1Le rapprochement entre l’enseignement des langues voisines et l’intercompréhension des langues parentes comporte un intérêt certain visible lors d’interventions didactiques contextualisées. L’intercompréhension, approche dans laquelle la « proximité génétique des langues est un des aspects les plus performants » (Caddéo et Jamet, 2013 : 9), représente un potentiel didactique fort pour la didactique des langues voisines, en permettant notamment de repenser le paramètre de la proximité linguistique des langues pour leur enseignement.
2La recherche doctorale conduite entre 2018 et 2022 dont fait l’objet cet article a eu pour but d’explorer cette question dans un contexte favorable qui a été celui de l’enseignement de deux langues voisines, l’italien en France et le français en Italie, dans l’enseignement secondaire des deux pays. Cette étude a débuté avec la volonté d’adapter des parcours d’intercompréhension dans le cadre de l’enseignement de la langue voisine, ce qui nous a conduit à porter notre attention sur les apports positifs de la proximité linguistique des langues en présence pour développer un dispositif pédagogique en classe. Nous nous concentrerons ici sur le parcours d’activités créé pour la classe de langue (et littérature) italienne/française où le choix a été fait de s’intéresser aux usages oraux de la langue voisine en mobilisant une ressource originale en intercompréhension, la littérature.
3Après avoir exposé notre ancrage théorique à trouver dans la didactique des langues voisines et l’intercompréhension, nous présenterons nos terrains de recherche et les choix méthodologiques autour de l’étude, en détaillant les caractéristiques des deux contextes dans lesquels la recherche a été réalisée. Nous conduirons ensuite l’analyse d’une sélection de données récoltées en classe durant les deux expérimentations (des entretiens semi-guidés avec les enseignantes ayant participé à la recherche, l’enregistrement audio des interactions en classe durant la réalisation des activités et des réponses à deux questionnaires de la part des apprenants). Grâce à l’appui sur des données présentant la vision des enseignantes et des apprenants sur la question de la proximité linguistique dans l’enseignement de la langue voisine et de la place et du rôle de la langue première dans cette visée, nous soulignerons les principaux éléments relevés dans l’analyse des résultats. Un extrait d’interactions recueillies en Italie viendra appuyer et conclure cette analyse en illustrant le travail réalisé avec les élèves sur la base des activités créées pour les parcours d’intercompréhension expérimentés en classe.
- 1 Ronjat, J. (1913). Essai de syntaxe des parlers provençaux modernes. Mâcon : Protat Frères.
4L’intercompréhension est, à ses prémices, l’observation d’une capacité de compréhension entre locuteurs et locutrices de langues différentes tâchant néanmoins de se comprendre en s’appuyant principalement sur les zones de transparences offertes par le continuum linguistique des langues romanes1. Adaptée à des projets didactiques à la fin des années 90, tout d’abord en contexte universitaire puis en s’ouvrant à l’enseignement scolaire dans les décennies suivantes, l’approche appliquée à la didactique a, dans un premier temps, pris la forme d’un exercice de compréhension de langues apparentées à l’instar de la méthode EuRom4 (Blanche-Benveniste, 1997). L’idée directrice n’était pas d’arriver à une traduction minutieuse à l’instar d’un exercice de version, mais de promouvoir la possibilité d’une compréhension globale d’un texte écrit dans une langue inconnue, mais apparentée, où l’appui sur les transferts apporté par la connaissance de langues voisines était valorisé et mobilisé pour l’accès au sens.
5Ces principes, qui s’éloignent grandement des méthodes alors – voire toujours – en vigueur en didactique, mettent en avant l’idée de compétence partielle dans une langue, en privilégiant les capacités réceptives. Néanmoins, même si le travail proposé dans l’intercompréhension tranche avec les impératifs de l’apprentissage complet d’une langue, le potentiel de l’approche pour l’enseignement est bien réel (Caddéo et Jamet, 2013). De plus, si l’appui sur les atouts de la proximité linguistique est l’objet évident d’un rapprochement entre l’intercompréhension et la didactique des langues voisines, d’autres paramètres montrent aussi ses mérites dans cette visée. Apprendre avec l’intercompréhension demande un effort de réflexion, de manipulation, de comparaison des et entre langues, entrainant et développant les compétences métalinguistiques qui sont sinon utiles, voire essentielles pour les apprenants de langue. La recherche en intercompréhension a aussi généré de nombreux travaux sur le thème des stratégies de compréhension dont les conclusions sur les facilités et les difficultés rencontrées apportent des réponses aux méthodes et aux gestes pédagogiques à privilégier. Elle a enfin permis de théoriser les principes d’une didactique de l’intercompréhension pour l’enseignement, basée principalement sur l’utilisation des stratégies de transfert s’appuyant sur la proximité linguistique des langues, mise en pratique, par exemple, dans la méthode des sept-tamis d’EuroComRom (Meissner, 2004).
- 2 Enseignement d’une Matière Intégré à une Langue Étrangère.
- 3 Content and Language Integrated Learning.
6Aujourd’hui, l’intercompréhension occupe une place dans la didactique du plurilinguisme (Candelier et Castellotti, 2013) en tant qu’approche plurielle (Candelier et al., 2012), dont les liens avec les autres approches sont particulièrement évidents. Gajo (2008) aborde cette question en mettant en perspective l’intercompréhension avec l’enseignement bilingue et la didactique intégrée des langues. Il étudie dans ce cadre la question des potentialités de la contrastivité pour le travail interlinguistique apportées par l’appui sur la proximité/distance linguistique entre les langues. Nous rappelons que l’enseignement bilingue désigne des « modes de scolarisation dans lesquels tout ou une partie des contenus disciplinaires est dispensé dans au moins deux langues » (Candelier et Castellotti, 2013 : 203), que l’on connait en tant qu’approche EMILE2 et CLIL3, tandis que la didactique intégrée des langues, pour sa part, se concentre sur la question des liens entre les langues pour leur apprentissage au sein du cursus scolaire pour tenter de répondre à une situation où les différentes langues sont généralement apprises de manière cloisonnée (voir Roulet, 1980).
