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Dossier

Analyse d’une pratique philosophique contextualisée à l’école polynésienne

Analysis of a contextualized philosophical practice at Polynesian School
Simon Deprez, Rodica Ailincai et Edwige Chirouter

Résumés

Cet article raconte une pratique philosophique contextualisée à l’école polynésienne qui prend appui sur trois entrées : la littérature de jeunesse polynésienne, l’implication parentale et la langue tahitienne. La question centrale de l’article est de savoir en quoi l’analyse de cette pratique philosophique permettrait de mieux comprendre les phénomènes liés à la contextualisation didactique. Dix-huit élèves âgés de 5 à 7 ans, deux parents et un praticien-chercheur sont impliqués dans l’étude. La recherche est qualitative, exploratoire et repose sur le paradigme épistémologique interprétatif. Le corpus de données est issu de la transcription des échanges oraux de 2 ateliers de discussions à visée philosophique (DVP) et de 2 entretiens semi-directifs (ESD) réalisés auprès des parents d’élèves. Les DVP abordent deux thématiques philosophiques (« la transformation » et « grandir ») et sont amorcées par la lecture partagée d’un parent en tahitien, puis le praticien-chercheur lance la DVP dans laquelle le parent peut intervenir. Premièrement, les résultats soulignent la portée philosophique des albums qui reflètent l’ancrage culturel polynésien. Deuxièmement, nos travaux montrent l’importance de sensibiliser les parents aux pratiques philosophiques avant la situation d’apprentissage. Troisièmement, les résultats sur le plan linguistique confirment la présence d’alternances codiques repérables dans les discours. En conclusion, cet article permet d’enrichir les connaissances sur les phénomènes de contextualisation au profit de la réussite des élèves polynésiens.

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Texte intégral

1. Introduction

  • 1 Le terme parent d’élèves est choisi comme étant générique, au sens large de « parents » en tant que (...)

1Dans cet article, nous nous intéressons aux phénomènes de contextualisation dans une pratique philosophique à l’école polynésienne postcoloniale et plurilingue. Une cohorte d’écoliers inscrits au cours préparatoire (classe charnière entre les classes maternelles et élémentaires), deux parents d’élèves1 et un praticien-chercheur participent à l’étude. Cet article propose l’analyse de 2 ateliers expérimentaux qui se sont déroulés à Moorea durant lesquels deux parents d’élèves interviennent. Le premier atelier implique une mère et porte sur le thème de la transformation et/ou de la métamorphose, et le deuxième atelier engage un grand-père et aborde la thématique de « grandir ».

2Dans la continuité des travaux de Chirouter (2015), nous considérons la littérature de jeunesse comme un moyen privilégié pour amorcer des discussions à visée philosophique (désormais DVP). Notre objectif est d’approcher le sujet par le contexte en utilisant des albums de littérature de jeunesse endogène, en impliquant des parents polynésiens et en valorisant leurs compétences en langue locale. L’originalité de notre approche tient à l’insertion de trois éléments de contexte dans notre dispositif : l’album polynésien, l’implication parentale et la langue tahitienne. L’enjeu de notre démarche est d’amener les enfants à développer la rigueur intellectuelle propre à la philosophie, c’est-à-dire selon Tozzi (2001), les trois habiletés intellectuelles classiques : conceptualiser, problématiser et argumenter. La vérification de cet enjeu a été réalisée par l’analyse des corpus oraux issus des DVP. Par exemple, les résultats d’analyse du corpus de transcription issu d’une séance de DVP sur la thématique de « grandir » à partir de l’album Mo’o iti (Férey et al., 2003) qui ont été publiés dans le numéro 52 de la revue Penser l’éducation (Deprez et al., 2023b) montrent que les enfants sont entrés dans une dynamique d’apprentissage du philosopher.

3Cet article apporte un nouvel éclairage et propose plusieurs niveaux d’analyse à travers le prisme des phénomènes de contextualisation. Le premier axe d’analyse concerne le corpus d’album de littérature de jeunesse polynésienne. Nous cherchons à comprendre la portée philosophique des ouvrages et le reflet de l’ancrage culturel polynésien. Le deuxième axe d’analyse a trait à l’implication parentale. Notre objectif est d’éclairer le degré d’implication des parents, l’adéquation de leur intervention avec les principes de la DVP ainsi que leurs pratiques et habitudes éducatives familiales déclarées. Le troisième axe d’analyse est linguistique. Nous allons étudier les échanges oraux issus des corpus de transcription pour signifier le reflet du contexte plurilingue polynésien.

2. Considérations théoriques

2.1. La contextualisation

4Pour commencer, il nous semble nécessaire de clarifier le concept de contextualisation à travers les connaissances issues des travaux scientifiques. Dans la lignée des travaux de Delcroix et al. (2013), les travaux en contextualisation didactique se déclinent en deux champs : premièrement, l’analyse didactique contextuelle étudie « les interactions entre une situation d’enseignement… et le contexte dans lequel elles se déroulent » (p. 3), c’est-à-dire les paramètres sociaux, culturels, disciplinaires et/ou linguistiques ; deuxièmement, les didactiques contextualisées cherchent à « contextualiser l’intervention didactique en elle-même » (p. 4).

5La didactique contextuelle (Delcroix et al., 2013 ; Anciaux et al., 2013 ; Genevois et Wallian, 2020) se définit par l’ensemble des moyens mis en œuvre pour transmettre des connaissances de façon sensible au contexte d’enseignement. Il s’agit de dépasser les mécanismes d’adaptation, qui se contentent d’ajouter des contenus d’enseignement et/ou de réduire le niveau d’exigence pour les élèves des outre-mer, en prenant véritablement appui sur le contexte au profit des apprentissages.

6Selon les critères mis en exergue par Odacre et al. (2021), une contextualisation pédagogique lors d’une situation de classe existe lorsqu’un enseignant dépasse ou complète un objectif institutionnel à travers le paramètre contextuel (connaissance d’un savoir et de sa déclinaison territoriale). Sauvage Luntadi et Tupin (2012) s’en inspirent et apportent de leur côté une typologie en fonction des pratiques enseignantes observables. Selon ces mêmes auteurs, certains indicateurs permettent de classer une situation d’enseignement-apprentissage en fonction de trois niveaux de contextualisation qui sont définis en fonction du degré d’appui sur différents types de vécu : individuel (ontologique), de la classe (situationnel) et extérieur à la classe (authentique).

7Delcroix et al. (2013) soulignent quant à eux la pluralité des contextes (le contexte interne et externe de l’apprenant et le contexte d’élaboration des prescrits) dans une situation d’enseignement. Pour ces mêmes auteurs, il existe plusieurs degrés de contextualisation : la contextualisation faible qui consiste à donner une couleur locale aux ressources pédagogiques en utilisant, entre autres, des exemples locaux sans intégrer les paramètres linguistiques et/ou tenir compte des conceptions initiales des apprenants. À l’opposé, un processus de contextualisation fort s’illustre par une modification des instructions officielles et des dispositifs de formation. Entre les deux se trouve la contextualisation intermédiaire qui questionne le contexte particulier sur le plan pédagogique et sociocognitif et qui peut être mise en œuvre par le professeur dans sa classe. Par ailleurs, ces mêmes auteurs parlent de contextualisation sociocognitive quand l’apprenant « contextualise ce qu’il apprend au regard de ce qu’il connaît » (Delcroix et al., 2013 : 8). De plus, d’après eux, chaque discipline présente un profil disciplinaire qui lui est propre avec des résistances plus ou moins grandes à la contextualisation. Celles-ci peuvent être de trois ordres : épistémologique (liées à l’universalité des savoirs), social (en référence aux attentes en matière de réussite scolaire) et didactique (liées aux conceptions des enseignants sur la discipline). Selon ces chercheurs, « les véritables enjeux des questions de contextualisation didactique [sont, entre autres, de remédier à] l’échec scolaire… [et au] défaut d’estime de soi… » (Delcroix et al., 2013 : 21).

8De plus, selon Anciaux (2010), les phénomènes d’alternances codiques repérables dans les discours font partie des effets de contexte inévitables et s’expliquent par la présence simultanée de plusieurs langues dans les territoires ultramarins.

9Après avoir clarifié succinctement les phénomènes de contextualisation, nous rappelons que le caractère inédit de notre démarche a trait à l’insertion de trois éléments de contexte dans une pratique philosophique avec les enfants : les albums de littérature de jeunesse polynésienne, l’implication des parents et la langue tahitienne. Une présentation des travaux scientifiques sur ces trois aspects est judicieuse pour mieux comprendre les phénomènes étudiés.

2.2. La littérature de jeunesse et la philosophie avec les enfants

10Dans les 1970, le philosophe américain M. Lipman et la pédagogue A.-M. Sharp ont élaboré un programme de philosophie pour les enfants basé sur des romans adaptés à chaque âge servant de point de départ à des discussions philosophiques. Ces ouvrages ont occupé une place centrale dans sa méthode qui a pour but de commencer à former la pensée des enfants le plus tôt possible à l’école (Lipman, 2006).

11Pour Chirouter (2015), les médiations culturelles, et les œuvres littéraires en particulier, sont nécessaires dans les ateliers de philosophie avec les enfants, car elles permettent la problématisation et la mise à distance de la notion travaillée. Les enfants s’approprient les problématiques philosophiques par l’identification aux personnages et la médiation littéraire permet d’instaurer une bonne distance entre l’expérience personnelle et le concept. La médiation littéraire contribue à la satisfaction des habiletés intellectuelles propres à la philosophie. Elle aide les élèves à penser de façon complexe, car elle leur offre des angles d’approche différents pour traiter la question philosophique, elle les confronte à l’altérité, ouvre à l’universalité et elle leur permet de justifier certaines idées (Chirouter, 2015).

12Dans le contexte plurilingue des outre-mer, Nocus et al. (2014) préconisent d’utiliser des « textes d’identités » (p. 55) pour stimuler l’engagement des élèves dans la lecture. Il s’agit d’éveiller l’appétence des apprenants envers la lecture en ayant recours à des stratégies pédagogiques adaptées qui activent l’expérience, le vécu des élèves et qui affirment leur identité culturelle et linguistique. Selon ces mêmes auteurs, l’affirmation de l’identité favorise la réussite scolaire des apprenant.es ultramarins. En contexte postcolonial, la pertinence de l’utilisation du fonds culturel endogène pour faire de la philosophie avec les enfants est soulignée par plusieurs auteurs. Partir de l’environnement proche des élèves, de leur empreinte culturelle, serait un tremplin pertinent qui favorise la construction identitaire, facilite le processus d’identification et les liaisons affectives avec l’expérience personnelle des apprenants (Kola, 2016).

