écrire dans deux langues peut aboutir à un déficit scolaire du fait de la surcharge cognitive et des risques de confusions liés à la manipulation des deux codes. Ainsi, certains bilingues abandonnent ou sont tentés d’abandonner l’une des deux langues, souvent la langue première, dans les échanges avec leurs enfants, au profit de la langue de l’école. Or, toutes les données scientifiques récentes tendent à montrer que le bilinguisme est un atout plus qu’un handicap. Toutefois, ces résultats positifs concernent le plus souvent des contextes anglophones et ne sont pas directement transposables en contexte francophone. S’appuyant sur les résultats de nos travaux menés en Océanie (Nouvelle-Calédonie, Polynésie française) et dans d’autres territoires (Guyane, Haïti, Bénin, Burundi, Burkina Faso, Cameroun, Mali, Niger, République démocratique du Congo et Sénégal), cet article traite du développement bilingue et de l’impact de dispositifs pédagogiques qui valorisent les langues d’origine. Plus spécifiquement sont abordés le langage oral du bilingue, la bilittéracie et une notion centrale qui justifie l’intérêt d’utiliser plusieurs langues : les effets de transferts interlangues. Enfin, nous terminerons sur quelques pistes de recherches dans deux domaines encore peu explorés et qui s’inscrivent dans les enjeux pour l’éducation et la formation du XXIe siècle : la satisfaction de vie, d’une part, et la créativité, d’autre part.

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Texte intégral

1. Introduction

  • 1 Définies comme un ensemble de processus mentaux permettant le contrôle conscient de la pensée et de (...)

1Dans les collectivités françaises d’Outre-mer comme en France, des parents et des professionnels (enseignants, psychologues ou orthophonistes) pensent encore qu’apprendre à parler, à lire et à écrire dans deux langues peut aboutir à un déficit scolaire du fait de la surcharge cognitive et des risques de confusions liés à la manipulation des deux codes. Ainsi, certains bilingues abandonnent ou sont tentés d’abandonner l’une des deux langues, souvent la langue première (L1), dans les échanges avec leurs enfants, au profit de la langue seconde (L2), si celle-ci est la langue de l’école. Depuis les travaux de Peal et Lambert (1962), les données scientifiques tendent à montrer que le bilinguisme et l’éducation bilingue sont un atout plus qu’un handicap (Wright, Boun et Garcia, 2015). Ces résultats positifs concernent généralement des contextes anglophones où les deux langues jouissent d’un certain prestige dans la société (par exemple, le bilinguisme anglais-français). Il en résulte que les conclusions de ces travaux ne sont pas directement transposables en contexte francophone dans lesquels les langues locales sont dévalorisées par rapport au français, langue de scolarisation. De plus, Bialystok (2009) montre que les avantages du bilinguisme ne sont pas visibles dans tous les aspects de la cognition (notamment au niveau du vocabulaire et de la mémoire). De même, la méta-analyse de Bruin, Treccani et Della Sala (2015) invite à nous interroger sur l’existence d’un biais de publication qui favoriserait les études soutenant pleinement l’avantage du bilinguisme sur les fonctions exécutives1, par rapport à celles qui rapportent des effets neutres ou négatifs. Par ailleurs, s’il existe depuis longtemps sur les territoires français des dispositifs scolaires valorisant les langues régionales et les langues d’origine. L’effet de ces dispositifs sur le développement cognitif et langagier, ainsi que la réussite scolaire, reste peu renseigné. Il convient de mener des validations expérimentales dans différents contextes multilingues.

  • 2 De Houwer définit le « bilinguisme harmonieux » lorsque l’enfant se développe dans les deux langues (...)

2Cet article a pour objectif de présenter la synthèse de nos travaux sur le développement bilingue et sur l’impact de dispositifs pédagogiques qui valorisent les langues d’origine et/ou locales sur le développement langagier, à l’oral comme à l’écrit. L’enjeu principal de ces études était de mettre en évidence les processus cognitifs qui participent à un développement bilingue « harmonieux2 » (au sens de De Houwer, 2015) et à la réussite scolaire de l’élève. En lien avec un intérêt de ces territoires pour la question de la promotion de leurs diverses langues locales, elles ont démarré en Nouvelle-Calédonie en 2003 et se sont poursuivies ensuite en Polynésie française et en Guyane, puis dans d’autres pays : en Haïti de 2012 à 2014 (pour le préscolaire) et dans huit pays d’Afrique francophone subsaharienne (Bénin, Burundi, Burkina Faso, Cameroun, Mali, Niger, République démocratique du Congo et Sénégal) de 2013 à 2016 (pour l’école primaire). Un premier sous-objectif a été de montrer s’il existait des effets de transferts interlangues : il s’agissait de vérifier si le fait d’entraîner certaines compétences orales des enfants (phonologie, lexique, morphosyntaxe) en langue d’origine ou locale améliorait leurs performances dans ces mêmes compétences en français. Par ailleurs, les langues d’origine visées par nos travaux ont la particularité d’être dotées d’une écriture alphabétique, dont le système orthographique est plus transparent par rapport à celui du français. La transparence d’un système orthographique d’une langue correspond au fait que la correspondance entre les graphèmes et les phonèmes est univoque : un graphème se prononcera toujours de la même façon et un phonème sera transcrit toujours par le même graphème. A contrario, le système orthographique d’une langue peut être opaque si cette correspondance est irrégulière (Jaffré et Fayol, 1997). Par exemple, le tahitien comporte dix-neuf phonèmes pour dix-neuf graphèmes, l’orthographe est considérée comme transparente, alors que le français est composé de trente-six phonèmes pour cent trente graphèmes et donc est une langue plus opaque que le tahitien, mais moins que l’anglais (quarante-quatre phonèmes pour plus de mille cent graphèmes). Le deuxième sous-objectif a donc été de tester si le fait d’apprendre à lire dans une langue à système orthographique transparent (langue d’origine ou locale) facilite l’apprentissage d’une langue à système d’écriture plus opaque (français).

