1D’emblée, nous pouvons nous questionner sur la pertinence de croiser les regards sur des clés d’analyse d’œuvres de littérature de jeunesse dans les contextes éducatifs du Canada et de la Nouvelle-Calédonie. Razafimandimbimanana et al. (2021 : 1) exposent qu’une natte tressée pourrait être perçue comme « une métaphore du travail auquel nous aspirons en contexte formatif, un cheminement collaboratif et dialogique où la singularité de nos regards respectifs se noue aux pluralités sociales qui nous entourent ». Comme équipe, nous prenons appui sur ces propos pour reconnaitre l’importance de multiplier les voix et pour laisser une place importante à la polyphonie dans la construction de notre réflexion sur la transférabilité d’un outil créé dans un contexte vers un autre contexte présentant des similitudes et des différences. Nous reconnaissons la richesse produite par le dialogue entre ces deux contextes.
- 1 Au Canada, l’appellation Premiers Peuples inclut les Inuit, les Premières Nations et les Métis. Au (...)
2Le Canada et la Nouvelle-Calédonie ont des passés coloniaux ayant marginalisé les savoirs et les histoires autochtones, notamment dans le contexte éducatif. Au Canada, en 2015, le Rapport final de la Commission vérité et réconciliation du Canada (désormais CVRC) du Gouvernement du Canada visait tout d’abord la reconnaissance de l’histoire génocidaire vécue par les personnes autochtones. En effet, la fréquentation des pensionnats est devenue obligatoire dès 1920 pour tous les enfants autochtones âgés de six à quinze ans (McDonough, 2013). L’objectif derrière ces écoles était d’éduquer les enfants autochtones selon un principe d’assimilation visant à « tuer l’Indien dans l’enfant » (Gouvernement du Canada, 2015). La fréquentation de ces écoles a laissé des marques indélébiles chez les personnes ayant vécu cette tentative d’assimilation : « ces véritables institutions de réforme ont laissé chez certains enfants des blessures empreintes d’abus, de sévices et de négligences d’ordre physique, psychologique, moral et sexuel » (Saint-Arnaud et Bélanger, 2005). Le dernier pensionnat a fermé ses portes en 1996. En plus de reconnaitre cette vérité, le rapport final de la CVRC propose de ne pas se limiter à la reconnaissance de cette histoire et à des excuses, mais de poser des actions concrètes qui permettraient d’entrer dans un processus de réconciliation. En lien avec l’éducation, l’honorable Murray Sinclair, président de cette commission, a exposé que l’éducation devait tenir une place centrale dans ce processus de réconciliation puisqu’une partie centrale du génocide envers les Premiers Peuples1 au Canada a été vécue par le biais des pensionnats autochtones. Il affirme ainsi que, puisque l’éducation est au cœur du génocide, c’est par l’éducation que les prémisses de la réconciliation se dérouleront.
3En Nouvelle-Calédonie, c’est le préambule de l’accord de Nouméa, signé en 1998 entre les parties indépendantistes et non indépendantistes, qui rappelle les « ombres et les lumières » (s.a., 1998) de la colonisation pour les femmes et les hommes kanak. En effet, lors de ce « vaste mouvement historique où les pays d’Europe ont imposé leur domination au reste du monde » (s.a., 1998), il n’y a pas eu de considération pour les personnes qui étaient déjà présentes et qui habitaient, au sens large, les lieux. Ce texte préliminaire met en relief que si certaines personnes ont perdu la vie en raison de cette colonisation, d’autres ont également perdu leurs raisons de vivre puisqu’au nom du progrès, des éléments intrinsèquement liés à leur identité leur ont été arrachés. Le « lien à la terre » qui est au cœur de la construction de l’identité kanak, entre autres, n’a pas été pris en considération.
4Aujourd’hui, dans ces deux contextes, une reconnaissance de la vérité est au cœur des préoccupations. Tant en contexte canadien que calédonien, des orientations gouvernementales et différentes actions sont mises en œuvre pour que les personnes enseignantes incluent les perspectives autochtones à leur enseignement. Désormais, dans ces deux contextes en route vers une ère de décolonisation, le système éducatif se transforme pour laisser place aux savoirs, aux histoires et aux cultures autochtones en classe. Au Canada, les décisions prises en lien avec les différents appels à l’action émis dans le rapport de la CVRC sont gérées par chacune des provinces. Les dix provinces canadiennes n’avancent pas au même rythme dans leurs pratiques et leurs politiques éducatives au regard des savoirs autochtones. Les provinces francophones sont les moins avancées (Lavoie et al., 2023). Au Québec, dans le Référentiel de compétences de la profession enseignante (Gouvernement du Québec, 2020), il est suggéré que les personnes enseignantes devraient œuvrer dans le but d’inclure les perspectives autochtones à leur enseignement.
5L’accord de Nouméa, quant à lui, a permis de favoriser un accès plus grand à l’éducation pour les personnes kanak (Rubichon, 2023). En prônant la valorisation des savoirs, des réalités et des fondements identitaires des personnes kanak, on peut penser que l’inclusion de ces perspectives dans le domaine de l’éducation soutient le projet social vers l’émancipation de la Nouvelle-Calédonie. L’inclusion des éléments fondamentaux de la culture kanak (désormais EFCK) dans les programmes scolaires calédoniens en 2017 (Minvielle, 2020 ; Wadrawane, 2022) influence de plus en plus les personnes créatrices à mettre en valeur les six points d’ancrage que sont la case, le clan, l’igname, la langue et la parole, la personne, la terre et l’espace.
