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Dossier

Retour d’expérience d’un professeur de l’école normale mixte de Polynésie française : un exemple de contextualisation en mathématiques dans les formations initiales du premier degré

Feedback from a teacher of the mixed normal school of French Polynesia: an example of contextualization in mathematics in the initial training of the first degree
Matairea Cadousteau

Résumés

L’objectif de ce travail est de décrire une expérience didactique de contextualisation menée au sein de l’école normale mixte de Polynésie française, en activité de 1979 à 2011, réalisée par un professeur agrégé de mathématiques pour les instituteurs polynésiens en formation initiale. Il permet de questionner l’intérêt didactique à utiliser la numération en langue tahitienne et en langue marquisienne lors de l’étude de la numération orale et écrite en français standard dans le contexte spécifique de la formation des enseignants en Polynésie française. À l’école normale, les mathématiques étaient sous la responsabilité de Pierre-Olivier Legrand, professeur ayant une longue expérience du territoire. Agrégé de mathématiques, il intervenait également en formation pour le CAPES et l’Agrégation, et était chargé de cours à l’université de Canberra. En Polynésie française, Legrand met en œuvre une expérimentation qui nous permet de comprendre les mécanismes liés à, ce que nous qualifions dans cet article, la contextualisation didactique. Nous détaillons l’expérimentation de Legrand et le parcours qui l’a conduit à cette mise en œuvre. Au niveau méthodologique, notre étude se base sur l’analyse d’entretiens menés avec l’intéressé. Ces entretiens sont organisés sur la base d’un récit d’expérience. L’étude fine de cette expérience en contexte de formation montre les mouvements professionnels opérés par le professeur formateur et révèle ce qui l’a conduit à envisager une réflexion didactique. Il apparaît que son projet est motivé par une nécessité d’utiliser des éléments multiculturels pour améliorer la conception des scénarios didactiques en formation des enseignants.

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Texte intégral

1. Introduction

1La Polynésie française a bénéficié, de 1979 à 2011, d’une école normale mixte qui a formé des normaliens recrutés avec le Brevet élémentaire, puis, graduellement, exclusivement avec le Baccalauréat au début des années 1990. En France hexagonale, la fermeture des écoles normales prévue en 1990 a été effectivement réalisée en 1991, laissant la place à un nouveau dispositif de formation porté par les instituts universitaires de formation des maîtres (désormais IUFM). À part pendant une brève période précédant la loi d’orientation de 1989, les normaliens étaient de jeunes bacheliers sélectionnés sur concours. Spécifiquement en Polynésie française, le concours comportait une épreuve en langues polynésiennes. La formation se déroulait en deux ou trois ans, selon le profil des normaliens recrutés. Ainsi, pour les normaliens recrutés par concours interne et qui avaient préalablement exercé en tant qu’instituteurs contractuels, la formation durait deux années sans formation universitaire. La formation des normaliens recrutés par concours externe, généralement sans expérience préalable requise, s’organisait sur trois années, avec l’obtention d’un diplôme d’études universitaires générales « Enseignement du Premier degré », délivré par l’Université de Polynésie française. Quatre écoles d’application dépendaient de l’école normale mixte de Polynésie française (désormais ENMPF), deux écoles maternelles et deux écoles élémentaires situées dans la zone urbaine de l’île de Tahiti.

  • 1 Il y a, en Polynésie française, des professeurs « expatriés » affectés pour une durée limitée à deu (...)

2À l’école normale, les mathématiques étaient sous la responsabilité de Pierre-Olivier Legrand, professeur résident1 ayant une longue expérience du territoire. Agrégé de mathématiques, il intervenait également en formation pour la préparation au concours du certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré (désormais CAPES) et à celui de l’agrégation, et était chargé de cours à l’université de Canberra. Il avait été le responsable de l’antenne de Polynésie de l’institut de recherche sur l’enseignement des mathématiques (désormais IREM) de Bordeaux. Ceci permettait une vision élargie de l’enseignement des mathématiques malgré des conditions d’isolement et d’éloignement des IUFM métropolitains. Autour de ce professeur s’est constitué un groupe d’instituteurs, de professeurs des écoles et de normaliens très engagés et généreux de leur temps. Tous connaissaient et avaient préalablement reçu les cours proposés par Legrand à l’école normale. Ceux qui exerçaient en écoles d’application intervenaient sur les détails des réalisations en classe lors des travaux pratiques des formations. Les nombreux enseignants avec lesquels le groupe avait travaillé étaient tous des instituteurs issus de l’école normale de Polynésie française et appliquaient dans leurs classes la progression préconisée par Legrand. Legrand y met en œuvre une expérimentation qui semble relever d’une contextualisation didactique. Nous détaillons dans cet article l’expérimentation de Legrand et son parcours qui l’a conduit à cette mise en œuvre.

  • 2 Nous appelons « français standard » la langue française majoritairement parlée en France métropolit (...)

3Afin de situer l’objet de cet article, nous développerons, dans un premier temps, quelques éléments théoriques associés à la contextualisation didactique. Dans un second temps, nous détaillerons la méthodologie de recueil de données. Puis, nous présenterons dans une troisième partie, l’émergence d’une problématique de contextualisation dans le parcours de Legrand en lien avec son expérience de professeur responsable des mathématiques au sein de l’école normale mixte de Polynésie française. Cette troisième partie permettra également de présenter les numérations orales en français standard2, ainsi que les numérations orales tahitienne et marquisienne et leur intérêt tel que décrit par Legrand. Dans une quatrième partie, nous présenterons l’expérience Legrand et nous analyserons son approche. Enfin, dans une dernière partie, nous discuterons l’approche contextualisée de la numération orale et écrite en français standard, dans le cadre des formations initiales des enseignants, menées par Legrand sur l’île de Tahiti, dans le contexte de formation de l’ENMPF, et nous présenterons les limites de notre étude.

2. Cadre théorique

4Nous rappelons en premier lieu la définition proposée par Forissier (2019) de ce que signifie, selon lui, « contextualiser » :

« Contextualiser, c’est participer, avec l’ensemble des acteurs de la transposition, à un processus collectif de transformation de la contextualité des savoirs. La contextualité est induite par la dimension contextuelle des conceptions exprimées ou implicites de chacun des acteurs » (Forissier, 2019 : 148).

5Nous nous basons dans cet article sur cette définition qui nous semble la plus appropriée pour décrire une expérimentation qui relève à la fois de la subjectivité du professeur Legrand et d’un groupe de réflexions sur l’apprentissage du nombre en cycle 1 et 2. Nous convoquons donc les récents cadres conceptuels développés en lien avec la contextualisation didactique avec notamment les cercles contextuels de Sauvage-Luntadi et Tupin (2012) et l’emboîtement de différents niveaux (cf. Figure 1), permettant de situer les contraintes et les marges que possédaient les acteurs de la formation dans l’expérience décrite par Legrand. Nous tentons de resituer la prise en compte des numérations tahitienne et marquisienne dans la conception didactique de la formation des enseignants portant sur la numération indo-arabique proposée par Legrand au sein du macrocontexte polynésien. Cet exercice permettra, dans un prolongement réflexif, de comprendre l’utilisation des savoirs issus du contexte culturel polynésien dans le cadre de l’expérience et de saisir un hypothétique intérêt didactique à l’utiliser aujourd’hui.

Figure 1 : Représentation des cercles contextuels et la transformation contextuelle que les situations d’apprentissage subissent

Figure 1 : Représentation des cercles contextuels et la transformation contextuelle que les situations d’apprentissage subissent

6Précisons-le, les programmes comme les manuels métropolitains n’étaient pas adaptés à certaines particularités polynésiennes, au moment de l’expérimentation (et semblent toujours insuffisamment prendre en considération les contextualités en mathématiques comme le montre l’exemple cité plus loin), en particulier sur la restriction des créneaux numériques (à 100 au CP, 1000 au CE1, etc.) ou sur l’enseignement des décimaux, basé sur la monnaie française, ce qui didactiquement nous paraît contestable.