3Les quatre premières sections rappelleront les résultats de la littérature scientifique sur le développement langagier du bilingue, la bilittéracie et les effets de transferts interlangues. Ensuite, les dispositifs pédagogiques bilingues concernés par nos travaux seront présentés ainsi que les principes méthodologiques de leur évaluation et les principaux résultats qui en découlent. Enfin, la dernière section exposera deux perspectives de recherches : la satisfaction de vie et la créativité chez les bilingues.

2. Développement du langage oral chez le bilingue

2.1. Profils bilingues et parler bilingue

4Il existe de nombreuses différences interindividuelles dans l’acquisition du langage, dans son rythme et son style, aussi bien chez les monolingues que chez les bilingues. Chez ces derniers, il y a autant de profils qu’il y a d’histoires de personnes et autant de bilinguismes qu’il y a de contextes de vie. Les profils bilingues diffèrent selon le niveau de compétence atteint dans les deux langues, l’âge d’acquisition de la L2, la fréquence d’utilisation des langues, le statut des langues dans la société, la valeur affective que le bilingue accorde à ses langues (voir notamment, Hélot, 2007). Si les étapes de l’acquisition du langage sont identiques pour les enfants monolingues et bilingues, lorsque l’exposition à la L2 a lieu avant l’âge de 3 ans (bilinguisme simultané), l’exposition précoce à plusieurs langues va avoir un impact significatif sur son développement (Bijeljac-Babic et al., 2009).

5Par ailleurs, quel que soit leur degré d’autonomie, les deux langues sont toujours « actives » quand le bilingue parle, et ce, quelle que soit la langue utilisée (Bialystok, 2001). Il est possible d’observer des interférences à tous les niveaux linguistiques (phonologique, lexical, sémantique, syntaxique, etc.) entre les deux langues même lorsqu’il s’adresse à un monolingue. Lorsqu’il s’adresse à un autre bilingue, se sentant compris dans les deux langues, son seuil d’attention ou de vigilance baisse et le mélange de langues est encore plus fréquent. Deux opérations sont impliquées : le code-switching ou mixing (passage momentané, mais complet, d’une langue à l’autre pour la durée d’un mot, d’un syntagme, d’une ou de plusieurs phrases) et l’emprunt de mots ou d’expressions courtes avec adaptation morphologique et souvent phonologique à la langue de base (Grosjean, 2004). Selon les situations d’interlocution et le profil linguistique du bilingue, celui-ci navigue entre différents modes langagiers : il peut aussi bien être dans un mode langagier monolingue si son interlocuteur est monolingue ou bien utiliser un mélange de langues, s’il est en face d’interlocuteurs bilingues. C’est ce qui caractérise le « parler bilingue ». Alors que pendant longtemps, celui-ci était vu comme néfaste au développement langagier, il est considéré de nos jours comme normal, sans conséquence négative sur le développement cognitif, mais également comme le signe de créativité et de flexibilité du bilingue par rapport au monolingue.

2.2. Développement du langage oral du bilingue

6Développer son langage dans une ou plusieurs langues ne consiste pas uniquement à apprendre du vocabulaire et des règles syntaxiques. Ce développement suppose d’apprendre à réaliser des actes de langage, qui prennent en compte le contexte de communication, en intégrant les règles de sa communauté linguistique. Il est établi que les nouveau-nés ont des capacités et des compétences précoces et innées dans le domaine de la perception et de la production du langage. Les célèbres travaux de Bénédicte de Boysson-Bardies (1996) montrent que très tôt (probablement dès que l’oreille interne est développée à partir du dernier trimestre de grossesse), les bébés sont très sensibles à la langue ou aux langues de leur environnement. Exposés aux rythmes de langues distinctes dans l’utérus, ils sont en mesure de distinguer des phrases issues de deux langues différentes (Byers-Heinlein, 2013). À l’âge de quatre mois, les enfants socialisés dans deux langues peuvent discriminer les phrases de chacune d’entre elles, même lorsqu’elles sont rythmiquement similaires. Entre 18 et 36 mois, les enfants bilingues montrent des signes d’adaptation du langage puisqu’ils sont capables de moduler leurs productions par rapport à la langue utilisée par leur interlocuteur monolingue (Byers-Heinlein, 2013).

7Selon Bertoncini et de Boysson-Bardies (2000), les nouveau-nés montrent une grande sensibilité aux variations prosodiques de la parole et s’appuient sur des indices prosodiques pour reconnaître la voix de leur mère et la langue maternelle. Les enfants bilingues utilisent les variations prosodiques qu’ils connaissent des deux langues (hauteur et durée par exemple) pour déterminer la structure grammaticale des énoncés (Bijeljac-Babic, 2017).