7Ces liens se perçoivent aussi de manière plus pratique dans le cas de l’enseignement des langues voisines, en particulier entre l’intercompréhension et la didactique intégrée des langues. En effet, le principal terrain de réflexion de la didactique intégrée, qui est l’espace scolaire, est particulièrement intéressant pour l’intercompréhension, une approche qui a, au départ, été développée pour des publics plus âgés et a encore du mal à toucher les publics scolaires. Une exception notable est le manuel Euro-mania (Escudé, dir., 2008), à destination d’élèves en fin d’école primaire et début du collège, et qui se positionne entre l’intercompréhension, l’enseignement bilingue et l’éveil aux langues en utilisant la proximité linguistique des langues romanes pour l’enseignement de matières disciplinaires telles que l’histoire, les mathématiques, etc., travaillées entre sept langues. Si l’intercompréhension comme approche pour la didactique des langues a donc parcouru un long chemin dans une période relativement courte, elle doit maintenant s’efforcer de consolider ses acquis et étendre son envergure, particulièrement dans certains espaces, en montrant notamment son intérêt pour la didactique des langues voisines.
- 4 Par exemple Dabène (1975)
8Si nous choisissons de parler de didactique des langues « voisines » en référence aux études publiées sous cette appellation4, plusieurs termes coexistent en réalité pour se référer aux langues apparentées. Le CARAP (Candelier et al., 2012) choisit ainsi de faire référence à l’intercompréhension entre les langues « parentes », tandis que le qualificatif de langues « proches » s’utilise également. Selon Robert (2004 : 501), en didactique des langues, on pourrait distinguer deux cas pour les langues « étrangères » apparentées, en différenciant des langues cibles apparentées « avec forte intercompréhension linguistique et références culturelles communes » comme le picard pour les francophones et des langues cibles apparentées « avec possibilité d’intercompréhension, mais manque de références socioculturelles » à l’instar du catalan pour les francophones. En ce qui concerne les deux langues qui ont fait l’objet de notre étude, le français et l’italien, une double proximité génétique et donc linguistique, ainsi qu’une facilité d’apprentissage perçue permettrait de qualifier leur relation aussi bien en tant que langues voisines que de langues proches (Robert, 2004).
9Au terme de ce précis terminologique, la question qui se pose est de savoir que faire de cette relation de parenté entre les langues et de la proximité linguistique qui en découle pour leur apprentissage. Un détour par le passé permet de comprendre pourquoi l’appui sur la proximité des langues, voire l’appui sur les langues premières en général, n’a pas toujours été une évidence. En effet, l’influence des langues premières dans l’apprentissage des langues secondes et la question des transferts a d’abord été perçue dans une visée assez négative. Les principes de la linguistique contrastive sont un bon exemple de ce sentiment. Développée dans une perspective applicationniste pour permettre la création de méthodes d’apprentissage d’une langue donnée en prenant en compte les langues premières des apprenants, cette approche a eu pour but d’établir une comparaison précise entre deux systèmes linguistiques (Debyser, 1970).
- 5 Voir Dewaele, J. M. (2003). Compte rendu-hommage : l’œuvre de L. Selinker. Linx. Revue des linguist (...)
- 6 Voir García, O. et Lin, A. M. Y. (2017). Translanguaging in bilingual education. Dans O. García, A. (...)
10Mais ces rapprochements entre deux langues ont principalement eu pour but de prévoir et éviter les interférences linguistiques (Debyser, 1970 : 35), l’ambition contrastive poursuivie étant donc cantonnée à un but essentiellement prédictif pour pouvoir éviter les erreurs causées par l’influence des langues premières. L’approche a en outre montré des limites au niveau théorique et pratique (voir Desoutter, 2005), et le développement de théories comme celle de l’interlangue5 a apporté un regard plus objectif sur les relations entre les langues dans le cadre des apprentissages, tout comme les travaux sur le translanguaging. Cette notion, développée dans le cadre de la recherche anglophone sur le bilinguisme6, peut d’ailleurs être rapprochée de l’intercompréhension autour de sa visée décloisonnante dans la manière de concevoir les langues et les utiliser. Néanmoins, Reissner et Schwender (2019 : 216), qui ont étudié les points de rencontre et les divergences entre les deux notions, concluent que les « stratégies du TL [translanguaging] ne ciblent pas explicitement l’acquisition des langues autres que celles du répertoire individuel » et, qu’en conséquence, de manière générale, « le TL ne nous paraît pas mis en œuvre en tant que stratégie d’apprentissage d’autres langues comme il en est le cas de l’IC [intercompréhension] ».
- 7 Billiez, J., Degache, C., et Simon, D. L. (2013). Louise Dabène : un itinéraire hors du commun. Hom (...)
11Or, il s’agit bien ici de réfléchir au potentiel de la parenté linguistique pour l’enseignement, notamment dans la visée des stratégies de compréhension promues par l’intercompréhension et de leurs intérêts pour l’apprentissage. Il ne semble ainsi pas être un hasard si Louise Dabène, originellement professeure agrégée d’espagnol7, a aussi dirigé un des premiers projets d’intercompréhension, Galatea, et se soit intéressée dans ce cadre aux conséquences de la proximité linguistique pour l’enjeu de compréhension des langues voisines (Dabène, 2002). Toutefois, l’aspect didactique n’est pas le seul à entrer en considération dans la question, les représentations ayant aussi un impact déterminant, surtout les représentations négatives autour du rôle de la langue première dans l’enseignement des langues secondes avec la « popularité de notions telles que le bain linguistique, ou l’immersion, voire encore la célébrité du concept de faux ami » (Piccaluga et Harmegnies, 2008 : 172) tout comme l’aspect dépréciatif associé à la parenté linguistique des langues voisines pour leur enseignement dans le contexte scolaire français (Dabène, 1994 : 169). Même dans le cas de l’apprentissage des langues voisines où le paramètre de la proximité linguistique pourrait au contraire rendre enclin à plus d’appui sur les langues premières, la situation reste ambivalente dans la pratique malgré une certaine évolution dans la recherche.
12« L’appropriation d’une langue proche demande un investissement infiniment moindre que celle d’une langue éloignée » (Robert, 2004 : 502). Un tel constat, bien que généralement admis aujourd’hui, doit être mis en perspective avec les études disponibles sur la question de l’apprentissage des langues voisines qui montrent que la situation est plus complexe. En effet, de nombreux travaux pointent la conflictualité du paramètre de la proximité, comme les apprenants italiens qui ont tendance à moins user des pratiques de transfert aux stades plus avancés de leur apprentissage du français (Hédiard, 1989), ou le fait de s’investir de façon moindre par rapport à l’apprentissage de langues plus éloignées comme l’allemand en raison de l’apparente facilité d’apprentissage d’une langue proche (Klein, 1989 : 57). Ces observations sur le plan pédagogique se conjuguent à des constats sur un plan plus général où Eloy (2004 : 394) remarque ainsi que « si l’on prend les langues comme réalités sociales – et pas seulement systèmes linguistiques –, voyons comment elles sont traitées : on enseigne à des Français l’italien comme on enseigne le russe […] la proximité des langues est tout simplement ignorée ». Ce constat, qui témoigne d’un défaut de contextualisation dans le fait d’enseigner des langues proches comme on enseigne des langues éloignées, doit être mis en perspective avec le regain d’intérêt pour la question ces trois dernières décennies.