13La littérature scientifique dans le domaine insiste sur l’importance de relier les élèves à leur environnement socioculturel dans le cadre des apprentissages intellectuels et moraux et sur le fait que le développement de l’intelligence des enfants doit s’appuyer sur des supports adaptés qui n’ignorent pas l’origine des élèves. Kola (2016) note que l’utilisation de supports didactiques endogènes (contes, légendes, proverbes, par exemple) permet d’assurer une transmission culturelle et une pédagogie plus adaptée aux élèves. D’après cet auteur, la littérature de jeunesse endogène engendre des enjeux culturels forts, une authenticité dans la relation pédagogique et une quête de sens dans le rapport aux savoirs.

14L’expérience littéraire enrichit la réalité du lecteur et son expérience au monde ; pour Paul Ricœur (1994), les lecteurs appréhendent le réel par la fiction littéraire, qui leur permet de vivre par procuration des expériences qui viennent nourrir le réel. Dans les textes littéraires, les personnages sont souvent en quête initiatique et rencontrent des problématiques diverses. Selon Chirouter (2015), les jeunes lecteurs/lectrices s’identifient aux personnages, s’approprient leurs problématiques et éprouvent ainsi une « nécessité intérieure » (p. 224) à les résoudre. La littérature endogène (comme la littérature en général) soulève des questions universelles et/ou existentielles et n’enferme pas les élèves dans des déterminismes culturels qui renforcent les stéréotypes et les préjugés. Elle permet aux enfants de mieux se connaître et de s’ouvrir au monde et à l’altérité.

2.3. La collaboration enseignant-parents

15Les bienfaits de la collaboration entre école et famille, entre enseignants et parents ne sont plus à prouver. Plusieurs auteurs s’accordent sur l’influence bénéfique de cette coopération sur la confiance des élèves en leurs capacités, sur leur motivation – qui serait influencée par les valeurs et les attitudes de la famille à l’égard de l’école –, sur la réussite – l’implication parentale donnant du sens, une valeur et une légitimité à l’expérience scolaire (Epstein, 2002 ; Larrivée, 2011). Deslandes et Bertrand (2004) proposent des techniques pour réussir à motiver les parents d’élèves à s’impliquer dans une expérimentation pédagogique, la motivation des parents reposant sur la création d’un contact direct et personnalisé, la compréhension de l’importance de leur rôle pour la réussite scolaire de leur enfant, la clarté des attentes de l’enseignant et la sensation de jouer un rôle positif et privilégié. La collaboration entre les familles et l’enseignant dans le domaine de l’apprentissage a été analysée par plusieurs auteurs. Dans le domaine de l’apprentissage de la lecture, il serait judicieux de placer les parents en passeur de lecture et de mettre un terme aux séances de lecture subies sans aucun dialogue, car les élèves s’ennuient et attendent (Frier et al., 2006). La littérature scientifique souligne que la lecture partagée procure des bénéfices (Dickinson et al., 2012 ; Barone et al., 2019). L’implication des parents à travers la lecture partagée augmente les interactions qualitatives entre parents et enfants, étoffe le vocabulaire des apprenants, développe leur expression, leurs compétences syntaxiques, leur imagination, leur concentration, renforce la culture livresque familiale et profite davantage au développement langagier des enfants qui ont des parents ayant une faible expérience scolaire.

16Dans le domaine des apprentissages informels et de l’aide aux devoirs, Ailincai (2005) propose une modélisation des interventions parentales, déclinée en styles interactifs : le style interactif directif basé sur l’imposition, le commandement et le rapport au savoir transmissif ; le style interactif suggestif fondé sur le questionnement, l’incitation, la reformulation et l’encouragement ; le style interactif autonomisant qui laisse une place à la découverte de l’enfant, qui soutient l’apprenant dans ses tâtonnements à travers une observation bienveillante ; et enfin, le style interactif disjoint qui caractérise une approche individualiste dans laquelle le parent et l’enfant ont des modes de fonctionnement différents. Ses résultats ont mis en évidence l’efficacité des styles suggestifs et autonomisant dans la découverte des savoirs scientifiques (Ailincai, 2005) ; ses travaux ultérieurs ont nuancé ces résultats en précisant que selon le contexte socioculturel le style directif et/ou le style disjoint peuvent également être efficaces (Ailincai et al., 2018).

17Concernant l’implication parentale et la philosophie avec les enfants, le développement de la réflexion des enfants nécessite une éducation conjointe des enseignants et des familles. Impliquer les parents dans des DVP à l’école permettrait de faire entrer la réflexion raisonnée dans le cercle familial et favoriserait une continuité éducative cohérente entre le monde de l’école et celui de la famille (Tozzi et Gilbert, 2016). Pratiquer la philosophie avec les enfants peut paraître difficile pour certains parents qui éprouvent un sentiment d’incompétence ; pourtant selon ces auteurs, cette pratique nécessite davantage une posture d’ouverture d’esprit qu’une culture philosophique. En discutant, parents et enfants élargissent leur univers, car ils s’ouvrent à l’altérité de la pensée, le but étant de favoriser une éducation équilibrée qui aide les enfants à grandir et qui participe à l’équilibre familial. Selon ces mêmes auteurs (Tozzi et Gilbert, 2016), les DVP qui impliquent les parents procurent à l’enfant un sentiment de reconnaissance qui stimule son appétence à grandir, à étoffer son langage et à augmenter la profondeur de sa réflexion pour pouvoir contribuer davantage aux réflexions familiales. L’enfant a le sentiment d’être pris en considération, d’être reconnu comme un sujet digne de penser. Les DVP en familles permettraient des « échanges spontanés » (Tozzi et Gilbert, 2016 : 25) plus riches, plus profonds et plus enrichissants. Les discussions peuvent être amorcées de multiples façons liées à la vie familiale (une sortie au cinéma, un après-midi à la bibliothèque, la visite d’un musée, une promenade dans un parc…). Les situations de vie quotidienne permettraient d’amorcer des DVP en s’appuyant sur des situations qui font réagir les enfants comme la rencontre avec un animal mort.

2.4. Le plurilinguisme

18L’alliance entre identité et ouverture, entre langue du pays et du monde, révèle une certaine philosophie de l’éducation, l’enseignement plurilingue constituant une ouverture linguistique, culturelle, sociale et humaine. Selon la littérature scientifique, le bilinguisme améliore le développement cognitif et stimule l’intelligence ; les compétences acquises dans une langue sont transférables, c’est-à-dire que l’apprentissage du langage ou de la lecture dans une langue aide les apprentissages dans une autre langue ; cultiver un plurilinguisme légitimant la langue minoritaire des enfants à l’école permettrait d’ouvrir un espace d’échange entre les cultures et instaurerait une perception de la diversité culturelle comme une richesse (Cummins, 2001 ; Hélot, 2007).

19Dans le modèle de l’éducation bilingue, la stratégie du translanguaging (Garcia, 2009) consiste à utiliser deux langues dans une même situation d’enseignement. Il s’agit d’une méthode pédagogique à fort potentiel, car elle permet aux élèves d’utiliser l’ensemble de leurs compétences linguistiques. Ce modèle éducatif reflète une approche décloisonnée des langues, une ouverture pour les langues étiquetées culturellement et politiquement, favorisant la construction identitaire et la qualité des apprentissages. Ainsi, le translanguaging permet de remettre en question la hiérarchie implicite des langues, ce qui favorise une plus grande équité sociale.

20En développant les habiletés intellectuelles philosophiques des élèves et leurs compétences langagières, les séances de philosophie favorisent l’expression de personnes singulières et n’enferment pas les écoliers dans des déterminismes socioculturels, le discours devenant un support et une ressource pour l’apprentissage. Les DVP plurilingues et interculturelles favorisent l’estime de soi des écoliers et valorisent les élèves en insécurité linguistique, permettant à chaque enfant de pouvoir expliquer son appropriation du concept dans sa langue première tout en lui donnant la possibilité de penser et de parler en langue seconde. La diversité linguistique et culturelle est envisagée comme une richesse, une ouverture sur le monde et les différentes façons de penser.

2.5. Le contexte polynésien

21La Polynésie française est un pays d’outre-mer à forte identité culturelle et linguistique qui se situe en plein cœur de l’océan Pacifique, au centre de l’aire culturelle et géographique du triangle polynésien qui est délimité par Hawaii, la Nouvelle-Zélande et l’île de Pâques. Le contexte polynésien est postcolonial, la Polynésie a acquis un statut d’autonomie interne en 1984. En 2004, le territoire est devenu un pays d’outre-mer et la loi organique a renforcé le transfert des compétences de l’État en matière d’éducation. Cependant, la politique éducative polynésienne demeure fortement centralisée en France. Par ailleurs, le contexte polynésien est plurilingue, le français est la langue officielle et la langue principalement utilisée par l’institution scolaire, mais l’environnement familial des élèves comporte souvent l’usage d’une ou plusieurs langues polynésiennes.

22Comme les autres territoires d’outre-mer français, le système éducatif polynésien présente des résultats préoccupants : des pourcentages de réussite aux évaluations nationales inférieurs à la métropole ainsi que des taux d’illettrisme et de décrochage scolaire importants (Guy et Ailincai, 2019). D’après Salaün (2020), les causes de l’échec scolaire en Polynésie sont expliquées par l’environnement et l’entourage des élèves et ne remettent jamais en question les discriminations de l’institution scolaire. Selon cette auteure, le système éducatif polynésien actuel ne garantit pas l’égalité des chances pour les élèves, car il est imprégné de l’héritage colonial.

23Dans les territoires d’outre-mer, Nocus et al. (2014) préconisent de valoriser les langues locales en choisissant un programme qui développe la pensée critique et qui valorise les talents des élèves : linguistiques, littéraires, cognitifs… Les Polynésiens sont en quête identitaire et l’utilisation de stratégies d’enseignement contextualisées pourrait développer chez les apprenants une prise de conscience d’eux-mêmes sans les enfermer dans des déterminismes culturels. Ces stratégies d’enseignement contextualisées seraient adaptées au rapport au savoir polynésien (Ghasarian et al., 2004 ; Troadec, 1992) :

Il est parfois utile de rappeler des évidences : les rapports au temps, à autrui et aux choses reposent également sur des modèles culturels spécifiques. La langue… [tahitienne] réunit dans un même mot, ite, les notions de « voir » et de « savoir », conjuguées dans une seule et même conception de la connaissance. Le présent et l’action dans un plein présent dont on fait l’expérience restent des valeurs fondamentales. Tout se passe comme si le savoir au sens polynésien était d’abord perceptif et sensitif, fondé sur l’expérience physique (ou l’expérience proche, la co-présence importe plus que ce qui est loin), ce que l’on peut appeler un sensitive set of knowledge (Ghasarian et al., 2004 : 218).