8Pendant les premiers mois de sa vie, le bébé, qu’il soit né dans un milieu monolingue ou bilingue, est potentiellement capable de produire et de discriminer tous les sons existant dans les langues du monde entier. Cette capacité disparaît entre 8 et 10 mois lorsque le bébé va commencer à babiller (productions répétitives avec alternance rythmique de consonnes et de voyelles) et ne sélectionner que les sons propres de sa ou de ses langues de socialisation. À partir de ce moment, les contrastes phonétiques étrangers ne sont plus distingués comme auparavant, leur perception se faisant par assimilation aux contrastes de la langue. L’introduction d’une L2 dans l’environnement de l’enfant va réorganiser les catégories établies pour que d’autres contrastes phonétiques puissent être différenciés. Plus la L2 est introduite tardivement, plus laborieuse sera la formation de nouvelles catégories phonétiques. Ainsi, la ou les langues de l’environnement influencent très précocement l’organisation perceptive et la phonation de l’enfant. Si les deux langues sont présentes dès la naissance en quantité égale, le nourrisson formera les catégories phonétiques des deux langues.

9Le développement du vocabulaire dans les deux langues dépend également de l’âge d’exposition et du degré d’exposition à chacune d’entre elles. Les jeunes bilingues atteignent les étapes classiques du langage précoce (premier mot, cinquante premiers mots et premiers mots-phrases) dans le même temps dans chacune de leurs deux langues et selon des indicateurs de temps qui sont fondamentalement similaires à ceux des enfants monolingues (Bijeljac-Babic, 2017). Cependant, le stock lexical de l’enfant bilingue dans chacune des deux langues est plus limité que celui d’un monolingue (Bialystok, 2001). Comparativement à des monolingues, les bilingues sont plus lents et font plus d’erreurs dans des tâches de dénomination d’images ou de décision lexicale, produisent moins de mots dans des tâches de fluence verbale, ont souvent des difficultés à trouver leurs mots (phénomène du mot sur le bout de la langue), y compris dans leur langue dominante (Bialystok, 2009). La raison pour laquelle les bilingues connaissent des déficits d’accès au lexique n’est pas clairement établie. Une première hypothèse serait que les bilingues doivent distribuer « leur temps d’apprentissage » de la langue dans deux langues, ce qui diminue leur taux d’exposition à chacune des deux langues, taux d’exposition nécessaire à l’acquisition du vocabulaire. De plus, il est probable que certains mots sont produits dans un contexte où les bilingues n’utilisent qu’une de leurs langues, réduisant ainsi le nombre de mots acquis dans l’autre langue. L’accès aux mots dans une langue particulière est donc plus fréquent pour les monolingues que pour les bilingues, d’où la supériorité des monolingues dans des tâches d’accès lexical. Une seconde hypothèse suggère que, par rapport aux monolingues, les bilingues ont besoin d’un traitement plus exigeant pour accéder aux mots dans chaque langue, en raison de la nécessité d’inhiber la langue en compétition.

10En dehors de toute pathologie, tous les enfants réussissent à acquérir la morphosyntaxe dans sa ou ses langues de socialisation sans le recours à un enseignement explicite de la grammaire (Meisel, 2008). La fréquence d’exposition aux caractéristiques morphologiques des langues est importante : les enfants acquièrent d’abord les procédures de formation des mots les plus productives de leur(s) langue(s), c’est-à-dire celles les plus produites par les adultes. Or, la représentation de la morphologie n’est pas équivalente dans toutes les langues (par exemple, l’anglais utilise plus de mots composés et moins de mots préfixés que le français). Chez le bilingue, en deçà d’un certain âge, l’acquisition des règles morphosyntaxiques suit à peu près le même cheminement dans les deux langues, que l’acquisition soit simultanée ou consécutive (Bialystok, 2001). Quand le bilinguisme est consécutif, le développement de la L2 est généralement plus lent que celui de la L1 et avec de plus grandes variabilités interindividuelles (Meisel, 2008).

  • 3 Les capacités métalinguistiques (« metalinguistic ability ») concernent les aspects contrôle et pla (...)

11Enfin, parmi les compétences langagières, les capacités métalinguistiques3 ont été particulièrement étudiées chez le bilingue. Plusieurs revues de questions montrent que les études ne font pas consensus concernant l’avantage bilingue sur leur développement (Adesope et al., 2010 ; Besse et al., 2010). Pour certains, le bilinguisme le faciliterait en permettant à l’enfant de différencier très tôt les aspects formels et sémantiques du code, de percevoir précocement la relation arbitraire entre les mots et leur(s) signification(s) et de développer une plus grande flexibilité des capacités cognitives (Besse et al., 2010). Les bilingues auraient ainsi une meilleure conscience des caractéristiques abstraites de la langue et de leur propre processus d’apprentissage, une capacité de contrôle et de distribution appropriée des ressources attentionnelles et un meilleur développement des représentations symboliques et abstraites et de résolution de problèmes. Plusieurs études comparant des monolingues et des bilingues dans des tâches métaphonologiques (Besse et al., 2010), métasyntaxiques (Demont, 2001) et métamorphologiques (Campbell et Sais, 1995), montrent une précocité et une supériorité des bilingues dans la résolution de tâches de type métalinguistique. D’autres, au contraire, comme celles de Chiappe et Siegel (1999) et de Lesaux et Siegel (2003), échouent à mettre en évidence cette supériorité bilingue dans la résolution de plusieurs tâches métalinguistiques surtout dans le cas de bilingualité consécutive, probablement par manque d’exposition à la L2.