7Les territoires français du Pacifique utilisent une monnaie particulière, le franc Pacifique (CFP). Un franc Pacifique valait 0,055 FF et vaut actuellement 0,0084 €, ainsi un élève de maternelle peut avoir dans sa poche des pièces de 100 CFP et s’il achète une petite bouteille d’eau et un casse-croûte, il peut payer 350 CFP, mais en classe, il n’aurait pas le droit d’utiliser des nombres supérieurs à dix… Ce simple fait a donné beaucoup de latitude localement et une justification incontestable à la démarche consistant à enseigner précocement les numérations pour ce qu’elles sont. Le contexte oblige ici des adaptations dans la planification des apprentissages, il force des modifications logiques et nécessaires.

8Les éléments de réflexions développés s’inscrivent dans la lignée des travaux de chercheurs de l’université des Antilles (Anciaux, 2013 ; Forissier, 2019) en proposant un éclairage des mécanismes en jeu chez l’enseignant, ici formateur, qui met en œuvre ou construit un enseignement contextualisé, mais qui n’est surtout pas qu’adaptation à un contexte (Delcroix, 2019). Nous nous basons également sur les travaux de Anciaux, Forissier et Prudent (2013) et l’identification qu’ils font des contextes interne et externe, en jeu dans ce que nous qualifions, dans cet article, de processus subjectif de contextualisation. La focale est double et multi contextuelle : le contexte interne inhérent à « l’établissement, […] la classe, […] la discipline » et le contexte externe « relatif aux aspects sociologiques, écologiques et culturels de l’environnement » (Anciaux et al., 2013 : 11). Nous tenterons également de caractériser l’adaptation proposée par Legrand et d’en saisir le caractère descendant ou ascendant.

3. La méthodologie utilisée

  • 3 Rappelons que le tutoiement est d’usage en Polynésie française.

9L’ensemble de ce travail repose sur l’analyse de deux entretiens semi-directifs menés auprès du professeur Pierre-Olivier Legrand durant le mois de décembre 2021. Le canevas du premier entretien visait à faire connaissance avec le professeur formateur et comprendre le contexte d’exercice de son métier. La question initiale était : « Peux-tu te présenter ?3 ». Ce premier entretien n’a pas nécessité de question de relance. Le second entretien a été construit autour d’une injonction ouverte : « Raconte-nous l’expérimentation que tu as mise en place dans le cadre de la formation à l’ENMPF ». Dès les premiers moments du second entretien, le chercheur a relancé l’interviewer avec les questions suivantes : « Comment tu es arrivé à créer un outil complet d’enseignement de la construction du nombre ? Comment tu as utilisé les langues polynésiennes ? ». Quelques questions sporadiques ont ponctué la suite de l’entretien.

10Le discours du professeur, reconstruction a posteriori, est donc un point d’appui pour les analyses (Bardin, 2013). En effet, Legrand se présente, dans le premier entretien, et décrit une action passée, dans le second. Il s’agit donc d’une reconstruction par le discours de soi et d’une expérience personnelle concernant la conception et la mise en œuvre de son expérimentation. Notre approche est essentiellement qualitative (Paillé et Mucchielli, 2016). Dans les verbatim des différents entretiens, nous avons identifié les éléments relatant (1) les réflexions préalables du professeur et le parcours qui l’a conduit à concevoir son expérimentation ; (2) ainsi que les mises en œuvre didactiques en lien avec l’apprentissage de la numération indoarabique ainsi que les numérations orales polynésiennes. Nous avons également identifié (3) les pratiques des enseignants observées puis déclarées par Legrand au moment de l’entretien et issues de ses observations sur le terrain de l’année 1992 à 2000. Nous avons enfin déterminé (4) les éléments relatifs à l’expérimentation que le formateur a proposée au sein de nombreuses écoles publiques de l’île de Tahiti.

11Les options méthodologiques étant désormais définies, nous développons, dans la troisième partie de cet article, la présentation et l’analyse des entretiens menés. Nous faisons le choix de partitionner les résultats en cinq thématiques : l’émergence chez le professionnel de la nécessité de contextualiser, les critiques relevées par le professionnel sur une approche « par l’ordinal », un rappel des numérations française, tahitienne et marquisienne et l’intérêt décrit par le professionnel dans sa réflexion de contextualisation didactique.

4. Le parcours de Legrand vers une nécessité de contextualisation

12L’expérience décrite par Legrand permet de situer l’émergence d’une problématique de contextualisation dans un parcours qui dépasse le seul cadre professionnel. Développons dans une première sous-partie les rencontres décrites par le professionnel et les liens qu’il fait avec les notions mathématiques en jeu dans l’expérimentation qu’il met en place.

4.1. L’émergence d’une problématique de contextualisation : l’importance de la rencontre

13Legrand accorde une importance considérable aux rencontres dans ce parcours qui le conduit vers la mise en place de son expérimentation. C’est d’abord « un choc intellectuel », en 1977, après sa rencontre avec Brousseau à Papeete et l’intérêt qu’il porte à « la didactique des mathématiques et la pertinence des concepts » que Brousseau (1998) a développés. Legrand s’insère dans un groupe de « six ou sept […] certifiés de collège ou de lycée, un IEN et [lui] » et devient le responsable de l’antenne de l’IREM de Bordeaux à Tahiti.

14L’intérêt de Legrand et de son équipe pour la construction du concept du nombre se concrétise par une première expérience valorisant « l’usage des classements en maternelle puis au CP ». Cette première tentative semble engendrer une prise de conscience chez Legrand : « il [lui] manquait des connaissances ». Legrand expérimente en même temps qu’il apprend, il explique ainsi :

« Nous étions six ou sept, des certifiés de collège ou du lycée, un IEN et moi. Par exemple, comme un nombre entier est « une classe d’équivalence d’ensembles équipotents » - c’est la définition – nous avons introduit l’usage des classements en maternelle puis au CP. Pour « construire le nombre sept » par exemple, on avait disposé des cartons au fond de la classe, et dans celui censé représenter 7, les enfants venaient poser des sachets contenant 7 objets. Mathématiquement, c’est assez correct, mais en pratique, c’est idiot. D’autant que si on avait introduit les classements en maternelle, ce n’était que par souci d’introduire des concepts par classes d’équivalence, mais dans la pratique on a vu que les enseignants classaient tout et n’importe quoi sans but et de façon chronophage. Il me manquait des connaissances – et tu vois pourquoi je te parle souvent de la nécessité de savoir des choses – des connaissances dans ce que je pourrais appeler la psychopédagogie ou les neurosciences, mais il y a sûrement maintenant d’autres termes ».

15Les rencontres que Legrand vit orientent son cheminement et ses réflexions. Ainsi, on note une seconde rencontre avec le professeur Peter O’Halloran, en 1980, à Tahiti, qui lui permet « une ouverture internationale » grâce à son implication dans « l’Australian Math Competition » dont il devient « directeur régional » en Polynésie française. Outre sa proximité avec « Jean-Claude Deschamp qui dirigeait l’équipe de France des Olympiades Internationales » du concours australien qu’il a cité, c’est une autre rencontre, qu’il met en relation avec son expérience, qui l’amène à revenir sur la problématique de la construction du nombre en contexte polynésien. Lors de l’International Congress on Mathematical Education à Adelaïde en 1984, il « écout[e] une Américaine très péremptoire qui détaillait les étapes incontournables pour construire le nombre chez l’enfant … Entre autres, elle affirmait que le préalable à l’acquisition de la notion de nombre était la connaissance d’une suite stable et ordonnée, c’est-à-dire qu’il fallait attendre que les enfants sachent répéter sans erreur la liste initiale des adjectifs numéraux ».

16Legrand met en relation sa lecture du livre La bosse des maths de Stanislas Dehaene (1996). Il se rappelle que l’auteur « parlait de l’aptitude à reconnaître les quantités globalement, chez les humains comme chez certains animaux ». Il met également en lien les éléments précédemment décrits avec ses connaissances des langues japonaise et tahitienne :

« Je venais en plus d’animer un stage au titre de l’IREM où nous avions vu une leçon de maths à Papetoai où il fallait compter trois billes, e hia ? te numera ? te poro ? (trad : combien y a-t-il ? Le nombre ? Les boules ?) Quand les élèves répondaient trois, la maîtresse disait, on va vérifier, un, deux, trois. L’énumération était accompagnée du geste. Mais la directrice de l’école m’avait demandé quelques minutes plus tôt, e aha to o’e numera niuniu ? (trad : quel est ton numéro de téléphone ?) Tu vois, il y avait une confusion majeure entre les notions d’ordre et de quantité. Le mot combien se réfère à la quantité et pas à l’ordre. Il faut te dire qu’en japonais les adjectifs numéraux varient avec la nature des choses comptées. Par exemple, on dit sansatsu pour compter trois objets plats, mais sanppon pour des objets longs, sannin pour trois personnes. Même s’il existe une liste neutre, hitotsu, futatsu, mitsu … sa connaissance initiale ne permet pas de compter des billes. Donc, au Japon, on ne peut pas entrer dans le nombre, qui désigne une quantité et pas un ordre, par l’énumération […] ».