6Ces orientations politiques, bien qu’elles invitent finalement à considérer ces perspectives, ce qui n’était pas le cas au préalable, ne sont toutefois pas mises en relation avec des outils concrets ou des formations qui soutiendraient les personnes enseignantes pour ce faire (Blanchet et al., à paraître). Cette inclusion se fait donc, à ce jour, en fonction de l’intérêt et de la volonté des personnes enseignantes. Toutefois, plusieurs études canadiennes (Aikenhead, 2017 ; Aitken et Radford, 2018 ; Blanchet et al., à paraître ; Bories-Sawala, 2020 ; Boutouchent et al., 2019 ; Campeau, 2021 ; Côté, 2019 ; Gorecki et Doyle-Jones, 2021 ; Kanu, 2005 ; Plamenig, 2020 ; Sims, 2019) ont mis en lumière que les personnes enseignantes allochtones vivent un inconfort lié à l’inclusion des perspectives autochtones à leur enseignement. Dans le contexte calédonien, les personnes enseignantes qui ne sont pas kanak nomment un sentiment d’illégitimité par rapport aux EFCK (Wacalie et Wadrawane, 2019). L’inconfort lié à l’inclusion des perspectives autochtone peut s’expliquer par de multiples facteurs : le manque de formation en ce sens, la crainte de faire vivre des émotions négatives aux élèves allochtones présents dans leur classe, la crainte de ne pas arriver à soutenir adéquatement les enfants autochtones qui seraient dans leur classe au moment d’aborder des sujets sensibles (par exemple, l’histoire des pensionnats autochtones au Canada, la colonisation, les inégalités sociales et éducatives en Nouvelle-Calédonie qui peuvent s’illustrer par la « spoliation foncière de grande ampleur » [Goesel-Le Bihan, 1998 : 24] ou par l’impossibilité d’accéder à des études supérieures pour les femmes et les hommes kanak avant la fin de l’indigénat [Fillol et al., 2007]), le manque de ressources humaines et matérielles ou encore la crainte de ne pas recevoir un soutien approprié de la part des supérieurs hiérarchiques.
- 2 Plus de 20 personnes sont impliquées dans le comité M8wwa ᒪ ᒧ mamu de l’Université de Sherbrooke. C (...)
7Dans sa recension, Côté (2019) précise qu’un des moyens pour que les personnes enseignantes se sentent plus à l’aise d’aborder ces questions est d’inclure la littérature abordant les savoirs, réalités et cultures autochtones dans leur enseignement. Or, la sélection des œuvres occasionne des difficultés supplémentaires puisque plusieurs œuvres comportent des stéréotypes, des mots désuets, des faits historiques erronés (Edward et al., 2022). À titre d’exemple, au Canada, au moment de la rentrée scolaire de 2021, les médias (Gerbet, 2021) relataient que des personnes du Conseil scolaire catholique Providence de la province canadienne de l’Ontario avaient procédé à une purge littéraire : toutes les œuvres qui traitaient de manière inappropriée des savoirs, des réalités, des cultures autochtones ou qui véhiculaient des stéréotypes avaient été brulées ou enterrées. En réaction à cet évènement, Suzie O’Bomsawin (2021), alors directrice du Grand conseil de la nation W8abanaki (GCNW) et membre du Comité M8wwa ᒪ ᒧ mamu de l’Université de Sherbrooke2, mentionnait alors l’importance de ne pas faire disparaitre ces œuvres des classes, mais de plutôt faire ressortir leur valeur pédagogique et les utiliser dans le but de produire un enseignement par rapport à différents éléments en lien avec les savoirs, réalités et cultures autochtones. En Nouvelle-Calédonie, il n’y a pas eu de situation similaire puisque la littérature était principalement orale et qu’elle n’avait pas sa place dans les salles de classe. L’absence de cette littérature dans le milieu scolaire, même sous sa forme orale, semble être en soi indicateur d’inconfort. De ces éléments émerge le besoin de soutenir les personnes enseignantes tant au Canada qu’en Nouvelle-Calédonie dans le but d’inclure la littérature de jeunesse autochtone à leur enseignement.
- 3 Cette différence peut avoir une incidence directe sur l’enseignement, notamment lorsqu’on pense au (...)
8S’il existe des spécificités pour chacun de ces contextes (pensons à la différence dans le territoire, soit la présence ou non de l’océan ou l’intensité de l’hiver3), on note également des similitudes telles que le travail de (ré)appropriation et de (re)valorisation des langues (UNESCO, 2023 ; Filion et al., 2007 ; McIvor et Anisman, 2018), l’augmentation des publications de la littérature jeunesse abordant les savoirs, les réalités et les cultures autochtones et le besoin d’apporter des modifications dans les systèmes éducatifs pour faire rayonner les cultures autochtones et leur redonner la juste place qui leur revient en éducation. En effet, la publication d’œuvres de littérature autochtone se multiplie dans les deux contextes. Toutefois, ces œuvres de littérature de jeunesse autochtones demeurent encore peu présentes dans les classes au Québec (Lépine, 2017) et en Nouvelle-Calédonie. Comme les personnes enseignantes demeurent inconfortables pour aborder des cultures ou des réalités autochtones, il est donc nécessaire de penser à des clés d’analyse qui permettraient de poser un regard différent pour la sélection et l’analyse des œuvres.
9En ce sens, et dans une optique dialogique proposée par les personnes chercheuses, tresser une natte reliant les brins du contexte canadien et du contexte de la Nouvelle-Calédonie permet de faire rayonner autant les spécificités et particularités du contexte que de trouver des points d’ancrage commun pour la sélection et l’analyse d’œuvres de littérature de jeunesse traitant de savoirs, de réalités et de cultures autochtones.
10Dans ces contextes de décolonisation de l’éducation au Canada et en Nouvelle-Calédonie, et de travail à l’inclusion des perspectives autochtones dans l’enseignement, il devient légitime de poser les questions de recherche suivantes : quels critères d’analyse pourraient être utilisés pour analyser des œuvres traitant de savoirs, de réalités ou de cultures autochtones dans le but d’en faire une sélection la plus appropriée possible pour l’enseignement ? Les clés d’analyse élaborées dans le contexte canadien peuvent-elles être transférées en contexte kanak ? Le présent article cherche à répondre à ces questions.
11Dufays et ses collègues (2015 : 152) exposent un enjeu central dans la sélection des œuvres en lien avec le mandat de la littérature dans la salle de classe : « Objet d’étude, elle est aussi moyen d’étude ». Cet enjeu est à la base des tensions liées à l’enseignement de la littérature dans la salle de classe et pousse Dufays et ses collègues à nommer différents critères de sélection des œuvres, soit 1) un critère lié aux élèves, de l’ordre de la pédagogie et du relationnel, 2) un critère lié à la personne enseignante qui est présentée comme le plus subjectif, et finalement 3) un critère pragmatique et socioculturel qui pousserait à faire des choix de corpus « qui consiste à privilégier les textes et les codes qui sont massivement diffusés et valorisés par l’institution culturelle » (Dufays et al., 2015 : 154). Si ces éléments de sélection des œuvres sont pertinents dans différents contextes, ils ne peuvent être seuls tributaires des choix qui seront faits dans une sélection d’œuvres de littérature de jeunesse visant à inclure les savoirs, réalités et cultures autochtones dans les classes. Il est nécessaire de soutenir les personnes enseignantes à pousser davantage leur réflexion.