3. Bilittéracie

12Lorsque les bilingues apprennent à lire dans deux langues, différentes contraintes peuvent s’imposer à eux. Tout d’abord, le contexte sociolinguistique est important pour la valorisation des langues. De manière triviale, il est plus motivant d’apprendre à lire dans une langue reconnue et valorisée que d’apprendre à lire dans une langue dévalorisée.

13Par ailleurs, l’effet de la similarité des caractéristiques linguistiques des langues à l’oral est largement démontré, le développement du langage oral étant un prérequis nécessaire au développement de la maîtrise de l’écrit. Or, il est plus facile d’apprendre une langue appartenant à la même famille de langues que sa L1. Par exemple, il est plus facile pour un Français d’apprendre l’espagnol que d’apprendre le chinois (Bijeljac-Babic, 2017). La plus grande similarité des structures phonologiques entre l’espagnol et le français et la facilité d’accéder à une conscience phonologique en espagnol facilitent l’analyse phonologique en espagnol par les bilingues dont la L1 est le français, alors que ce n’est pas le cas pour le chinois.

14De plus, l’effet du bilinguisme sur l’apprentissage de la lecture dépend du type de système d’écriture utilisé dans chaque langue. Bialystok, Luk et Kwan (2005) ont comparé les performances de quatre groupes d’enfants de Grade 1 à des tâches de vocabulaire, de mémoire à court terme, de conscience phonologique et de lecture de non-mots. Trois groupes étaient bilingues (anglais-espagnol, anglais-hébreu, anglais-cantonais) et un groupe était monolingue anglophone. Les résultats montrent que le fait d’apprendre à lire dans deux langues développe la conscience phonologique dans les deux. Toutefois, la conscience phonologique des bilingues anglais-espagnol et anglais-hébreu est supérieure à celle des bilingues anglais-chinois et des monolingues.

15Dans la même veine, au sein des écritures alphabétiques, les différents alphabets peuvent comporter des lettres communes ou des lettres non communes, voire aucune graphie commune (le cas de l’alphabet arabe et de l’alphabet français). S’ajoute également le cas où les systèmes d’écriture n’ont pas le même sens de l’exploration visuelle (horizontalement de gauche à droite, de droite à gauche, en colonne, de haut en bas et de droite à gauche). Ainsi le fait que les deux langues aient deux alphabets différents – avec parfois un sens différent de lecture – peut constituer un travail cognitif supplémentaire, car l’apprenant n’a pas d’autre choix que de les apprendre par cœur.

16Enfin, la profondeur orthographique (langue transparente versus langue opaque) d’une langue par rapport à l’autre constitue une contrainte forte pour l’apprentissage de l’écrit de l’enfant bilingue. Les travaux de Mann et Wimmer (2002) et de Ziegler et al. (2010) montrent que le fait d’apprendre à lire dans une langue à orthographe transparente faciliterait l’apprentissage de la lecture dans une langue à orthographe opaque. Ainsi, la régularité orthographique d’une langue permettrait un apprentissage rapide des correspondances graphèmes-phonèmes et faciliterait la compréhension du principe alphabétique, les correspondances étant régulières.

4. Effets de transfert d’une langue à l’autre

17Les recherches internationales indiquent que l’acquisition de deux ou plusieurs langues entraîne chez le bilingue des effets de transferts interlangues (cross-language transfer) ayant un impact sur le développement cognitif en général. Kuo, Uchikoshi, Kim et Yang (2016) définissent ces effets de transferts interlangues lorsque l’apprentissage d’une langue A facilite l’apprentissage d’une langue B. Kuo et Anderson (2010) ont proposé une théorie de la sensibilité structurale selon laquelle le fondement de l’avantage métalinguistique bilingue repose sur l’expérience commune dans les deux langues, plutôt que sur le report des compétences de traitement développées dans une langue au traitement d’une autre langue. Cette sensibilité accrue aux aspects structurels de la langue s’explique parce que les enfants bilingues doivent constamment surmonter les interférences interlangues, ce qui les oblige à concentrer leur attention sur les caractéristiques structurelles du langage. De plus, confrontés à plusieurs systèmes linguistiques, les enfants bilingues constatent les similitudes et les différences structurelles entre les langues et élaborent des représentations plus abstraites de la structure du langage.

18Ces effets de transferts interlangues via les capacités métalinguistiques, et plus particulièrement via la conscience phonologique, du fait de son rôle important dans l’acquisition de la lecture, ont été démontrés dans certaines études. Des études ont établi, chez des enfants bilingues, des corrélations entre conscience phonologique en anglais et conscience phonologique en espagnol (Durgunoglu et al., 1993 ; Lindsey et al., 2003) ou en français (Comeau et al., 1999). En ce qui concerne la conscience syntaxique, Galambos et Goldin-Meadow (1990) et Demont (2001) ont mis en évidence que l’expérience bilingue influence favorablement les performances des enfants lorsqu’il s’agit de résoudre des tâches de jugement et/ou de correction d’erreurs grammaticales. Par ailleurs, la conscience phonologique, une fois développée en L1, peut être transférée pour faciliter le développement des capacités en lecture de la L2, ce transfert dépendant évidemment du lien entre les systèmes d’écriture des deux langues (Geva et Siegel, 2000 ; Wade-Woolley et Geva, 2000). Ainsi, l’avantage bilingue se retrouverait aussi dans la maîtrise de l’écrit (Bialystok et al., 2005 ; Deacon et al., 2007).