13Des travaux ont ainsi interrogé les principes d’une didactique des langues voisines, ou encore d’une « pédagogie des langues proches », qui serait, selon Robert (2004 : 506) de faire en sorte que les avantages de la proximité deviennent un tremplin pour aborder les différences entre les deux langues, et donc de pouvoir « s’appuyer sur les apports positifs de la proximité linguistique (associations, analogies, mémorisation rapide) et se focaliser sur ce qui diffère (la zone marquée) ». On retrouve ce principe clé dans l’intercompréhension, où l’appui sur les zones de transparences et sur les similarités entre les langues se conçoit sans nier les particularités de chaque idiome, ce qui a toujours été une position claire en reconnaissant sous la proximité des langues romanes leur diversité et leur unicité. En ce sens, l’apprentissage d’une langue, même proche, implique une « confrontation à ses spécificités » (Dolz, 2005 : 345).
14Mais ce type de perspective ne peut aboutir qu’en donnant aux enseignants et aux apprenants la possibilité de réfléchir aux occasions de passages entre les langues et aux manières d’utiliser de façon pertinente les apports positifs de la proximité linguistique. Ceci permettrait d’arriver à une position plus mesurée par rapport à la comparaison minutieuse prônée par l’analyse contrastive pour prédire de potentielles interférences, en se questionnant sur ce qu’implique d’apprendre une langue voisine en tenant compte du potentiel de l’aspect contrastif pour se consacrer justement à ces spécificités. Des approches contrastives plus actuelles montrent ainsi comment la proximité peut être mise à profit de manière positive dans l’enseignement, en parlant de contrastivité « revisitée » pour Dabène (1996), de grammaire contrastive « rénovée » pour Aragón Cobo (2004) ou d’analyse contrastive « au service de la didactique des langues romanes » pour Carrasco et Masperi (2004). L’intercompréhension a joué et continue d’avoir un rôle clé dans ces nouvelles perspectives, même si le défi actuel majeur consiste à implanter durablement ces nouvelles conceptions dans l’enseignement.
15Au terme de ce parcours, les points de contact entre la didactique des langues voisines et l’intercompréhension entre langues parentes ont été mis en perspective avec les défis représentés par le paramètre de la proximité linguistique des langues pour leur enseignement. Si le développement des approches plurielles a normalisé et développé une vision beaucoup plus positive des appuis sur la connaissance des langues premières, de la parenté linguistique, et, plus généralement, des liens entre les langues dans l’enseignement, les avancées de la recherche peuvent aussi être en décalage avec la situation sur le terrain. Nous observerons cela lors de l’analyse des données tirées de notre étude, précédée tout d’abord par des précisions quant aux contextes dans lesquels la recherche s’est tenue et les choix méthodologiques réalisés autour de la création des parcours pédagogiques d’intercompréhension implémentés en classe.
16L’objectif de cette recherche-action conduite en deux temps et autour de deux terrains avait pour but d’insérer concrètement une approche pédagogique d’intercompréhension dans le cadre de l’apprentissage de la langue voisine, dans un contexte propice de deux publics agissant en retour. Des parcours d’activités ont ainsi été développés et réalisés en classe dans le cadre de deux expérimentations avec les publics français et italiens de la recherche scolarisés dans deux types de parcours bilingues : un programme binational franco-italien, l’EsaBac, et un dispositif national, la SELO (section européenne ou de langue orientale).
- 8 Conformément à l’accord de collaboration passé avec l’établissement, celui-ci sera identifié par so (...)
- 9 Le lycée classique européen Marco Foscarini au sein du Convitto Nazionale du même nom.
17La première expérimentation s’est tenue dans le Sud-Est de la France, dans un établissement8 proposant une section européenne d’italien, avec une classe de seconde de quatorze apprenants et une classe réunissant des élèves de première et terminale de douze apprenants. Les activités ont été réalisées sur quatre mois d’octobre 2019 à janvier 2020, en alternant une séance en cours de langue et une séance en cours d’histoire-géographie en italien. Le pendant italien de la recherche, qui devait se tenir de février à mai 2020 dans un établissement situé à Venise9 et proposant le parcours EsaBac a été plusieurs fois reporté à cause de la pandémie, pour se tenir finalement d’octobre à décembre 2021, soit deux ans après la première expérimentation. La recherche s’est tenue avec deux classes suivant le parcours EsaBac, soit une classe de terza (l’équivalent d’une première) de vingt-sept élèves et une classe de quarta (l’équivalent d’une terminale) de quatorze élèves.
- 10 Discipline dite Non Linguistique.
18Le déroulement des expérimentations a suivi un schéma similaire entre les deux terrains, avec une phase d’observation des classes et de présentation du projet, une phase de conception des parcours d’activités, surtout pour la DdNL10, le parcours d’activités de la classe de langue ayant été commun aux deux terrains, et une phase d’action où les parcours étaient réalisés en classe. La seule différence tient à la temporalité, où la pandémie a conduit au report du terrain italien et à un temps d’expérimentation plus court qu’en France. Les données récoltées sont néanmoins identiques, soit l’enregistrement audio des séances durant lesquelles étaient réalisées les activités, en plaçant des dictaphones au milieu des groupes d’apprenants. Des entretiens semi-guidés des enseignants de langue et de discipline ayant pris part à la recherche ont aussi été recueillis, les questionnant sur leur pratique professionnelle en lien avec les thématiques de la recherche, ainsi que des questionnaires de pré- et post-recherche à destination des apprenants, portant notamment sur leur biographie langagière et leurs impressions quant aux parcours d’activités.
19Les résultats issus de ces données sont d’ordre qualitatif, particulièrement pour l’analyse des interactions en classe où nous avons pu observer concrètement le travail conduit avec les activités et les effets sur les apprenants. Le traitement des données d’interaction a ainsi permis de dégager les moments les plus significatifs pour nos problématiques de recherche selon la dimension disciplinaire « langue » ou « DdNL », en identifiant également des points transversaux entre les deux espaces comme la question des stratégies de compréhension dans les langues inconnues. Les données issues des questionnaires et des entretiens ont permis de donner une portée plus englobante à cette intervention didactique, en développant l’analyse du travail conduit en classe par rapport au regard des enseignants sur les thématiques liées aux questions de recherche et sur le ressenti des apprenants par rapport aux objectifs initiaux poursuivis dans les activités.