- 4 Si l’outil présenté dans cet article met en relief des clés d’analyse, nous reprenons ici le terme (...)
- 5 Les libellés des critères sont les suivants : authorship, format, scope/theme, recognition and honn (...)
12Dans des contextes distincts de ceux du Canada et de la Nouvelle-Calédonie, notamment aux États-Unis, des outils proposant des clés d’analyse pour sélectionner des œuvres à mobiliser en classe et qui abordent les savoirs, les réalités et les cultures autochtones existaient déjà. Par exemple, la chercheuse Loriene Roy (2014) a proposé des critères4 d’analyse pour les œuvres de littérature de jeunesse traitant des savoirs, réalités et cultures autochtones : son premier critère est en lien avec la personne créatrice de l’œuvre, à savoir si elle est elle-même autochtone ; son deuxième est en lien avec la forme matérielle de l’œuvre, critère dans lequel elle inclut les illustrations ; son troisième est celui qui fait référence aux différentes thématiques abordées dans l’œuvre et à la manière dont elles le sont, c’est-à-dire d’un point de vue culturellement pertinent ou ancré dans une perspective colonialiste ; son quatrième est en lien avec la réception de l’œuvre, notamment par les membres des communautés autochtones5.
13L’organisation Oyate (2000, 2020) a également proposé un guide de critères à considérer pour déterminer si les œuvres lues véhiculent des stéréotypes sur les Premiers Peuples et déterminer si elles doivent être sélectionnées pour être utilisées dans les classes. Les critères proposés sont : l’identité de la personne créatrice à savoir si elle est elle-même autochtone ou non ; la collaboration dans le processus créatif si la personne n’est pas autochtone ; la représentation des personnes ainées qui doit être respectueuse et valoriser leurs savoirs, leurs apports et leurs connaissances et ce qu’elles peuvent amener à la société ; les illustrations et représentations dans la mesure où elles peuvent contenir des stéréotypes ; la terminologie à savoir si elle est désuète ou injurieuse ; la distorsion historique au profit de la culture dominante ; la valorisation des cultures autochtones dans la reconnaissance de ce qu’elles apportent à la société ; les représentations des femmes qui ne doivent pas nourrir de stéréotypes et qui doivent valoriser le rôle que ces dernières remplissent dans la société plutôt que des représentations ou elles sont invisibilisées ; la compréhension des éléments culturels autochtones par les personnes impliquées dans le processus de création ; l’effet que l’œuvre a sur les enfants autochtones, dans l’idée où ils doivent se reconnaitre dans les écrits et qu’ils ne doivent pas se sentir mal ou diminués à la lecture d’un album de littérature de jeunesse.
14Ces outils illustrent qu’il est essentiel de renouveler son regard sur les œuvres traitant des peuples autochtones, notamment en raison du fait qu’ils ont longuement été invisibilisés en raison des histoires coloniales. La réflexion devient importante pour éviter de reproduire ce processus dans les classes. L’objectif de cet article est d’analyser si des critères de sélection et d’analyse d’œuvres de littérature de jeunesse autochtones créés en contexte canadien peuvent être transférés en contexte kanak.
15Cette recherche s’est déroulée selon les principes de la recherche décoloniale (Smith, 2021). Un de ces principes essentiels passe notamment par la reconnaissance du colonialisme. Battiste (2013) nomme l’importance de reconnaitre que les différentes instances liées à la recherche s’inscrivent dans des schèmes eurocentrés. Nous endossons une posture d’humilité culturelle (Bérubé, 2021) qui nous positionne, comme personnes chercheuses, d’abord et avant tout dans une optique d’apprentissage continue.
16Pour s’inscrire dans une optique de décolonisation de la recherche, Wiscutie-Crépeau et Grégoire (2021) affirment que les personnes chercheuses doivent « décentrer leur attention sur les objectifs de la recherche pour la rediriger vers les préoccupations des communautés en adoptant les perspectives, les savoirs et les méthodologies autochtones » (s.p.), ce qui implique donc, comme l’affirment Paul et al. (2020 : 85), qu’il ne faut plus travailler à trouver une vérité, « la » vérité, mais plutôt qu’il faut travailler à faire dialoguer les savoirs allochtones et autochtones dans le but de « cocréer et redécouvrir des savoirs ». Cet énoncé n’est pas sans rappeler l’approche de la double perspective. Nous entendons cette approche dans le sens où la vision des personnes autochtones et celle des personnes allochtones se complètent dans le but de venir créer une vision renouvelée d’un même objet qui offre « a wider, deeper, and more generative “field of view” then might either of these perspectives in permanent isolation » (Iwama et al., 2009 : 5). Martin (2012 : 31) expose l’importance qu’en aucun cas, une des perspectives ne supplante l’autre ; plutôt que chercher la domination d’une perspective, il est plutôt question de voir et de comprendre de quelle manière elles peuvent s’enrichir : « It [l’approche de la double perspective] stems from the belief that there are many ways of understanding the world, some of which are represented by European-derived (Western) sciences and others by various Indigenous knowledge systems and sciences ». Endosser cette approche a permis de croiser les regards sur les clés d’analyse dans les deux contextes respectifs que sont le contexte canadien et le contexte calédonien et entre personnes chercheuses allochtones et autochtones.
17Cette recherche suit également les principes de l’éthique de la recherche autochtone, soit une recherche conduite par, avec, envers et pour les Premiers peuples (Gouvernement du Canada, 2018), et ce, autant dans les étapes préalables en lien avec la conception de l’outil que dans la rencontre et le choix de l’approche valorisée pour mener le projet de recherche.