17Ces différents éléments le conduisent à une révélation : « d’un coup, tout à fait sens ». Il résume ainsi ses conclusions préalables :

« La dame qui parlait avait tort : l’apprentissage initial d’une suite ordonnée n’est pas un universel. Il faut utiliser l’aptitude innée à la reconnaissance globale pour désigner les petites quantités. À Tahiti, l’usage du même mot, numera, pour désigner un numéro qui relève du concept d’ordre et un nombre qui relève du concept d’équivalence est peut-être la cause d’un enseignement initial fautif ».

18Notons également que son discours est teinté de critique envers le système éducatif français et les éditeurs de manuels scolaires. Legrand déclare que ce sont ces différentes expériences hors de France qui lui ont permis de mettre « en évidence les archaïsmes français ». Si son expérimentation est la résultante d’ « un peu [d]e hasard et [de] nécessité », et semble être selon lui « quelque chose qui marche très bien », elle n’a cependant pas été jugée utile en France hexagonale. Il a « construi[t] quelque chose qui marche très bien, mais dont personne ne veut en France » pour des raisons de contre production commerciale :

« Je te raconte une anecdote : à l’occasion d’un congrès de l’ICME je faisais une présentation de mon travail sur le nombre. Il y avait dans le public une dame qui représentait une maison d’édition française. Elle vient me voir et me propose de venir à Paris avec le projet d’éditer un manuel. Je vais à Paris où je passe deux jours avec quatre ou cinq personnes qui comprenaient très bien ce que je disais. Unanimement ils décident de mettre mon travail en forme pour éditer un manuel révolutionnaire, disent-ils. À la fin de la deuxième journée arrive une dame, directrice commerciale, ce genre de chose. Elle se fait expliquer le choix du groupe qui insiste sur la grande nouveauté de l’ouvrage. Sans hésiter, elle conclut que ça ne se fera pas, un tel livre ne se vendrait pas, car les enseignants choisissent eux-mêmes leurs manuels et veulent y retrouver leurs pratiques ».

19Son discours révèle également des critiques fortes envers le corps des Inspecteurs de l’Éducation nationale qui ne « voyaient pas d’un bon œil [leur] dérogation aux habitudes » et qui, en ce qui concernait les IEN métropolitains, ne « comprenaient pas l’intérêt de passer par une numération alternative » :

« Je me suis encore heurté aux IEN métropolitains qui ne comprenaient pas l’intérêt de passer par une numération alternative. Mais les élèves de ces écoles sont tahitianophones ! la numération en français peut être introduite plus tard ! ».

20Enfin, c’est son « amour » et son « admiration pour la société polynésienne […] du Manahune (trad : peuple) » qui motivent son projet. L’admiration qu’il décrit semble trouver un écho dans son passé d’élève « boursier » dont « l’enfance a été matériellement difficile ». Legrand se trouve face à son passé dans ce qu’il a projeté dans son expérience : par effet miroir didactique (Cadousteau, 2022), il se « pr[end] d’amour […] » pour l’enfant du « Manahune ».

21L’émergence du questionnement du professionnel étant désormais posée, nous présentons dans la sous-partie suivante une seconde thématique qui se dégage de l’analyse des entretiens : une critique de l’approche par le cardinal et de l’utilisation des manuels basés sur une approche similaire.

4.2. Une critique de l’utilisation des manuels induisant une approche par l’ordinal

22Legrand insiste sur l’inadéquation entre les offres de manuel scolaire et le territoire polynésien, rappelant qu’il « n’existe pas à ce jour de manuel scolaire contextualisé » :

  • 4 Le terme s’applique aux nominations à base 20 (quatre-vingts). Cependant, tout le système oral fran (...)
  • 5 Il existe des numérations presque décimales, des numérations décimales qui ne sont pas de position (...)

23« En France métropolitaine, on utilise principalement une numération orale dite “en français standard” qui est héritière de la numération vigésimale4 des Celtes. Certaines régions de l’Est utilisent, comme en Belgique ou en Suisse romande, une numération orale modernisée décimale. La numération écrite utilisée par tous est dite “indo-arabique”, c’est une numération décimale parfaite, de position avec zéro5. Les manuels scolaires utilisés en Polynésie française proviennent de la France métropolitaine. Il n’existe pas à ce jour d’offres de manuel scolaire contextualisé au territoire polynésien ».

24Legrand constate que l’étude de ces numérations se fait dans les premières années de l’école élémentaire durant les cycles 1 et 2. Cependant, ces connaissances paraissent si « naturelles » aux enseignants que Legrand forme, qu’il constate que leur enseignement n’est pas associé à une réflexion didactique, et il se fait, en conséquence, le plus souvent sur le mode de la monstration :

« J’ai vite vu qu’ils n’en voyaient pas la nécessité, car eux, ils maîtrisent le passage de la numération écrite à la numération orale, en pratique ça veut dire que quand ils voient un nombre écrit en chiffres, ils peuvent en dire le nom. Mais ils ne se souviennent pas du temps où ils l’ont appris. Ce n’est pas le cas des élèves qui apprennent et qui doivent apprendre le nom des nombres presque comme on apprend à lire des idéogrammes, un par un ».

25Selon le récit d’expérience du professionnel interviewé, relatant un bilan des pratiques observées sur le terrain et dans les écoles primaires de l’île de Tahiti, il observe le plus souvent la progression suivante :

  • l’outil est présenté avant son objet, c’est-à-dire qu’avant de parler de nombre, de quantités dénombrables, on fait mémoriser des mots que l’on doit réciter dans l’ordre : un, deux, trois, etc ;

  • quand une suite stable et ordonnée est bien mémorisée, on apprend le comptage, c’est-à-dire qu’un ensemble d’objets étant présentés, on procède avec le doigt à une bijection entre l’ensemble des objets et la suite ordonnée en commençant par un. Le dernier mot prononcé devient le représentant de la collection, son cardinal ;

  • quand cette opération est maîtrisée, on introduit quelques chiffres de la numération primitive (sans grammaire) ;

  • plus tard, généralement au CP, on aborde la grammaire, rarement expliquée, pour les nombres supérieurs à dix ;

  • le passage d’une numération à l’autre se fait comme l’apprentissage des caractères chinois, on mémorise une graphie que l’on apprend à nommer.

26Cette approche, critiquée par Legrand, et qui semble corrélée à l’utilisation de fichiers de mathématiques, renvoie à une pratique « qui [selon lui] évapore le concept de nombre » et par laquelle les enseignants « font au mieux des sciences naturelles comme on classe les espèces » :

« Cette approche ne permet pas la compréhension efficiente du concept de nombre et prend un temps démesuré. Elle n’est pas sans rapport avec les difficultés en mathématiques que vont rencontrer plus tard beaucoup trop d’élèves. En effet, l’approche présentée, qui s’appuie sur l’ordre, ne créée pas le concept de nombre (qui désigne des quantités) qui ne peut s’installer qu’empiriquement. La lecture idéogrammique des nombres sans explication de la numération écrite induit de lourdes difficultés dans l’usage du nombre lors du calcul, car on ne peut opérer sur des ordres : celui qui est premier à deux courses consécutives n’est pas second ».

27Legrand explique par ailleurs ses pratiques non adaptées en raison des « faibles connaissances [en] mathématiques des enseignants » et du « poids des habitudes », critiquant à nouveau l’utilisation par les enseignants « des fichiers qui égrènent la connaissance leçon par leçon » :

  • 6 Cependant, il y a bien une décomposition morphémique possible de sei-ze qui révèle une « grammaire  (...)

