1Le processus de décolonisation amorcé depuis 1988 avec l’État français a conduit au transfert à la Nouvelle-Calédonie d’un certain nombre de compétences, dont celles de l’enseignement du premier degré (1998) et du second degré (2012). Désormais maitre d’ouvrage pour la construction d’un destin commun, le gouvernement calédonien rappelle en préambule du socle commun de connaissances, de compétences et de valeurs (2021) que le pays s’est engagé à « bâtir une École qui soit un lieu d’échanges et d’apprentissages pour favoriser la compréhension mutuelle, la tolérance, le respect et le vivre ensemble » (Délibération Congrès de la Nouvelle-Calédonie, 2016 : 6). Dans cette perspective, la richesse des identités plurielles, les valeurs kanak, océaniennes, occidentales, doivent être prises en compte et promues. C’est en grande partie aux enseignants que revient cette mission, comme le précisait la direction générale de l’enseignement :
La connaissance des cultures dont sont porteurs nos élèves, gage de reconnaissance mutuelle et de respect, est un axe fort du projet éducatif de la Nouvelle-Calédonie. À l’instar de ce qui a été initié pour les éléments fondamentaux de la culture kanak, des ressources et des formations visant à appréhender les autres cultures en présence viendront enrichir les gestes professionnels des enseignants dans ce domaine (Verlaguet, 2017 : 12).
- 1 Master Métiers de l’Enseignement, de l’Éducation et de la Formation.
2Ainsi, depuis 2014, l’ESPE (aujourd’hui INSPE) dispense une formation sur l’enseignement de la littérature de jeunesse océanienne auprès des étudiants stagiaires de master MEEF1 Lettres modernes, pour le second degré, et depuis 2020 pour le master MEEF premier degré. Cet enseignement complémentaire a pour objectifs de développer chez les enseignants stagiaires une meilleure connaissance du fonds océanien et de construire des ressources didactiques qui leur permettent de répondre à la commande institutionnelle.
3La formation délivrée au cours de ces premières années insistait sur les intérêts génériques, thématiques, stylistiques de cette littérature océanienne et proposait des ressources didactiques et des mises en réseau possibles avec des ouvrages de littérature occidentale. L’ambition était alors plutôt formaliste, se référant encore largement aux écoles de pensée théoriques traditionnelles : une lecture méthodique et analytique qui débouche sur un type d’interprétation et d’analyses littéraires définies (La Fortelle, 2016). Mais au-delà de ses qualités littéraires désormais reconnues (Ahr et Butlen, 2015 ; Poslaniec, 2008), la littérature de jeunesse est en outre traversée de thèmes philosophiques ; la rencontre avec le texte offre au lecteur, dès le plus jeune âge, une expérience de pensée qui lui permet de mieux se connaitre et de mieux connaitre le monde (Chirouter, 2010 ; 2015).
4Le corpus océanien propose lui aussi une matière à réflexion sur des questions universelles et peut se montrer tout à fait pertinent pour impulser des discussions à visée philosophique dans les écoles calédoniennes. Le bien-fondé de la pratique de la philosophie avec les enfants s’appuie désormais sur plus de cinquante ans de recherche scientifique (Blond-Rzewuski, 2018 ; Tozzi, 2001). En 2016, l’UNESCO et l’Université de Nantes ont inauguré la première Chaire dédiée à la philosophie avec les enfants, reconnaissant ainsi le rôle essentiel que cette pratique peut jouer dans des États démocratiques. Elle permet d’éduquer les futurs citoyens à l’esprit critique, aux valeurs humanistes et répond, notamment en Nouvelle-Calédonie, à la nécessité d’engager chacun dans un dialogue apaisé et respectueux de toutes les cultures. À la croisée de ces préoccupations institutionnelles, programmatiques et citoyennes, l’INSPE de Nouvelle-Calédonie a inscrit dans la formation des enseignants stagiaires de deuxième année du master MEEF premier degré, une formation autour de la médiation de la littérature de jeunesse, en particulier océanienne, dans des pratiques philosophiques avec les élèves du premier degré. L’originalité de cette formation est d’être conçue dans une perspective collaborative, définie comme une démarche « avec » les enseignants stagiaires plutôt que « sur », en référence aux travaux de Lieberman (1986). En partant de leurs représentations, croyances, connaissances, tant au sujet de la littérature de jeunesse, plus spécifiquement océanienne, que des compétences interculturelles, l’objectif est de les accompagner dans leur développement professionnel, ainsi que défini par Macaire par le terme de « recherche-formation » (2020).
5Cet article retrace donc le déroulement de ces temps de formation et aborde un questionnement éthique sur la recherche en éducation, qui interroge comment la formation d’enseignants stagiaires à cet apprentissage philosophique à l’école élémentaire à partir d’une littérature de jeunesse océanienne peut les aider à s’engager dans une approche interculturelle du métier. Après une présentation du contexte institutionnel et du cadre conceptuel, nous exposerons les modalités d’actions choisies pour outiller les enseignants stagiaires dans la conduite d’ateliers philosophiques, leur connaissance du corpus littéraire océanien et son exploitation. Les résultats recueillis seront l’occasion de mieux saisir les représentations et savoirs en situation des enseignants stagiaires sur la culture calédonienne et océanienne. Et cela via la littérature et les réflexions philosophiques, qui permettront d’ouvrir des perspectives sur les questions ancrées dans la diversité et l’altérité et plus largement l’enseignement inclusif.
6L’objectif de cet article est de présenter le cheminement d’enseignants stagiaires du premier degré en Nouvelle-Calédonie à propos de l’accompagnement dans une formation sur la pratique philosophique avec les élèves, à partir d’une littérature de jeunesse océanienne. Ce type d’approche est au bénéfice des élèves, dans une réflexion plus large quant au développement des compétences interculturelles des enfants pour le monde de demain, ici en contexte néo-calédonien.
7Afin de bien saisir les enjeux d’une telle pratique philosophique chez les enseignants stagiaires en Nouvelle-Calédonie, nous allons préciser les différents contextes.
8La position de la Nouvelle-Calédonie dans la République française est inédite. Après trois référendums d’autodétermination qui ont abouti au refus de l’indépendance, le pays reste inscrit sur la liste des territoires à décoloniser des Nations-Unies. Le rejet du dernier scrutin de décembre 2021 par les indépendantistes, qui l’ont boycotté en raison de la situation sanitaire, maintient un contexte conflictuel anxiogène, au moment même où les voies du dialogue entre communautés sont plus que jamais nécessaires pour définir un nouveau statut institutionnel (David et Tirard, 2022).
9Pourtant, si le chemin parcouru n’est pas un long fleuve tranquille, le processus d’émancipation est original (Faberon, 2002) : les accords de Matignon et de Nouméa, dont l’objectif principal était de s’appuyer sur ce qui unit et écarter ce qui divise, ont en effet doté la Nouvelle-Calédonie d’un pouvoir législatif et exécutif très largement décentralisé. Désormais compétente pour l’enseignement du premier et du second degré, elle affiche en 2016 quatre ambitions éducatives :
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développer l’identité calédonienne ;
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considérer la diversité des publics pour la réussite de tous ;
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ancrer l’école dans son environnement ;
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et ouvrir l’école sur la région Océanie et sur le monde (Délibération Congrès de la Nouvelle-Calédonie, 2016 : 6-9).
10Le Projet Éducatif de la Nouvelle-Calédonie (PENC) entend ainsi relever le défi du rééquilibrage de la société calédonienne en posant les bases d’un « vivre ensemble », pour construire une « communauté de destin choisie » et non plus imposée par le fait colonial (Minvielle, 2017). Cette école doit « s’appuyer sur des valeurs kanak, océaniennes, occidentales, et promouvoir les individus en tant que membres de groupes issus d’identités plurielles représentant les différentes communautés vivant en Nouvelle-Calédonie » (Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, 2021 : 2).
11Le dessein d’une identité calédonienne qui entend rassembler au-delà des clivages, suppose donc de trouver une savante alchimie pour résoudre la dichotomie entre promotion d’identités distinctes et leur adhésion à un tout commun, car la question de l’identité en Nouvelle-Calédonie est toujours brûlante et complexe : l’exacerbation des replis identitaires s’est accompagnée d’une indispensable prise en considération de l’autre (Graille, 2018).
- 2 Le Projet éducatif de la Nouvelle-Calédonie accorde une place importante à l’enseignement des langu (...)
- 3 On oppose dans le langage courant en Nouvelle-Calédonie la Brousse, face à l’agglomération urbaine (...)