24En référence à l’éducation parentale, les travaux de Guy et Ailincai montrent que les parents issus du milieu socio-économique défavorisé parlent souvent tahitien à la maison et que les parents du milieu aisé discutent plus en français avec leurs enfants ; que l’organisation familiale en Polynésie est souvent communautaire, élargie, c’est-à-dire que plusieurs générations cohabitent sous le même toit, surtout dans les milieux populaires ; que l’éducation des enfants peut être effectuée par les « grands parents, les beaux-parents, un grand frère ou une grande sœur, un tuteur, les parents adoptifs ; en fait, toute personne qui s’engage et qui a des responsabilités dans la vie quotidienne du mineur » (2019 : §11). Par ailleurs, Troadec note que l’organisation sociale polynésienne est à la fois matriarcale et patriarcale ; les enfants attribuent autant d’autorité parentale aux deux parents, mais dans des contextes différents, c’est-à-dire que « l’autorité apparaît attribuée au sexe féminin… à l’intérieur de la maisonnée et au sexe masculin à l’extérieur de celle-ci » (1992 : 230).

  • 2 Marae signifie sanctuaire.

25En termes de spécificités, les Polynésiens cultiveraient un lien intime avec l’océan. La mer a une très forte symbolique en Polynésie française, elle fait partie intégrante de l’identité des habitants. En Polynésie l’océan est rude, il est entouré par la ceinture de feu du Pacifique, il possède les fosses marines les plus profondes de la Terre, les creux des vagues peuvent être importants comme le prouvent les rouleaux colossaux de Teahupoo à Tahiti où se déroulent des rencontres internationales de surf. Leloup note que « cette aspiration… à affronter… le milieu incertain et redoutable de l’océan doit s’interpréter comme une réelle dynamique identitaire » (2013 : 104). Les Polynésiens d’autrefois entretenaient déjà un lien particulier avec l’océan, ils le considéraient comme le plus grand des marae2.

26Certaines croyances qui datent de la période préeuropéenne persistent à l’heure actuelle en Polynésie. Certains animaux seraient en relation directe avec un groupe de parenté. Pour Conte, ces animaux sont des tuputupua qui peuvent être définis comme « des animaux terrestres ou marins que l’on considère comme habités par l’esprit d’un ancêtre » (1988 : 162). Les animaux concernés sont divers, terrestres ou marins : lézard, espadon, tortue, requin, baleine, murène, poulpe, bonite, raie, crabe, chien, porc…

2.6. Problématique et questions de recherche

27À partir de ces considérations théoriques, la question centrale qui nous intéresse est de savoir en quoi l’analyse de notre pratique philosophique permettrait de mieux comprendre les phénomènes liés à la contextualisation didactique. Pour donner du sens aux objets et aux sujets d’étude, nous allons répondre aux interrogations suivantes : les albums endogènes permettent-ils d’amorcer des DVP qui reflètent le contexte polynésien ? La participation parentale permet-elle de mieux comprendre les comportements éducatifs parentaux et saisir l’influence du contexte sur leurs conduites éducatives ? Le modèle éducatif bilingue répond-il aux spécificités linguistiques du territoire et permet-il aux apprenants de philosopher en passant d’une langue à l’autre ?

28En quête de signification, nous avons premièrement analysé le corpus littéraire à travers une lecture philosophique des ouvrages et une vérification des présupposés scientifiques au prisme de l’ancrage culturel polynésien. Deuxièmement, nous avons principalement utilisé le système de catégorisation d’Ailincai (2005) pour mettre en exergue les types d’intervention des parents et déterminer leur pattern éducatif dans les DVP ; troisièmement, nous avons analysé le corpus des DVP et des entretiens sous l’angle linguistique.

3. Méthodologie

29Selon Van Manen (1990), les méthodes qualitatives illustrent des stratégies d’interprétation qui permettent d’éclairer la signification de phénomènes. Notre recherche qualitative exploratoire s’appuie sur le paradigme épistémologique interprétatif qui est en quête de significations. Dans une approche humaniste, subjective, l’objectif est de mieux comprendre les phénomènes étudiés. Nos résultats sont construits par le sens que nous leur donnons en cherchant à comprendre et à interpréter les significations profondes de ces phénomènes. D’après Anadón et Guillemette (2006), dans les recherches qualitatives qui s’appuient sur le paradigme épistémologique interprétatif, les réalités subjectives sont des objets de connaissances et des instruments de recherche. Dans notre étude, nous énoncerons des possibilités et des idéaux types en faisant émerger les principales caractéristiques de la réalité observée. Notre objectif est, entre autres, d’éclairer le comportement des parents à travers notre interprétation des faits. Comme le soulignent Gohier et Anadón (2000), dans une recherche qualitative, la subjectivité n’est pas un obstacle à la production des connaissances, c’est un moyen pour construire des savoirs. Ce qui nous intéresse principalement dans cet article, ce sont les caractéristiques propres aux objets et aux sujets impliqués (les albums, les écoliers et les parents) dans une pratique philosophique contextualisée en Polynésie. Notre approche est empirique, flexible, ouverte et interactive et comporte des allers-retours entre théorie et pratique. Le praticien-chercheur, qui est en immersion sur le terrain, cherche à comprendre la population de l’étude afin d’engager une dynamique de transformation. Nous nous intéressons à la singularité des sujets impliqués à travers des études de cas qui sont rendues possibles par la profondeur des données recueillies.

3.1. La population

3.1.1. Les enfants

30Dix-huit élèves âgés de 6 à 8 ans sont impliqués dans l’étude, treize garçons et cinq filles. Onze écoliers ont une racine culturelle polynésienne, trois polynésienne-européenne, trois européenne et un polynésienne-chinoise. En ce qui concerne le positionnement au regard des objectifs d’apprentissage globaux, neuf élèves ont des objectifs partiellement atteints, six ont des objectifs atteints, deux ont des objectifs dépassés et un écolier a des objectifs non atteints. Certains élèves bénéficient de modalités d’accompagnement éducatif spécifique à travers le dispositif d’Aide Spécialisée pour les Élèves en Difficulté (DASED) : quatre élèves sont accompagnés par l’enseignant spécialisé chargé de l’aide à dominante pédagogique et deux par l’enseignant spécialisé à dominante relationnelle. Sur le plan des langues parlées à la maison, douze élèves évoluent dans un milieu familial bilingue tahitien-français, quatre dans un environnement monolingue français, un dans un milieu bilingue tahitien-chinois et un dans un environnement familial trilingue tahitien-français-marquisien.

3.1.2. Les parents

31Une femme et un homme participent aux DVP et aux entretiens : une mère et un grand-père qui ont une racine culturelle polynésienne. Ils parlent tous les deux le français et le tahitien et la mère maîtrise aussi le marquisien. En ce qui concerne leurs professions, la mère est animatrice et le grand-père est retraité du secteur du tourisme. L’implication du grand-père confirme l’organisation familiale élargie qui constitue une des spécificités polynésiennes.

3.1.3. Le praticien-chercheur

32Notre méthode de recherche repose sur une personne qui combine plusieurs statuts, il est à la fois l’enseignant de la classe concernée par l’étude, l’animateur des DVP, l’interviewer lors des ESD et aussi le scientifique qui récolte, traite et analyse les données. Cette polyvalence reflète une posture de praticien-chercheur qui est immergé dans son milieu professionnel. D’après De Lavergne (2007), la position particulière de médiateur du praticien-chercheur permet de bâtir des ponts entre le monde professionnel et scientifique, elle participe au décloisonnement des deux univers et ouvre de nouvelles perspectives, car les phénomènes étudiés de l’intérieur permettraient une construction des connaissances originale et complémentaire.

3.2. Le protocole

3.2.1. La pratique philosophique contextualisée (PPC)

33L’objectif est de repenser les pratiques philosophiques avec les enfants à travers la nature des outils de médiation culturelle utilisés en fonction du contexte didactique polynésien et de ses caractéristiques générales. L’ingénierie didactique utilisée prend en compte les particularités du contexte postcolonial plurilingue polynésien. La méthode philosophique utilisée cherche à créer un dispositif adapté qui valorise la culture locale, qui rapproche l’école des familles et qui permet aux élèves de se construire, de développer leur intelligence et de s’ouvrir au monde. Les enjeux de cette didactique contextualisée sont multiples : faciliter la construction identitaire et l’estime de soi des élèves polynésiens, permettre une meilleure inclusion de tous les écoliers, favoriser les apprentissages et en particulier celui des langues (française et tahitienne) et enfin utiliser les compétences plurilingues des élèves comme un levier pour développer leurs habiletés intellectuelles et langagières. Notre PPC utilise des stratégies d’enseignement qui cherchent à améliorer le système éducatif républicain dans un territoire d’outre-mer par la valorisation de la littérature polynésienne, de la langue tahitienne et des parents.

3.2.2. La méthode pour motiver les parents à s’impliquer

34Pour motiver les parents à s’impliquer dans le dispositif, le praticien-chercheur a créé un contact direct et personnalisé avec les parents, il a insisté sur l’importance de leur rôle pour la réussite scolaire de leur enfant, il a formulé des attentes claires et leur a donné un rôle positif et privilégié. Notre dispositif valorise les compétences linguistiques des parents qui sont positionnés en passeurs de lecture, ils contribuent à la transmission de la langue tahitienne. À chaque DVP, un parent vient lire un album aux élèves en langue tahitienne, ensuite le praticien-chercheur lance la discussion dans laquelle le parent peut intervenir. Toutefois, le positionnement attendu dans les DVP n’est pas expliqué aux parents. Cela pourrait permettre de saisir leurs pratiques effectives d’accompagnement éducatif de leur enfant.

35L’implication parentale dans le dispositif a pour objectif de permettre une meilleure inclusion d’écoliers issus de familles peu conniventes avec la culture scolaire. L’investigation favorise une école ouverte, accueillante, bienveillante dans laquelle la mère, le grand-père et le praticien-chercheur coopèrent.