20Les deux formes d’enseignement bilingue dans lesquels nous avons pu insérer notre étude se rejoignent ainsi dans la présence d’un horaire de DdNL (Gajo, 2009) intégré aux cursus scolaires, c’est-à-dire d’enseignement d’une matière disciplinaire en langue cible, mais s’éloignent par leur visée et leur portée. La section européenne ou de langue orientale (SELO), créée au début des années 90 avec l’ambition d’adapter en France des dispositifs bilingues existant en Europe et le dispositif des sections internationales dans le pays pour les élèves français (Maillard, 1995 : 18), propose un horaire d’enseignement disciplinaire dans la langue de la section à l’entrée au lycée dans la plupart des cas. Il s’agit de deux heures hebdomadaires, certains établissements choisissant également de répartir les deux heures entre une heure de langue renforcée et une heure de DdNL, ce qui a été le cas de l’établissement dans lequel l’expérimentation en France a été réalisée.
21EsaBac est un dispositif plus récent créé en 2007 et basé sur un programme binational pensé entre la France et l’Italie, avec un parcours d’enseignement commençant à partir de l’entrée au lycée pour trois ans et se terminant par la délivrance d’un double diplôme de l’examen final du secondaire des deux pays. Les programmes sont établis conjointement par les deux pays pour les disciplines de langues et littératures françaises et italiennes et pour la discipline d’histoire, tout comme les épreuves terminales. En France, le volume horaire est de quatre heures hebdomadaires pour la langue et la littérature italienne et de trois heures pour l’histoire en seconde, puis quatre heures en première et en terminale. Comparativement aux SELO, EsaBac est donc un programme plus conséquent en termes d’enseignement et également dans ses finalités, l’obtention d’un double diplôme permettant d’ouvrir des perspectives dans l’enseignement supérieur des deux pays, tandis que les sections européennes ou de langues orientales donnent droit à une mention au baccalauréat. Ces lieux d’enseignement bilingue dans les deux pays illustrent les manières de faire entrer des espaces de travail bi-plurilingue dans le contexte scolaire en faveur de l’enseignement des langues, et ont représenté l’endroit où nous avons pu insérer nos parcours d’intercompréhension, en utilisant particulièrement la possibilité d’intervenir non seulement dans les cours de langue et de littérature, mais également de DdNL.
22Pour la classe de langue, un même parcours d’activité a été proposé pour les deux terrains, de manière à favoriser la possibilité de comparaison du travail conduit avec les deux publics, même si en raison du report de l’expérimentation du second terrain il nous a été possible d’apporter des améliorations aux activités par rapport à leur première utilisation en France. La thématique retenue pour leur création a été celle des usages oraux de la langue voisine, en lien avec l’ambition de travailler sur des documents authentiques pour créer des activités sur une langue plus proche des usages, une problématique dynamique actuellement dans la recherche en FLE (voir Favart, 2020). Ce sujet trouve un certain écho en intercompréhension : si des études orientées sur l’intercompréhension orale citent l’importance de la prise en compte de la variation, notamment autour des spécificités de la langue orale et des aspects diatopiques (Baqué, Le Besnerais et Martin, 2007), une langue standard a de façon générale été privilégiée dans les méthodes, en choisissant des documents présentant une langue neutre comme des articles de presse à l’instar d’EuRom4.
23À l’inverse, certains genres textuels ont été volontairement écartés comme la littérature, considérée comme trop complexe, qui est pourtant la ressource que nous avons choisie pour la création des activités du parcours en classe de langue, complétée par des extraits oraux tirés du corpus oral multilingue C-ORAL-ROM (Cresti et Moneglia, dir., 2005). Les activités étaient organisées en deux temps, avec une première phase de compréhension écrite et de réflexion autour de trois extraits de romans, suivie par une phase de compréhension orale dans l’écoute de passages tirés du corpus faisant figurer les phénomènes étudiés pour pouvoir les repérer dans un extrait d’oral authentique. Nous avons sélectionné cinq phénomènes linguistiques dans plusieurs domaines, dont la syntaxe, le lexique, la phonétique, touchés par la variation, principalement sur l’axe diaphasique. Dans une visée contrastive et plurilingue, des phénomènes similaires ont été repérés dans les langues premières et les langues cibles puis des faits semblables ont été trouvés dans une troisième langue romane, soit l’espagnol ou le portugais.
24Cette présentation d’un phénomène dans une double modalité et autour de plusieurs langues avait pour but de permettre son étude dans une visée comparative en s’appuyant sur les effets positifs de la proximité linguistique pour aborder ses spécificités entre plusieurs langues dans une logique contrastive. Nous chercherons ainsi lors de la partie suivante à démontrer l’intérêt d’une prise en compte de la proximité linguistique des langues romanes pour l’enseignement des langues voisines. L’analyse confrontera et mettra en perspective la voix des enseignantes de langue italienne et française de notre étude à la vision des apprenants en France, en finissant par l’analyse d’un extrait d’interaction enregistré en Italie lors d’une activité portant sur le lexique, soulignant l’apport d’un parcours plurilingue s’appuyant sur les possibilités de comparaison et de contraste entre les langues voisines pour leur enseignement-apprentissage.
25L’expérience professionnelle des deux professeures de langues avec lesquelles les expérimentations ont été réalisées est différente : l’enseignante de français en Italie professait depuis trente ans au moment de notre étude, et l’enseignante d’italien en France depuis douze ans. L’enseignante en Italie disposait donc d’une expérience plus conséquente, ayant notamment vécu l’évolution des méthodes et des méthodologies d’enseignement du français dans sa formation et durant sa carrière, tandis que la professeure en France bénéficiait d’une formation plus récente. Une fois leurs expériences d’enseignement et leur formation abordées, un des premiers sujets évoqués lors des entretiens a été le recours à la langue première des apprenants (et éventuellement d’autres langues) lors de l’enseignement des langues cibles. L’enseignante de français en Italie dit ainsi y avoir recours, en particulier pour les apprenants débutants, en appuyant sur les apports positifs de la proximité linguistique. Elle mentionne également s’appuyer sur la connaissance du latin (l’enseignement des langues classiques faisant partie du cursus scolaire des élèves au sein de l’établissement) :
« Des fois oui, si les élèves sont des débutants pour faciliter la compréhension de ce que je dois dire des fois ici j’ai fait recours à leur connaissance du latin, mais aussi à la connaissance de l’italien en étudiant le français parce que je leur fais remarquer que les deux langues sont cousines et donc qu’ils peuvent s’aider s’appuyer sur l’italien pour savoir des choses et reconnaitre des choses du français ».