18Dans un moment préalable à ce projet de recherche, l’outil présentant les clés d’analyse a été développé avec le comité M8wwa ᒪ ᒧ mamu, dans une optique de concertation et de collaboration. Il a donc été réfléchi dans le contexte canadien. Edward et al. (2023) expliquent le processus et présentent l’outil et les différentes clés. Par la suite, la question s’est posée à savoir si cette réflexion menée dans un contexte spécifique pouvait s’appliquer et se transposer dans d’autres contextes présentant des similarités et des particularités par rapport au contexte canadien. Un dialogue autour des clés d’analyse s’est donc établi en prenant contact avec un chercheur œuvrant à l’Institut national supérieur du professorat et de l’éducation de la Nouvelle-Calédonie et dont les intérêts de recherche portent sur la didactique des langues et des cultures kanak. Dans un premier temps, en guise de résultats, les différentes clés d’analyse ont été présentées avec des exemples issus du contexte canadien duquel il est issu. Par la suite, la partie discussion de l’article présente chacune des clés d’analyse et les éléments à adapter ou à contextualiser dans une perspective de transfert de l’outil en contexte kanak. Lors de cette analyse, les différents éléments qui ont fait l’objet de défis dans la transposition ou encore les éléments qui semblaient permettre une transposition presque organique ont été rapportés dans la section discussion.
19Cette section de l’article propose une présentation de l’outil Clés d’analyse des œuvres traitant des savoirs, réalités et cultures autochtones6 (M8wwa ᒪ ᒧ mamu, 2023) et de la réflexion qui soutient le développement de chacune des clés d’analyse. Des exemples issus de différentes œuvres de littérature de jeunesse abordant les savoirs, réalités et cultures autochtones du Canada et de la Nouvelle-Calédonie illustreront comment ces neuf clés d’analyse peuvent, ou non, se transposer en contexte kanak.
- 7 Peu importe l’origine des créatrices et des créateurs, l’idée de cette clé d’analyse est de demeure (...)
20Le premier critère concerne les personnes créatrices de l’œuvre. La première question que les personnes enseignantes sont invitées à se poser concerne le fait que la personne créatrice soit autochtone. L’objectif étant de reconnaitre que les personnes autochtones sont les mieux placées pour aborder leur propre réalité est à la base de l’importance qui est accordée à ce critère dans les clés d’analyse7. Accorder une importance à ce critère permet de valoriser ce travail et d’offrir une sélection d’œuvres qui permet de redonner une place aux voix des personnes des Premiers Peuples dans les œuvres lues. Depuis quelques années, les personnes autochtones qui prennent la décision de mettre leurs mots par écrit dans la littérature de jeunesse sont beaucoup plus variées qu’auparavant (Courchesne, 2020). Par exemple, les œuvres écrites Christy Jordan-Fenton et Olemaun (Margaret Pokiak-Fenton) sont de bons exemples d’œuvres écrites par des personnes autochtones. Par ailleurs, ces ouvrages relatent l’expérience liée aux pensionnats d’une des coautrices. Ces œuvres donnent ainsi une voix à son vécu, à son histoire. En Nouvelle-Calédonie, les œuvres de l’association Graphynord regroupant des auteurs de la Province Nord fournissent des outils littéraires incontournables (par exemple : Crabe de cocotier et bernard l’hermite, La balade de petit tricot, Tâdo et Crabe). Les auteurs autochtones comme Sébastien Pwagu, Capini Ouetcho et Angelo Fidiepas se font progressivement une place dans le paysage de la littérature de jeunesse calédonienne.
- 8 Depuis près de 50 ans, les Centres d’amitié autochtones visent à offrir des services de nature dive (...)
21Si la personne autrice n’est pas autochtone, ce critère devient déterminant. En effet, la personne enseignante est invitée à se questionner à savoir si un processus de collaboration entre la personne allochtone et des personnes autochtones ou des organisations autochtones a été mis en place pour produire l’œuvre. Par exemple, les œuvres Tagwagin, l’automne (2022), Nibin, l’été (2022), Nopimik, dans les bois (2022) et Pibon, l’hiver (2022) sont toutes écrites par Stéphanie Déziel, elle-même allochtone. Cela dit, la personne illustratrice avec laquelle elle s’est alliée dans le but de produire ces œuvres est Michi Thusky-Cloutier, artiste multidisciplinaire d’origine anicinape et québécoise. Par ailleurs, le Centre d’amitié autochtone8 de Val-d’Or a également été impliqué dans le processus de création et de diffusion des œuvres. Il s’agit d’une démonstration d’un processus de collaboration.
22La prochaine clé d’analyse suggérée aux personnes enseignantes est en lien avec les illustrations présentées dans les œuvres de littérature de jeunesse. La première question que les personnes enseignantes sont invitées à se poser est à savoir si la personne illustratrice est autochtone. L’œuvre Vilain Maringouins ! (Munsch, 2021) est illustrée par Jay Odjick, artiste multidisciplinaire anicinape. Si ce n’est pas le cas, les personnes enseignantes sont invitées à se questionner à savoir si des représentations stéréotypées sont véhiculées dans les illustrations de l’œuvre. Par exemple, est-ce que l’œuvre présente des stéréotypes liés à la physionomie des personnes autochtones, aux représentations des femmes ou des personnes ainées, aux habitations, etc. Par exemple, une œuvre comme Castor-Têtu (Leroy, 2015) où il y a une surreprésentation des tipis pourrait faire l’objet d’un moment d’enseignement de la part de la personne enseignante afin de sensibiliser les élèves à ces représentations dans les albums.
23Les partenaires inuit du comité M8wwa ᒪ ᒧ mamu ont mentionné explicitement que, pour les illustrations, la personne lectrice se devait d’être d’autant plus sensible lorsque les représentations des savoirs, réalités ou cultures autochtones se voulaient authentiques puisque la recherche d’authenticité augmente le risque de produire des représentations moins appropriées.