3.2.3. L’approche linguistique

36Notre pratique philosophique s’appuie sur le modèle éducatif bilingue du translanguaging (Garcia, 2009) qui permet d’associer deux langues dans une situation d’enseignement. Les supports littéraires sont lus en tahitien puis les échanges oraux lors de la DVP peuvent être en français ou en tahitien, car l’objectif est de développer les habiletés cognitives des élèves en utilisant le langage comme un outil (Vygotski, 1997) pour permettre aux élèves d’exprimer, d’élaborer et de structurer leur pensée. Notre étude cherche à faciliter l’appropriation des savoirs par les élèves grâce à des interactions orales qui reflètent la réalité du contexte plurilingue polynésien et qui donnent l’occasion aux élèves de philosopher d’une langue à l’autre en utilisant l’ensemble de leur répertoire langagier.

37Le corpus littéraire utilisé pour l’étude ne se contente pas d’être polynésien, il est aussi lu par des parents d’élèves en langue tahitienne, ce qui représente un enjeu culturel fondamental : la transmission des langues polynésiennes à la jeune génération. L’utilisation d’ouvrages en langue tahitienne permet la mise en œuvre d’un modèle d’enseignement bilingue adaptée au contexte linguistique polynésien.

38L’utilisation d’albums en langue tahitienne pour amorcer les DVP lors de l’étude permettrait la prise en compte de la dimension affective des apprenants. Selon la littérature scientifique, le développement cognitif de l’enfant ne peut faire l’impasse sur la dimension émotionnelle. Les personnes entretiendraient un rapport affectif avec leur langue maternelle et la langue tahitienne est la langue racine de la plupart des enfants polynésiens. Même si les élèves polynésiens déclarent aujourd’hui que leur langue quotidienne est le français, ils attribuent beaucoup d’importance aux langues polynésiennes qui représentent un élément fondamental de leur identité (Salaün, Vernaudon et Paia, 2016). De plus, dans une approche vygotskienne, les artefacts de médiation culturelle sont des outils psychologiques qui permettent aux enfants d’utiliser leurs compétences mentales de manière sensible à leur culture, de valoriser leur identité et d’amplifier leurs capacités cognitives (Vygotski, 1997).

3.3. La présentation des supports de médiation littéraire

39La DVP 1 est amorcée par l’album jeunesse Ari’i ‘e te pa’ati hōhonu (Sossey et Thierry, 2020). C’est un ouvrage édité par le CRDP de Polynésie française, dont le titre se traduit en français par : « Ari’i et le poisson perroquet lune ». Pour résumer brièvement cet ouvrage, le personnage principal est un petit garçon polynésien nommé Ari’i qui s’amuse à se déguiser en poisson perroquet lune. Il se prend tellement au jeu qu’il finit par s’oublier lui-même et se jette à l’eau en risquant de se noyer. Fort heureusement, il est sauvé de justesse par son père qui pêche sur le ponton. C’est un ouvrage en langue tahitienne adapté aux élèves de 5 à 7 ans qui est teinté d’une pointe d’humour qui plait beaucoup aux jeunes lecteurs. Cet album possède un texte à structure répétitive et débouche sur l’étude documentaire du poisson perroquet lune. Les illustrations sont colorées, enfantines et réalisées en collages.

40La DVP 2 est amorcée par l’album Mo’o iti (Férey et al., 2003) écrit en tahitien par un collectif d’auteurs et édité par le CTRDP de Polynésie française. Les illustrations sont des aquarelles réalisées par Martiale Delcassé qui est artiste peintre. L’ouvrage reflète l’ancrage culturel polynésien, car le personnage principal est un lézard qui est un animal familier de l’île de Moorea. L’origine du toponyme de l’île s’explique par un récit légendaire nommé te A’Ai no te Mo’o qui signifie « la légende du lézard ». L’album Mo’o iti met en mots et en images différents moments cruciaux de l’existence d’un lézard, comme l’éclosion de son œuf.

3.4. La méthode de collecte des données

41Nous combinons trois méthodes de recueil des données pour enrichir l’éclairage des phénomènes étudiés : deux albums de littérature de jeunesse ont été sélectionnés, deux DVP ont été filmées et deux entretiens ont été réalisés avec les parents impliqués. Cette triangulation vise un enrichissement du travail de recherche, l’obtention de nouveaux résultats, la récolte d’informations dans le but de construire du sens.

42Le corpus littéraire primaire relève d’un choix méthodologique. Premièrement, les ouvrages sont sélectionnés pour leur forme (albums), car nous envisageons l’apprentissage de la lecture comme un moment de plaisir, porteur de sens (Frier et al., 2006). L’album possède une forme littéraire spécifique, un rapport texte-image particulier qui est adapté aux enfants de cours préparatoire. Deuxièmement, ces albums véhiculent la culture de la langue tahitienne, les trames narratives et les personnages principaux facilitent le processus d’identification des jeunes lecteurs. Les histoires se déroulent en Polynésie française, le lexique de l’ouvrage et le cadre spatial sont familiers aux élèves. Troisièmement, les albums ont une forte portée philosophique, ils permettent d’amorcer des DVP.

43L’utilisation de supports de médiation littéraire polynésiens reflète une didactique contextualisée qui cherche à faciliter la construction identitaire des jeunes lecteurs et à améliorer leurs performances intellectuelles. Ces outils créent un lien de connivence et offrent aux enfants une porte d’entrée rassurante pour commencer à réfléchir, s’ouvrir à l’altérité et à l’universalité. Les albums suscitent l’émotion des écoliers, car l’environnement fictionnel et les personnages sont familiers aux élèves, ils font référence à la réalité des jeunes lecteurs et facilitent le processus d’identification. Les histoires séduisent les enfants, elles éveillent leur curiosité et leur permettent de vivre des émotions positives, car la médiation littéraire place leur affect à bonne distance. Les ouvrages offrent aux élèves la possibilité de mieux appréhender leur environnement proche, car les enfants voyagent dans des mondes fictionnels connus, tout en étant étonnés et intéressés par des trames narratives originales. Les deux albums de littérature de jeunesse polynésienne facilitent la transposition didactique, car ils permettent d’amorcer des DVP de façon naturelle, attrayante et abordable pour les jeunes enfants.

44Les deux DVP ont été enregistrées avec une caméra pour permettre la compréhension fine des phénomènes étudiés. Les vidéos permettent au praticien-chercheur de revenir sur les expériences pour approfondir les analyses et construire du sens. Par ailleurs, le praticien-chercheur a pris des notes de terrain qui ont permis une ébauche compréhensive et interprétative des phénomènes observés.

45Les entretiens réalisés avec les parents impliqués ont été enregistrés. La posture de praticien-chercheur a permis une proximité sociale avec les interviewés tout en préservant les rôles statutaires qui permettent aux parents d’avoir le sentiment que leurs confidences sont importantes. Le praticien-chercheur a gardé sa neutralité professionnelle pour éviter d’influencer les réponses des interviewés. Les entretiens ont été jalonnés par la précision des thèmes à aborder tout en garantissant une souplesse qui a permis la liberté d’expression. Le premier thème interrogeait les pratiques langagières et les habitus de communication ; le deuxième les pratiques littéraires et les habitudes livresques ; le troisième le lien école-famille et le partenariat entre parent et enseignant ; et le quatrième les habitus de communication et de réflexion au sein des familles. Les questions ouvertes ont vitalisé les échanges, permettant la personnalisation des réponses de chaque sujet ; des questions à choix unique les ont obligés à affirmer leur position. Les entretiens ont été réalisés a posteriori, pour laisser le temps à la mère et au grand-père de prendre du recul sur l’expérience vécue et de partager les données enregistrées dans leur mémoire à long terme.

3.5. Le traitement des données

46Pour la transcription des échanges oraux issus des DVP, nous avons utilisé la convention du centre de recherche VALIBEL3 qui permet d’indiquer divers éléments comme les pauses, les interlocuteurs, les onomatopées, les chevauchements, les passages inaudibles, les tours de parole et les transcriptions incertaines. La transcription a été réalisée par le praticien-chercheur, cette activité permettant d’entrer dans le processus d’analyse, d’effectuer un premier repérage, un premier codage des échanges oraux. Le corpus est composé des propos spontanés émis lors des DVP sans les dénaturer. La transcription des ESD a été réalisée par l’agence Sheva Transcription4 qui propose un service d’audiotypie. Il s’agit de fichiers vidéo des interviews convertis en format texte avec rigueur et minutie grâce à un logiciel spécialisé (Otranscribe), un micro-casque professionnel et un système de pédalier. La transcription du langage des personnes interrogées a été fidèle à leur discours, sans aucune interprétation.

3.6. Les outils d’analyse

47Plusieurs outils d’analyse du dispositif testé ont été utilisés. L’examen du corpus littéraire repose sur une lecture philosophique des œuvres pour déterminer les questions universelles et/ou existentielles qui sont soulevées par les ouvrages. Il est suivi d’une analyse du corpus sous l’angle de l’ancrage culturel polynésien.

48Pour déterminer le degré de contextualisation de notre PPC et dresser le profil disciplinaire de la philosophie, nous avons utilisé les concepts proposés par Delcroix, Forissier et Anciaux (2013), dont les caractéristiques sont présentées dans la partie théorique, complétés par la classification de Sauvage Luntadi et Tupin (2012), comme le mentionne le tableau 1 ci-dessous.

Tableau 1 : Grilles d’analyse de la présence de la contextualisation

Delcroix, Forissier et Anciaux (2013)

Critères de contextualisation

Contexte interne de l’apprenant

Contexte externe de l’apprenant

Contexte externe d’élaboration des prescrits

Degrés de contextualisation

Contextualisation faible

Contextualisation intermédiaire

Contextualisation forte

Sauvage Luntadi et Tupin (2012)

Typologie de contextualisation

Contextualisation ontologique

Contextualisation situationnelle

Contextualisation authentique

49Pour les interventions des parents, nous avons adapté les grilles d’analyse d’Ailincai (2005) conçues à la base pour identifier les styles interactifs parentaux. Nous avons analysé le discours des parents et les échanges entre les parents et le groupe classe en codant leurs interventions pour leur donner du sens, à l’image du tableau 2 ci-dessous.