  • 4 Le terme « langue(s) d’héritage » désigne une langue ancestrale qui a une pertinence personnelle po (...)

19Toutefois, les effets de transferts interlangues ne font toujours pas consensus (Besse et al., 2010). De plus, les travaux concernant le plus souvent des situations de bilinguisme additif (par exemple, anglais-français) en contextes anglophones, leurs conclusions ne sont pas directement transposables au contexte francophone. Pour pallier ce manque de données en contexte francophone, nous avons évalué ces effets de transferts interlangues via la conscience morphologique dans une étude longitudinale de six ans menée en Polynésie française, auprès de 128 élèves polynésiens suivis du CP au CM2 (Nocus, Guimard et Florin, 2018). La langue dominante de ces élèves était le français et la langue d’héritage4, le tahitien, dont ils n’étaient pas locuteurs actifs au début de l’étude. Parmi eux, cinquante-neuf ont participé depuis le CP à deux programmes éducatifs consécutifs (ECOLPOM et ReoC3) proposant cinq heures hebdomadaires d’enseignement renforcé du tahitien à l’oral et à l’écrit (groupe expérimental) et soixante-neuf autres n’y ont pas participé, mais pouvaient recevoir deux heures et quarante minutes de tahitien, comme prévu dans les programmes scolaires polynésiens (groupe contrôle). Tous les élèves ont été soumis, chaque année, à des épreuves langagières orales et de lecture-identification de mots, en français et en tahitien. À partir du CE2, ont été introduites dans les deux langues des épreuves de conscience morphologique, de compréhension de l’écrit et d’orthographe. Au début de l’étude, les élèves des deux groupes étaient comparables sur leur niveau en français et en tahitien, en plus des variables sociodémographiques classiques. Les résultats ont montré des liens corrélationnels interlangues entre maîtrise de l’écrit et conscience morphologique. Toutefois, à l’aide de régressions multiples, nous n’avons pas montré que la maîtrise de l’écrit en français était expliquée directement pas la conscience morphologique en tahitien, mais plutôt par le niveau atteint en identification des mots écrits en tahitien, après contrôle du niveau cognitif non verbal et du niveau de français à l’oral. Ainsi nous pensons, en référence à l’hypothèse des seuils de Cummins (1979, 2000), que les effets de transferts interlangues ne sont possibles qu’à partir du moment où les enfants accèdent à des tâches qui mobilisent les capacités métalinguistiques, telles que la lecture et l’écriture.

  • 5 Le fongbe (Bénin) ; le mooré (Burkina Faso) ; le kirundi (Burundi) ; l’ewondo (Cameroun) ; le swahi (...)

20L’évaluation du dispositif ELAN-Afrique (Nocus et al., 2017) confirme l’existence d’effets de transferts interlangues entre la L1 (langue africaine) et la L2 (français). Cette étude a été réalisée auprès de 2 700 élèves de début CP1 (1re année d’apprentissage), suivis en fin de CP1 et en fin de CP2 (2e année d’apprentissage) et issus de huit pays d’Afrique subsaharienne francophone. Les langues africaines ciblées par ce programme5 et le français ont la particularité d’avoir un système d’écriture alphabétique, transparent pour les premières et plus opaque pour le second, et de partager un certain nombre de phonèmes et de graphèmes. Début CP1, cinq épreuves évaluant des compétences ayant un impact sur la maîtrise de l’écrit ont été choisies : connaissance du monde de l’écrit, connaissance des lettres de l’alphabet, vocabulaire, compétences phonologiques, compréhension orale. En fin CP1 ou début CP2, le protocole se composait des cinq épreuves de début CP1 et de deux nouvelles épreuves en L1 et en français : une épreuve d’identification de mots écrits évaluant le décodage et la lecture orthographique et une épreuve de lecture de mots en une minute évaluant l’automatisation du décodage. Fin CP2, le protocole se composait d’une partie des épreuves de fin CP1 (le vocabulaire et la compréhension orale en L1 ont été supprimés, car les scores plafonnaient) et de deux nouvelles épreuves : la compréhension écrite et l’orthographe. Des analyses de régression ont montré que le niveau atteint en L1 à l’écrit prédisait le niveau atteint en lecture et orthographe en L2. La conscience phonologique en langue africaine était le prédicteur le plus fort de la maîtrise de l’écrit en français en fin CP2. Parmi les indicateurs de maîtrise de l’écrit en L1, la lecture en une minute (automatisation en lecture), l’identification du mot écrit (décodage) et la connaissance des lettres étaient les contributeurs les plus importants à la maîtrise de l’écrit en français. Alors qu’à l’oral un enfant compétent dans une langue ne l’était pas forcément dans l’autre langue, un enfant qui présentait un bon niveau à l’écrit dans une langue présentait également un bon niveau dans l’autre langue. Comme pour l’étude précédente, les effets de transferts interlangues apparaissent via l’écrit et non via l’oral.