24Pour les années à venir, ce critère revêt une importance particulière. En effet, l’UNESCO (2021) a déclaré que 2022 à 2032 serait la décennie internationale des langues autochtones. Côté (2019 : 37) énonce que « la littérature se prête bien à l’enseignement des savoirs traditionnels liés à la terre, à l’identité et à la langue »eppeley. Les personnes enseignantes sont invitées à poser un regard sur la présence des langues autochtones dans les œuvres : s’agit-il d’une œuvre intégralement écrite dans une langue autochtone ? D’une œuvre bilingue ou plurilingue incluant au moins une langue autochtone ? D’une œuvre où des termes autochtones sont présentés avec un glossaire ? Par exemple, la trilogie des Chants du vent du Nord (composée des œuvres Un renard sur la glace, Le chant des caribous et Les libellules cerfs-volants) de Thomson Highway, auteur cri de renom, présente, autant dans les versions en anglais que dans les œuvres en français, une traduction intégrale en eeyou (cri). L’œuvre Noki de Christine Sioui-Wawanoloath, quant à elle, présente plutôt des termes en w8banaki tout au long de l’œuvre ainsi qu’un glossaire à la fin de l’ouvrage de ces termes. La personne enseignante peut également se questionner à savoir si la traduction dans la ou les langues autochtones a été produite par une personne autochtone. Le dernier élément à considérer est de vérifier si la graphie désirée par les personnes de la nation est respectée. Par exemple, au sein du comité M8wwa ᒪ ᒧ mamu, nous avons le souci de vérifier que les graphies des langues autochtones respectent les langues autochtones. Lorsque des outils grammaticaux sont consultés, notamment le Grand dictionnaire terminologique9 tenu par l’Office québécois de la langue française, la règle qui est décrite est que le terme inuit, qui est issu de l’inuktitut, prendra les marques de genre et de nombre du français comme pour les mots empruntés à d’autres langues. Toutefois, on retrouve une indication supplémentaire qui précise que dans certains cas, des graphies différentes choisies par les personnes autochtones se retrouveront dans la documentation et qu’il convient d’en respecter la graphie. Comme nos partenaires nous ont énoncé que pour eux, cette apposition des marques du genre et du nombre l’outil invite à réfléchir à cet aspect dans les œuvres. Si les œuvres littéraires présentent ces marques de genre ou de nombre, comme pour l’œuvre traduite Innovations inuites : il fallait y penser (Ipellie et Macdonald, 2008), un moment d’arrêt peut être envisagé par les personnes enseignantes dans le but de sensibiliser les élèves à ce fait de langue. Les traductions seront d’autant plus susceptibles de présenter ce genre de modifications à aborder avec les élèves.
25Pour la clé d’analyse liée aux thématiques, les personnes enseignantes sont invitées à se questionner à savoir si la personne créatrice de l’œuvre aborde des réalités liées à sa propre nation. Cette proximité avec des éléments de son quotidien permet d’envisager que les réalités sont abordées de manière culturellement pertinente et sécurisante. La personne enseignante est également amenée à se questionner à savoir si les thématiques semblent être abordées d’un point de vue colonial, c’est-à-dire en valorisant la culture dominante eurocentrée au détriment des cultures autochtones.
26Ces thématiques peuvent également être abordées de manière stéréotypée. Les clés d’analyse telles que proposées dans l’affiche accessible aux personnes enseignantes ne présentent pas de stéréotypes à proprement parler, mais de multiples ressources pour permettre aux personnes enseignantes de détecter ces stéréotypes existent (par exemple : Amnistie internationale, 2021 ; Taylor et Nicolas, 2017 ; Lepage, 2019 ; Smith, 2021).
27Le dernier élément en lien avec cette clé d’analyse correspond à la contextualisation des thématiques qui sont abordées dans les œuvres. Par exemple, dans l’album de littérature de jeunesse Quand j’avais huit ans (Jordan-Fenton et Pokiak-Fenton, 2013), la protagoniste est présentée, à un moment précis de l’histoire, comme une enfant qui, dans le cadre scolaire, ne respecte pas les règles et les consignes ; elle les remet en question. Toutefois, la contextualisation présente dans l’œuvre permet de comprendre que, dans ce pensionnat, la jeune fille n’apprenait pas à lire en raison du nombre excessif de corvées ménagères qu’elle devait effectuer. La personne lectrice est en mesure de saisir que ces transgressions comportementales sont le résultat d’une réaction à des consignes qui allaient à l’encontre du désir d’apprendre de l’élève, Olemaun (Margaret Pokiak-Fenton). Ainsi, elle ne considère pas l’élève comme récalcitrante, mais plutôt comme une enfant qui subit de l’abus.
28La clé d’analyse de la terminologie invite les personnes enseignantes à se questionner à savoir si l’œuvre utilisée en classe contient des termes désuets ou inappropriés, voire injurieux. Dans le but de soutenir le travail des personnes enseignantes, l’affiche propose des exemples de ces termes qui nécessitent un temps d’arrêt, un moment d’enseignement auprès des élèves. Les termes « indiens », « sauvage », « squaw », « peau rouge », « kawish » et « réserve » sont les exemples de termes qui ont été sélectionnés et qui se retrouvent sur l’affiche en raison de leur présence parfois fréquente dans les œuvres de littérature de jeunesse. Les œuvres plus anciennes contiennent souvent ces termes, mais c’est également le cas avec des œuvres plus récentes.
29Il en va de même avec des mots ou expressions qui tournent en dérision des noms ayant une symbolique particulière et qui peuvent être accordés à certaines personnes. L’œuvre Wanted, un crime insoutenable (Dupin, 2019) présente plusieurs noms de ce genre : « poulet craintif » et « Braves Peaux Roux » pour parler de personnages. Cet exemple met également en lumière l’utilisation d’un sous-entendu à un terme injurieux, soit celui de « peau rouge ». Comme les personnages de l’histoire sont des renards roux, l’auteur a transformé l’adjectif apposé à peau dans le but de créer un effet de discours. Un second exemple est l’œuvre Les loups au ruban rouge (Larouche, 2021) qui utilise le terme « esquimau » pour désigner un Inuk. Cet album permet d’aborder l’importance de nommer correctement les familles, communautés ou nations. Pour les personnes enseignantes qui auraient besoin d’outils en ce sens, il en existe plusieurs notamment le Lexique terminologique tiré de l’ENFFADA10, la capsule Briser le code – le lexique11, le Petit guide de terminologies en contexte autochtone12, par exemple. Pour terminer, les personnes enseignantes sont amenées à se questionner à savoir si l’œuvre contient des termes désuets ou inappropriés pour désigner des familles, des communautés ou encore des nations.
30Le critère de la publication est en lien avec la date de la publication. Il invite les personnes d’enseignantes à se questionner à savoir si l’œuvre se veut réaliste et contemporaine. Si tel est le cas, la personne enseignante est invitée à observer la date de publication de l’œuvre pour voir si cette dernière a été publiée après 2015. Cette année est importante en raison de la publication du rapport final de la CVRC (Gouvernement du Canada, 2015). De multiples considérations, par exemple par rapport à la manière de nommer les choses (l’utilisation du terme « indien ») ou à l’importance de la collaboration, sont remises en perspective à la suite de la publication de ce rapport. Les partenaires inuit du comité M8wwa ᒪ ᒧ mamu nous ont toutefois amenés à relativiser l’importance du critère de la date pour une œuvre qui serait issue de la tradition orale donc qui pourrait être une légende ou un mythe. En effet, ces œuvres auraient davantage de valeur si elles étaient publiées il y a plus longtemps dans la mesure où la personne créatrice de l’œuvre aurait eu un accès privilégié à la source première lui ayant transmis cette œuvre.