12Devant un public culturellement hétérogène, la question de l’acte éducatif et pédagogique est devenue centrale. D’importants travaux ont défini les principes et les modalités d’une didactique de l’interculturel (Abdallah-Pretceille, 1999, 2003 ; Bretegnier, Delorme et Nicolas, 2021 ; Dasen et Perregaud, 2002 ; Gay et Laffranchini Ngoenha, 2018 ; Lafortune et Gaudet, 2000 ; Ogay et Edelmann, 2016) qui renvoie à la question de l’homme que la société veut former. L’interculturalité pose la diversité comme une norme féconde et non plus comme un handicap. Elle s’accompagne d’une reconnaissance de la langue et de la culture d’origine de l’autre dans une « perspective sujet » et non plus dans une « perspective objet », autrement dit, la culture n’est plus définie comme un savoir à enseigner, mais comme le vécu et l’agir d’un individu qu’il convient de comprendre (Denimal, 2021 ; Puren, 1998). Face à l’impératif d’une reconnaissance de la diversité et surtout d’une connaissance des fondamentaux de la culture kanak2, on attend donc des enseignants qu’ils démontrent des compétences interculturelles dans leurs interactions avec les apprenants et leurs familles, et qu’ils préparent leurs élèves à vivre dans une société multiculturelle. Si l’on reprend la définition de Delorme et Nicolas (2021), cette compétence s’entend comme « la compréhension appropriée du fonctionnement de l’interaction interculturelle et la capacité à anticiper et à réguler l’impact de l’altérité sur les échanges » (p. 54). L’interculturel est une attitude communicative qui permet aux acteurs de passer d’un interculturel de circonstance (connaissance d’autres cultures) à un « interculturel accompli » où l’acteur s’engage avec l’autre, s’implique affectivement pour le comprendre (Verbunt, 2011). Cela ne va pas sans mal comme le soulignent Ogay et Edelmann (2011 ; 2016), car penser l’interculturalité dans la formation des professionnels, c’est s’interroger sur la réponse adéquate devant la différence culturelle. À la diversité des profils des professeurs stagiaires natifs ou non natifs de Nouvelle-Calédonie, Océaniens ou pas, citadins ou broussards3, s’ajoutent les risques de véhiculer des stéréotypes, d’enfermer l’Autre dans des caractéristiques culturelles, ou de valoriser à outrance et d’essentialiser sa différence (Holliday, 2018 ; Lavanchy, Dervin et Gajardo, 2011 ; Ogay, 2002). Or la différence culturelle est relative, et n’a de sens que située dans une relation, un rapport social. À ce titre, l’interculturalité à l’école est à penser dans une authentique approche interculturelle de l’éducation (Dasen et Perregaux, 2002) ; il s’agit pour l’enseignant de développer une pédagogie ouverte à toute forme de diversité (Gay et Laffranchini Ngoenha, 2018).
13Les travaux conduits par Ogay et Edelmann, prenant appui sur le triangle pédagogique de Houssaye (2000, cité par Ogay et Edelmann, 2011) qui définit la relation entre professeur, élève et savoir, distinguent trois aspects de la dimension interculturelle de l’éducation. Le premier est celui de la relation pédagogique entre l’apprenant et l’enseignant qui peuvent se référer à des contextes culturels différents. Selon la proximité culturelle entre l’élève et le professeur (et la culture scolaire qu’il reflète), la relation demandera un plus ou moins grand effort d’adaptation mutuelle. Le deuxième aspect concerne la relation entre l’apprenant et le savoir. Les stratégies d’apprentissage sont « culturellement situées » : certaines seraient encouragées, tandis que d’autres, portées par le milieu familial, pourraient plutôt être découragées. De même, les savoirs procèdent de choix et même s’ils peuvent être communs, lorsque les uns sont considérés comme étant plus dignes que d’autres, ils peuvent accentuer une distanciation (Lara, 2018). Aussi le troisième aspect, la relation entre l’enseignant et le savoir, est-il de grande importance, car il astreint à une réflexion sur l’ancrage culturel des enseignements.
14Si les instances politiques calédoniennes en ont pris la mesure en rendant obligatoires l’offre d’enseignement de langues maternelles kanak et l’enseignement des éléments fondamentaux de la culture kanak (EFCK), il semble nécessaire d’aller plus loin dans l’aménagement des programmes pour valoriser les cultures (Lara, 2018) dans la perspective des « Culturally Relevant Pedagogy » (Ladson-Billings, 1995), qui reposent sur les critères suivants : aider les élèves dans leur réussite et lutter notamment contre l’échec scolaire des populations minorisées ; développer ou maintenir les connaissances et compétences culturelles des élèves ; prendre en compte la parole des élèves et les accompagner vers une conscientisation citoyenne. Dès lors, l’ouverture à l’altérité à travers la réflexion sur les attitudes et/ou représentations apparaît comme une composante transversale indispensable dans la formation des professeurs à l’éducation multiculturelle et interculturelle (Camilleri, 1988 ; Gay et Laffranchini Ngoenha, 2018 ; Ogay et Edelmann, 2011 ; Lorceri, 2002). L’exercice du débat philosophique avec de jeunes élèves permettrait ainsi de penser et vivre l’altérité et de développer une disposition constructive pour une cohabitation pacifique : une « mentalité interculturelle » (Verbunt, 2011 : 11) qui dépasserait les frontières de l’école (Lemoine-Bresson et Trémion, 2022).
15La pratique de la philosophie avec les enfants répond à cette nécessité et s’accorde à plusieurs titres avec la réforme des programmes de l’enseignement primaire, adoptée le 13 janvier 2021 (DENC, 2021). En français par exemple, dans la composante « langage oral », les élèves apprennent à présenter de manière claire et ordonnée des explications, des informations ou un point de vue, pour débattre efficacement et de manière réfléchie avec leurs pairs, pour affiner leurs pensées en recherchant des idées ou des formulations qui nourriront un écrit ou une intervention orale. La maitrise du langage oral fait donc l’objet d’un apprentissage explicite et le débat réflexif permet de mettre en place la capacité attendue en fin de cycle en lien avec cette compétence : « Échanger et réfléchir avec les autres » en cycle 1 (p. 36), « Participer de façon constructive aux échanges avec d’autres élèves dans un groupe pour confronter des réactions ou des points de vue » en cycles 2 et 3 (p. 53 et 104).
16Cet apprentissage participe, à l’évidence, à l’éducation à la citoyenneté et rejoint les trois finalités de l’enseignement moral et civique (EMC) : « Se respecter soi-même et autrui », « Acquérir et partager les valeurs de la République ainsi que les valeurs universelles rassemblant les communautés de la Nouvelle-Calédonie », « Construire une culture civique autour des valeurs, des savoirs et des pratiques » (p. 128-129). Il s’intègre aux pratiques innovantes que l’enseignant peut mettre en œuvre pour atteindre ces objectifs :
L’enseignement moral et civique se prête particulièrement aux travaux qui placent les élèves en situation de coopération et de mutualisation, et favorisant les échanges d’arguments et la confrontation des idées. L’enseignant exerce sa responsabilité pédagogique dans les choix de mise en œuvre en les adaptant à ses objectifs et à ses élèves (p. 130).
17Ainsi, en ritualisant les ateliers de philosophie, l’enseignant permet d’organiser « l’échange des pensées par l’interrelation qui est mise en place » (Tarrault, 2021 : 29), contribue à instaurer un climat de classe apaisé et initie les élèves au dialogue, si nécessaire en Nouvelle-Calédonie. Car « Penser par soi-même » (Tozzi, 2020) est la finalité même du philosopher, prendre du recul par rapport aux idées reçues, s’interroger, et tout questionnement invite à comprendre. C’est un exercice intellectuel qui offre l’occasion de sortir d’une certitude subjective en se confrontant à la pluralité des points de vue, à la complexité du réel, mais c’est aussi une façon de vivre ensemble (Tozzi, 2020).
18Pratiquer la philosophie à l’école engage en effet l’élève dans un apprentissage de l’altérité : en « apprenant à mettre à distance préjugés et stéréotypes, il est capable d’apprécier les personnes qui sont différentes de lui et de vivre avec elles. Il est capable aussi de faire preuve d’empathie et de bienveillance » (Socle commun, 2021 : 7). Cette ouverture à la philosophie initie les élèves à l’élaboration collective et coopérative des convictions, à un moment de la vie où il importe de donner un cadre et de trouver des applications quotidiennes à la devise du pays « terre de parole, terre de partage ». En tant qu’instrument d’émancipation individuelle et collective, l’École joue un rôle fondamental dans le développement du « vivre ensemble », en devenant le creuset du destin commun (PENC, 2016 : 2) et à ce titre, le gouvernement reconnait que la Nouvelle-Calédonie « doit améliorer les prestations de service public qu’elle offre en matière d’enseignement, en veillant, à travers un projet éducatif ambitieux et innovant, à une meilleure adéquation de ses pratiques aux enjeux et réalités du pays » (PENC, 2016 : 2). La pratique de la philosophie avec les enfants peut répondre à cette préoccupation.