21Ces effets de transferts interlangues constituent un des arguments pédagogiques forts qui justifie l’intérêt de la mise en place de dispositifs d’enseignement bilingue. La prochaine section présente les sept dispositifs (LCK, LCP, ECOLPOM, ILM, méthode convergente en Haïti, ReoC3, ELAN-Afrique) évalués au cours de nos recherches.

5. Dispositifs pédagogiques qui valorisent les langues d’origine 

22Ces dispositifs pédagogiques bilingues s’inscrivent dans douze pays (Nouvelle-Calédonie, Polynésie française, Guyane, Haïti, Bénin, Burundi, Burkina Faso, Cameroun, Mali, Niger, République démocratique du Congo et Sénégal) présentant des contextes politiques, éducatifs et sociolinguistiques différents qui limitent la portée des comparaisons entre eux. Parmi les différences entre ces pays, on note la diversité linguistique (qui peut varier de moins d’une dizaine de langues en présence jusqu’à des centaines de langues selon les pays), avec des langues locales présentant une vitalité variable (d’une bonne vitalité pour les langues africaines, créoles et certaines langues de Guyane à une faible vitalité pour les langues océaniennes). L’expérience d’enseignement de ces langues à l’école est également variable avec des pays avec une expérience de plus d’une trentaine d’années à des pays débutant l’enseignement bilingue. De plus, les politiques linguistiques étant liées au statut politique des pays, plusieurs cas de figure peuvent être identifiés (pays indépendants, pays au sein des collectivités françaises d’Outre-mer ayant le statut de COM). Enfin, les profils linguistiques des apprenants peuvent différer (variant du monolinguisme français au monolinguisme non francophone), ce qui fait varier les objectifs visés par ces dispositifs (patrimonialisation, sauvegarde des langues locales en danger, entente entre les communautés, maîtrise du français, etc.).

23Toutefois, malgré cette hétérogénéité, ces pays partagent un certain nombre de points communs : la langue française fait partie des langues officielles des pays, la période de francisation et d’interdiction des langues locales à l’école restant relativement récente. La langue française est une des principales langues de scolarisation, et l’unique dans certains cas, alors qu’elle n’est pas forcément la seule langue de socialisation des enfants. Les langues locales sont le plus souvent dépréciées par rapport au français qui est considéré comme une langue prestigieuse. S’ajoutent une situation économique et des conditions scolaires relativement moins bonnes qu’en France métropolitaine, accompagnées d’un taux d’échec scolaire plus élevé. Enfin, les systèmes éducatifs de ces pays présentent une forte homologie avec le système métropolitain.

24Face à la demande sociale croissante de reconnaissance des identités culturelles locales (à partir des années 70), mais également la prise en compte des résultats des travaux internationaux sur les avantages du bilinguisme, les autorités pédagogiques de ces pays ont mis en place des dispositifs d’enseignement bilingue (voir, notamment, Fillol et Vernaudon, 2004 pour la Nouvelle-Calédonie ; Paia, 2014 pour la Polynésie française ; Alby et Léglise, 2014 pour la Guyane ; Nocus, 2013 pour Haïti ; Maurer, 2016 pour les pays d’Afrique subsaharienne francophone). Les réformes scolaires engagées tiennent compte des recommandations de l’UNESCO (1953 ; 2016) qui préconisent que la meilleure façon d’instruire un enfant soit de le faire dans sa langue « maternelle ». Elles répondent également à l’article 30 de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant (1989) qui stipule que parler sa ou ses langues est un droit fondamental.

25Les différents dispositifs que nous avons étudiés sont tous des enseignements bilingues qui introduisent ou renforcent la L1 ou la langue locale. Toutefois, leur mode d’organisation varie en termes de volume horaire (de trois heures hebdomadaires à la parité horaire avec le français), d’élèves destinataires de ces programmes (tous les élèves, uniquement les élèves dont la langue enseignée est la langue d’origine, les élèves non francophones, les élèves issus de l’immigration, etc.), de personnes ressources assurant l’enseignement (un intervenant extérieur, un enseignant surnuméraire, un enseignant bilingue titulaire de la classe), leur contenu (les matières enseignées en langues locales), etc. Enfin, le dispositif Intervenant en Langue Maternel (ILM) et celui utilisant la méthode convergente en Haïti utilisent la L1 des élèves comme ressource temporaire dans l’enseignement exclusif de la langue dominante. Et une fois que les enfants auront des bases solides en français, ils seront voués à quitter le dispositif. Les dispositifs langues et culture kanak (LCK), langues et culture polynésiennes (LCP), ECOLe Plurilingue Outre-Mer (ECOLPOM), Reo mā’ohi au Cycle 3 (ReoC3) s’adressant plutôt à des locuteurs passifs de leur L1 auraient l’objectif d’aider les apprenants d’une minorité linguistique à consolider leurs compétences en L1. Enfin, le programme Initiative École et Langues Nationales en Afrique (ELAN-Afrique) vise à enrichir l’expérience éducative des apprenants en soutenant fortement le bilinguisme et la bilittéracie.