26À la même question l’enseignante d’italien en France répond tout d’abord que l’enseignement doit se tenir en modalité immersive, même si le recours au français est toléré en début d’apprentissage, ou se révèle indispensable pour certains contenus comme la grammaire :
« Oui en fait alors théoriquement le cours d’italien doit être entièrement dispensé en langue italienne le plus tôt possible c’est-à-dire que on tolère d’avoir recours un peu au français au début de l’apprentissage […], mais assez rapidement tout le contenu du cours doit être fait en langue italienne à l’exception de la grammaire qui est toujours faite en français ».
27Si les deux enseignantes se rejoignent donc sur le soutien initial apporté par la langue première pour l’enseignement de la langue voisine, notamment dans les atouts de la proximité linguistique, le but semble être de se passer progressivement de cet appui comme l’explique l’enseignante de français en Italie quant à la place de la langue première :
« Je la considère parce que c’est un point de départ qui peut me servir. Mais en réalité avec le temps et avec l’évolution et l’apprentissage je cherche à la – je ne dis pas oublier, mais je cherche à leur demander de s’exprimer dans la langue qu’ils apprennent ».
28On perçoit ici un enjeu de production dans la langue cible, précisé plus loin par la même enseignante qui confirme que la langue première « peut toujours aider, mais si on peut je la laisse de côté ». À notre questionnement sur les raisons de cette réponse, son explication mentionne la question des interférences, où cette fois-ci la proximité linguistique est envisagée sous des aspects plutôt négatifs. Si sa conclusion pondère ce fait, en remarquant justement qu’il faut savoir peser le recours à la langue première, cela montre bien que cet appui, ici dans le contexte de l’enseignement des langues voisines, est toujours perçu avec une certaine méfiance :
« Pour qu’il n’y ait pas d’interférences. Parce que des fois si on travaille si on s’appuie trop sur la langue maternelle il y a le risque de se tromper parce que les deux langues sont très voisines par exemple aujourd’hui on faisait remarquer qu’en italien on dit viene fatto viene detto donc on utilise le verbe venir comme auxiliaire, et ça comme interférence peut disons faire une faute peut produire des fautes et donc des fois on peut s’appuyer sur la connaissance de l’autre langue des fois il vaut mieux mettre en évidence ce phénomène ».
29On observe dans cette réponse que le principe de contrastivité dans l’enseignement est toujours perçu dans ces aspects négatifs, malgré la reconnaissance de l’atout que peut aussi représenter la langue première dans sa proximité linguistique avec la langue cible. La professeure d’italien est plus relative à cet égard et, à la suite d’une question sur sa propre expérience d’apprentissage de l’italien et de son recours au français dans ce cadre, elle précise alors l’utilisation qui est faite du français dans sa pratique pédagogique :
« J’essaie surtout de leur faire remarquer qu’il y a des choses qu’en français on fait spontanément et qu’on s’en rend plus compte et que ils ont l’impression de faire un effort des fois pour intégrer certaines choses en italien alors qu’en fait c’est exactement la même chose que ce qu’ils font en français de manière spontanée […] donc j’essaie de leur faire observer des phénomènes qu’ils utilisent déjà dans leur propre langue sans s’en rendre compte pour que du coup ils arrivent à intégrer un phénomène en italien qui est en fait est apparenté ».
30On peut lire que le français est effectivement un appui pour l’apprentissage de l’italien, permettant de faire un lien entre le connu et le supposé inconnu de la langue cible en mettant en lumière des phénomènes semblables où les connaissances en langue première peuvent servir de base pour l’apprentissage de nouvelles structures en italien. La professeure évoque également la question du lexique, en encourageant les élèves à développer une démarche inductive et réflexive en compréhension et en production grâce à l’usage de règles de passage courantes en intercompréhension :
« Après au niveau du vocabulaire souvent quand les élèves me demandent des mots je les incite à inventer c’est-à-dire à utiliser le français et avec un petit peu de logique bon ben on sait que les mots qui finissent par-tion en français par exemple il y a de grandes chances que ça fasse – zione en italien donc je leur dis essaie d’inventer c’est proche quand même comme langue donc et pareil quand ils sont en compréhension et qu’ils me demandent un mot je leur dis regardez bien le mot est-ce que ça vous fait pas penser à quelque chose en français en changeant peut-être juste une lettre ici ou là observez essayez de retrouver une racine commune ».
31Si la place de la langue première est donc affirmée par les deux enseignantes comme importante dans l’enseignement, notamment par le biais de l’appui sur la proximité linguistique des langues reconnu comme atout, la hantise des interférences est toujours présente. Cela se confirme lors d’une question rajoutée à l’entretien conduit durant le second terrain sur le fait d’enseigner une langue qui n’est pas sa langue première, ce qui est le cas pour les deux enseignantes. Nous avons ainsi voulu savoir si ce paramètre pouvait avoir une influence, particulièrement en termes de respect de la norme en langue cible (voir Sheeren, 2016) :
« Oui ça peut. Et des fois par exemple je me demande si ce que j’utilise est un italianisme parce que des fois je m’aperçois que les deux langues sont très très semblables et donc un mot que je crains être un italianisme est en réalité en bon français un hypercorrectisme disons ».
32L’image des conséquences néfastes de la ressemblance entre les langues est évidente ici, confirmant le fait que les représentations autour des effets de la proximité des langues voisines dans l’enseignement sont toujours assez ambiguës chez le corps enseignant. Nous pouvons ainsi conclure d’une certaine complexité de la question dans l’analyse croisée de la vision de ces deux enseignantes de langues voisines : si toutes deux considèrent la langue première comme une part intégrante de l’apprentissage, en tant que socle ou appui plus ponctuel, le rapport à la proximité des langues est plus conflictuel. Bien que les enseignantes disent y faire référence dans leur enseignement en donnant plusieurs exemples, la peur des interférences se perçoit toujours, en particulier chez l’enseignante de français.