- 4 Lipman s’est inspiré des méthodes actives de Dewey (pédagogie par l’expérience, 1897) et des stades (...)
19Cette innovation pédagogique prend sa source dans les années 1970 avec le philosophe américain Matthew Lipman et la pédagogue Ann-Margaret Sharp4 qui fondent la Philosophie Pour Enfants. Le monde est devenu complexe et le système éducatif met en évidence la nécessité d’une formation de la pensée chez l’enfant. Parallèlement, en France, la faculté de penser trouve une place centrale dans le nouveau paradigme de l’éducation complexe proposée par Edgard Morin, ardent défenseur des PPE (Hawken, 2020). Pour celui qui a été amené à participer à la réforme des contenus de l’enseignement engagée par le ministère de l’Éducation nationale en 1998, il est nécessaire de fournir à chacun « une méthode de connaissance qui traduise la complexité du réel, reconnaisse l’existence des êtres, approche le mystère des choses » (2008 : 14). La philosophie est une découverte de cette complexité et Enseigner à vivre (2020) permet de comprendre l’autre pour apprendre à vivre avec lui et apprendre à vivre avec soi-même. Les pratiques philosophiques avec les enfants connaissent depuis les années 2000 un essor considérable, même « explosif » (Galichet, 2019).
20En effet, les expérimentations et les recherches autour des pratiques philosophiques dès l’école primaire se développent partout dans le monde depuis plus de cinquante ans (Blond-Rzewuski, 2018). Elles s’inscrivent dans une préoccupation politique de démocratiser l’apprentissage de la pensée critique, de réhabiliter les valeurs et la culture humaniste. Bouleversant radicalement les représentations traditionnelles de l’enseignement de la philosophie, ces pratiques s’organisent autour de dispositifs très divers et répondent à des enjeux pluriels, mais complémentaires :
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un enjeu éthique de reconnaissance de l’élève comme sujet digne d’écoute, de respect, de parole et de pensée ;
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un enjeu d’ordre politique et d’émancipation, car ces pratiques (principalement fondées sur les principes de la discussion démocratique, coopérative et de l’intelligence collective) sont l’occasion de s’exercer à la délibération collective, à l’écoute critique des désaccords et à la pensée complexe ;
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et un enjeu pédagogique de résonance, puisqu’il s’agit de démocratiser l’accès à une discipline scolaire réputée hermétique et élitiste, mais aussi parce que la pratique de la philosophie avec les enfants peut servir de modèle au mode de fonctionnement quotidien de la classe (Chirouter, 2022).
21Pour Chirouter (2010 ; 2015 ; 2022), on ne peut pas apprendre à philosopher sans texte, sans médiations culturelles, qui permettent de mettre la question philosophique dans une bonne distance affective : entre l’expérience personnelle qui est trop chargée d’affect pour réfléchir sereinement et le concept qui est trop abstrait pour permettre l’engagement dans la pensée. La médiation des œuvres littéraires donne accès à un « vaste laboratoire d’expériences de pensée » (Ricœur, 1990 : 176) ; le texte constitue ainsi une « métaphore vive » du monde qui permet de comprendre le réel et la condition humaine (Ricoeur, 1975; 1991).
22La médiation d’une situation fictionnelle favorise la rigueur philosophique, car l’enfant s’investit en s’identifiant aux personnages, problématise en prenant en compte le contre-exemple, argumente, conceptualise (Chirouter, 2010 ; Lipman, 1996) et grandit en surmontant avec les héros et leur quête initiatique, les épreuves de la vie. La structure du récit contribue également à l’organisation de la pensée des enfants (Sasseville, 2000).
23La littérature de jeunesse, longtemps considérée au regard des critères formels et esthétiques définis par Jakobson (1963) comme une sous-littérature destinée à divertir les enfants, possède aussi, comme la littérature classique, des enjeux culturels et des valeurs morales qui touchent aux frontières de l’intemporel et de l’universel (Poslaniec, 2008). La dimension affective des ouvrages, essentielle pour une sensibilisation à l’interculturel, permet au jeune élève de prendre conscience de ses propres sentiments par rapport à l’altérité. Par le biais des personnages avec lesquels le lecteur crée une intimité, il développe une empathie qui favorise la remise en question de ses représentations (Letellier, 2007).
24Mais la littérature de jeunesse océanienne présente-t-elle un corpus à la hauteur des enjeux cognitifs, langagiers, démocratiques et philosophiques ? Plusieurs éléments ont rendu cette inquiétude rapidement plutôt infondée. On trouve en effet aujourd’hui dans le monde éditorial calédonien, un début de prise en compte explicite des interrogations métaphysiques des enfants avec la collection Fables du caillou par exemple ou encore avec l’émergence d’auteurs tels Marquerolles, Mokadem, Moysan, qui offrent par le biais de leurs récits, de façon implicite et non moralisatrice, la possibilité pour leurs jeunes lecteurs, d’une rencontre initiatique avec soi-même et avec les autres (Chirouter, 2015). De plus, d’autres ouvrages, contes ou romans donnent aussi à réfléchir et peuvent servir de supports pour aider l’animateur à étayer la discussion en donnant une « philosophicité » au débat. Comme l’a fait remarquer Paul Gricelli (1980), les récits ancestraux, produits de la culture orale, présentent des archétypes qui confinent à l’universel et la fonction référentielle des textes (décrire, expliquer ou informer) permet aux élèves d’accéder à un monde extérieur aux interprétations multiples. Certains livres, non moralisateurs, offrent également des sujets qui engagent à la réflexion. Ils interrogent, questionnent, montrent de nouveaux horizons, nous aident à penser sans nous dire ce que nous devons penser (Rateau, 2015). Aujourd’hui, les qualités littéraires d’un ouvrage se mesurent aussi et surtout par ses capacités à produire des émotions (Poslaniec, 2008). Une littérature avec des « imaginaires métissés » (Sorin, 2006) qui, par leur proximité référentielle, font davantage écho aux questions que peuvent se poser les enfants du pays dans un contexte multiculturel, offre très tôt l’occasion aux élèves d’exercer leur esprit critique, leur autonomie de jugement, dans un dialogue apaisé et à la rencontre avec l’Autre. L’utilisation d’œuvres endogènes pour penser le monde permet à la fois la « valorisation et la réappropriation d’un patrimoine littéraire autochtone » (Deprez, 2022 : 120) et le développement d’une pensée rationnelle dans un contexte souvent influencé par les croyances et la superstition (Kola, 2016).
25Dès lors, la pratique de la philosophie avec les enfants à partir d’une littérature de jeunesse océanienne permettrait de favoriser les interactions entre les différentes cultures et de donner aux élèves du territoire, du sens à leur environnement. Notons que la Nouvelle-Calédonie a fait le choix d’un Socle Commun de Connaissances, de Compétences et de « Valeurs », et non de « Culture », pour mettre en avant ce qui, au-delà des divergences, représente un idéal commun. Entre identité et altérité, l’interculturalité ainsi pensée ne serait, ni la somme des deux ni la moitié de chacun, mais le produit communicationnel de leur rencontre (Casmir, 1999, dans Berthoud-Aghili, 2002). Cela implique une décentration, une ouverture à d’autres manières de penser et dans ce contexte, l’empathie est une variable cruciale (Bègue, 2013 ; Budex, 2020). Si c’est un défi pour certains élèves, cela l’est tout autant pour de jeunes enseignants qui découvrent par l’approche philosophique des récits, en quoi les grandes questions anthropologiques universelles permettent de renforcer l’estime de soi et par là même l’acquisition de savoirs.
26À la croisée de ces enjeux de taille, la formation enseignante est une première entrée. En ce sens, nous nous sommes penchées sur la mise en place d’une action de formation sur la philosophie avec les enfants, prenant comme support la littérature océanienne. En d’autres termes, notre questionnement a donc été de savoir comment accompagner des enseignants stagiaires dans une recherche collaborative à visée formative autour d’ateliers philosophiques menés à partir d’une littérature de jeunesse à dominante océanienne, pour permettre à leurs élèves d’apprendre à débattre. Nos objectifs étaient donc de leur fournir des outils pour construire des situations qui développent la capacité des élèves à dialoguer et interagir avec les autres et les engager dans une réflexion sur les interactions interculturelles en jeu dans la classe.