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- 14 Première maison d’édition inuit ayant pour mission de soutenir les personnes créatrices de l’Arctiq (...)
- 15 Maison d’édition se spécialisant en littérature de jeunesse et visant à faire connaitre et rayonner (...)
31Pour terminer, en lien avec la publication, les personnes enseignantes sont amenées à se questionner à savoir si l’œuvre est publiée dans une maison d’édition qui a l’habitude de publier des œuvres traitant des savoirs, réalités ou cultures autochtones. Des maisons d’édition comme Hannenorak13, Inhabit media14 ou encore Les éditions du Soleil de minuit15 en sont de bons exemples.
32La clé d’analyse de la reconnaissance s’observe en fonction du traitement qui est réservé à l’œuvre à la suite de sa publication. Les personnes enseignantes peuvent se questionner à savoir si l’œuvre a reçu les critiques favorables de la part des membres des communautés autochtones, si elle a gagné des prix dédiés aux œuvres autochtones, si elle est présente sur les réseaux sociaux et si elle est répertoriée dans des banques de données gérées par les membres des Premiers Peuples. Ces divers indices, sans être tributaires de la qualité de l’œuvre, peuvent donner des indications pertinentes quant à la notoriété de cette dernière et à la reconnaissance qu’on lui attribue. Par exemple, depuis 2021, les Indigenous Voices Award16 décernent des prix à des œuvres illustrées. Si on aborde plutôt la question de la présence d’une œuvre sur les réseaux sociaux, il est possible de nommer l’œuvre Nous sommes les protecteurs de l’eau traduite par Natasha Kanapé Fontaine17 et pour laquelle elle a fait une promotion importante sur les réseaux sociaux, notamment en faisant la lecture d’extraits.
- 18 Cette représentation est stéréotypée. Burgess et Valaskakis (1995) expliquent les caractéristiques (...)
- 19 Mentionnons qu’en 2023, le Vatican répudie la doctrine de la découverte et le concept de terra null (...)
33La dernière clé d’analyse correspond au statut qui est accordé à l’œuvre. L’idée de ce critère est de faire réfléchir les personnes enseignantes au fait que les œuvres de littérature de jeunesse, même pour celles considérées comme des classiques, nécessitent qu’on pose un regard critique sur leur contenu et sur les différentes représentations qui y sont véhiculées. On peut penser qu’une œuvre qui serait considérée comme un classique ne nécessiterait pas qu’on se pose autant de questions que des œuvres qui n’ont pas ce même statut, mais nous défendons que ce n’est pas le cas. Un exemple pour ce critère est l’album de littérature de jeunesse Pocahontas. Cet album relate l’histoire d’amour entre une « princesse indienne18 » et un colon blanc venu commencer une vie différente dans le « Nouveau Monde19 ». Cette histoire a été popularisée dans les années 1990 par la compagnie Disney et est considérée comme un classique de l’entreprise. Toutefois, cette version édulcorée ne mentionne pas l’atrocité de l’histoire de cette jeune femme considérée comme le premier cas de jeune fille autochtone disparue et assassinée (Taylor et Nicolas, 2017). Malgré tout, la version douce de l’histoire de Pocahontas continuera de circuler dans les classes. Il n’en demeure pas moins que la représentation de la femme autochtone dans cette œuvre de littérature de jeunesse est stéréotypée et qu’elle serait à déconstruire avec les élèves dans des moments d’enseignement. En effet, l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (ENFFADA, 2019), dont le rapport final a été publié en 2019, met en lumière que de telles représentations hypersexualisées et stéréotypées des femmes autochtones encouragent la perpétuation d’actes violents menés à l’encontre des femmes, des filles et des personnes issues de la diversité sexuelle et de genre autochtones. Par ailleurs, ces ouvrages qui cantonnent les personnages féminins ou issus de la diversité de genre et sexuelle dans un passé révolu ou à des rôles stéréotypés dans les histoires contribuent à alimenter le processus d’invisibilisation de ces personnes autochtones (Burgess et Valaskakis, 1995). L’utilisation d’albums de littérature de jeunesse abordant plutôt ces réalités de manière sensible et contemporaine permet de travailler à déconstruire ces stéréotypes, ce qui est une nécessité évoquée dans l’appel à la justice numéro 26 du rapport en question. L’album Phoenix le merveilleux (Wilson-Trudeau et Wilson, 2023), par exemple, aborde le concept de la bispiritualité à travers l’histoire de Phoenix, enfant de l’autrice anishinaabe, et permet d’ouvrir le dialogue avec les élèves de la classe dans le but de déconstruire ces stéréotypes.
34Cette partie de l’article permet de porter un regard croisé sur ces critères élaborés dans le contexte canadien avec celui de la Nouvelle-Calédonie. Est-ce que ces clés d’analyse peuvent s’appliquer pour sélectionner des œuvres traitant de réalités, cultures et histoires autochtones dans d’autres contextes ? Comment utiliser ces clés dans le contexte calédonien ? Comme mentionné plus tôt, le Comité M8wwa ᒪ ᒧ mamu a identifié les quatre premières clés d’analyse comme les critères devant être pris en considération de manière prioritaire, soit : les personnes créatrices et la source, la collaboration, les illustrations et les langues autochtones. Dans le contexte de la Nouvelle-Calédonie, ces quatre premiers critères sont également pertinents. Ils servent à identifier la provenance des œuvres et la qualité de leur contenu en ce qu’elles permettent de légitimer les savoirs, les réalités et les éléments de culture autochtones tout en répondant à un besoin de contextualisation des supports pédagogiques des enseignants.
35Deux clés d’analyse sont également présentes dans les trois ressources proposées dans le cadre de référence, soit les critères présentés par Loriene Roy, dans le guide d’Oyate et, bien sûr, dans les clés d’analyse proposées par le Comité ᒪ ᒧ M 8wwa mamu. Il s’agit des clés en lien avec l’identité de la personne créatrice et avec les illustrations, soit respectivement la clé numéro 1 et la clé numéro 3.
- 20 Une sélection intéressante d’œuvres de littérature de jeunesse kanak est disponible en cliquant sur (...)