Tableau 2 : Grille d’analyse des interventions des parents

Mode d’intervention directif

Mode d’intervention suggestif

Mode d’intervention autonomisant

Mode d’intervention disjoint

Discours et interventions à caractère impositif, normatif, directif

Discours et interventions des parents qui favorisent l’échange, l’expression des enfants, leur point de vue…

Attitude et posture des parents qui favorisent les discussions libres entre les élèves

Le parent n’intervient pas, il assiste à la DVP animée par l’enseignant

50En ce qui concerne l’analyse linguistique, nous avons repéré les effets de contexte propres aux phénomènes d’alternances codiques (désormais AC), c’est-à-dire le passage d’une langue à l’autre, en analysant comment ils apparaissent dans les échanges oraux lors des DVP et des entretiens.

51Pour l’analyse des entretiens, nous avons utilisé le logiciel Maxqda qui permet d’identifier les différents sujets traités en connectant des mots clés aux réponses des interviewés, par exemple les termes « tahitien », « français », « discussion », « difficulté » et « enfant ». Ensuite, une analyse compréhensive a permis de mieux comprendre le point de vue des parents sur les questions abordées.

4. Résultats

52Pour garantir la transparence des résultats, les corpus de données sont disponibles en intégralité et consultables en suivant les références suivantes : la DVP 1 et l’ESD 1 (Deprez, 2023) ; la DVP 2 et l’ESD 2 (Deprez, 2021). Ces références ne sont pas mentionnées après chaque citation pour garantir la fluidité de lecture de l’article.

4.1. Les résultats qui concernent le corpus littéraire

4.1.1. La portée philosophique des albums

53L’album Ari’i e et pa’ati hōhonu (Sossey et Thierry, 2020) donne du sens à la DVP 1, car il permet d’aborder la thématique de la transformation et/ou de la métamorphose. Nous rappelons que c’est l’histoire d’un petit garçon qui se prend pour un poisson et frôle la mort en risquant la noyade. Après une lecture philosophique de l’ouvrage, le praticien-chercheur a identifié la possibilité d’aborder le concept de perfectibilité humaine, de ce qui relève du domaine du possible et/ou de l’impossible. Un être humain peut toujours changer en augmentant ses capacités intellectuelles, physiques ou psychologiques, mais il est limité par sa condition humaine (un homme ne peut pas nager comme un poisson, voler comme un oiseau…). Cet album permet de poser la question philosophique suivante : peut-on changer, se transformer ? Cette interrogation a premièrement une dimension épistémologique puisque l’objectif des élèves est de conceptualiser, de problématiser et d’argumenter autour de la notion de transformation. Deuxièmement, elle a une profondeur métaphysique, car elle questionne le propre de l’Homme, sa nature et sa place dans le monde.

54Le corpus de transcription de la DVP 1 (Deprez, 2023) montre que les écoliers se réfèrent aux actions du personnage pour conceptualiser la notion de transformation. D’après leurs propos, se transformer consiste à changer d’apparence en utilisant des artifices extérieurs : « il a mis un masque », « il a mis sa couverture », « il a mis un tuba ». Cet album montre aux jeunes lecteurs que le déguisement est une porte vers l’imaginaire qui permet de s’inventer des capacités nouvelles et d’ouvrir de nouvelles perspectives identitaires. Cet aspect de l’album apporte une réelle plus-value pour intéresser les enfants, car la plupart d’entre eux aiment se déguiser, car cela permet de se prendre pour un autre, de se glisser dans la peau de différents personnages. Se déguiser permettrait aux enfants de sortir de leur condition, de fuir la réalité et de vivre un instant d’illusion où ils font l’impasse sur leurs limites, leurs faiblesses et leurs fragilités (Deprez, 2023). Ceci permet de mieux comprendre pourquoi le personnage de l’histoire se jette à l’eau sans réfléchir aux conséquences de ses actes, il est dans l’illusion, il s’imagine vraiment être dans la peau d’un poisson.

55Lorsque le praticien-chercheur demande aux enfants s’il réussit sa transformation, les élèves répondent par des exemples extraits du livre qui confirment son échec. Un élève précise « qu’il [a] plein d’eau dans son masque », un autre mentionne qu’il « [n’] arrive plus à respirer », un écolier répond pour sa part que le personnage perd « son tuba », une jeune apprenante justifie l’insuccès de sa métamorphose par la perte « de son short ». Et les justifications continuent, un élève dit que le personnage « n’a plus d’oxygène » et qu’il est sauvé de la noyade par son père qui l’attrape par le bras : « et son papa… il a huti [attrapé] le bras de » ; « il s’est noyé » ; « il est… parti carrément en bas ». En outre, les propos des élèves montrent qu’ils comprennent la déception du personnage liée à la prise de conscience de ses limites : « il a pleuré » ; « il était triste ». Ces propos reflètent un processus d’identification au personnage, une lecture empathique. Pour poser les limites de la condition humaine, un écolier précise de son côté que la transformation d’un être humain en animal est impossible d’un point de vue physique : « il [ne] peut pas respirer comme des animaux de la mer ». Il s’appuie sur le support de médiation littéraire pour émettre un argument justifié qui soutient l’idée que l’être humain ne possède pas l’équipement physiologique adéquat pour respirer sous l’eau comme un mammifère marin.

56L’album Mo’o iti (Férey et al., 2003) donne du sens à la DVP 2, car la trame narrative permet au praticien-chercheur d’amener les élèves à une réflexion philosophique sur le thème de « grandir ». L’histoire commence par la naissance d’un lézard qui sort de son œuf. Il découvre son environnement, ses particularités physiques, sa queue, sa langue et les ventouses de ses pattes. Il apprend à se nourrir et échappe aux premiers dangers. Puis, en dernière page, le récit fait un bond temporel et les lecteurs découvrent le lézard devenu adulte, accompagné d’une femelle et à proximité d’un nid rempli d’œufs. Ce livre peut symboliser l’histoire du cycle de la vie, du passage de la naissance à l’âge adulte. Cet album permet de soulever la question philosophique épistémologique suivante : « c’est quoi être un enfant, être un adulte ? ». Le corpus (Deprez, 2021) montre que les élèves appuient leur réflexion sur le récit : un écolier mentionne la naissance du lézard : « il sort d’un œuf » ; un autre parle de sa croissance : « Mo’o iti / il va bientôt grandir » ; un apprenant associe quant à lui le fait de grandir à la naissance de l’amour : « il devient amoureux » ; enfin, un enfant relie l’âge adulte à la parentalité : « c’est avoir des bébés // et avoir une copine ».

4.1.2. Les albums qui reflètent l’ancrage culturel polynésien

  • 5 En milieu tropical (températures et précipitations élevées), les fenêtres louvres présentent l’avan (...)

57L’album Ari’i e te pa’ati hōhonu est truffé de « clins d’œil » culturels polynésiens. Il raconte une situation familiale stéréotypée, mais assez courante en Polynésie française : un père qui pêche et une mère qui cuisine. Les personnages facilitent le processus d’identification des jeunes lecteurs qui peuvent aisément tisser des liens avec leurs expériences personnelles. L’histoire se trame dans un contexte et une ambiance polynésienne qui correspond à la philosophie îlienne. Le personnage principal est un petit garçon au physique typiquement polynésien (cheveux noirs, yeux marron, peau brune) qui porte un short au motif floral (hibiscus). Sa mère est vêtue d’une robe traditionnelle et sa longue chevelure noire est ornée d’une fleur de tiare qui est le symbole par excellence de Tahiti. Son père porte un short, un débardeur, des savates et une casquette, ce qui correspond à la tenue vestimentaire d’une majorité d’hommes en Polynésie. Les illustrations fournissent des éléments complémentaires au texte, ils montrent notamment que la maman prépare un mets culinaire typique : le poisson cru au lait de coco, celui-ci possédant une fonction identitaire. Tous les ingrédients locaux sont illustrés, posés sur la table de la cuisine : thon rouge, noix de coco, tomates, concombres et citrons. Les lieux et les objets de l’histoire ont aussi une connotation culturelle comme la maison qui est située côté mer, le ponton de bois qui jouxte le domicile, le jardin luxuriant ou les fenêtres louvres5 très courantes dans les maisons tropicales.

58L’album Ari’i e te pa’ati hōhonu reflète le lien intime des Polynésiens avec l’océan, notamment à travers l’histoire qui met en scène un jeune personnage qui s’amuse à se déguiser en poisson perroquet lune pour découvrir le monde sous-marin. Le poisson perroquet lune est une espèce de la faune aquatique assez mystérieuse qui est impulsive et qui arbore une parure éclatante dont les couleurs luxuriantes de la robe varient selon l’âge et le sexe. Les poissons perroquets lunes sont familiers des eaux polynésiennes, ils possèdent un panel de couleurs (bleu, vert, rose, rouge) et un bec arrondi qui est à l’origine de leur nom. Le choix du déguisement du petit garçon n’est pas anodin ; son costume, composé de palmes, d’un masque et d’un tuba, rappelle l’univers marin.

59L’album Mo’o iti illustre le lien intime à la nature et la relation privilégiée avec certains animaux. Le personnage principal est un lézard, un animal emblématique de la culture polynésienne qui selon Prévost fait partie des animaux pouvant être considérés dans certains archipels de Polynésie française comme des « tuputupua, [des] ancêtres protecteurs et animaux tutélaires » (Prévost, 2017 : 341). Ce lézard tient le rôle principal dans le récit, sans pour autant être personnifié, il est représenté dans son environnement naturel, l’ouvrage met donc en scène une nature qui « est au cœur des revendications identitaires… dans tout le Pacifique. … la nature… relie aux ancêtres (tupuna) et au monde des dieux » (Ghasarian et al., 2004 : 219).

4.1.3. Les propos des élèves qui reflètent l’ancrage culturel polynésien

60Dans le corpus issu de la DVP 1 (Deprez, 2023), les propos des enfants ont des connotations culturelles qui reflètent leur vie quotidienne en contexte insulaire. Un élève extériorise sa peur des requins ou son désir de rendre justice : « moi je veux me transformer en requin pour manger les gens ». Le requin est un animal tutélaire, selon Bataille-Benguigui (2003 : 132), il « est [en Océanie] bien plus qu’un poisson et une ressource alimentaire pour l’homme… c’est un partenaire social, un médiateur, un justicier ou un dieu ».