- 5 La Nouvelle-Calédonie n’a pas adopté la réforme de la formation initiale des professeurs mise en pl (...)
27Dix-sept enseignants stagiaires ont participé à cet accompagnement d’une durée de quatre mois (de février à mai, la Nouvelle-Calédonie suivant un calendrier scolaire austral, de février à décembre). Ils effectuent en alternance un stage filé de deux jours par semaine, les lundis et mardis5 ; deux étaient en cycle 1, huit en cycle 2 et six en cycle 3.
28Les enseignants stagiaires se sont ensuite constitués en binômes ou trinômes affinitaires pour faciliter le travail et les échanges entre eux. Chaque groupe a bénéficié a minima de cinq séances de deux heures au cours desquelles ont alterné savoirs théoriques et méthodologiques, phases de recherche, restitutions et analyse de pratique :
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Séance 1 (février) : après la présentation d’un exemple international d’atelier philosophique à partir d’un mythe de Platon, L’Anneau de Gygès d’après l’œuvre de Platon (Vallée, 2010), les règles de fonctionnement d’un débat réglé, les principaux courants de pratiques philosophiques avec les enfants ont été présentés avec une attention portée aux méthodes de Lipman (1976 ; 1996), Tozzi (2001 ; 2020) et Chirouter (2015 ; 2022), qui engagent les discussions à partir d’ouvrages de littérature de jeunesse et développent chez les élèves des habiletés à discuter ensemble, s’interroger et débattre dans un cadre démocratique garanti par des règles de prise de parole. Les binômes ont ensuite été invités à sélectionner un corpus de cinq œuvres, avec une attention particulière portée aux œuvres du patrimoine culturel océanien, permettant d’aborder avec les élèves des thèmes qui rendent compte de la complexité du monde, tels les différences et les ressemblances, l’amitié ou l’amour, la richesse et la pauvreté, la justice et la vengeance, le mensonge et la vérité, la force… La sélection a pris en compte trois critères : identifier des ouvrages correspondant à l’âge cible, distinguer les livres à fonction herméneutique de ceux à fonction uniquement divertissante pour que le récit ne serve pas seulement à échapper au réel, mais à mieux le comprendre, et enfin relever les thèmes philosophiques possibles. Chaque groupe a ensuite choisi, parmi sa sélection, un ouvrage pour en envisager l’exploitation en classe dans un atelier philosophique. Pour finir, le corpus a été présenté devant le groupe avec une justification des choix retenus.
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- 6 Ressources pédagogiques de la chaire UNESCO, Philéas et Autobule, Philogalichet, Philocité.
Séance 2 (mars) : chaque binôme ou trinôme a été invité à présenter devant le groupe, à l’aide d’un support numérique, les ouvrages et thèmes philosophiques sélectionnés ainsi qu’une analyse de pratique d’un atelier philosophique mené en classe. Ces présentations et les échanges qui les ont suivies ont permis d’enrichir les connaissances sur le débat interprétatif et le débat philosophique, et d’engager une réflexion autour de la posture enseignante et des modalités d’organisation d’un atelier philosophique. Un complément de ressources pédagogiques6 a été donné pour faciliter l’autonomisation sur les expérimentations suivantes.
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- 7 Une discussion n’est pas d’emblée philosophique. Il faut une intention spécifique de l’animateur po (...)
Séance 3 (avril) : après l’analyse d’une Discussion à Visée Philosophique (DVP)7 animée et filmée par une enseignante stagiaire et sa retranscription, à partir du conte de Nouvelle-Calédonie Les cinq frères (Germain, 1999), a été élaboré en commun un questionnement progressif par discussions et échanges, qui a suivi les axes de l’EMC (culture de la sensibilité, culture du jugement, culture de la règle et du droit, culture de l’engagement, cf. Annexe 1). Ce questionnement permet à l’élève de donner son opinion sur les agissements des personnages et de s’interroger sur les valeurs en jeu. Il a fourni aux jeunes praticiens un protocole reproductible et les a engagés dans une réflexion sur leurs représentations sociales et culturelles.
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Séances 4 et 5 (mai) : la restitution des pratiques a également constitué un pan important de l’apprentissage. Les notes prises aux niveaux didactique et pédagogique lors des échanges qui ont suivi chaque présentation ont permis une régulation par la formatrice. Les enseignants stagiaires ont été invités à compléter un tableau personnel présenté sous forme de diaporama qui tient compte des ouvrages et démarches expérimentés, avec les points positifs et négatifs relevés au sein du binôme, et des choix commentés par les autres groupes.
29La structuration proposée avait donc pour visée d’initier les jeunes enseignants à une pratique innovante et de favoriser le transfert des acquis en situation.
30À travers l’accompagnement d’enseignants stagiaires dans l’appropriation de pratiques philosophiques, nous proposons de dresser un tableau de leurs connaissances, de leurs représentations et de leur positionnement vis-à-vis d’un patrimoine littéraire océanien propice au développement d’une pensée interculturelle.
31Pour cela, nous avons procédé en trois grandes étapes de collecte d’informations. Avant le début de la formation, nous avons recueilli leurs représentations et leur sentiment de compétence par l’intermédiaire d’un questionnaire avec des échelles d’attitude et des questions ouvertes ou à choix multiples permettant de cibler les points suivants :
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les connaissances d’ouvrages de littérature de jeunesse océanienne dans leur bagage culturel ;
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les connaissances des attentes institutionnelles pour conduire les élèves à dialoguer et interagir entre eux (débat réflexif) ;
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leur sentiment de compétence sur la conception et le pilotage de situations pour développer en classe des habiletés à dialoguer ;
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la pertinence de la pratique de la philosophie avec des élèves de maternelle ou du primaire.
32Ensuite, lors des temps de formation, un carnet de notes a permis de collecter des éléments d’observation concernant l’appropriation des outils, l’amélioration des difficultés cognitives ou méthodologiques et les échanges au sein des binômes ou entre les groupes. Les retours d’expérience et les analyses de pratiques consignés en notes ont fait l’objet d’une analyse de contenu thématique (Bardin, 2013 ; Mucchielli, 1996).
- 8 Le questionnaire portait sur les deux principaux axes de travail : 1) Sur une échelle de 1 à 5, que (...)
33Enfin, pour permettre aux enseignants stagiaires de disposer d’une expérience de terrain plus conséquente, un questionnaire8 a été proposé au mois de septembre, dans la perspective d’évaluer le sentiment de compétence dans l’exploitation de la littérature océanienne et la menée d’un débat philosophique.
34Nous avons opté pour une approche dite de triangulation méthodologique (Denzin, 1978 ; Ferrière, Bacro, Florin et Guimard, 2016), en mobilisant plusieurs manières de recueillir des informations. En effet, s’agissant d’une action de formation, les intentions de recherche ont été guidées par le travail collaboratif et l’accompagnement à la maitrise d’une nouvelle pratique, via la DPV. Les questionnements transversaux que nous souhaitons mettre en lumière ici, relèvent du degré de représentations, de connaissance et de compétence exprimées dans une perspective temporelle, quant à leur positionnement en tant que futurs enseignants, vis-à-vis d’une culture, qu’elle soit la leur ou non, peu ou pas maitrisée, reflet d’une situation éducative commune en Nouvelle-Calédonie. L’approche par triangulation, focalisée sur les questions relatives à la littérature de jeunesse océanienne, permet de faire valoir la convergence des résultats, de donner une image plus complète du phénomène étudié (Denzin, 2012 ; Creswell et Piano Clark, 2011, dans Bujold et al., 2018).
35Les données présentées porteront donc sur les connaissances relatives à la littérature de jeunesse océanienne, l’interculturalité, la menée d’un débat réflexif et les exigences de pensées liées à l’exercice philosophique (conceptualiser, problématiser, argumenter).
36Les renseignements recueillis en amont du temps de formation sont riches d’informations quant au degré de connaissance des 17 étudiants stagiaires. En premier lieu, il importe de noter que l’intérêt de faire lire des livres de littérature de jeunesse est bien identifié. Dans le cadre d’une première question à réponses multiples, faire lire des œuvres de littérature de jeunesse permet d’abord de se faire plaisir pour 15 des 17 enseignants stagiaires, de découvrir d’autres façons de vivre dans d’autres régions ou à d’autres époques ou encore de comprendre le monde pour 14 d’entre eux. Avoir son propre avis est mentionné 8 fois, tandis que le lien avec la réussite scolaire n’est indiqué que par deux enseignants stagiaires.