« Il y a sans doute au moins deux explications à cela : le poids des habitudes et les faibles connaissances mathématiques des enseignants dont la formation initiale est très minoritairement scientifique et moins encore mathématique. En conséquence, ceux-ci s’appuient de plus en plus sur des fichiers qui égrènent la connaissance leçon par leçon sans distinction de la différence entre temps didactique et temps d’apprentissage. Les nombres sont étudiés comme des objets séparés comme le ferait un naturaliste. Par exemple, on étudie les nombres de dix à vingt ou de trente à quarante, sans considération des grammaires sous-jacentes. Or, en ce qui concerne la numération orale, il y a une rupture entre seize et dix-sept, le premier relevant de la numération primitive6 vigésimale quand le second fait appel à la grammaire décimale et en ce qui concerne la numération écrite, une même règle s’applique pour les nombres de dix à quatre-vingt-dix-neuf ».

28Développons désormais dans les trois sous-parties suivantes concernant les numérations orales en français standard, en tahitien et en marquisien et explicitant les réflexions de Legrand en lien avec l’enseignement du concept de nombre.

4.3. La numération orale en français standard

29La considération des quantités est une nécessité qui a été résolue dans presque toutes les cultures, mais de façons diverses et qui semble s’appuyer sur une compétence innée à reconnaître de petites collections (Dehaene, 1996). On appelle numération tout système de désignation des quantités. Il existe dans le langage des traces d’une numération primitive qui fonctionne par altération du nom des objets comptés qui est à l’origine des pluriels irréguliers (cheval – chevaux) ou de noms différents toujours en fonction de la quantité (Howard, 1969). Legrand rappelle les traces des numérations plus anciennes en donnant quelques exemples :

« […] s’il y a une relation biunivoque entre un mot et ce qu’il désigne, les objets “une bille” et “deux billes” ne peuvent porter le même nom, ce qu’on retrouve en français avec le pluriel irrégulier, cheval-chevaux. On dit une paire, un couple et en anglais a team of horses pour deux chevaux, a yoke of oxen pour deux bœufs, a brace of partridge pour deux perdrix ».

30Ce système atteint rapidement ses limites et d’autres numérations sont nécessaires pour désigner des quantités un peu grandes :

« En gros, il y a trois grands types de numérations, gestuelles, orales et écrites. On n’enseigne pas les numérations gestuelles à l’école même s’il y en a une qui permet de compter jusqu’à 1 023 sur les doigts des deux mains en mimant une écriture en base deux ».

  • 7 Nous ne parlons ici que des entiers positifs et dans tout l’article le mot « nombre » désignera un (...)
  • 8 Par exemple, « -ze » et « -ante » sont des morphèmes, et non des mots. Ils sont significatifs et pa (...)

31Legrand évoque également les numérations gestuelles, nous les laisserons cependant de côté, car elles ne sont pas l’objet de cette étude. Comme il y a une infinité de nombres,7 on ne peut pas se contenter d’une désignation biunivoque dans laquelle chaque nombre serait désigné par un mot ou un signe unique. Pour cela se sont construites des numérations, c’est-à-dire la création d’un inventaire limité de mots, de morphèmes8 ou de signes et d’une grammaire permettant de les assembler pour produire une grande quantité de combinaisons (puisqu’il y a potentiellement une infinité de nombres à désigner) :

  • 9 Archaïque, du grec ἀρχαϊκός qui signifie « ancien ».

« Pour les numérations orales, il existe deux groupes de mots, une partie archaïque9 et une partie moderne. La partie archaïque se caractérise par un nom pour désigner un nombre. Par exemple, en français, on peut considérer que la partie archaïque est constituée des mots d’un à seize. En Tahitien, de ho’e à iva. La partie moderne est formée des mots nécessaires au fonctionnement de la grammaire, en français, dix, cent, mille, etc. En tahitien moderne, ahuru, hanere, tauatini, etc. Pour le tahitien, c’est intéressant de remarquer qu’avant l’anglicisation des mots pour cent et mille, il y avait par exemple pour cent le mot “rau” qui vient de l’utilisation de tiges de cocotier courtes pour matérialiser les dizaines et longues pour les centaines. On peut dire que chaque langue ou groupe de langues possède son propre système de numération orale et donc que l’enseignement ne doit pas ignorer que les numérations orales ne relèvent pas des mathématiques, mais du langage, même si les mathématiciens, qui savent parler, les utilisent. Les numérations écrites possèdent aussi une partie archaïque, pour nous ce sont les chiffres, pour les Mayas, un point et un trait et une grammaire. Mais ce qui diffère, c’est que très peu de civilisations ont su développer une grammaire efficace pour désigner simplement beaucoup de nombres ».

32Certaines de ces numérations sont très simples, adaptées aux nécessités du lieu ou du moment de leur création comme certaines numérations aborigènes australiennes (Harris, 1987) où il n’existe que deux nombres, un et deux avec une grammaire additive permettant de dire les nombres de 1 à 6 (deux-un, deux-deux, deux-deux-un et deux-deux-deux.). Nous nous intéressons particulièrement dans cet article aux numérations orales en français standard, tahitienne et marquisienne (langue de Ua-Pou) et au passage de la numération écrite indo-arabique à ces langues et réciproquement.

  • 10 La société de l’époque n’a pas reconnu l’immense intérêt de cette innovation, comme elle a refusé l (...)

33La numération orale en français standard est héritière de la numération vigésimale des Celtes. Le mot vingt fait donc partie de la numération archaïque. Au XVIIIe siècle, on lisait deux-vingt le nombre 40, trois-vingt pour 60, quatre-vingt pour 80, quinze-vingt pour 300, etc. Il existe encore à Paris l’hôpital des quinze-vingt. À la demande de Louis XV, l’Académie des Sciences a été chargée, vers 1640 de moderniser cette numération (ainsi que les systèmes de mesure) pour la rendre compatible avec la numération écrite décimale. On retient particulièrement la proposition de Condorcet (1743-1794)10. Sa proposition de numération efface les traces de la numération de base vingt, elle introduit les mots duante, trente, quarante, cinquante, soixante, septante, octante, nonante. Aujourd’hui, cette réforme n’est que partiellement appliquée puisque subsistent les mots vingt, soixante-dix (autrefois trois-vingt-dix) quatre-vingts et quatre-vingt-dix. La numération orale en français standard mélange donc des règles de numération vigésimale et, dominante, des règles de numération décimale, principalement au-delà de cent.

4.4. La numération orale en tahitien

34La numération orale actuelle en tahitien a été rendue parfaitement décimale au XIXe siècle en introduisant des mots issus de l’anglais et tahitianisés pour cent et mille ou du français pour million ou milliard (Lemaître, 1989). Sa partie archaïque est présentée dans le Tableau 1.

Tableau 1 : partie archaïque de la numération en tahitien

un : hō’ē

six : ono

dix : ‘ahuru

deux : piti

sept : hitu

cent : hānere (hundred)

trois : toru

huit : va’u

mille : tauatini (thousand)

quatre : maha

neuf : iva

million : mirioni

cinq : pae

zéro :’aore

milliard : miriā

35La structure pour dire un nombre suit la règle suivante : milliard + (e) millions + (e) + millier + (e) + centaine + (e) + dizaine + mā + unité. Onze se dira ‘ahuru mā hō’ē, vingt-cinq, e piti ‘ahuru mā pae, quatre-vingt-dix-neuf, e iva ‘ahuru mā iva, trois cent quarante-six, e toru hānere (e) maha ‘ahuru mā ono, etc. Maîtriser cette numération est assez rapide, il suffit de mémoriser les quelques mots de la numération archaïque et d’appliquer la grammaire qui ne contient pas d’irrégularités.

36Legrand défend l’idée de l’utilisation de la numération tahitienne au sein des classes scolarisant des élèves tahitianophones. En plus de l’argument linguistique, il défend son intérêt didactique : la grammaire de cette numération est plus régulière que celle de la numération française. La numération en marquisien (langue de Ua-Pou) ne s’appuie pas sur une base fixe, elle a suscité un intérêt dans l’expérimentation Legrand. Présentons-la dans la cinquième sous-partie suivante.

4.5. La numération orale en marquisien11 (langue de Ua-Pou)

  • 11 Il existe des différences dans les langues marquisienne d’une île à l’autre. Par exemple, selon Le (...)