61Dans les échanges oraux issus de la DVP 2 (Deprez, 2021), les paroles des enfants témoignent de l’importance des conduites addictives en Polynésie et de leur représentation positive : « de l’alcool » ; « et aussi du vin » ; « quand on sera grand / on va un petit peu boire de l’alcool » ; « tous les jours / mes parents / je crois / la nuit / ils fument… du paka [cannabis] ». Les propos de certains élèves témoignent pour leur part de violences intrafamiliales et de leurs effets négatifs sur les capacités des enfants : « parce que il y a des adultes qui sont méchants » ; « c’est bien d’écouter nos parents, mais sauf quand ils sont vraiment méchants / parce que s’ils sont méchants / on va plus rien faire / on va rien savoir-faire en fait ».

  • 6 Le mot « fiu » en tahitien signifie « être fatigué, las », il est entré dans le dictionnaire frança (...)

62Enfin, au cours de la discussion, les élèves questionnent le sens de l’existence en soulignant l’importance des vacances : « il faut aussi avoir des vacances parce que sinon on doit travailler beaucoup // et quand on travaille beaucoup / on est un petit peu fiu6… ». Les Polynésiens accordent beaucoup d’importance à vivre le moment présent, à prendre du plaisir, à ressentir des émotions spontanées et à tisser des relations sociales.

4.2. Les résultats au prisme de la participation parentale

63Le dispositif expérimental étudié cherche à tisser des liens entre les pratiques familiales et scolaires. Dans chaque DVP, un parent volontaire et bénévole tient un rôle actif au sein du groupe classe et coopère avec le professeur. Nous analysons leur implication dans les DVP en caractérisant les interventions des parents sur la base du modèle des styles épistémiques parentaux proposés par Ailincai (2005). L’objectif est d’identifier les modes d’intervention des parents dans notre dispositif (PPC) et leur effet sur la participation des élèves. Ces modes d’intervention seront éclairés par une analyse des entretiens menés auprès des parents.

4.2.1. L’analyse de l’implication du grand-père

64A posteriori, nous avons remarqué des réactions inattendues de la part d’un parent, en inadéquation avec les principes fondamentaux d’un atelier de philosophie. Dans la DVP 2, le grand-père participe activement, il intervient dans la discussion à deux reprises en prenant la parole en français, mais ses propos glissent dans la normativité. Il évalue le raisonnement des enfants, donne des ordres, porte un jugement négatif sur les autres parents et apporte des d’explications moralisantes comme le montre la citation suivante :

C’est bien les enfants / toutes vos pensées… quand on est enfant… il faut écouter les parents // et / il y a des machins qui sortaient de vous / qui disaient qu’il y en a des parents qui boivent / qui fument // normalement / si c’est comme ça / ce ne sont pas les parents // vous avez compris // les parents doivent d’abord protéger leurs enfants // apprendre à leurs enfants // parce que les enfants // ils ne vont pas rester petits / ils vont grandir après et ils vont prendre la place des parents // alors en tant que petit… il faut bien écouter ce que les parents vous disent / vous apprennent… (Deprez, 2021, n° 104).

65Selon le grand-père, les parents qui ont des conduites addictives ne sont pas des parents. Il souligne en outre que les parents ont un devoir de protection envers leurs enfants et une mission de transmission fondamentale ; l’enfance est selon lui une période d’apprentissage dans laquelle l’écoute est essentielle. Le grand-père fait référence au cycle de la vie, il tente de faire comprendre aux enfants qu’ils seront les adultes de demain et qu’ils deviendront probablement de futurs parents.

66Dans un autre passage, le grand-père réitère ses jugements envers l’éducation de certains parents, il émet des jugements de valeur et continue à donner des explications aux écoliers qui s’apparentent davantage à une leçon de morale comme le souligne la citation ci-dessous :

Les enfants / c’est vrai qu’il y a des parents qui ne font pas attention à leurs enfants //… alors / c’est dur pour vous parce que vous voyez… le comportement des parents // c’est pour ça / c’est… un challenge / dans notre vie entre les parents et les enfants // si vous avez des parents qui sont bien / qui vous éduquent bien / l’enfant va suivre ce que le parent donne pour eux / c’est ça la vie de parents / enfants (Deprez, 2021, n° 106).

67Selon le grand-père, les parents ont un devoir d’éducation, ils servent de modèles, de repères, de références pour accompagner les enfants dans leur construction. Il a conscience que la parentalité se construit, qu’elle requiert persévérance et expérience.

68Le mode d’intervention du grand-père est principalement directif, basé sur les prescriptions, la norme, l’injonction et le rapport au savoir transmissif. Comment expliquer ce phénomène ? L’analyse de l’entretien réalisé auprès du grand-père permet de mieux comprendre son rapport à l’enfant qui s’explique entre autres par l’éducation qu’il a reçu, teintée d’obscurantisme religieux, comme le montre l’extrait suivant qui est assez significatif :

Même quand on fait la prière le soir, des fois nous on joue entre enfants. Et puis après quand c’est fini la prière, tout ça. Mon papa il dit « Qui a rigolé pendant la prière ? », « C’est moi ». « Viens ici ». On te donne deux coups… de ceinture dans le noir. Et tu sors de la maison. Et tu pleures parce que il y a pas de lumière… il y a pas d’électricité. « Papa, papa il y a le diable ». Et après on te ramène dedans, et devant tout le monde on te corrige. « Tu vois ? Ce que nous avons fait, c’est en pleine lumière. Et toi tu as préféré être dans les ténèbres, c’est pour ça. Tu vois ? Alors tu vas plus faire ça. Et c’est… cette… machin que nous avons vécu avant (Deprez, 2021, n° 489).

69Le grand-père se confie, il parle de son enfance durant laquelle il n’avait pas intérêt à désobéir durant la prière sinon il subissait des châtiments corporels. Il raconte l’importance que revêtait le culte religieux pour son père qui ne tolérait aucun écart de la part de ses enfants. Il est issu d’une famille de 18 enfants et souligne que son père avait un pouvoir absolu à la maison, il était perçu comme le détenteur de la connaissance. Il a conscience que de nombreux enfants de sa génération ont subi des violences intrafamiliales et qu’ils n’avaient pas le droit à la parole. Le grand-père est nostalgique d’un temps où parents et enfants étaient unis, quand toute la famille cultivait ensemble les champs et se rendait à la pêche. Il constate avec tristesse que certains enfants d’aujourd’hui trainent en bord de route, qu’ils n’obéissent plus à leurs parents à cause, selon lui, des carences éducatives parentales qui sont notamment liées à une diminution des pratiques religieuses. Il cite un passage de la Bible pour expliquer les difficultés qu’il rencontre avec ses enfants : « c’est écrit dans Isaïe… chapitre 1… “j’ai élevé des enfants et… ils sont contre moi”… Le bœuf connaît son maître, mais mes enfants, connaît pas son Dieu » (Deprez, 2021, n° 405).

70En dépit de son mode d’intervention directif, le grand-père porte un regard positif sur la pratique philosophique à l’école dans laquelle il s’est impliqué et perçoit la dynamique d’apprentissage : « … même à l’école. Ce que vous faites c’est… très bien. Ça… apprend » (Deprez, 2021, n° 330 ; n° 333). Le grand-père déclare discuter beaucoup avec ses petits-enfants et précise qu’il n’hésite pas à aborder tous les sujets. Il profite du moment du repas pour lancer des discussions en famille dans lesquelles il parle beaucoup de Dieu et de la vie en général. Il déclare demander souvent l’avis de ses petits-enfants à qui il fournit beaucoup d’explications. Il déplore l’omniprésence des médias, la surexposition aux écrans qui coupent selon lui toute forme de communication.

4.2.2. L’analyse de l’implication de la mère

71Lors de la DVP 1 (Deprez, 2023), la mère a un mode d’intervention complètement différent du grand-père. Elle demande des explications aux écoliers et elle épaule le praticien-chercheur dans son étayage langagier. Elle questionne les élèves pour les inciter à approfondir leur pensée : « dans quel état il était ? » (Deprez, 2023, n° 151) ; « … quand le papa de Ari’i l’a repris et l’a pris dans ses bras // comment il s’est senti ? » (Deprez, 2023, n° 171). Elle aide les enfants à comprendre l’état psychologique et émotionnel du personnage principal de l’histoire. Elle se positionne en médiatrice entre la pensée du livre et celle des enfants, elle joue son rôle de passeur de lecture (Frier et al., 2006) et stimule les capacités interprétatives des enfants.

72En référence à la modélisation d’Ailincai et al. (2018), le mode d’intervention de la mère est suggestif, fondé sur le questionnement et l’incitation. L’analyse de l’entretien mené auprès de la mère permet de donner du sens à ce phénomène. Selon ses déclarations (Deprez, 2023), la mère discute beaucoup avec sa fille bien qu’elle ait conscience que dans certaines familles polynésiennes, les discussions avec les filles sont limitées à cause des préjugés sexistes et des rapports aux genres stéréotypés. Sa jeunesse s’est déroulée dans les années 80, elle n’avait pas son mot à dire et on ne lui demandait jamais son opinion. Sa famille lui a appris à se taire, à rester docile et à ne rien contester. Son expérience personnelle l’amène aujourd’hui à cultiver le dialogue avec sa fille et à faciliter l’expression de ses opinions personnelles.

73La mère déclare avoir pris beaucoup de plaisir à s’impliquer et à contribuer à une situation d’apprentissage. Elle dit être ravie d’avoir partagé un temps avec sa fille dans l’enceinte de l’école et serait disposée à s’impliquer à nouveau :

Ah… j’étais ravie d’avoir un super auditoire bien attentif (rires)… je me suis éclatée… ne serait-ce que l’échange, juste le fait de venir partager un moment dans l’espace de ma fille à l’école, c’est tellement rare pour moi (rires) que… j’aurais redit oui quoi c’est important pour moi… de pouvoir apporter une participation à l’espace pédagogique de ma fille (rires), si ça trouve ma fille elle était super contente… de sa maman (Deprez, 2023, n° 145-169).

74La mère exprime une profonde gratitude envers le praticien-chercheur, estimant que l’expérimentation a favorisé le développement de l’aptitude à la réflexion critique chez sa fille et lui a permis d’engager des discussions plus élaborées en famille. Elle a l’impression que les DVP lui ont permis de grandir, qu’elle exprime plus ses opinions et qu’elle argumente davantage :

je voulais te remercier pour cet exercice que vous faites en classe avec elle, parce que elle [n’] avait pas encore le réflexe de partir en… réflexion… et après avoir vu… qu’il y a des questions philosophiques abordées en classe, j’ai vu qu’elle a commencé à changer de réflexion à la maison, donc ça m’a agréablement surprise et du coup… c’est intéressant parce que maintenant elle se positionne… elle développe un peu plus ses opinions (Deprez, 2023, n° 185-193).