33La vision des apprenants d’italien en France éclaire la question en montrant une conscience largement partagée du recours à la langue voisine en classe d’italien. Sur vingt-quatre questionnaires de fin de recherche récoltés, dix-sept élèves citent le français à la question de savoir si d’autres langues peuvent les aider en classe d’italien. Leurs explications mentionnent ainsi unanimement le paramètre de la proximité linguistique, en évoquant principalement les ressemblances au niveau du lexique et les similarités entre les deux langues, comme en témoigne l’échantillon de réponses reproduit ci-dessous. Il est à noter que quelques réponses citent aussi d’autres langues romanes comme l’espagnol, voire également le latin :
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« Principalement le français, car elle est ma langue maternelle et qu’on trouve en italien des mots proches grâce à leurs racines communes ».
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« Quand je suis en classe d’italien, le français ou l’espagnol m’aident beaucoup, car il y a des mots français ou espagnols qui ressemblent à l’italien et donc nous pouvons en déduire la signification ».
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« Le français, car malgré le fait que ces deux langues (italien, français) diffèrent, elles se ressemblent parfois ».
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« Oui le français aide beaucoup, et parfois un peu le latin et l’espagnol ».
34Les élèves qui ne citent pas le français ou répondent négativement à la question évoquent l’appui d’autres langues comme le latin ou l’espagnol, mais aussi le fait que si des langues ne les aident pas en cours d’italien, l’italien peut être une aide dans d’autres cours de langues à l’instar du provençal dans une réponse :
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« Il m’arrive parfois de m’aider du latin, ce qui est fort logique puisque l’italien est une langue romane, ce qui signifie qu’elle provient de la langue latine. Cette similitude entre les langues est particulièrement notable pour l’imparfait par exemple ».
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« Non, je ne m’aide pas d’autres langues quand je suis en italien, car je ne parle pas assez d’autres langues (à part le français). Mais en provençal l’italien m’aide parfois, car les mots se ressemblent ».
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« En italien, les autres langues ne m’aident pas, mais l’italien m’aide dans d’autres langues ».
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« Je pense l’espagnol peut aider, car il ressemble à l’italien ».
35Ce détour sur l’avis des apprenants quant à l’appui apporté par les langues connues, et en particulier le français en cours d’italien, illustre une conscience de l’apport de la proximité linguistique entre les langues voisines pour l’apprentissage. Ce constat peut être relié aux propos de l’enseignante d’italien de la classe un peu plus haut, qui mentionnait des pratiques pédagogiques mettant en valeur les apports positifs de la proximité linguistique, en particulier dans le fait d’inciter les apprenants à réfléchir par eux-mêmes aux possibilités de transferts entre les langues.
- 11 Conventions de transcription : 1. A1, A2 etc : élèves 2. X : syllabe ou mot incompréhensible 3. sì/ (...)
36Pour conclure cette partie, nous prendrons l’exemple de la transcription11 d’un extrait d’interactions enregistré avec un groupe d’apprenants de la classe de terza en Italie lors du parcours d’activités créé pour les cours de langue et portant ici sur la séance dédiée au lexique arrivant au milieu du protocole d’expérimentation. Nous avons sélectionné les passages les plus pertinents pour notre propos dans la transcription originelle : l’extrait se tient au début de la séance, lors de l’activité de compréhension écrite et l’analyse de l’extrait de roman choisi pour la langue cible, tiré de Zazie dans le métro de Raymond Queneau (1959). L’attention des apprenants va tout d’abord se porter sur les éléments reliés à la thématique de l’activité, mis en valeur par l’écriture particulière de l’auteur qui permet de réfléchir au lien entre phonie et graphie. Dans le passage suivant (cf. Extrait 1), les apprenants se questionnent justement sur cet objet, qui sera ensuite mis en perspective avec l’extrait italien (cf. Extrait 2).
Extrait 1 : Questionnement des apprenants sur l’objet de l’activité
Transcription originale en italien
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Traduction en français
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1 A1: ok allora sottolineamo intanto le cose che nottiamo
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1 A1: ok alors en attendant soulignons les choses qu’on remarque
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2 A2 : euh c’è la parola di prima
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2 A2 : euh il y a le mot d’avant
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3 A3 : allora cos’è che dobbiamo notare
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3 A3 : alors c’est quoi qu’on doit voir
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4 A2 : repasser
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4 A2 : repasser
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5 A4: chuis secondo me cioè
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5 A4: chuis selon moi enfin
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6 A1: sì/
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6 A1: oui/
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7 A4: non mi XX
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7 A4: ça ne me XX
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8 A4: perché je suis
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8 A4: parce que je suis
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9 A2 : dove
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9 A2 : où
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10 A1: solo che alla prima riga moi je suis arrivé
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10 A1: mais à la première ligne moi je suis arrivé
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11 A3 : chuis
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11 A3 : chuis
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12 A1: perché
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12 A1: parce que
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13 A2 : ah
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13 A2 : ah
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14 A1: secondo me qua è scritto così perché noi sentiamo la pronuncia cioè anche scritto in maniera diversa cioè è la stessa pronuncia
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14 A1 : selon moi là c’est écrit comme ça parce que nous on entend la prononciation enfin même écrit différemment enfin c’est la même prononciation
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15 A4: moi° je suis je suis°
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15 A4: moi° je suis je suis°
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16 A1: je suis je suis
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16 A1: je suis je suis
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17 A4: je suis arrivé après dit Charles
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17 A4: je suis arrivé après dit Charles
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18 A1: eh sì
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18 A1: eh oui
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19 A4: vous l’avez pas vu l’avez pas vu qua non manca un ne
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19 A4 : vous l’avez pas vu l’avez pas vu là il manque pas un ne
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20 A3 : vero
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20 A3 : c’est vrai
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21 A1: manca un ne/
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21 A1: il manque un ne/
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22 A2 : qu – dove
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22 A2 : qu – où
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23 A1: nella seconda
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23 A1: dans la seconde
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24 A3 : terza riga
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24 A3 : troisième ligne
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25 A2 : seconda o terza
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25 A2 : seconde ou troisième
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26 A3 : terza riga
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26 A3 : troisième ligne
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27 A1: vous l’avez pas
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27 A1: vous l’avez pas
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37La proposition « je suis » est le phénomène qui retient l’attention des apprenants, où la graphie « je » est remplacée par un « ch » dans l’écriture de l’écrivain de manière à souligner la contraction apportée par la présence du « e » caduc. A1 fournit une explication de ce phénomène au quatorzième tour de parole (« selon moi là c’est écrit comme ça parce que nous on entend la prononciation enfin même si c’est écrit différemment c’est la même prononciation ») en pointant le fait que la proposition reste reconnaissable grâce à sa prononciation. Un autre phénomène est ensuite repéré par le groupe avec l’absence d’un « ne » de négation dans une proposition, avant de s’intéresser à l’extrait de dialogue italien un peu plus tard dans l’interaction. C’est dans ce second moment de la réflexion qu’une mise en lien des phénomènes repérés dans l’extrait français et dans l’extrait italien va être réalisée par le groupe avant de procéder à la lecture de l’extrait espagnol présent dans l’activité qui représentait la troisième langue romane (cf. Extrait 2).