36La clé d’analyse 1, en lien avec l’identité de la personne créatrice, est au cœur de la sélection dans les trois sources répertoriées (le chapitre de Loriene Roy, le guide d’Oyate et les clés proposées par la Comité M8wwa ᒪ ᒧ mamu). Les autres sources présentant des critères à considérer dans la sélection des œuvres de littérature de jeunesse positionnent ce critère parmi ceux qui doivent être considérés dans la sélection et dans l’analyse des œuvres. En effet, l’utilisation d’œuvres écrites par les personnes autochtones permet d’assurer une représentativité dans les classes. Eppeley et ses collaborateurs (2022 : 18) mentionnent que : « Indigenous children deserve more Indigenous-authored books ». Les critères présents dans le guide d’Oyate (2020) vont encore plus loin en incitant les personnes lectrices à se questionner sur le passé de la personne autrice, sa présence dans la communauté et sa connaissance du territoire. En Nouvelle-Calédonie, la notion du lieu d’origine de l’interprète est également importante. Il ne s’agit pas d’exclure certaines œuvres, mais de considérer qu’elles peuvent être « hors-sol » par rapport à l’environnement humain et naturel. De plus, les enjeux de propriété se posent lorsqu’il est question d’œuvres issues de la tradition orale (légendes, mythes, contes). Il devient intéressant de réfléchir à savoir si la personne autrice est plutôt une interprète d’un patrimoine culturel immatériel transmis de génération en génération ou créatrice d’un conte ou d’une légende d’ordre personnel. Le corpus de textes oraux possède différents degrés de « diffusabilité » selon qu’il appartient au répertoire commun (que tout le monde connait et diffuse librement) ou spécifique à un clan (dans ce cas, il n’est diffusé que dans la sphère clanique et seuls les membres du clan peuvent la raconter). Dans le second cas, des autorisations sont nécessaires pour la diffusion et des accords quant à la reconnaissance des personnes ayant transmis ces œuvres à titre d’autrices sont encouragés afin de légitimer le contenu auprès des lecteurs du lieu. La reconnaissance des personnes créatrices et conteuses est importante tout autant que de nommer le territoire (le lieu) et la communauté d’où cette œuvre issue de la tradition orale provient20. Pour la chercheuse autochtone Archibald (2020), il s’agit d’une marque de respect nécessaire que de mentionner la généalogie de l’histoire soit la personne qui a transmis l’histoire ainsi que le contexte culturel et géographique d’où provient cette histoire. Lorsque Jean-Marie Tjibaou a organisé le festival Melanesia 2000 en 1975 pour la reconnaissance de la culture kanak, il a mis en évidence le mythe fondateur de Téâ Kanaké. Il avait pour intention d’unifier le peuple kanak autour d’un ancêtre commun à l’ensemble du peuple. Ce mythe était au départ spécifique à une région et il a dû solliciter l’autorisation des clans concernés pour la diffuser et l’ériger au rang de mythe fondateur de l’ensemble des Kanak.
37Toutefois, en contexte canadien, plusieurs travaux (Gatti, 2010 ; Jeanotte, 2019) illustrent la complexité à savoir si la personne autrice est autochtone ou non. Pour les personnes enseignantes, ces questionnements sont complexes et elles ne peuvent devenir spécialistes de la question dans le cadre de leur fonction ; c’est pourquoi l’addition des clés d’analyse de l’outil peut devenir utile pour regarder l’œuvre dans son ensemble. En Nouvelle-Calédonie, de plus en plus de personnes autrices sont calédoniennes non autochtones. Leurs productions sont très inspirées des contes autochtones. Pour ce faire, il importe de posséder une maitrise des codes culturels et généralement, les personnes autrices le font avec succès. Ce succès peut s’expliquer, en partie, par la notion de collaboration, relative à la clé d’analyse numéro 2, qui revêt un caractère très important dans ce même contexte. Des exemples de personnes autrices ayant publié des ouvrages dans une langue kanak autre que la leur et ayant placé systématiquement le conteur (ou interprète) en tant qu’auteur permettaient de justifier le contenu auprès des lecteurs du lieu. Par exemple, le conte Nyùwâxè, l’igname amère a été collecté par F. Wacalie (enquêteur non-locuteur) auprès de A. Ouetcho (locuteur). Ce dernier a été positionné en tant qu’auteur du conte, ce faisant garant d’une forme de légitimité.
- 21 L’observation de l’absence d’illustrations fait également partie de la sphère de l’illustration.
- 22 Les images ou les illustrations sont une partie de l’histoire aussi importante que n’importe quel m (...)
38Dans les différentes sources répertoriées, l’importance de l’analyse des illustrations, relative à la clé d’analyse numéro 3, est mise de l’avant ; l’importance de la représentation visuelle ne doit pas être négligée. Lépine et Hébert (2018) schématisent, dans leur définition de l’album de littérature de jeunesse, que l’illustration fait partie intégrante21 de l’œuvre et qu’au final, « the pictures or illustrations are as important a part of the story as are any word »22 (Roy, 2014 : 336). Dans le contexte de la Nouvelle-Calédonie, quelques personnes autochtones ont commencé à illustrer les œuvres, mais elles sont encore peu nombreuses. On peut citer le travail des artistes de la Province Nord, regroupés sous l’association Graphynord et qui sont régulièrement sollicités pour illustrer les contes autochtones de cette région. Des initiatives de personnes créatrices peuvent également soutenir ce travail, par exemple en allant sur le terrain avec les personnes illustratrices sollicitées pour qu’elles s’imprègnent des lieux et des objets à illustrer. D’ailleurs, les personnes illustratrices sont citées à la même hauteur que les personnes autrices des œuvres. Par exemple, Dominique Berton pour Nyùwâxè, l’igname amère (2012) et Isabelle Goulou pour L’enfant kaori, wanakat kaori (2005) sont toutes les deux citées avec autant d’importance que les personnes autrices. Même si les créateurs ou créatrices d’une œuvre sont autochtones, rien n’empêche de tomber sur des œuvres qui présentent tout de même certains stéréotypes. Peu importe leur origine, il importe de demeurer vigilant et de poser des questions aux élèves à propos des représentations littéraires des savoirs, réalités et cultures autochtones. La clé d’analyse numéro 4 par rapport aux langues autochtones est tout aussi importante. Comme dans le cas du terme inuit, le mot kanak ne prend pas de marque de genre ou de nombre, et ce, depuis l’accord de Nouméa. Il s’agissait d’une requête des indépendantistes. Les langues kanak sont souvent à l’honneur dans les œuvres de littérature de jeunesse. Ces œuvres sont généralement publiées en version bilingue, soit dans une langue kanak et en français, pour une meilleure diffusion dans le corps enseignant. Les œuvres exclusivement monolingues risquent de restreindre leur utilisation aux seuls locuteurs des langues concernées. Cela dit, les ressources issues de la tradition autochtone sont généralement écrites en langues autochtones, puis traduites ensuite en français. On ajoute régulièrement un lexique à la fin en français. Les œuvres sont souvent accompagnées d’un CD audio avec les versions monolingues et bilingues (comme les deux albums précédemment cités). L’Académie des Langues Kanak est une ressource importante pour assurer que le système graphique utilisé dans l’œuvre soit le bon dans la langue concernée. De manière globale, une glose est préférée à une traduction littérale mot-à-mot.