37La numération orale marquisienne est surprenante en cela aussi qu’elle permet de désigner des nombres très grands, ce qui n’est pas commun dans une société traditionnelle comme indiqué dans l’article de Lemaître (1985) précité. Elle ne s’appuie pas sur une base fixe, alternant des composants de bases dix, vingt et quarante. On peut se référer au dictionnaire de Mgr. Dordillon (1931) pour trouver l’une des formes les plus anciennes, connues à ce jour, de cette numération. Nous nous baserons, dans notre travail, sur les données issues de la liste proposée par Pelleau (Te-eo, 2021) sur le site de l’académie marquisienne où il compare les formes plus anciennes des numérations marquisiennes avec leurs formes modernes, d’usage plus récent. Les formes plus anciennes de cette numération sont présentées dans le Tableau 2.

Tableau 2 : Partie archaïque de la numération en marquisien (îles du nord-ouest)

un : tahi

quatre :

sept : hitu

dix : onohu’u

deux : ‘ua

cinq : ‘ima

huit : va’u

vingt : tekau

trois : to’u

six : ono

neuf : iva

quarante : touha

zéro : a’e he mea

quatre cents : ‘au

  • 12 Les langues germaniques n’appliquent pas exactement cette règle, par exemple, 24 se dit vier und zw (...)

38Le chiffre 0 a été récemment nommé, a’e he mea (trad : il n’y a rien), sans que l’on puisse pour l’instant déterminer exactement une origine certaine pour cette appellation. Pour de grands nombres, on utilise mano pour 4 000, et donc tini (onohuu mano) pour 40 000, le mot tuhivā est utilisé pour 400 000. Dordillon note également que les mêmes mots sont utilisés de manière différente selon les îles, ceci n’est pas rare, bon nombre de numérations, écrites et orales n’ont pu lever ces ambiguïtés, le contexte permettant en général de s’y retrouver. L’ancienne numération tahitienne comprenait elle aussi ce type d’ambiguïtés. La grammaire est assez naturelle (au sens où elle se retrouve dans presque toutes les langues12) : si un mot précède un mot d’un rang supérieur, le nombre formé par ces mots est le produit de leurs valeurs (exemple : trois cents veut dire 3 fois 100 et e ‘ua touha veut dire 2 fois 40). Dans le sens inverse, ce mot désigne la somme (exemple : cent trois veut dire 100 auquel on ajoute 3 et touha ma ‘ua veut dire 20 auquel on ajoute 2). Cela doit suffire pour comprendre le fonctionnement de cette numération :

  • pour les nombres compris entre 11 et 19, on dira : onohu’u e suivi du nom du nombre inférieur à 10 suivi de mea kē permettant d’obtenir par complément le nombre à énoncer (exemple : 13 se dit onohu’u e to’u mea kē) ;

  • pour les nombres compris entre 21 et 29, on dira : tekau me te mea kē e suivi du nom de nombre inférieur à 10 permettant d’obtenir par complément le nombre à énoncer (exemple : 23 se dit tekau me te mea kē e to’u) ;

  • pour les nombres compris entre 31 et 39, (e tahi) tekau me te onohu’u me te mea kē e suivi du nom de nombre inférieur à 10 permettant d’obtenir par complément le nombre à énoncer (exemple : 30 se dit (e tahi) tekau me te onohu’u et 33 se dit (e tahi) tekau me te onohu’u me te mea kē e to’u) ;

  • pour les nombres compris entre 41 et 399, on a le schéma : e x touha (me te tekau) (me te onohu’u) me te mea kē e (y) où x et y sont inférieurs à 10. Le Tableau 3 présente deux exemples d’utilisation de cette règle et la décomposition des nombres ;

  • Pour les nombres supérieurs, on procède de la même façon, en combinant les mots de la liste primitive. Le Tableau 4 présente trois exemples d’utilisation de cette règle et la décomposition des nombres.

Tableau 3 : exemples en marquisien de nombres compris entre 41 et 399

75

e tahi touha me te tekau me te onohu’u me te mea kē e ‘ima

40 + 20 + 10 + 5

278

e ono touha me te tekau me te onohu’u me te mea kē e va’u

6 x 40 + 20 + 10 + 8

Tableau 4 : exemples en marquisien de nombres supérieurs à 400

523

e tahi ‘au e to’u touha me te mea kē e ta’u

1 x 400 + 3 x 40 + 3 

3382

e va’u ‘au e hā touha me te tekau me te mea kē e u’a 

8 x 400 + 4 x 40 + 20 + 2

10625

e ‘ua mano e ono ‘au e ‘ima touha me te tekau me te mea kē e ‘ima

2 x 4 000 + 6 x 400 + 5 x 40 + 20 + 5

39Remarquons qu’en français standard, pour lire 82, il faut décomposer ce nombre en 4 fois 20 auquel on ajoute 2 et dire quatre-vingt-deux. L’usage rend cette décomposition inutile, il est alors lu globalement comme un idéogramme, mais en marquisien, pour lire des nombres qui ne sont pas d’un usage courant, la décomposition s’impose. Nous pensons que l’élève de CP peut rencontrer une difficulté particulière à lire un nombre sans connaître la règle sous-jacente.

40Si Legrand rappelle dans son entretien qu’il remarque une utilisation moins importante de la numération marquisienne dans les pratiques de classes du premier degré dans les îles Marquises, il souligne cependant son intérêt pour les formations des enseignants dans le cadre des modules d’enseignement qu’il proposait à l’ENMPF. Revenons sur l’ancrage praxéologique de cette expérimentation.

5. Présentation et analyse de l’expérience Legrand

5.1. Précision du passage de la numération écrite à la numération orale dans les observations de Legrand préalables à l’expérimentation

41Comme nous l’avons précisé précédemment, Legrand exprime son désarroi face à des pratiques qu’il observe auprès d’enseignants « peu armés sur le plan scientifique », les enseignants du premier degré ont, selon ses observations au moment de son expérimentation, souvent recours à des « fichiers » qui découpent le programme en presque autant de séances qu’il y a de jours de classe. Or, cela semble conduire à une évaporation du sens et « la solution est cachée sous une fiction didactique » comme l’a noté Brousseau (1992) :

« Par exemple de pratique, de classe, avec ces fichiers, on peut étudier le nombre 6, c’est-à-dire découvrir la graphie du chiffre 6, apprendre à le lire sisse, à écrire ce chiffre correctement sur trois interlignes, puis dans le même élan apprendre la graphie en lettres qui au passage fait partie au CP des anomalies de graphie, la lettre x étant rarement associée au son s, avant de passer à la leçon sur le nombre 7. Mais écrire le chiffre 6 relève de la motricité fine, l’écrire « six » au lieu de sisse relève de l’orthographe. En présentant les nombres un à un, en mêlant des objectifs différents, on évapore le concept de nombre et les enseignants qui croient faire des mathématiques font au mieux des sciences naturelles comme on classe les espèces ».

  • 13 10 est composé de deux chiffres, mais tant que la numération écrite n’est pas construite, « 10 » es (...)

42Legrand constate, au moment de son expérimentation, que l’étude des nombres inférieurs à dix prend ainsi au CP de nombreuses semaines, car, dans les pratiques observées et évoquées par le formateur, les enseignants passent à la découverte du nombre 7 seulement quand tous les élèves arrivent à écrire sans faute le mot six. Les élèves découvrent alors ensuite le chiffre13 10. Comme le principe de numération de position n’est pas expliqué, le nombre 10 (en chiffre) est lu comme un idéogramme et non pas comme l’effet de la grammaire qui signifie qu’il y a 1 élément de deuxième ordre. Puis les élèves étudient les nombres suivants par tranches de dix, de 10 à 19, de 20 à 29, etc. L’étude constatée par Legrand consiste uniquement à apprendre à passer de la numération orale à l’écrite et réciproquement. Or, s’il fallait donner une explication à la graphie de treize, elle viendrait de l’altération du mot trois ; quant à l’explication de la graphie de dix-huit, elle devrait s’appuyer sur le fait que 18 est égale à 10 auquel on ajoute 8. Dans ces conditions, Legrand constatait qu’il n’était pas rare de voir des classes de CP qui, à la fin de l’année, ne pouvaient lire ou écrire que les nombres inférieurs à 69, les enseignants ayant passé leur année à faire du naturalisme avec les nombres et ne sachant pas trop comment expliquer le mot soixante-dix. L’expérience tahitienne a montré, selon Legrand, que l’on peut facilement résoudre ce problème :

« Tu ne peux pas te rendre compte, mais des élèves de Taimoana utilisant, codant, lisant des nombres jusqu’à mille deux semaines après la rentrée devant des maîtres de CP qui depuis des années avaient du mal à « arriver à 60 » en fin d’année, ça faisait désordre. On a tout filmé ! ».