Extrait 2 : Mise en lien des phénomènes repérés
- 12 « questa ». Nous avons fait le choix de laisser le mot tel quel dans la traduction en français dans (...)
- 13 Idem, « capa tosta » étant une expression régionale que l’on peut rapprocher de « têtu ».
Transcription originale en italien
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Traduction en français
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28 A1: no aspetta prima di leggere quello in spagnolo
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28 A1: non attends avant de lire celui en espagnol
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29 A4: tío/
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29 A4: tío/
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30 A1: facciamo la comparazione tra i due
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30 A1: on fait la comparaison entre les deux
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31 A4: adesso lo spagnolo
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31 A4: maintenant l’espagnol
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32 A3 : Armandì/eh
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32 A3 : Armandì/eh
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33 A1: allora « sta12 storia sempre con le abbreviazioni
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33 A1: alors cette histoire toujours avec les abréviations
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34 A2 : c’è –
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34 A2 : il y a –
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35 A1: ma’ sì capa tosta proprio13 nel senso cioè è anche un un modo di dire quindi molto colloquiale ed è come forse nella parte del francese c’è questo
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35 A1 : ma’ sì capa tosta proprio genre enfin c’est aussi une une manière de dire donc très familière et c’est peut-être comme dans la partie du français il y a ce
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36 A2 : le le gars
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36 A2 : le le gars
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37 A1: eh
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37 A1: eh
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38 A2 : okay poi c’è
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38 A2 : okay après il y a
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39 A1: euh :
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39 A1: euh :
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40 A2 : boh c’è Armandì che quindi
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40 A2 : boh il y a Armandì qui donc
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41 A1: Armandì/
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41 A1: Armandì/
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42 A2 : nel senso magari cioè è un amico
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42 A2 : enfin peut-être que c’est un ami
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43 A1: questo forse più vicino al ragazzo le gars
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43 A1: ça peut-être c’est plus proche au garçon le gars
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44 A2 : è ma nel senso è un linguaggio molto colloquiale cioè li da il co- cioè un coso lo lo chiami XXX XXro
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44 A2 : c’est, mais genre c’est un langage très familier enfin il l’appelle le co- enfin un truc il il l’appelle XXX XXro […]
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45 A1: però qua rispetto al francese notiamo che quello che noi diciamo non è che viene scritto in maniera diversa cioè nel senso
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45 A1 : mais là par rapport au français on remarque que ce qu’on dit c’est pas écrit différemment enfin c’est-à-dire
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46 A3 : perché l’italiano si legge si dice come si scrive
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46 A3 : parce que l’italien ça se lit ça se dit comme ça s’écrit
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47 A1: eh mentre il francese notiamo di no
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47 A1 : eh alors que le français on voit que non
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48 A3 : è XXX
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48 A3 : c’est XXX
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49 A1: perché tipo je suis noi noi dovre-dovremmo dire je suis
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49 A1 : parce que genre je suis nous nous on devr – devrait dire je suis
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50 A3 : chuis
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50 A3 : chuis
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51 A1: je suis
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51 A1: je suis
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52 A4: okay e qui –
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52 A4: okay et don –
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53 A1: però qua hanno fatto come se fosse una parol- se esistesse
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53 A1: mais là ils ont fait comme si c’était un mo- s’il existait
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38La seconde partie de l’extrait illustre la manière dont le groupe va lier les phénomènes repérés dans les deux langues. L’extrait italien qui fait l’objet de leur réflexion à partir du tour de parole 28, tiré du roman L’eroe dei due mari de Giuliano Pavone (2010), présente une variation plus portée sur l’axe diatopique par rapport au roman de Queneau. Il permet néanmoins de repérer quelques faits semblables, comme les « abréviations » que mentionnent les apprenants avec un exemple d’aphérèse et d’apocope, le groupe jugeant plus loin la langue présentée dans l’extrait comme un langage très « colloquiale » (traduction : familier). Le dernier passage est l’endroit où se réalise véritablement le lien entre le français et l’italien aux tours de parole 45-47 dans lesquels A1 et A3 proposent que l’italien se dit comme il s’écrit, tandis que cela ne serait pas le cas du français en reprenant l’exemple de la graphie de « je suis » commentée précédemment, et où, comme le remarque A1 au dernier tour de parole, l’auteur a fait comme si le mot « chuis » existait vraiment à l’écrit.
39On observe ainsi, d’une part, comment cette ressource littéraire se prête à une utilisation pédagogique (Weber, 2020), et, d’autre part, comment cette co-présence entre les deux langues voisines au sein d’une activité à modalité plurilingue donne la possibilité de produire des espaces réflexifs pour comparer des phénomènes en apportant un effet contrastif avec la langue première. En observant les caractéristiques des deux langues lors d’une même activité, le groupe se questionne et tire des conclusions de la mise en relation entre les langues voisines sur leurs points communs et leurs différences, en même temps que des phénomènes de la langue cible sont étudiés. L’utilisation de la littérature permet de donner une place à la réflexion dans un premier temps à l’écrit sur des phénomènes plutôt attachés à l’oral, en faisant le lien avec ses connaissances et son expérience en langue première.
40L’analyse des trois types de données tirées de l’étude avait pour but de présenter la manière dont l’analyse croisée sur laquelle a reposé notre travail permettait de rendre compte de cette tentative d’insertion de parcours d’intercompréhension en classe. Si cette démonstration s’est plus concentrée autour des liens entre les deux langues voisines en présence et a donc moins illustré le travail d’intercompréhension conduit avec les langues inconnues dans les activités, notamment en cours de DdNL, nous avons mis en lumière un certain nombre de points en relation avec notre problématique concernant les enjeux de l’appui sur la proximité linguistique des langues pour leur enseignement.