75La mère précise en outre que les DVP à l’école constituent une propédeutique nécessaire pour pouvoir réussir en terminale. Elle pense que les DVP permettent de structurer la réflexion des enfants, de leur donner de bons habitus pour être capables plus tard de rédiger des dissertations :

… après bon il y a le bac… plein d’examens Et c’est intéressant de commencer tôt les questions philosophiques parce qu’après quand t’arrives au lycée, tu… enfin, moi, j’ai… jamais pigé la philo (rires) Et moi j’trouve que… même elle, elle fait… construire… une réflexion je trouve que c’est exactement ce qu’on demande en dissertation, en composition… Si effectivement ça s’passe… tôt l’habitude, elle est déjà là parce que après, il faut que… ça devient une habitude… (Deprez, 2023, n° 212-233).

76En conclusion, nous constatons deux patterns interactifs différents dans les DVP : pour le grand-père, un mode d’intervention directif et pour la mère, un mode d’intervention suggestif. Nous avons deux typologies de parents : un grand-père moralisateur qui donne des explications et qui fait des leçons de morale, et une mère facilitatrice qui questionne les élèves et relance les enfants en tahitien. Bien que les styles d’intervention des deux parents soient différents, les deux interventions sont parsemées d’éléments de contexte, le plus souvent liés à la langue (française et tahitienne) et à la symbolique polynésienne mobilisée par les albums de jeunesse.

4.3. Les résultats sur le plan linguistique

4.3.1. Les résultats issus des DVP

77Les résultats témoignent d’effets de contexte qui se traduisent par la présence d’alternances codiques (AC) repérables dans les discours. Lors de la DVP 1, la mère s’exprime principalement en tahitien, elle joue son rôle de passeur de culture, car elle incite les enfants à s’exprimer en tahitien à plusieurs reprises, elle relance plusieurs fois la discussion pour inviter les élèves à parler dans leur langue racine. Les résultats montrent la présence d’AC interlocuteurs, c’est-à-dire que la mère pose des questions en tahitien aux élèves qui répondent en français. Elle leur demande : « e aha to Ari’i/ i ni’a iho i tōna mata ? » (Deprez, 2023, n° 12b) ce qui signifie « que porte Ari’i sur ses yeux », un élève répond : « un masque ». La mère poursuit : « ’ē // ‘e i ni’a iho i te ‘āvae ? » qui signifie « oui, et sur ses pieds ? », le même élève répond : « des palmes ». Puis, la mère dit : « ’ē // ‘e ‘ua tāviriviri ‘ōna » qui se traduit par : « oui, et il s’est enroulé » et un autre écolier anticipe la réponse et dit : « la couverture ». La mère confirme et pose une question aux élèves : « ’ē // tōna ‘ahu ta’oto // ‘e / ‘ia mana’o ‘outou / nehenehe ato’a ‘outou e tāuiui mai Ari’i ? » qui veut dire « vous pouvez vous transformer comme Ari’i ? … » et les enfants répondent en français.

78Ces résultats reflètent la réalité du contexte linguistique de l’expérimentation et posent la question de la pratique des langues parlées par les élèves et par l’enseignant. Les enfants comprennent le tahitien, mais s’expriment en français, toutefois le dispositif stimule leurs compétences en compréhension orale en tahitien. En outre, le français qu’utilisent les écoliers comporte des AC intraphrases. Lors de la DVP 1, pour narrer l’épisode de l’histoire où le père sort son fils de l’eau en l’attrapant fermement par le bras, une élève dit : « et son papa… / il a huti le bras de » (Deprez, 2023, n° 32). Le mot « huti » en tahitien signifie en français « tirer, hisser ». Les propos ci-dessus témoignent d’une AC intraphrase au niveau sémantique, la syntaxe est française, mais un mot tahitien est inséré probablement par ignorance du terme français. Dans la DVP 2, l’analyse du verbatim laisse apparaître la présence d’une autre alternance codique intraphrase au niveau sémantique : « un petit peu fiu » (Deprez, 2021, n° 57). La syntaxe de la phrase est française, mais un mot tahitien est inséré par préférence. Le mot « fiu » en tahitien signifie « être fatigué, las », il est entré dans le dictionnaire français comme une expression qui signifie « être en proie à une grande lassitude ; en avoir assez »7.

4.3.2. Les résultats issus des entretiens

79Les entretiens semi-directifs permettent de mieux comprendre le rapport des parents à la langue tahitienne. Le grand-père (Deprez, 2021), pour sa part, parle tous les jours tahitien avec sa femme. Il essaye de parler à ses petits-enfants en tahitien, mais il se rend compte qu’ils ne comprennent pas tout et considère leurs parents responsables de la déperdition de la langue. Il ne comprend pas pourquoi ses enfants ne transmettent plus la langue tahitienne à ses petits-enfants. Il pense qu’il ne faut pas oublier la langue maternelle et que son apprentissage doit être une priorité pour sa petite fille. Il privilégie l’apprentissage du tahitien par la lecture de la Bible et raconte son vécu à ses petits-enfants. La langue maternelle est pour lui la langue de la nation mā’ohi et possède une source divine. Il ne comprend pas pourquoi des Français viennent apprendre le tahitien aux enfants du pays. Le grand-père est satisfait de son implication en justifiant son ressenti positif par le fait d’avoir pu valoriser ses connaissances culturelles et linguistiques auxquelles il attache énormément d’importance. Il aime transmettre son savoir et sa langue aux enfants : « … ça s’est passé très très bien… Je suis satisfait… et de… parler… devant les enfants… essayer de faire comprendre… aux enfants qu’est-ce que c’est que le lézard et tout… C’est comme je t’ai dit tout à l’heure… le reo mā’ohi, la langue polynésienne… c’est très important… » (Deprez, 2021, n° 10 ; 93 ; 153).

80De son côté, la mère parle français, tahitien et un peu marquisien (Deprez, 2023), elle privilégie le tahitien avec ses parents et sa fille quand elle est à Moorea. Elle veut transmettre la langue tahitienne à sa fille qu’elle a inscrite dans une association qui utilise le chant comme un moyen privilégié pour renforcer la maîtrise de la langue. La mère ne possède aucun livre en tahitien, elle ne lit pas d’histoire à sa fille, car son apprentissage est exclusivement basé sur l’oralité, la discussion. Elle pense que toutes les langues sont utiles pour l’avenir de sa fille : le tahitien pour qu’elle connaisse ses racines et les autres langues pour qu’elle puisse voyager et découvrir le monde. Sa fille commence à lui répondre de plus en plus en tahitien, cependant elle s’exprime la plupart du temps en français.

5. Discussion

81D’une manière générale, nos résultats rejoignent ceux de Delcroix et al. (2013), l’analyse didactique contextuelle de la pratique philosophique contextualisée permettant de tisser des liens entre une situation d’apprentissage du philosopher et le contexte de l’école polynésienne postcoloniale et plurilingue. Les résultats de cette étude confirment en outre la pertinence de la typologie de Sauvage Luntadi et Tupin (2012), qui permet de comprendre le niveau de contextualisation pédagogique de la situation de classe s’appuyant sur trois types de vécu différents : individuel, de la classe et extérieur à la classe. La situation étudiée reflète un degré de contextualisation intermédiaire (Delcroix et al., 2013) qui pourrait être approfondi en faisant évoluer les programmes scolaires et les dispositifs de formation afin d’aboutir à une contextualisation forte. Les travaux des auteurs précédemment cités ont permis de dresser le profil disciplinaire de la philosophie sous l’angle de la contextualisation ce qui nous amène à formuler la réflexion suivante : comment concilier la résistance épistémologique de la philosophie qui est liée à l’universalité des savoirs avec une approche sensible au contexte d’enseignement ? Les premiers éléments de réponse, issus des analyses présentées dans ce texte, positionnent certaines particularités contextuelles comme une ouverture au monde et à l’universalité qui n’enferme pas les élèves dans des déterminismes culturels. Les enfants comprennent d’une part qu’au-delà des spécificités culturelles, certaines problématiques sont partagées par l’ensemble des êtres humains comme l’amour, la mort… D’autre part, les écoliers comprennent que chacun vit ses problématiques en lien avec son environnement, sa culture, son histoire, mais aussi et surtout en fonction de qui il est, en tant que personne unique et singulière. La philosophie peut permettre à tous de développer un sentiment d’appartenance à l’humanité et de prendre du recul par rapport à soi-même grâce à l’ouverture aux autres. Par ailleurs, nos résultats montrent que l’ancrage culturel des élèves lors des DVP se reflète en partie dans leurs propos, ce qui confirme le processus de contextualisation sociocognitive (Delcroix et al., 2013).

82Par rapport au corpus littéraire, ces résultats confirment les travaux de Chirouter (2015) qui montrent que la littérature de jeunesse est un moyen privilégié pour apprendre aux élèves à philosopher. Un point de vigilance concerne toutefois la sélection des ouvrages qui doivent contenir un certain degré d’ambivalence dans la fiction pour que l’interprétation des ouvrages permette la problématisation de la notion philosophique en jeu. Notre expérimentation corrobore aussi les conclusions de Nocus et al. (2014) qui précisent que, dans le contexte plurilingue des Outre-mer, l’utilisation de textes d’identités stimule l’engagement des élèves polynésiens dans la lecture. Nos travaux renforcent en outre ceux de Kola (2016) qui soulignent que la littérature endogène facilite le processus d’identification et les liaisons affectives avec l’expérience personnelle des jeunes lecteurs en contexte postcolonial.

83En perspective, sans tomber dans le piège de « l’éducation à », il serait peut-être judicieux d’aborder des notions philosophiques qui sont en lien avec le contexte d’enseignement et d’inscrire le travail sur la compréhension de textes dans le contexte polynésien pour mieux répondre à ses problématiques. Il s’agirait de créer des albums sur des notions philosophiques contextualisées, notamment d’interroger la conception des enfants sur les liens aux éléments naturels (le lien intime à l’océan, l’attachement profond à la terre, le lien privilégié avec certains animaux et végétaux), la notion de famille (famille nucléaire, élargie, adoption, généalogie), le concept de développement (durable, communautaire, progrès technique…), de violence (intrafamiliale, scolaire, institutionnelle, symbolique…), d’addiction (alcoolisme, boulimie…), de vivre ensemble (tolérance, orientation sexuelle…), de langue (la représentation des langues française et polynésienne), de spiritualité (la liberté de conscience, les cultes traditionnels…) et de culture (culture polynésienne, française, universelle).