43Notons que ce problème, constaté par Legrand avant son expérimentation, est encore d’actualité aujourd’hui, il dépasse les frontières et les limites dans le temps. En effet, de nombreux affichages et outils des classes jusqu’à la fin du cycle 3, ainsi que des blogs postés par des enseignants montrent que la question de l’enseignement du nombre constitue une véritable difficulté. Nous ne détaillerons pas dans le présent article ces éléments, cela fera l’objet d’une publication distincte.

5.2. L’expérience tahitienne de Legrand : contexte de mise en œuvre et grandes lignes de l’enseignement proposé

  • 14 On rappelle qu’une épreuve en langue polynésienne avec note éliminatoire était exigée à l’entrée à (...)

44Legrand rappelle, durant l’entretien, la composition du groupe d’enseignants collaborateurs : si certains avaient été intégrés dans le corps des professeurs d’école, d’autres avaient été recrutés au niveau du brevet élémentaire, ils n’avaient majoritairement pas de formation scientifique. Ils étaient tous d’origine polynésienne et parlaient tous le tahitien14. En outre, il les décrit très ouverts aux propositions qui leur étaient faites et n’étaient pas économes de leur temps.

  • 15 Il s’agit principalement de l’école de Val Fautaua située sur la commune de Pirae.

45L’école de référence et qui servait de support à l’enseignement des normaliens était l’école de Fautaua Val située dans le quartier populaire de Titioro. Comme le précise Legrand, le très bon niveau des deux écoles d’application, de To’ata et de Tuterai Tane, avait induit un recrutement d’élèves issus de milieux culturellement favorisés plus élevé au sein des écoles d’application. C’est pourquoi il avait fait le choix de déplacer les terrains d’expérimentation et d’enseignement pour les mathématiques vers des écoles « très représentatives de la réalité polynésienne »15. La population du quartier populaire de Titioro est majoritairement issue de l’immigration interne, c’est-à-dire venue à Tahiti d’autres archipels de la Polynésie française. Les parents parlent, encore aujourd’hui, en langues polynésiennes (principalement en tahitien et en langues des Australes), les élèves parlent le « français local » entre eux, une forme de créole où la syntaxe est française, mais le vocabulaire en partie tahitien. Selon Legrand, la plupart des élèves parlent le tahitien plus ou moins correctement.

46Les grandes lignes de l’enseignement à l’école normale proposée par Legrand sont identifiables dans une synthèse proposée par le formateur dans la réédition revisitée de son ouvrage (Legrand, 2020). En maternelle, elles étaient les suivantes :

  • découverte du cardinal par reconnaissance globale dès l’entrée en maternelle ;

    • 16 C’est la partie de la numération qui n’utilise pas de grammaire, jusqu’à seize en français, quinze (...)
    • 17 Le reo mā’ohi est enseigné à l’école. Sur l’île de Tahiti, on enseigne le tahitien.

    découverte de la numération orale archaïque16 en français et en tahitien17 ;

  • découverte des chiffres ;

  • utilisation de l’addition et de la soustraction, mémorisation de résultats.

47À l’école élémentaire, au cours préparatoire (désormais CP), elles se découpent ainsi :

  • construction de la numération indo-arabique dès les premiers jours du CP ;

  • présentation de la numération orale en tahitien (jusqu’à un million) ;

  • passage de la numération écrite à la numération orale en tahitien à la numération écrite et réciproque ;

  • présentation de la numération orale en français standard jusqu’aux milliards ;

  • passage entre les deux numérations (écrite et orale).

48Selon le récit du formateur, l’expérimentation initiale, dont les grandes lignes ont été décrites ci-dessus, a duré deux ans, puis la pratique en routine une quinzaine d’années jusqu’à la fermeture de l’école normale, son remplacement par un IUFM et le changement de logique de formation que cela a induit. À quelques exceptions toujours possibles, la presque totalité des écoles de Tahiti suivait la progression ci-dessus, selon Legrand. Ainsi, toujours selon lui, les élèves arrivaient en classe de CP avec une bonne connaissance du cardinal dès le début de l’année, ce qui permettait au professeur, sans attendre, d’entamer l’étude des opérations.

5.3. Passage de la numération écrite à la numération orale en langue tahitienne

  • 18 Voir annexe.

49De façon théorique, c’est très simple. Les élèves « tahitianophones » connaissent la liste primitive (archaïque), mais n’ont pas toujours conscience de la grammaire. Pour ceux qui ignorent cette liste, par exemple des élèves provenant de France hexagonale récemment arrivés en Polynésie française, il suffit de l’apprendre comme un élève de 6ème qui apprend sa première langue étrangère. De façon pratique, selon le récit de pratique et d’expérience de Legrand, ce passage était effectué en tout début de l’année de CP. Dans le contexte des écoles qui suivaient la progression décrite plus haut, Legrand rappelle que les élèves arrivaient en CP avec de bonnes connaissances numériques, d’autant que la scolarisation maternelle précoce se généralisait, il existait déjà une section des tout petits, qui scolarisait les élèves dès deux ans. Selon Legrand, ils semblaient comprendre le concept de nombre, connaissaient bien les nombres inférieurs à dix, connaissaient des résultats de sommes et des techniques de calcul. La numération de position indo-arabique était introduite et expliquée la première semaine de l’année en deux séances consécutives18. À l’issue de ces séances, les élèves savaient coder des collections inférieures à cent et décoder toutes les écritures à deux chiffres. Ils ne savaient pas les nommer autrement que, par exemple pour 97, « neuf, dix et sept » ou quelque chose d’équivalent. Compte tenu des particularités de la numération orale en français standard, dans les écoles populaires de Fautaua Val ou Taimoana où les élèves étaient tahitianophones, la numération tahitienne était présentée et utilisée : on lit ce que l’on voit et on écrit ce que l’on entend.

50Legrand dresse un paysage qui semble un peu idyllique. Selon son bilan, son expérimentation permettait de travailler dès les premiers jours de l’année sur des nombres assez grands comme « neuf, dix et sept », et de développer des techniques de calcul sans adopter en français des numérations orales transitoires. Au-delà du discours du professionnel, une expérimentation plus récente serait envisageable afin d’investiguer davantage sur les effets de l’approche proposée.

5.4. Passage de la numération écrite à la numération orale en langue marquisienne

51L’expérimentation Legrand avait deux objectifs, le premier était de donner aux étudiants en formation initiale les outils les plus efficaces possibles pour les préparer à leur mission d’enseignement. Le second était d’améliorer les compétences des enseignants en formation initiale et en activité à l’occasion des nombreux stages de formation continue dont ils bénéficiaient.

52Selon Legrand, la numération marquisienne classique n’était que très rarement enseignée au sein des écoles aux Marquises et jamais en dehors de cet archipel. Aux Marquises, elle a été peu à peu remplacée par une numération décimale qui mime celle de la langue tahitienne. Le statut de la langue tahitienne et sa large diffusion dans les médias tend à faire régresser l’usage des langues polynésiennes non tahitiennes comme le marquisien, le paumotu ou les langues des Australes. Cependant, elle était enseignée en formation initiale ou continue pour mettre les enseignants dans une situation proche de celle des élèves de CP qui devaient faire le lien entre la numération écrite et la numération en français standard. En effet, Legrand a constaté qu’expliquer aux enseignants le peu d’efficacité et la difficulté à faire ce lien, pour des élèves qui ignoraient les subtilités de la numération orale française et devaient lire les nombres comme des idéogrammes, n’était pas évident : les instituteurs en formation ne saisissaient pas ce qui était en jeu dans cet apprentissage. Par contre, il constate que les mettre devant une situation du même type, c’est-à-dire qui impliquait la compréhension d’une grammaire complexe, les rendait conscients du besoin que les élèves avaient de comprendre. Ils se rendaient compte alors qu’il n’est pas possible, en marquisien, de lire même un petit nombre comme 92 sans procéder d’abord à sa décomposition en 2 fois 40 auquel on ajoute 10 et 2.