6. Démarche méthodologique et principaux résultats

26L’objectif de cette section est de synthétiser les principes méthodologiques et les principaux résultats des évaluations qui nous ont été confiées (pour plus de détail, nous renvoyons le lecteur à nos articles). Une ou deux langues étaient sélectionnées par pays afin d’obtenir des échantillons d’élèves assez conséquents qui rendent fiables les traitements statistiques. Apporter la preuve de la plus-value de ces dispositifs passait par la comparaison entre des élèves qui y participaient (groupe expérimental ou pilote) à des élèves qui n’y participaient pas et recevaient un enseignement « classique » (groupe témoin ou contrôle). Afin de comparer ces deux groupes, nous devions contrôler qu’ils étaient équivalents, du moins en début d’étude, sur un certain nombre de variables sociodémographiques et sur les profils linguistiques. Un questionnaire adressé aux familles a été affiné au fur et à mesure des études réalisées afin de recueillir ces informations. De plus, tous les élèves étant bilingues émergents, l’effet des dispositifs devait varier en fonction du moment de leur développement langagier. Le suivi longitudinal sur au moins deux temps de mesure dans l’année au minimum était nécessaire. Dans les dispositifs ECOLPOM et ReoC3, nous avons poussé jusqu’à six temps de mesure en cinq ans. Un travail d’adaptation d’épreuves en langues locales a été réalisé grâce à la collaboration de collègues locuteurs de ces langues. Les batteries d’évaluation comportaient des épreuves en français standardisées, déjà validées, facilement adaptables en langues locales afin d’obtenir une évaluation bilingue (langues locales et français). Les propriétés psychométriques des épreuves ont été contrôlées du fait que les étalonnages n’existent que pour les élèves métropolitains alors que les items ne sont pas toujours adaptés aux contextes de vie des enfants non métropolitains.

27Au terme de ces études longitudinales (pour une revue, voir Nocus 2022), nous pouvons conclure que les élèves qui ont bénéficié de ces dispositifs bilingues dès l’école maternelle et en début d’école élémentaire sont bien meilleurs en langue locale que leurs homologues. De plus, le fait de participer à ces dispositifs n’entrave en rien le développement de la langue d’enseignement, le français. Le suivi que nous avons pu réaliser sur une même cohorte d’élèves (ECOLPOM puis ReoC3) en Polynésie française confirme que ces résultats sont fiables et stables sur le long terme (cinq ans). Nos données montrent également l’existence de transferts interlangues entre deux langues relativement éloignées, conformément à l’hypothèse de l’interdépendance des langues de Cummins (1979, 2000) et à la théorie de la sensibilité structurale de Kuo et al. (2010, 2016). Par ailleurs, l’hypothèse de Mann et Wimmer (2002) et de Ziegler et al. (2010) a été validée : le fait d’apprendre à lire dans une de ces langues locales facilite l’apprentissage de la lecture en français, ayant un système d’écriture plus opaque en permettant un entraînement de la procédure d’assemblage.

28Notre apport le plus important et qui contredit beaucoup d’idées reçues, est que les élèves arrivent à surmonter les contraintes que peut poser l’apprentissage de deux langues aussi distantes linguistiquement que sont le français et les langues locales ciblées. De plus, nous avons démontré que les effets de transferts interlangues attendus ne sont possibles que si les enfants apprennent à lire et à écrire dans les deux langues. À ce titre, l’évaluation du dispositif LCP à l’école primaire de la Polynésie française réalisée de 2006 à 2008 a apporté un résultat intéressant (Nocus et al., 2012). Elle a montré qu’un enseignement des langues polynésiennes exclusivement centré sur l’oral (comme suggéré à l’époque dans les programmes scolaires), ne permet aucun transfert interlangue et limite de ce fait ses effets sur la réussite scolaire. C’est d’ailleurs à partir de ces résultats que nous avons préconisé d’apprendre à lire dans les deux langues. Nos résultats contredisent les conclusions des études qui montrent qu’une relative proximité linguistique des langues est nécessaire pour permettre les effets de transfert interlangue. En réalité, plus que les langues en elles-mêmes et leurs caractéristiques, ce sont les processus cognitifs mis en œuvre lors de la manipulation de deux codes qui apportent un bénéfice. Quelles que soient les langues en présence, le bilinguisme place les personnes dans une situation de « double tâche », pour laquelle le contrôle exécutif est constant. Le bilingue doit constamment passer d’un code à l’autre, mais également inhiber une langue au profit de l’autre selon les langues parlées par ses interlocuteurs. Cette expérience dans la gestion de l’attention pour deux systèmes linguistiques améliore les performances des fonctions exécutives et s’étend à d’autres compétences, comme les compétences de type métalinguistique indispensables à la maîtrise de l’écrit (notamment, Bialystok, 2009 ; Bialystok et al., 2005).

29L’évaluation du dispositif ELAN-Afrique a permis de confirmer globalement la plus-value des programmes bilingues sur une plus grande échelle (2700 élèves), avec un plus grand nombre de pays (8 au total) et de contextes scolaires diversifiés (expériences de l’enseignement bilingue variable, diversité linguistique plus ou moins importante, mise en place du dispositif différent en fonction des pays, etc.). De plus, elle confirme que les contributeurs les plus importants à la maîtrise de l’écrit en français sont plus nombreux et plus importants pour les indicateurs de maîtrise de l’écrit en L1 (principalement ceux relevant de l’automatisation en lecture, du décodage et de la connaissance des lettres) que pour les indicateurs de l’oral en L1 (la conscience phonologique restant le principal contributeur). La plus grande efficacité du dispositif ELAN-Afrique, mesurée par l’écart entre le groupe contrôle et le groupe expérimental, a été enregistrée pour les pays n’ayant pas de tradition d’enseignement bilingue. Dans les autres pays à tradition d’enseignement bilingue plus ancienne, les pratiques bilingues concernent autant les classes pilotes que les classes témoins et la motivation/implication des enseignants serait moindre du fait des habitudes de travail prises depuis l’instauration d’un tel enseignement. Toutefois, ces résultats positifs sont à nuancer au regard du niveau de compétences atteint par les élèves dans la maîtrise de l’écrit en français en fin CP2, qui reste dans l’ensemble relativement faible.