37Ensuite, le questionnaire d’enquête initial invitait à citer de mémoire dans deux colonnes, des livres de littérature de jeunesse occidentale et océanienne rencontrés dans le parcours scolaire ou personnel (cf. Annexe 2). Cette partition binaire avait pour objectif d’amener à penser aux œuvres locales et d’identifier le ratio entre ces deux littératures. Par le principe d’évocation spontanée se dégagent les représentations communes et consensuelles partagées. On constate qu’en moyenne 3,2 ouvrages par enseignant stagiaire ont été présentés pour le corpus occidental, tandis que seulement 0,8 titre a été proposé pour le corpus océanien et encore, avec beaucoup d’approximation dans les intitulés. Dans le détail, on observe que ce qui est entendu comme une « littérature de jeunesse » occidentale et océanienne comprend majoritairement des contes et fables (23 occurrences), des albums (18 occurrences, dont 8 qui sont des séries), des romans (14 occurrences également, et 6 séries), ainsi que des BD (9 séries) et de la poésie (une seule occurrence). On peut noter une assez faible diversité, puisque Le Petit Prince est mentionné cinq fois, Harry Potter et les Contes de Perrault quatre fois, l’album série Arc-en-Ciel et les Fables de la Fontaine trois fois. Par ailleurs, nombre de personnages cités (Tom-Tom et Nana, Tintin et Milou, Blanche-Neige, Cendrillon, Alice, T’choupi, Harry Potter) ont été très largement popularisés par les dessins animés et/ou le cinéma. Le premier constat que l’on peut poser est donc que la littérature de jeunesse en général, et océanienne en particulier, était très peu connue des enseignants stagiaires, plutôt homogène et assez datée, exception faite des quelques titres rapportés en littérature océanienne, probablement le reflet de publications sur le sujet assez récentes.
38Une échelle de mesure ordinale a par ailleurs révélé que 79 % des enseignants stagiaires se plaçaient à un niveau maximal de 2 sur 5 quant à l’évaluation de leur sentiment de compétence dans un contexte de conception de situations d’enseignement-apprentissage à partir d’ouvrages de littérature de jeunesse océanienne ; un positionnement problématique puisque dès la maternelle la littérature est « l’entrée privilégiée des apprentissages pour aborder les éléments fondamentaux de la culture kanak et ouverture aux autres cultures des communautés présentes en Nouvelle-Calédonie » (DENC, 2021 : 32).
- 9 Nous proposerons, pour la suite des analyses de contenu des réponses aux questions ouvertes, les ve (...)
39Une analyse de contenu thématique des réponses à questions ouvertes concernant les obstacles qu’ils pouvaient identifier vis-à-vis de l’exploitation du corpus océanien nous permet de mieux cerner les difficultés concentrées autour de trois grands thèmes9. Le premier, le plus souvent évoqué, révèle une connaissance insuffisante des cultures océaniennes, ainsi que le résume bien cette enseignante stagiaire :
« Le fait de ne pas connaitre le sens des symboles et des représentations. La “peur” de ne pas être légitime à aborder un sujet que l’on ne maitrise pas. » (E9)
40Pour d’autres, c’est le fait de :
« Ne pas avoir assez d’informations concernant la culture étudiée. » (E1)
« Méconnaissance de certaines cultures. » (E4)
« Une méconnaissance de la richesse qu’elle contient pour les Océaniens premièrement, mais aussi pour les autres cultures du monde. » (E12)
41Dans cette perspective de connaissance et de légitimité, deux enseignants stagiaires mentionnent des craintes :
« L’articulation pour lire les passages en langue. » (E3)
« Travailler sur un album en langue peut être un obstacle ou la culture présentée dans l’album n’est pas forcément connue par l’enseignant. » (E11)
42En effet, nombre d’albums de jeunesse océaniens sont bilingues.
43Le second thème par ordre d’importance concerne les pôles pédagogiques et didactiques. Les enseignants stagiaires expriment leur inquiétude quant à leur capacité à mettre en place des situations d’enseignement qui répondent aux programmes :
« Je ne sais pas comment mettre en place des situations d’enseignement à partir de la littérature de jeunesse océanienne. » (E14)
« Qu’extraire de l’album ? Quoi utiliser ? Comment ? » (E13)
44D’autres obstacles sont soulevés, tels que :
« L’adaptation dans un contexte d’enseignement. » (E4)
« Évaluer le niveau de difficulté du livre. » (E6)
« La place dans les programmes pour la construction de projets pédagogiques. » (E15)
« Méthodologie : comment aborder et dérouler la séquence. » (E16).
45Enfin, le troisième thème relève d’une méconnaissance du corpus, soit parce que les ressources sont peu nombreuses, soit parce que les œuvres n’ont pas été suffisamment abordées dans le parcours :
« Pas beaucoup/assez de ressources. » (E3)
« Manque de référence. » (E5)
« Ma connaissance des diverses œuvres océaniennes. » (E7)
« Connaissances personnelles à propos de la littérature océanienne peu développée. » (E16)
- 10 La question était contextualisée par la présentation d’un extrait des programmes de français : « Co (...)
46Paradoxalement, si les appréhensions sont nombreuses, l’intérêt du support est incontesté. À la question : « En quoi la littérature de jeunesse océanienne pourrait-elle constituer un support pertinent pour améliorer la capacité à dialoguer et interagir avec les autres ? »10, les arguments abondent pour reconnaitre les supports contextualisés comme mobilisateurs d’échanges et d’ouverture à l’autre. Là encore, l’analyse de contenu thématique des réponses fournies met en évidence quatre grands axes. Un premier, le plus partagé, est relatif à l’ouverture sur le monde :
« La littérature océanienne permet une ouverture sur le monde au travers d’un univers fictif (qui se situe dans son imaginaire). Ce “monde” devient une base de référence commune aux élèves de la classe et peut ainsi alimenter les échanges. » (E1)
« Les interactions avec les autres dépendent en partie de comment nous percevons ces autres. La littérature jeunesse peut permettre aux élèves de découvrir des penchants culturels propres à la Nouvelle-Calédonie et de casser certains stéréotypes, valorisant le dialogue et l’échange. » (E9)
« Oui, celle-ci permet aux élèves dont la culture est plus océanienne qu’européenne d’échanger sur leurs savoirs et d’en apprendre aux autres. Les élèves qui ne sont pas de culture océanienne vivent tout de même en Océanie, il est important qu’ils développent cette culture. » (E10)
« La littérature de jeunesse océanienne est adaptée à la culture océanienne au sens large. Elle peut permettre aux enfants d’élargir leur connaissance de leur propre culture, mais aussi à celle des autres enfants océaniens en l’occurrence. » (E12)
« Oui, car suivant la morale d’une histoire (s’il y en a une), chaque enfant peut penser différemment. La littérature de jeunesse océanienne peut permettre d’évoquer des éléments présents dans la culture de chacun. » (E14)
47La seconde grande thématique recouvre les remarques et les constats, quant au fait de se reconnaitre, de s’identifier aux personnages et aux histoires. Cela conduit à faciliter le dialogue et l’implication, par exemple :
« Ils se reconnaitront certainement dans les personnages, dans leurs histoires (même culture, traditions, etc.). » (E4)
« Les élèves se reconnaissent dans les personnages, les lieux et les actions » (E6)
« Nous sommes dans un pays “océanien” avec différentes ethnies et contes et légendes océaniennes qu’on rencontre le plus souvent, ce qui permet aux enfants d’ici de s’identifier. » (E7)
« Oui, je pense qu’elle pourrait être efficace, car certains élèves peuvent s’identifier à une culture présente dans un album. Le dialogue avec les autres serait plus simple pour eux. Les élèves seront plus impliqués dans une culture qui “leur parle”. » (E11)
« Il faut prendre en compte la diversité de nos élèves. Nous vivons en Océanie, cette littérature jeunesse va parler aux élèves, car ils vont se reconnaitre dedans. » (E15)
48En somme, ils saisissent la mesure de l’importance de la contextualisation et des spécificités interculturelles de leurs élèves. Une troisième thématique, moins en lien avec les dimensions culturelles et contextuelles, aborde la question de la facilitation, via la littérature :
« La littérature de jeunesse océanienne constitue un support inducteur pertinent pour améliorer la capacité à dialoguer. » (E2)
« Ce climat de confiance est idéal pour le dialogue culturel et l’interaction. » (E6)
« Certains ouvrages peuvent apporter des sujets de société “plus légèrement” [ce] qui permet aux élèves de donner leurs opinions et d’écouter ceux des autres. » (E8)
« Oui puisqu’ils auront des exemples plus concrets, ou pourront utiliser ce qu’ils auront vu pour échanger. » (E16)
49Deux enseignants stagiaires notent enfin l’enrichissement lexical et la maitrise de la langue :