5.5. L’intérêt didactique : explicitation d’une grammaire des numérations

53Legrand explique qu’il a fait une utilisation des numérations tahitienne et marquisienne à la fois dans le cadre de la formation et dans le cadre de l’expérimentation sur le terrain (essentiellement concernant la numération tahitienne). Plus précisément, concernant les instituteurs en formation, il note que son approche était accessible à tous sans prérequis scientifique, en trois temps. Premièrement, la prise de conscience de la faiblesse des pratiques « anciennes » en ayant recours aux expériences pratiques des participants, jouant sur l’effet miroir, ou analysant des manuels et fichiers courants. Puis, dans un deuxième temps, en expliquant clairement et simplement le principe de la numération décimale indo-arabique, le principe de base fixe différente de dix ou à bases instables comme la numération maya. Les éclairages historiques permettaient de comprendre que cette numération, dont l’usage est maîtrisé par les adultes, n’a rien de naturel et doit être enseignée. La même démarche est adoptée pour la numération orale en français. Enfin, troisièmement, la transposition didactique (Brousseau, 1990) est proposée, des fiches détaillées sont données et commentées. Des leçons témoins, organisées par le groupe de formateurs, étaient filmées par des élèves instituteurs pour permettre la mise en œuvre en classe et l’appropriation par les professionnels du scénario didactique. Ainsi, comme le déclare Legrand, « des maîtres de CP qui depuis des années avaient du mal à arriver à 60 en fin d’année », et qui doutaient que l’on aurait pu trouver des élèves connaissant les nombres jusqu’à cent dès la première semaine de CP et capables de faire le lien entre numération écrite et orale pour des nombres à neuf chiffres, envisageaient un changement dans leur pratique de classe. Legrand insiste sur le fait que la mise en œuvre de l’expérimentation a été suivie d’une application sur le terrain de sa démarche par les professionnels.

54L’utilisation des numérations polynésiennes lors de l’apprentissage du nombre semble constituer un gain en classe selon le professionnel, à la fois pour son intérêt didactique, mais également pour son intérêt réel pour la prise en compte des contextualités et des nécessités praxéologiques liées à l’exercice de l’instituteur auprès d’élèves tahitianophones. Les nouveaux programmes « ajustés et adaptés » du cycle 2 de Polynésie française, proposés en 2020 à la communauté éducative, tendent à affirmer cet intérêt certain : « l’étude des nombres et de leur désignation orale en langues polynésiennes peut contribuer à lever des obstacles liés à la complexité de la numération orale française » (MEJS, 2020 : 87).

55Si l’étude récente du macrocontexte polynésien semble révéler un intérêt affiché par la noosphère à considérer les contextualités polynésiennes, on constate, de manière plus fine, que les ambitions du programme en mathématiques sont calquées sur celles de la France hexagonale et les exigences curriculaires des textes métropolitains. On citera, pour exemple, un des objectifs fixés pour l’élève scolarisé en CE1 en cycle 2 sur la connaissance des nombres : « il donne à l’oral comme à l’écrit le nombre qui suit et le nombre qui précède un nombre donné entre 1 et 999 » (MEJS, 2020 : 92). Cet objectif semble déconnecté de la réalité que nous évoquions précédemment, imposée par la valeur marchande du franc pacifique.

  • 19 ICME : International Congress on Mathematical Education.

56Précisons enfin que le travail proposé par Legrand n’a jamais fait l’objet d’une discussion scientifique dans le cadre habituel métropolitain. L’éloignement de la France hexagonale et la spécificité de la Polynésie française en termes d’autonomie de l’enseignement étant des causes que nous pouvons avancer de manière hypothétique. Legrand insiste amèrement sur le peu d’écho que son travail a pu rencontrer lors d’échanges avec des collègues français métropolitains. Pour des raisons pratiques, il échangeait avec ses collègues australiens lors de ses interventions en formation initiale d’enseignants à l’université de Canberra ou lors des congrès de l’ICME19. Il exprime d’ailleurs son regret d’avoir été écouté à Singapour plus qu’en France.

6. Discussion et limites

57Notons, de manière globale, que ce travail repose sur le discours d’un unique professionnel. Un travail de recueil de données auprès des autres professionnels du groupe est envisagé afin de confronter cette première lecture effectuée au travers du regard du formateur « concepteur » de l’expérimentation à celui des collaborateurs et des enseignants de terrain. Cette perspective permettra également de comprendre les dynamiques groupales au sein des professionnels de l’éducation en fonction de leurs places respectives dans le projet.

58Le constat que fait Legrand de l’offre de manuels scolaires inadaptée est à considérer avec prudence. Si Legrand insiste sur l’inadéquation entre les offres de manuels scolaires et le territoire polynésien, rappelant qu’il « n’existe pas à ce jour de manuel scolaire contextualisé », il semble oublier qu’à la suite de la signature de la convention du 31 mars 1988 entre l’État et le Territoire, les responsables du système éducatif de Polynésie française avaient la possibilité de procéder à des aménagements de programme et à l’adaptation des manuels scolaires. S’il n’existe pas à ce jour de manuel scolaire en mathématiques, dès 1991, les acteurs de l’éducation en Polynésie disposaient de ressources et d’outils contextualisés pour l’enseignement de l’histoire et la géographie (Lextreyt et al., 1991), pour l’enseignement de l’éducation civique en 1994 (Regnault, 1994) et pour l’enseignement du français en 1995 (Marty et al., 1995).

59Legrand affirme que dans les conditions de formation qu’il proposait aux enseignants stagiaires, ils devenaient capables d’expliquer les concepts mathématiques enseignés :

« Le passage par la numération tahitienne permet de montrer aux enseignants que le frein à la progression de nombreux élèves est bien la non-compréhension de la numération orale en français, les stratégies didactiques utilisées (fractionnement de l’étude par tranches de dix) venant obscurcir la grammaire particulière du français ».

60Ces affirmations ne reposent que sur le discours du professionnel. Elles ne peuvent actuellement être vérifiées dans le discours des membres de l’équipe de professeurs et formateurs avec laquelle il collaborait, étant donné l’absence d’entretien auprès de ce public.

61De manière globale, les éléments discutés dans cet article relèvent du discours de Legrand sur le récit de son expérience menée sur une période relativement éloignée du moment de recueil de données. Sans prendre en compte les éléments relevant de son parcours avant la réussite au CAPES de Legrand, les éléments de son parcours professionnel évoqués se situent dans une période allant de 1977, date de sa première rencontre avec Brousseau, à 2011, date du départ à la retraite de l’interviewé. Des incohérences sont perceptibles dans l’évocation et le positionnement historique des rencontres qu’il évoque. Ainsi, on notera une incohérence entre l’année de première édition du livre de Dehaene (1996), lecture qu’il met en lien avec sa rencontre avec « une américaine péremptoire » au congrès de l’ICME, et l’année durant laquelle s’est tenu effectivement ce congrès c’est-à-dire en 1984. L’évocation de ces deux rencontres, sa rencontre au livre et celle avec la dame « américaine » au congrès de l’ICME, semble proche dans son discours, il « venait de lire » ce livre, alors que sa publication effective se situe 12 années après le congrès.

62Les résultats de cette recherche mettent également en lumière « une mécompréhension, voire une méconnaissance du contexte de l’apprenant par le professeur, les programmes et les manuels scolaires » par le professeur Legrand (Delcroix, Forissier et Anciaux, 2013 : 147). C’est cette méconnaissance du contexte et les réalités imposées par la classe, qui le conduira à s’intéresser aux numérations tahitienne et marquisienne.

63Le contexte interne inhérent à l’ENMPF permettait à Legrand la mise en place de son expérimentation. En ce qui concerne le contexte externe « relatif aux aspects sociologiques, écologiques et culturels de l’environnement », on note l’importance de la multiculturalité dans son cheminement vers la contextualisation qu’il propose. Caractériser le caractère ascendant ou descendant de l’adaptation proposée par Legrand semble difficile : elle est descendante dans le sens où il est le concepteur et fait appliquer dans les classes par ses élèves instituteurs, l’adaptation se fait « d’un enseignant vers ses élèves » instituteurs (Delcroix, 2019), mais elle est également ascendante, au moins sur la période de mandature du ministre polynésien Nicolas Sanquer, dans le sens où ce qu’il a proposé, a été soutenu par le ministre, qui lui avait accordé son « soutien total ».