84Par rapport à l’implication parentale, nos résultats s’accordent avec ceux de Larrivée (2011), leur participation aux DVP permettant aux élèves de développer des habiletés intellectuelles propres au philosopher (Deprez, 2023b). En outre, les techniques proposées par Deslandes et Bertrand (2004) pour réussir à motiver les parents d’élèves à s’impliquer dans une expérimentation pédagogique se sont avérées efficaces, car les parents ont été séduits par l’activité.

85En nous appuyant sur les travaux d’Ailincai (2005), nous avons réussi à déterminer les comportements éducatifs des parents dans notre situation d’apprentissage. Nous avons constaté la nécessité de préparer leur participation en amont, car les interventions à caractère directif du grand-père sont moins efficaces pour l’apprentissage du philosopher. Il semble donc nécessaire de former les parents, de les accompagner dans l’acquisition des savoirs des enfants par la conception d’outils de sensibilisation, dans le but de modifier les pratiques en déclenchant une prise de conscience des parents.

86Dans un contexte éducatif parental fortement marqué par la prépondérance du pattern interactif directif (Marchal et Ailincai, 2019), impliquer les parents dans des DVP pourrait permettre de faire évoluer les représentations des parents sur l’enfance. L’implication parentale pourrait permettre de jeter les bases d’une éducation nouvelle, dans laquelle l’enfant est considéré comme un sujet digne de penser et permettrait de faire évoluer le style interactif du parent qui prend conscience de l’importance du questionnement pour faire réfléchir son enfant.

87Cette réflexion ouvre le dialogue sur les phénomènes de contextualisation et pourrait faire l’objet d’un article ultérieur. Nous pensons qu’il est important de créer du lien social entre tous les membres de la communauté éducative qui gravitent autour de l’enfant pour mieux répondre à ses besoins et participer à son épanouissement. Donner de la cohésion, de l’unité, du suivi entre les pratiques scolaires et familiales permet à l’enfant de saisir la valeur positive attribuée par la famille envers les pratiques scolaires. Une famille qui s’implique en contexte scolaire ou qui poursuit en famille des apprentissages amorcés à l’école engendre chez l’enfant un sentiment de validation familiale qui permet à l’enfant d’apprendre sans entrer dans un conflit de loyauté.

88Nos résultats rejoignent ceux de Tozzi et Gilbert (2016) qui soulignent qu’impliquer les parents permet de faire entrer la réflexion raisonnée dans le cercle familial. Ces mêmes auteurs recommandent aux parents de fixer des moments de réflexion avec leurs enfants. Tisser une relation affective motive l’enfant à réfléchir, il se sent valorisé par ce laps de temps qui lui est spécialement dédié. Selon ces mêmes auteurs, la diversification des thèmes et la variation des lieux favorisent la motivation intrinsèque des élèves pour apprendre à philosopher. Dans le tumulte du quotidien, dans le stress de la vie moderne, déterminer des pauses réflexives favorise l’équilibre intérieur des membres de la famille et renforce le climat de confiance.

89Sur le plan linguistique, nos résultats confirment ceux de Delcroix, Forissier et Anciaux (2013), les phénomènes d’alternances codiques faisant partie des effets de contexte inévitables en outre-mer. Lors de l’expérimentation, les alternances codiques ne sont pas désapprouvées, car elles permettent aux élèves d’intégrer leur langage réel dans les DVP ; il s’agit par contre de les identifier et de les étudier a posteriori pour permettre aux élèves d’améliorer la maîtrise des deux langues.

90Notre PPC à double voix utilise la modalité de l’enseignement en tandem (Toullec-Théry, 2020) dans laquelle deux adultes sont acteurs en même temps : un locuteur référent français et un locuteur référent tahitien. L’étude est transférable, car l’implication parentale permet à l’enseignant qui est essentiellement à l’aise dans une seule langue d’utiliser le modèle éducatif bilingue du translanguaging. Le parent et le praticien-chercheur font partie intégrante de la communauté de recherche (le groupe classe) et leur étayage combiné favorise la différenciation pédagogique et la scolarisation inclusive (Toullec-Théry, 2020). Notre dispositif contribue à l’amélioration du système scolaire polynésien et à l’efficience des pratiques philosophiques, car il permet aux jeunes écoliers bilingues (qui ont une maîtrise partielle de la langue) d’utiliser le français et le tahitien pour apprendre à philosopher.

91Notre modèle éducatif bilingue permet de garantir les droits culturels polynésiens, ce qui est une préoccupation onusienne en ce qui concerne la sauvegarde des langues autochtones.

6. Conclusion

92L’étude décrite dans cet article met en œuvre une didactique contextualisée orientée vers le contexte polynésien. Le processus de contextualisation pédagogique a été rendu possible grâce à l’utilisation par le professeur d’éléments du contexte externe local pour atteindre les objectifs d’apprentissage (c’est-à-dire les trois habiletés intellectuelles classiques propres à la philosophie qui sont citées dans l’introduction et qui ont été mises en exergue par Tozzi en 2001) en prenant appui sur l’environnement socioculturel des élèves à travers la valorisation des compétences linguistiques et culturelles des parents qui sont positionnés en passeurs de lecture et qui contribuent à la transmission de la langue tahitienne qui est en sursis (Salaün et al., 2016).

93En tenant compte des travaux de Delcroix, Forissier et Anciaux (2013), notre méthode de recherche s’est appuyée sur trois contextes en présence : le contexte interne de l’apprenant (exemple : connaître les conceptions initiales des écoliers sur les notions philosophiques en jeu) ; le contexte externe de l’apprenant (là où il vit, l’endroit où il est) ; et le contexte externe d’élaboration des prescrits (co-piloté par la France hexagonale et la Polynésie française).

94L’approche contextualisée utilisée dans cet article tient compte du contexte didactique polynésien et prend en considération les conceptions initiales des apprenants. En tant que discipline, le profil de la philosophie est fondamentalement universel et présente donc des résistances épistémologiques à la contextualisation.

95Selon la classification de Sauvage Luntadi et Tupin (2012), les situations d’enseignement-apprentissage décrites dans cet article se caractérisent par trois niveaux de contextualisation (pédagogique, didactique et linguistique). Au niveau ontologique, l’enseignant sollicite « les apports des enfants », il accueille leurs représentations initiales, demande des explications. Dans le registre situationnel, le pédagogue reformule, explique, répète, annonce les objectifs et verbalise les stratégies de réussite. Au niveau authentique, les albums de littérature de jeunesse polynésienne sont lus en langue tahitienne par des parents en classe, les élèves et le pédagogue utilisent des « références externes pour illustrer, expliquer » leurs pensées. La démarche d’enseignement décrite dans cet article est donc caractérisée par une contextualisation ontologique, situationnelle et authentique sur les plans pédagogique, didactique et linguistique.

96Les pratiques philosophiques contextualisées dans les territoires français d’outre-mer « obligent la France à sortir d’elle-même… à confronter son discours de l’universalité à la réalité historique et à la diversité culturelle » (Wolton, 2002 : 14). L’enjeu est de sortir d’une forme d’impérialisme scolaire centralisé en France métropolitaine et de prendre appui sur les spécificités des contextes ultramarins au profit de la réussite des élèves. Notre approche reflète une certaine philosophie de l’éducation qui aspire à une école plus inclusive et plus égalitaire. L’analyse réflexive de notre didactique expérimentale permet d’élargir le dialogue sur les phénomènes de contextualisation et contribue humblement à l’enrichissement des connaissances de la communauté scientifique. Notre contextualisation didactique a fait ses preuves, mais elle a aussi montré ses limites. Il est important de sensibiliser les parents à leur rôle dans le cadre d’une pratique philosophique contextualisée. Il est aussi essentiel de sensibiliser les enseignants aux phénomènes de contextualisation en formation initiale et continue en faisant évoluer les maquettes de formation afin de permettre aux professionnels de mieux répondre aux spécificités culturelles et linguistiques du contexte polynésien. Une école démocratique doit répondre aux attentes personnelles et sociales des élèves et de leurs familles afin de susciter le désir d’apprendre et l’envie de mieux appréhender le monde.

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Notes

1 Le terme parent d’élèves est choisi comme étant générique, au sens large de « parents » en tant que membres de la famille élargie. D’après les travaux d’Émilie Guy et Rodica Ailincai (2019), l’organisation familiale en Polynésie est souvent communautaire, élargie, c’est-à-dire que plusieurs générations cohabitent sous le même toit. Selon ces mêmes auteurs, l’éducation des enfants relève d’une approche communautaire, c’est-à-dire qu’elle peut être effectuée par les « grands parents, les beaux-parents, un grand frère ou une grande sœur, un tuteur, les parents adoptifs ; en fait, toute personne qui s’engage et qui a des responsabilités dans la vie quotidienne du mineur » (ibid., § 11).

2 Marae signifie sanctuaire.

3 Convention réalisée à l’occasion du Colloque International « Corpus philo : corpus à (p) prendre » organisé dans le cadre du projet « philéduc » par le laboratoire LiDiLEM à l’université de Grenoble-Alpes en novembre 2019.

4 Sheva transcription. https://www.retranscription-audio.com.

5 En milieu tropical (températures et précipitations élevées), les fenêtres louvres présentent l’avantage de laisser entrer l’air frais et de diminuer la température ambiante.

6 Le mot « fiu » en tahitien signifie « être fatigué, las », il est entré dans le dictionnaire français comme une expression qui signifie « être en proie à une grande lassitude ; en avoir assez », définition extraite du dictionnaire Larousse en ligne récupérée sur le site : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais.

7 Définition extraite du dictionnaire Larousse en ligne récupérée sur le site : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Simon Deprez, Rodica Ailincai et Edwige Chirouter, « Analyse d’une pratique philosophique contextualisée à l’école polynésienne »Contextes et didactiques [En ligne], 23 | 2024, mis en ligne le 17 juin 2024, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ced/5488 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11ub4

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Auteurs

Simon Deprez

Université de Polynésie française – EASTCO (EA 4241)

Rodica Ailincai

Université de Polynésie française – EASTCO (EA 4241)

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Edwige Chirouter

Université de Nantes – CREN (EA 2661)

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Droits d’auteur

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