« Elle va permettre d’enrichir le lexique de l’élève, de mieux maitriser la langue. » (E2)
« La littérature de jeunesse océanienne accentue le développement du lexique des élèves. Elle permet aussi d’apprendre à l’élève à structurer ses paroles. Durant un dialogue, ces acquis sont visibles. » (E3)
50Deux dernières questions relevaient explicitement du « débat régulé » et la pratique de la philosophie avec les enfants. Les enseignants stagiaires ont une représentation précise des attentes institutionnelles sur la pratique du « débat régulé » et le rôle de l’enseignant comme régulateur éthique, garant des règles de prise de parole. Cependant, ils se situent tous sur l’échelle de mesure en 5, entre 1 et 3 quant à leur sentiment de compétence à concevoir et piloter des situations d’enseignement-apprentissage qui permettent aux élèves de développer des habiletés à dialoguer. Concernant la pratique de la philosophie avec les enfants, excepté un enseignant stagiaire qui ne s’est pas prononcé, tous ont jugé cela possible, justifiant que dès le plus jeune âge les enfants pensent, et qu’il est nécessaire de leur apprendre à structurer cette pensée et développer l’esprit critique :
« Afin de développer l’esprit critique, l’écoute et la prise en compte de l’autre, l’empathie, le lien social des élèves. » (E2)
« Le fait de le questionner amènera l’enfant à développer sa curiosité et son esprit critique. » (E6)
« Pour donner à l’élève et à l’enfant la possibilité de développer son esprit critique, sa curiosité, son empathie. La philosophie développe également chez l’enfant ses valeurs et principes et permet un mieux vivre ensemble. » (E11)
« La philosophie relève de l’art de penser pour mieux vivre, les enfants pensent déjà. Pratiquer avec eux la philosophie peut justement permettre le développement de la pensée chez les enfants. » (E12)
51Les réponses soulignent l’ouverture sur le monde, la possibilité d’aborder des sujets de questionnements qui sont des préoccupations pour certains ou des terrains de découverte pour d’autres :
« La philosophie peut s’appuyer sur la conception du monde des élèves et nourrir des discussions à visée philosophique. Cela peut aider à la structuration de la pensée et à la construction de l’esprit critique. » (E1)
« Permettre aux élèves de partager avec ses camarades “sa propre représentation du monde”, son ressenti ou son point de vue. » (E7)
« La philosophie consiste à se questionner sur des questions profondes et inhérentes à l’homme. Les élèves sont curieux par nature. Même s’ils ne se questionnent pas naturellement sur les questions abordées en philosophie, ils restent réceptifs et impliqués à résoudre ce questionnement. » (E9)
« La philosophie participe à l’ouverture d’esprit. Proposer des textes philosophiques à des élèves de primaire leur donne accès à de nouvelles choses. » (E13)
52Par ce recueil de représentations, connaissances et estimation de leur compétence, on note d’abord un faible bagage littéraire du corpus jeunesse en particulier océanien. Si pour eux l’intérêt de croiser une approche philosophique outillée par une littérature de jeunesse contextualisée est bien identifié et clair (en particulier quant aux bénéfices en matière de connaissance de soi et des autres, la proximité et l’identification comme vecteur d’échange, le développement de l’esprit critique, orienté vers le dialogue, etc.), les questions de connaissance, plus que de compétences, et surtout de légitimité sont évoquées. Factuellement, ces retours ont confirmé les besoins de références en littérature océanienne ainsi qu’un accompagnement pour la mise en place de débats réflexifs en classe.
53En écho à la faible connaissance des albums de jeunesse océaniens, ces temps de formation accompagnés et d’expérimentation ont véritablement permis aux enseignants stagiaires de s’immerger dans cette littérature. En effet, il leur était demandé de sélectionner un corpus de cinq œuvres en prenant en considération l’âge des élèves, la fonction herméneutique et les thèmes philosophiques associés, avec une attention portée vers les œuvres patrimoniales de culture océanienne pour aborder des questions complexes. Cela a conduit à la désignation d’un corpus de 26 ouvrages de jeunesse, comprenant des albums, des contes et des romans (cf. Annexe 3), dont 19 textes de littérature océanienne. Sur les 15 qui ont fait l’objet d’une expérimentation en classe, 12 ont été choisis parmi la sélection d’Océanie.
54L’évaluation des menées d’ateliers philosophiques s’est appuyée sur l’analyse de contenu de différents supports (diaporamas des groupes, prise de notes qui a accompagné les restitutions et échanges engagés à cette occasion). Nous avons thématisé cette analyse de supports variés autour des connaissances et des méthodes acquises. Les items retenus ont porté sur la verbalisation de capacités à faire émerger une question philosophique (problématiser), à définir la notion (conceptualiser), à mener un débat réflexif (atelier complet) et à aider les élèves à s’exprimer (animation, posture), avec une prise de mesure avant et après la formation (cf. Figure 1).
Figure 1 : Progression des performances dans la menée d’un atelier philosophique selon trois degrés de maitrise
TI : temps initial ; TF : temps final ; rouge pour faible maitrise, orange pour maitrise moyenne et vert pour bonne maitrise.
55Ces compétences se font l’écho de celles convoquées pour les élèves par Tozzi (2001) : problématiser (se poser des questions), conceptualiser (définir ce dont on parle) et argumenter (soutenir une réponse) qui exige un entraînement au long cours. Cet exercice implique avant tout une maitrise de ces processus de pensées par les enseignants qui, malgré des habiletés qui restent encore à perfectionner, manifestent des progrès significatifs lors des restitutions et analyses de pratique. L’acquisition des savoirs et savoir-faire a d’abord porté sur la formulation d’une question philosophique, élément déterminant pour engager favorablement les débatteurs dans une argumentation productive.
56Les échanges ont très majoritairement focalisé sur les dimensions pratiques et techniques de la menée de débat, le positionnement dans l’espace, les méthodes de présentation de l’ouvrage, ou encore la formalisation des règles de fonctionnement du débat, avec par exemple l’utilisation ou non du bâton de parole pour réguler les interventions :
« - As-tu utilisé d’autres moyens que le bâton de parole, ça met trop de temps à circuler avec les petits ? (E2)
– On peut utiliser des feuilles de couleur, vert/oui, rose/non. Du coup tout le monde participe et on peut interroger “et toi, pourquoi t’es d’accord/pas d’accord ?” (E6)
- 11 Plickers est une application en ligne qui permet d’interroger plusieurs personnes sur des questions (...)
– L’utilisation du numérique est un plus. À main levée, les enfants sont influencés par les autres alors moi j’utilise Plickers11, au début pour savoir s’ils sont pour ou contre et à la fin pour voir s’ils ont évolué dans leur position. » (E5)
57L’enseignant stagiaire 2 optera finalement pour le doigt levé. Les échanges qui ont accompagné les phases de restitution de pratique témoignent du processus de co-construction d’un savoir-faire. En ce sens, plusieurs groupes ont vite su réguler pour rendre efficace ce questionnement et les discussions ont contribué à une rapide progression en la matière. C’est le cas des enseignants stagiaires 9 et 10 au sujet de l’exploitation de l’histoire Les cinq frères, qui ont compris que la problématique qu’ils proposaient pour le premier atelier « Est-ce qu’une personne physiquement faible peut réaliser correctement une tâche physique ? » manquait d’une ouverture qui permette aux élèves de développer leur propos. De la même façon, les deux tiers du groupe ont manifesté une aisance satisfaisante dans la menée d’un débat et tous ont estimé avoir été capables de construire avant ou au terme du débat, la notion philosophique en jeu dans la discussion. Enfin, une bonne pratique de la philosophie avec les élèves de primaire implique une réévaluation de la posture enseignante. Ceux qui ont pu mener plusieurs expérimentations sur les deux jours de stage hebdomadaires ont amélioré leur attitude devant élèves ainsi que la maitrise de l’exercice :
« J’ai vu que la base, c’est de les habituer à prendre la parole, à s’écouter. » (E1)
58Une certaine posture de contrôle a peu à peu fait place à une posture d’accompagnement pour certains quand pour d’autres l’expérience sera garante d’une meilleure maitrise :
« J’étais trop présente. Il faut pratiquer plus régulièrement pour mieux réguler. » (E4)
« Je ne suis pas stressé de base et même s’ils sont allés au bout de leur pensée, je regrette un peu de ne pas les avoir suffisamment cadrés » (E6).