41La confrontation entre l’opinion des deux enseignantes et les réponses issues des questionnaires donnés aux élèves révèle des positionnements sensiblement différents : dans le propos des enseignantes se perçoit un rapport à la proximité linguistique dans l’enseignement des langues voisines assez ambivalent. Bien qu’il soit un appui reconnu, le paramètre de la proximité se lie irrévocablement à la vision du rôle de la langue première dans l’apprentissage de la langue cible de manière plus générale, entre modalité immersive et enjeu communicatif, avec l’évocation de la problématique des interférences qui semble toujours bien présente. On observe au contraire dans le discours des élèves une référence à la proximité des langues sous un jour essentiellement positif, ce qui pourrait indiquer que les représentations négatives autour de ce paramètre tendent à ne pas être diffusées de la même manière, même si le rapport aux effets de la proximité linguistique peut évoluer au cours des différents stades de l’apprentissage chez les apprenants (Hédiard, 1989).
42Pourtant, s’il n’est pas question de montrer la proximité linguistique sous une facette fondamentalement positive dans la mesure où les interférences sont bien réelles, les possibilités de s’y appuyer semblent sous-exploitées dans la didactique actuelle des langues voisines. Il s’agirait ainsi de pouvoir médier sa place et son rôle de façon stratégique dans la visée de l’enseignement de la langue cible, comme les exemples donnés par l’enseignante d’italien en France, plus récemment formée, en encourageant ses élèves à inférer du lexique italien sur la base du français. Ce type de procédé, qui est à la base de l’intercompréhension, aurait tout intérêt à être mobilisé et intégré dès le début des apprentissages dans les pratiques pédagogiques et les méthodes d’enseignement, là justement où la langue première joue un rôle plus important selon les enseignantes, et notamment en compréhension où l’intercompréhension peut permettre de développer rapidement les compétences réceptives (Escudé et Janin, 2010 : 51).
43Un exemple concret du travail réalisé en classe de langue avec les activités a montré comment la mise en parallèle du français et de l’italien s’avère pertinente pour étudier un phénomène linguistique. L’aspect comparatif de l’activité se présente donc comme un moyen de favoriser la contrastivité entre les langues en présence, permettant de s’appuyer sur des éléments familiers pour formuler des réflexions sur les raisons des différences entre les deux langues. En cela, les apprenants ont la possibilité de relier les éléments présentés entre les deux langues et peuvent, grâce à l’élément favorisant de la proximité linguistique, se concentrer sur les éléments de différenciation. Les occasions de rencontres entre les langues et de comparaison dans une visée réflexive doivent donc être encouragées par les enseignants et soutenues par des approches didactiques facilitantes, notamment dans des espaces de travail explicitement bi-plurilingue où les langues en présence peuvent être reliées et comparées.
44Même si ces conclusions sont tirées à partir de l’analyse d’un échantillon de données relativement faible, elles permettent néanmoins d’exemplifier une situation singulière d’insertion curriculaire de l’intercompréhension en contexte scolaire pour l’enseignement des langues voisines et d’en souligner les enjeux. Si les espaces d’enseignement disciplinaires comme les cours d’histoire ont démontré leur intérêt pour l’insertion de l’intercompréhension dans ce contexte (voir Lambelet et Mauron, 2016), le potentiel de l’approche pour la classe de langue ne devrait pas être laissé de côté. Il implique au contraire une véritable réflexion sur les manières d’utiliser les zones de transparences pour potentialiser l’étude des spécificités de chaque langue. La systématisation d’une telle démarche développée autour de deux ou plusieurs langues serait un véritable progrès dans la visée de l’« optimisation didactique de la proximité entre les langues » (Castellotti et Moore, 2002), en mettant au cœur de la réflexion pédagogique le paramètre de la parenté linguistique, en particulier dans le contexte scolaire où les études sur l’intercompréhension sont encore peu nombreuses (voir la thèse de Déprez, 2014), et où le besoin d’études empiriques sur l’insertion d’initiatives en didactique de l’intercompréhension par des acteurs et actrices non spécialistes de l’approche est grand (Meissner, 2010).
45Cet article prétend apporter une contribution à la question de l’enseignement des langues voisines, dans une étude qui s’est déroulée au sein de deux terrains dans l’enseignement secondaire en France et en Italie. En nous appuyant sur les apports des approches plurilingues pour la didactique des langues comme l’intercompréhension, nous avons souhaité adapter à ces deux contextes d’enseignement des parcours d’activités potentialisant la parenté linguistique des langues premières et des langues cibles pour l’enseignement. Cette démarche s’inscrit dans une visée de contextualisation des approches plurielles en contexte scolaire, ici pour l’enseignement de deux langues voisines au sein de sections bilingues.
46En étudiant la vision des enseignantes de français et d’italien ayant pris part à la recherche sur leurs recours à la langue première dans l’enseignement de la langue voisine, nous avons pointé le fait que si la langue première est perçue comme étant susceptible d’apporter un appui véritable, la problématique du risque d’interférence liée au paramètre de la proximité linguistique est toujours présente. Les avis des apprenants en France recueillis lors des questionnaires de post-recherche montrent néanmoins une reconnaissance de l’aide du français en classe d’italien, voire d’autres langues romanes et du latin, en citant la parenté des deux langues comme principale raison pour expliquer ces réponses. Un extrait d’interaction tiré de la seconde expérimentation de l’étude conduite dans le contexte italien de la recherche a enfin exposé concrètement la façon dont les activités se sont appuyées sur des extraits de romans pour engager une réflexion sur la thématique des usages oraux de la langue voisine.
47Il nous semblerait donc que la voie la plus prometteuse serait d’utiliser les apports positifs de la proximité linguistique comme tremplin pour développer une démarche contrastive de type réflexif entre les langues, mettant en valeur leurs ressemblances pour mieux se concentrer sur leurs différences. Cette perspective de contrastivité « revisitée » dans la visée de Louise Dabène, puisant dans la recherche en intercompréhension qui n’a eu de cesse de démontrer le potentiel de la proximité linguistique, trouverait sa place en didactique des langues voisines en venant montrer qu’au-delà de l’effet redouté des interférences, la mise en valeur des contrastes entre les langues présente un véritable intérêt didactique. La didactique des langues voisines doit donc se saisir des possibilités de mise en lien entre les langues premières et les langues cibles pour l’enseignement, en se servant de leurs points communs pour mieux étudier leurs caractéristiques spécifiques, « la diversité de chacun n’étant autre que la déclinaison singulière de traits communs » (Escudé et Janin, 2010 : 19). Dans cette perspective, l’analyse croisée des situations scolaires dans lesquelles se tiennent les tentatives d’insertion de l’intercompréhension semble primordiale, en particulier concernant le corps enseignant et leur relation au paramètre de la proximité linguistique des langues au sein de leurs pratiques pédagogiques.