64La contextualisation proposée par Legrand semble constituer une des premières tentatives de prendre en compte la contextualité des savoirs en mathématiques de la culture polynésienne. Elle sera suivie par la prise en compte, dans les programmes adaptés de Polynésie française, de la numération tahitienne. Cette contextualisation peut cependant être qualifiée de moyenne à forte dans le sens où elle permet « de réinterroger la pertinence des programmes nationaux au regard des contextes considérés » (Delcroix, 2019). Si on peut saluer la prise en compte des contextualités dans les programmes « ajustés et adaptés » de Polynésie française (MEJS, 2020), on constate qu’elle relève d’un ajout simple des savoirs situés culturellement et que cette démarche semble révéler une réflexion insuffisante en termes de complémentarité : les programmes n’apportent pas d’éclairage didactique, ni d’éléments précis sur la programmation et l’imbrication des savoirs qui relèvent des contextes internes et externes.

7. Conclusion

  • 20 Dans ce sens, le réseau de Recherches Interdisciplinaires sur les Interactions entre Cultures, Lang (...)

65La contextualisation de l’enseignement est aujourd’hui une réflexion en chantier dans de nombreux INSPE marqué par une pluralité culturelle forte20. Cet article, avec les limitées mentionnées plus haut, montre l’intérêt à utiliser des éléments culturels pour améliorer la conception des scénarios didactiques en formation des enseignants et proposer une mise en œuvre en adéquation avec les réalités du terrain. L’utilisation de la numération en langue tahitienne et en langue marquisienne semble permettre une meilleure appréhension des numérations orale et écrite en français standard dans le contexte spécifique de la formation des enseignants du premier degré en mathématiques en Polynésie française. L’approche contextualisée de la numération orale et écrite en français standard proposée par Legrand et exposée dans cet article semble constituer une plus-value dans la formation initiale et continue des professeurs des écoles et instituteurs polynésiens. Si le passage de la numération écrite à la numération orale en langue tahitienne ne pose aucun problème dans la situation didactique, l’explication d’une grammaire des numérations apparaît indispensable lors de l’étude de cette numération en classe. Elle constitue un réel avantage pour l’élève, en classe, et le professeur, dans le cadre des formations, conscient des règles sous-jacentes à la grammaire. Elle semble préparer l’élève à aborder plus sereinement la grammaire de la numération orale et écrite en français standard. Elle peut permettre à l’enseignant de saisir les grammaires en jeu dans l’apprentissage et de comprendre les transpositions didactiques et leurs conceptions. Au-delà des spécificités polynésiennes, cette étude propose, grâce à une approche comparée des grammaires étudiées, d’envisager une expérimentation scientifique qui pourrait permettre de formuler des recommandations didactiques en lien avec l’apprentissage du nombre dans le contexte polynésien. Ceci n’est pas d’usage, mais il conviendrait en conclusion de ce travail d’adresser nos remerciements à Pierre-Olivier Legrand, professeur agrégé de mathématiques en poste à l’École Normale Mixte de Polynésie française des années 1990 à 2011, pour son récit d’expérience riche qui a permis le présent développement réflexif, ainsi qu’à Jacques Vernaudon, Maître des conférences de linguistique générale et océanienne (Laboratoire EASTCO) à l’Université de Polynésie française pour sa relecture attentive de linguiste.

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Bibliographie

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Notes

1 Il y a, en Polynésie française, des professeurs « expatriés » affectés pour une durée limitée à deux séjours de deux ans, et des professeurs « résidents » ayant obtenus une reconnaissance de centre des intérêts matériels et moraux (CIMM) qui y exercent sans limitation de durée.

2 Nous appelons « français standard » la langue française majoritairement parlée en France métropolitaine. La numération française utilisée en Suisse ou en Belgique est décimale.

3 Rappelons que le tutoiement est d’usage en Polynésie française.

4 Le terme s’applique aux nominations à base 20 (quatre-vingts). Cependant, tout le système oral français n’est pas vigésimal. Il est mixte depuis la réforme de Condorcet puisqu’il repose à la fois sur la base 10 et la base 20. Par exemple, le morphème -ze signifie +10 : douze : 2 + 10 ; treize : 3 + 10 ; quatorze : 4 + 10. Et le morphème -ante/ente signifie x10 : trente : 3x10 ; quarante : 4x10, etc.

5 Il existe des numérations presque décimales, des numérations décimales qui ne sont pas de position et des numérations décimales sans zéro (Ifrah, 1994).

6 Cependant, il y a bien une décomposition morphémique possible de sei-ze qui révèle une « grammaire » plus ancienne, laquelle s’est cristalisée dans le lexique : du lat. sedecim « seize » (b. lat. *sēdĕce, cf. Fouché p. 469), comp. De sex « six » et decem « dix ». Idem pour le -ante de quarante, etc. cf. latin -ginta.

7 Nous ne parlons ici que des entiers positifs et dans tout l’article le mot « nombre » désignera un élément de ℕ.

8 Par exemple, « -ze » et « -ante » sont des morphèmes, et non des mots. Ils sont significatifs et participent de la grammaire de la nomination des nombres.

9 Archaïque, du grec ἀρχαϊκός qui signifie « ancien ».

10 La société de l’époque n’a pas reconnu l’immense intérêt de cette innovation, comme elle a refusé le système métrique. Condorcet a même été condamné à la guillotine. La réticence d’une société à remplacer un savoir inefficace mais d’usage courant par un savoir efficace mais nouveau peut éclairer la difficulté qu’un élève rencontre quand on lui propose de remplacer un outil qu’il maitrise par un outil qu’il ne connait pas encore : d’où l’importance du concept de saut didactique introduit par Guy Brousseau). Par exemple, introduire la multiplication par l’itération additive n’est pas une bonne stratégie : l’élève préfèrera utiliser l’outil qui lui est familier, l’addition, plutôt que de faire l’investissement de l’apprentissage d’un outil nouveau, la multiplication.

11 Il existe des différences dans les langues marquisienne d’une île à l’autre. Par exemple, selon Le Cléac’h, ‘au vaut 200 dans le sud et 400 dans le nord des Marquises. La numération présentée ici est celle de Ua Pau aux Marquises Nord.

12 Les langues germaniques n’appliquent pas exactement cette règle, par exemple, 24 se dit vier und zwanzig (trad : quatre ET vingt).

13 10 est composé de deux chiffres, mais tant que la numération écrite n’est pas construite, « 10 » est lu comme un idéogramme, donc un chiffre.

14 On rappelle qu’une épreuve en langue polynésienne avec note éliminatoire était exigée à l’entrée à l’école normale.

15 Il s’agit principalement de l’école de Val Fautaua située sur la commune de Pirae.

16 C’est la partie de la numération qui n’utilise pas de grammaire, jusqu’à seize en français, quinze en espagnol, douze en allemand ou anglais etc.

17 Le reo mā’ohi est enseigné à l’école. Sur l’île de Tahiti, on enseigne le tahitien.

18 Voir annexe.

19 ICME : International Congress on Mathematical Education.

20 Dans ce sens, le réseau de Recherches Interdisciplinaires sur les Interactions entre Cultures, Langues et Apprentissages Scolaires (RIICLAS) a été créé en 2021 par un groupe de chercheurs en sciences de l’éducation (Voir http://espe.upf.pf/riiclas/).

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Table des illustrations

Titre Figure 1 : Représentation des cercles contextuels et la transformation contextuelle que les situations d’apprentissage subissent
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Pour citer cet article

Référence électronique

Matairea Cadousteau, « Retour d’expérience d’un professeur de l’école normale mixte de Polynésie française : un exemple de contextualisation en mathématiques dans les formations initiales du premier degré »Contextes et didactiques [En ligne], 21 | 2023, mis en ligne le 30 juin 2023, consulté le 06 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ced/4275 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ced.4275

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Auteur

Matairea Cadousteau

Université de Polynésie française – Laboratoire EASTCO

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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