59Bien qu’il soit évident que la répétition est gage de perfectionnement, les ateliers conduits ont apporté aux enseignants stagiaires des connaissances et des méthodes pour mener un débat réflexif en classe. En effet, le travail collaboratif et les échanges ont aussi été des atouts pour le développement de ces différentes compétences relatives à la problématisation, la conceptualisation, la menée d’atelier et la posture professionnelle.
60La construction en collectif d’un modèle type de questionnement à partir des axes de l’EMC (sensibilité, jugement, règle et droit, engagement) a facilité la progression dans l’argumentation et aidé aux échanges interculturels, même si, ainsi que nous l’avons souligné, les interactions sont très majoritairement centrées sur les pratiques. Cependant, la richesse des illustrations (le pointillisme dans l’art aborigène, le bambou gravé dans l’art kanak, les couleurs chatoyantes dans les albums polynésiens), l’intérêt des histoires et les valeurs universelles qui traversent les ouvrages ont été relevés et ont soutenu l’utilité d’une littérature contextualisée :
« La leçon du bénitier est très bien, car il est en version bilingue et présente des valeurs comme le respect, l’honnêteté, l’entraide, la fraternité et la vengeance. » (E14)
« Hiti l’enfant de l’océan c’est un peu comme Le Petit prince, chaque île est porteuse d’un thème philosophique et on peut faire un débat sur chaque chapitre (l’aventure, l’argent, le temps, la nature, l’homme et son impact, la coutume, le karma). » (E6)
61La mobilisation de supports contextualisés lors des ateliers philosophiques a permis d’aborder des thématiques en lien avec l’identité calédonienne, l’ouverture culturelle et interculturelle, et les valeurs, axe fort du socle commun :
- 12 Régime d’Infanterie de Marine du Pacifique.
- 13 Désigne de manière non péjorative les anciens dans la culture kanak.
« Dans ma classe, il y a un tiers d’océaniens de [localité quartier et tribu où se situe l’école] et des environs, un tiers d’enfants de [village à proximité de la localité], plutôt calédoniens métissés et un tiers d’enfants de militaires du RIMAP12. On est vite arrivés sur la coutume, puis sur la religion “Ah, mais les vieux13 n’allaient pas à l’église” puis sur l’existence d’Adam et Eve. Lorsque j’ai regroupé les groupes, il y a eu beaucoup d’oppositions dans le débat et les groupes ne se respectaient pas. Tous développent le point de vue de leurs parents. Les Océaniens penchaient pour le oui (la religion c’est vrai), les enfants du RIMAP plutôt pour le non et les Calédoniens pour le oui aussi. J’ai calmé le débat en rappelant les règles d’EMC et l’importance du respect des idées de chacun. Même s’il y avait des divergences d’opinions, la discussion a été assez respectueuse parce qu’un élève apaisé et respecté par la classe s’est imposé comme médiateur. » (E6)
« Avec [E9] on a changé la question de départ qui était trop fermée comme nous en avions discuté ensemble. C’est devenu “Est-ce qu’il faut être fort pour réussir ?” et on a également changé notre questionnement pour reprendre celui vu en classe qui est plus pertinent et qui offre une ouverture culturelle plus intéressante, car dans mon école le public n’est pas très océanien. Certains ont dit qu’à la place du petit, ils auraient gardé l’igname. Un enfant dit qu’à Lifou c’est le grand frère qui est responsable c’est pour ça qu’il ne laisse pas faire le petit. En fait il est ressorti que le grand frère a fait passer son égo avant le bien collectif. » (E10)
« Je n’ai pu faire qu’une seule expérimentation sur Le Trésor de Yana de Stéphane Moysan. En fait les élèves ont compris que la richesse, c’est l’amour d’un proche, mais le trésor c’est aussi la richesse des cultures en Nouvelle-Calédonie (c’est le voyage de Yana). Malheureusement cette révélation a été trop abstraite pour les élèves. Une seule a dit que le trésor est la Nouvelle-Calédonie, mais elle n’a pas su développer. » (E7)
62Certains ouvrages sont par ailleurs plus adaptés pour le cycle supérieur compte tenu de la longueur des péripéties. D’autres, identifiés comme « conte philosophique », contiennent des thématiques sensibles (la mort par exemple), qui en l’état, restent complexes à aborder avec des enfants, comme l’illustre cet échange :
« – Pour ce qui est du conte Oudouane et Tchichi, on a eu des difficultés avec la mort du petit cagou. C’est difficile en plus il meurt dès le début et c’est très difficile pour les enfants qui crient “non !” et en plus on reste dans l’incertitude de savoir si Oudouane sait ou ne sait pas qu’il a tué le petit cagou. Chaque action a une conséquence et on ne le sait pas vraiment. (E8)
– Est-ce qu’on peut sauter des pages pour éviter la mort du petit ? Le cagou en vrai il crie ? (E10)
– Non c’est des pleurs, mais justement c’est difficile parce que c’est un bébé. (E8)
– Par rapport à la mort en cycle 3, est-ce que vous en général vous pouvez conduire une réflexion philosophique sur n’importe quel thème ? (E10)
– Le problème est que les enfants ne jugent pas toujours un thème avec distance, ils vont passer par le personnel, ils ont du mal à dire que ce sont des idées et non ta personne. Exemple les croyants et les non-croyants ils jugent ce qu’ils croient, ils ont du mal à dire que ce sont des idées et non la personne qui est en jeu et donc à accepter une autre position. (E9)
– Moi avec les élèves je dis qu’on peut parler de tout et j’insiste sur pas de jugement. (E8) »
63Par ailleurs, ainsi que le soulignent les enseignants stagiaires, pour des élèves de cycle 1 le corpus océanien est trop restreint et n’offre pas suffisamment de thèmes philosophiques. C’est ce qu’exprime à travers les choix opérés d’albums cette enseignante stagiaire :
« J’ai mené un débat avec ce livre en Grande Section et j’ai essayé de mettre en place le questionnement pour Nito l’ornithorynque, mais les enfants n’ont pas aimé ce livre dont le vocabulaire est trop difficile en Grande Section […] Ils ont préféré Le rat, la poule sultane et le poulpe dans Contes de Nouvelle-Calédonie qui est un conte très intéressant pour travailler sur l’entraide et la gratitude. Je l’ai simplifié, car même si c’est conseillé à partir de 2 ans, c’est un peu dur. Mais il vaut mieux trouver une autre version, car le rat fait “caca” sur son hôte et il a été impossible pour des enfants de maternelle de cesser de rire. Certains à la fin ont trouvé que c’était bien fait pour le rat que le poulpe se soit vengé. » (E11)
64À travers ces différentes situations d’apprentissage, les enseignants stagiaires se sont familiarisés à la menée d’un questionnement, avec un corpus de littérature océanienne mis en réseau autour de thématiques philosophiques. Cela a permis de faire émerger des réflexions interculturelles, tant entre les élèves lors des ateliers, qu’entre les enseignants stagiaires dans la formation.
65Une dernière collecte de données sur les performances acquises a été recueillie à froid, quatre mois plus tard, pour laisser le temps dans l’intervalle de multiplier les expérimentations. Un nouveau positionnement sur une échelle en 5 accompagné d’une question ouverte pour expliciter, a été demandé sur le sentiment de compétence dans la menée d’un débat réflexif et sur l’exploitation de la littérature de jeunesse océanienne (cf. Figure 2).
Figure 2 : Autopositionnement quant à la pratique de débat philosophique en classe sur une échelle en 5 points
66Entre le mois de février et le mois de septembre, tous ont estimé avoir progressé et parfois de manière significative puisque certains se sont situés sur la position maximale (E8 et E10). L’analyse thématique des explications quant au positionnement confirme ces résultats, car même s’il reste des écarts entre les enseignants stagiaires et si la maitrise de l’exercice mérite encore un approfondissement, ils ont considéré avoir progressé et gagné en confiance :
« […] maintenant je peux oser engager plus de questions et mener des débats plus ouverts. » (E3)
« Alors là oui, j’ai vraiment progressé. » (E6)
« J’ai complètement progressé sur l’échange avec les élèves. » (E10)
« J’ai beaucoup progressé, mais j’ai encore besoin de pistes de travail. » (E11)
« […] pour la méthodologie du débat je pense que j’ai bien progressé. » (E12)
67Ils abordent la question des thématiques et des bénéfices pour les élèves, mais la grande majorité des retours est centrée sur la maitrise des dimensions pratiques :
« Je n’ai pas pu mener de nouveaux débats, mais j’ai maintenant une bonne visualisation de comment faire et ce que j’ai à améliorer (être moins dirigiste). » (E4)
« J’ai beaucoup progressé au niveau de la régulation dans la menée des échanges. » (E5)
« J’ai innové avec les Post-its pour relever les avis, j’ai revu mes procédures et aujourd’hui je suis au top. » (E10)
« Mais, grâce à la matrice travaillée en classe sur le questionnement, je me sens beaucoup plus compétente. » (E11)
68La méthode développée par Chirouter (2010) ayant été choisie pour cette première approche (mise en réseau des ouvrages de littérature de jeunesse sur une question philosophique), l’exploration d’un corpus océanien comme support inducteur a été un autre axe important dans le développement professionnel des enseignants stagiaires avec une forte prise de conscience de la dimension interculturelle de l’enseignement en Nouvelle-Calédonie et des progrès à réaliser pour répondre au défi d’un destin commun (cf. Figure 3).