39Les ressemblances et les nuances entre l’application des quatre premières clés d’analyse dans ces deux contextes permettent d’illustrer de quelle manière ces clés proposent des éléments pour faciliter le travail fait lorsque l’on pose un regard sur les œuvres de littérature de jeunesse traitant de savoirs, de réalités et de cultures autochtones.
40Pour les autres clés d’analyse, certains éléments propres au contexte de la Nouvelle-Calédonie illustrent la richesse de la diversité des contextes alors que l’absence de réaction par rapport à certaines clés d’analyse permet des réflexions intéressantes. La clé d’analyse numéro 5, en lien avec les thématiques abordées dans les œuvres, est davantage observée comme une force pour l’enseignement plutôt que du point de vue des stéréotypes qu’elles peuvent véhiculer. En effet, comme les thématiques abordées sont diverses dans la tradition orale, il est plutôt mis en lumière que la personne enseignante peut utiliser certains contes selon les besoins de ses séances d’apprentissage, notamment dans l’idée d’inclure les EFCK dans leur enseignement.
41La clé d’analyse numéro 6, en lien avec la terminologie, est abordée de manière différente selon le contexte. L’utilisation de termes désuets ou déplacés est un élément à observer de manière quasi systématique dans le contexte québécois comme en Nouvelle-Calédonie. Depuis les accords politiques de Matignon-Oudinot et de Nouméa visant à la discrimination positive du peuple kanak, l’utilisation de termes connotés négativement dans la littérature de jeunesse calédonienne est particulièrement surveillée.
42La clé d’analyse numéro 7, en lien avec la publication, n’a pas fait l’objet de commentaires dans le cadre de cette analyse croisée. Peut-on penser que le critère de la date de publication doit nécessairement être mis en lien avec le contexte social dans lequel il s’inscrit ? La pertinence de la clé d’analyse numéro 8, soit la clé de la reconnaissance, est reconnue dans les deux cas. Cela dit, elle n’est pas toujours suivie, mais elle pourrait l’être davantage. En ce sens, le Salon du Livre Océanien (SILO) est organisé chaque année pour promouvoir les productions et auteurs océaniens. Peut-être peut-on imaginer un prix particulier pour les auteurs et les autrices autochtones pour les prochaines éditions, un peu à l’image des Indigenous Voices Awards qu’on retrouve au Canada ?
43Pour la clé d’analyse 9, en lien avec le statut de l’œuvre comme classique, certains mythes ont cette valeur, notamment le conte Teâ Kanaké (Pourawa et Mouchonnière, 2003) qui est le mythe fondateur utilisé par les indépendantistes pour « unifier » le peuple kanak. Il s’agirait probablement du seul mythe qui puisse avoir ce critère.
44Les membres du comité M8wwa ᒪ ᒧ mamu ont pris la décision que ces clés d’analyse ne doivent en aucun cas devenir prescriptives, que les personnes enseignantes ne sont pas obligées d’utiliser systématiquement les neuf clés pour toutes les œuvres qu’elles vont aborder avec les élèves. Ces clés d’analyse visent à faire ressortir le potentiel pédagogique de toutes les œuvres qui circulent dans les écoles, et ce, qu’elles soient stéréotypées ou culturellement pertinentes et sécurisantes. Les personnes enseignantes ont évoqué ce besoin d’avoir accès à des outils afin de poser ce regard critique sur les différentes œuvres pour être en mesure de travailler adéquatement avec des œuvres qui traitent des savoirs, réalités ou cultures autochtones. C’est dans cette optique que l’outil des clés d’analyse est disponible23 pour toutes les personnes qui souhaiteraient entamer le processus d’inclusion des perspectives autochtones dans leur enseignement. Par ailleurs, le fait qu’elles ne visent pas à devenir prescriptives peut éventuellement permettre de poser un regard croisé comme cet article a permis de le faire dans un contexte différent du contexte canadien, où l’outil a été créé. Des ajustements pouvant être apportés à l’outil qui est une ressource éducative libre permettent de reconnaitre l’importance qu’il s’adapte aux besoins des différents contextes, et ce, par et pour les peuples autochtones.
45Les neuf clés d’analyse présentées et exemplifiées dans cet article se veulent être des outils que les personnes enseignantes pourront utiliser au moment de choisir des œuvres de littérature jeunesse pour parler des réalités autochtones. Le regard croisé porté en liant les différentes clés d’analyse à un contexte autre que celui dans lequel l’outil a été créé permet de voir le potentiel de ce dernier à d’autres contextes engagés dans un processus de décolonisation. La polyphonie, mais surtout le dialogue et la rencontre, permettent d’apporter un regard renouvelé et riche sur l’utilisation d’un outil comme les clés d’analyse pour les personnes enseignantes.
46L’outil étant également diffusé dans diverses communautés autochtones, une recherche éventuelle permettrait d’analyser les différents usages et applications des clés d’analyse dans divers contextes. Cet outil est réellement une clé de lecture qui permet d’être plus vigilant et sensible aux œuvres littéraires rencontrées dans son parcours de vie de lectrice, de lecteur. Il ne s’agit pas de censurer des œuvres, au contraire, mais bien de soutenir les personnes enseignantes à former des lecteurs et des lectrices plus sensibles et plus critiques. Ce projet dialogique permet de prendre conscience du fait que si des brins de natte sont disponibles, il n’en demeure pas moins que la phase la plus importante, soit celle du tressage, doit encore être exécutée dans le milieu scolaire pour former une natte solide, efficace et impérissable.