7. Perspectives

30Comme montré dans cet article, les terrains de recherche ont été de vrais laboratoires pour examiner les processus qui expliqueraient les avantages cognitifs du bilinguisme sur le plan des apprentissages : les effets de transferts interlangues. Désormais, il est important d’explorer d’autres domaines reconnus comme faisant partie des compétences à développer à l’école pour le xxie siècle (UNESCO, 2014 ; OCDE, 2018), notamment la créativité et la satisfaction de vie des enfants.

31Comme déjà mentionnée, l’utilisation quotidienne de deux langues améliorerait les fonctions exécutives et s’étendrait à d’autres compétences, comme la créativité, c’est-à-dire la capacité à produire des idées originales et adaptées (Lubart et al., 2019). Certaines études ont démontré que la créativité résulterait en partie d’opérations mentales complexes incluant l’inhibition, la flexibilité et la mémoire de travail, principales composantes des fonctions exécutives (Bieth et al., 2019 ; Volle, 2018). Par ailleurs, certains auteurs défendent l’idée que le bilinguisme et la créativité seraient positivement liés (Dijk et al., 2019 ; Gulati, 2017). Toutefois, ces relations entre bilinguisme et créativité ne font pas consensus, probablement parce que les mécanismes qui sous-tendent les actes créatifs chez le bilingue sont sous l’influence du contexte sociolinguistique, valorisant ou non leur bilinguisme, et des pratiques linguistiques parentales (Kharkhurin, 2009). Ainsi, des études sont à poursuivre pour examiner si un dispositif pédagogique bilingue peut impacter la pensée créative des enfants et donc le développement cognitif et la réussite scolaire des enfants (Vincent-Lancrin et al., 2020).

32Par ailleurs, les dimensions conatives du développement bilingue des enfants, telles que le bien-être perçu ou la satisfaction de vie, définis comme l’évaluation cognitive et affective que chacun fait de sa vie dans son ensemble ou dans les différentes dimensions qui la composent, ont fait l’objet de peu d’attention jusqu’à présent dans les travaux. Or, un enfant qui grandit au contact de plusieurs langues peut rencontrer des difficultés en lien avec son environnement bilingue, ce qui peut affecter son bien-être (De Houwer, 2019). Certains auteurs montrent que le fait de ne pas parler la langue minoritaire de la famille fragiliserait les relations parents-enfants et impacterait plus largement le bien-être des enfants (De Houwer, 2019). Néanmoins, il existe des divergences dans les résultats des études selon les aspects liés au contexte bilingue de la famille (e.g. pratiques linguistiques familiales, compétences linguistiques des enfants et des parents) pour étudier les liens entre bilinguisme et bien-être perçu des enfants (Sari et al., 2019). Des études sont donc à mener afin d’étudier les relations entre certains facteurs liés au contexte bilingue de l’enfant et sa satisfaction de vie dans le cadre de la mise en place de dispositifs pédagogiques bilingues.

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Notes

1 Définies comme un ensemble de processus mentaux permettant le contrôle conscient de la pensée et des actions afin d’adopter des comportements contextuellement adaptés (Diamond, 2013), ces capacités cognitives sont largement impliquées dans l’acquisition des compétences émergentes en littéracie et en lecture.

2 De Houwer définit le « bilinguisme harmonieux » lorsque l’enfant se développe dans les deux langues en l’absence de conflit interpersonnel et de sentiments de dissonance attribuables au contexte bilingue.

3 Les capacités métalinguistiques (« metalinguistic ability ») concernent les aspects contrôle et planification du langage et la conscience métalinguistique (« metalinguistic awareness ») fait référence plutôt aux aspects réflexifs sur celui-ci (Gombert, 1990). Le langage possédant différentes dimensions (phonologique, sémantique, pragmatique, syntaxique, etc.), les capacités métalinguistiques peuvent se décomposer en autant de sous-domaines s’y référant.

4 Le terme « langue(s) d’héritage » désigne une langue ancestrale qui a une pertinence personnelle pour un locuteur souhaitant se (re)connecter avec sa culture (Wiley, 2005).

5 Le fongbe (Bénin) ; le mooré (Burkina Faso) ; le kirundi (Burundi) ; l’ewondo (Cameroun) ; le swahili (RD Congo) ; le hausa (Niger) ; le bambara (Mali) ; le wolof (Sénégal).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Isabelle Nocus, « Bilinguisme et bilittéracie des enfants dans différents contextes multilingues »Contextes et didactiques [En ligne], 23 | 2024, mis en ligne le 17 juin 2024, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ced/5540 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11ub5

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Auteur

Isabelle Nocus

Nantes-université – Centre de Recherche en Éducation (CREN, EA 2661)

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