Figure 3 : Autopositionnement quant à l’exploitation de la littérature de jeunesse océanienne sur une échelle en 5 points
69Les dimensions en termes de pratiques, de transfert et le travail en groupe sont cités, par exemple :
« Comme je n’ai pu expérimenter qu’en cycle 1, je n’ai pas encore une grande manipulation des ouvrages calédoniens, mais ceux présentés par les camarades me donnent une bonne idée de ce que je pourrais faire. » (E2)
« Oui j’ai progressé surtout en écoutant les autres expérimentations, car pour moi en cycle 2, je n’ai pas trouvé beaucoup d’ouvrages océaniens alors qu’il y a un large corpus européen pour travailler la philosophie avec les enfants. » (E10)
70Mais ce qui est mentionné de manière récurrente relève de l’importance d’avoir étendu leurs connaissances de références :
« Je n’étais pas du tout à l’aise avec ce support, car je n’avais pas de référence […] » (E1)
« Comparé au tout début, je sais vers quels ouvrages me tourner. » (E3)
« Je me sens mieux armée pour la littérature de jeunesse océanienne. Je n’aurai pas pensé au départ m’orienter vers ces ouvrages et ça c’est bien. » (E4)
« […] maintenant j’ai un corpus et je saurai où chercher. » (E5)
71Enfin, une dernière thématique est relative aux dimensions culturelles, en termes de connaissances, de positionnement et de légitimité, comme le soulignent ces enseignants stagiaires :
« Je ne me sens pas encore assez légitime sur cet univers culturel. » (E6)
« Je n’étais pas du tout à l’aise avec ce support, car je n’avais pas de référence et comme c’est souvent lié à la culture kanak, j’avais peur de manquer de connaissances théoriques. Maintenant on se sent plus investi, on sait comment faire vu que c’est une question de familiarisation. » (E1).
« J’ai encore à découvrir de nouveaux auteurs, mais j’ai beaucoup appris. Au final je me suis rendu compte que j’étais très éloignée de cette culture alors que je suis calédonienne et je suis fière aujourd’hui d’avoir pu apporter aux élèves des connaissances qui me manquaient à la base. » (E11)
72Mais aussi au bénéfice des élèves :
« J’ai à présent beaucoup plus confiance pour aborder ces ouvrages qui sont vraiment intéressants pour nos élèves. » (E7)
« J’ai beaucoup progressé, car c’est vraiment d’un grand intérêt de contextualiser les enseignements. » (E8)
« Je pense que ce support est bien pour la diversité de nos élèves calédoniens. » (E14)
73À l’issue d’une formation de trois mois, on constate une progression sensible des compétences professionnelles des enseignants stagiaires dans l’exploration d’une littérature contextualisée et la pratique du débat régulé, conformément aux recommandations institutionnelles. Cela a également conduit à une prise de conscience sur l’importance des dimensions interculturelles dans l’enseignement en Nouvelle-Calédonie, territoire multiculturel.
74L’objectif de cet article était de présenter l’évolution d’enseignants stagiaires du premier degré en Nouvelle-Calédonie à propos de l’accompagnement dans une formation sur la pratique philosophique avec les élèves, à partir d’une littérature de jeunesse océanienne. Ce type d’approche est au bénéfice des élèves, dans une réflexion plus large quant au développement des compétences interculturelles des enfants pour le monde de demain, ici en contexte néo-calédonien.
75Nous inscrivons cette démarche globale dans la problématique de l’éducation interculturelle au sens d’Ogay et Edelmann (2011), relative au rapprochement des univers culturels des enseignants et des élèves dans la relation pédagogique, par des enseignements « culturellement situés », qui les obligent à ancrer leurs savoirs dans le contexte de leur classe. En effet, il est primordial pour les futurs enseignants, néo-calédoniens, ou d’ailleurs, de préparer des enseignements adaptés à une société multiculturelle et inclusive. Ce d’autant plus qu’il s’agit d’une attente des programmes scolaires, avec l’intégration de l’EFCK et l’enseignement de langues kanak, ce qui atteste d’une préoccupation en matière de valorisation culturelle (Lara, 2018). Il importe donc de pouvoir identifier les représentations, les connaissances et les compétences des futurs enseignants, au même degré que leurs attitudes et positionnements vis-à-vis d’approches de type « Culturally Relevant Pedagogy » (Ladson-Billings, 1995).
76Par l’intermédiaire de ce recueil, on relève d’abord une faible connaissance de la littérature de jeunesse, particulièrement océanienne. Ce simple constat engage à poursuivre dans la voie de la formation initiale, l’accompagnement à la découverte de la littérature patrimoniale et à son exploitation. Engager les enseignants stagiaires dans une démarche formative de type collaborative, pour leur permettre de s’approprier la maitrise d’une pratique innovante, c’est créer les conditions d’une ouverture d’esprit et une façon d’être dans leur apprentissage. Cela interroge en outre la formation continue, afin d’outiller également les enseignants déjà sur le terrain, dans la perspective des attentes formulées par les institutions calédoniennes. Les formations initiales et continues sont des lieux privilégiés pour l’accompagnement et l’élaboration de connaissances et de compétences interculturelles, face à des élèves d’origines diverses. Les ateliers philosophiques semblent un cadre structurant propice au développement d’une sensibilité culturelle dans les pratiques enseignantes (Villegas et Lucas, 2002).
77Nous pouvons encore retenir que pour les enseignants stagiaires concernés par cette formation, les bénéfices en matière de connaissance de soi et des autres, la proximité et l’identification comme vecteurs d’échange et le développement de l’esprit critique orienté vers le dialogue sont jugés comme incontestables et indispensables. En effet, si la maitrise des éléments fondamentaux de la culture kanak (la case, le clan, l’igname, les langues et la parole, la personne, la terre et l’espace) est au programme du master MEEF, certaines valeurs ou coutumes restent méconnues du plus grand nombre et constituent parfois un frein à l’étude d’un album kanak ou océanien. Dans ce cadre, une enseignante stagiaire d’origine océanienne a apporté une contribution importante dans la formation de ses pairs pour l’exploitation de l’album Wakoupa ! d’Héloïse Marquerolles. Elle est ainsi devenue une personne-ressource pour le groupe.
78Si une limite de cet article relève de la population interrogée, qui peut être discutée sur le plan de sa représentativité, il n’en reste pas moins qu’elle est le reflet d’une promotion d’enseignants stagiaires à l’échelle d’une année de formation. En ce sens, le recueil d’informations a été reconduit l’année suivante avec un nouveau groupe d’enseignants stagiaires, ce qui permettra d’étoffer ces observations pour la suite. En complément, il pourrait s’avérer pertinent de proposer une enquête quantitative en direction des instituteurs et des professeurs des écoles à l’échelle du territoire, quant à leurs connaissances et sentiments de compétences, sur la littérature de jeunesse océanienne et les EFCK en général. De fait, l’enseignant est selon Berthoud-Aghili (2002) à considérer comme un médiateur culturel, qui doit adopter une position « d’intercompréhension ». Cela aiderait certainement à mieux ajuster les enseignements et les postures enseignantes, en les faisant progresser sur un continuum en quatre temps, qui débute par une « conscience culturelle », se poursuit vers une « sensibilité culturelle », qui ouvre à une « compétence culturelle » et aboutit à une « sécurité culturelle » (Aurousseau et al., 2021 ; Crapes, 2018). Si le but de la « sécurisation culturelle » est la réussite scolaire des élèves, il semble fondamental de faire d’abord cheminer les enseignants stagiaires et les enseignants en poste. En ce sens, la pratique philosophique est un postulat qui engage à l’esprit critique, à la prise en compte de soi et de l’autre. Un accompagnement progressif médié par la littérature de jeunesse patrimoniale semble en ce sens heuristique.