1Métropole francophone du Québec, Montréal accueille une diversité linguistique connaissant une importante croissance (Statistiques Canada, 2017). C’est dans ce grand centre urbain que la majorité des familles immigrantes s’installent au Québec, et les écoles de la métropole prennent le pouls de cette diversité (Kanouté et al., 2016). En effet, le dernier rapport annuel du Centre de services scolaire de Montréal (désormais CCSDM), qui regroupait, en date du 30 septembre 2020, les écoles fréquentées par 77 762 élèves du préscolaire, du primaire et du secondaire, en témoigne. Le document atteste que le français représente la langue maternelle de seulement 50 % des élèves qui fréquentent les écoles liées au centre de services, les quatre autres langues les plus parlées par les élèves formant l’autre moitié de l’effectif scolaire étant, dans l’ordre, l’arabe, l’espagnol, l’anglais et le créole. Sans égard à leur langue maternelle, 27,6 % des élèves fréquentant les écoles du centre de services scolaire en 2020-2021 sont nés à l’étranger (CCSDM, 2021), une statistique qui exclut de facto les élèves immigrants de deuxième génération, qui viennent gonfler les rangs des élèves ayant une expérience personnelle de l’immigration. Le Programme de formation de l’école québécoise (désormais PFEQ) s’inscrit dans cette réalité, puisqu’il cite en premier lieu « [l]a diversité des jeunes, de leurs origines et des contextes sociaux et culturels dont ils sont issus » (Gouvernement du Québec, 2009 : 15) au moment d’aborder les éléments à prendre en considération dans le cadre de la différenciation pédagogique en classe de français au secondaire.
2Au Québec, le cours de français langue d’enseignement au secondaire (autrefois nommé cours de français langue maternelle) vise l’enseignement et l’évaluation de la communication orale, de l’écriture et de la lecture. Les contenus de ce cours reposent sur un découpage thématique (Daunay et Reuter, 2008). En vertu de ce découpage, par exemple, l’orthographe et la grammaire sont des contenus traditionnellement inclus dans le volet « écriture » du cours. Le volet « lecture » du cours de français, au Québec, comprend toujours l’enseignement-apprentissage de la littérature. Or, ces contenus – la langue orale, l’écriture, la lecture, la littérature – comprennent une dimension foncièrement culturelle. Cela est tout particulièrement vrai lorsqu’il est question de textes littéraires, puisque « le regard que ces derniers jettent sur le monde transforment souvent nos rapports aux autres, notre compréhension des rapports humains, des réalités sociopolitiques et culturelles, des questionnements éthiques et philosophiques » (Falardeau et al., 2009 : par. 15). Dans ce contexte, guider les élèves dans leur exploration, leur acquisition et leur maitrise de ces contenus, c’est aussi former des citoyens qui sauront être ouverts sur le monde au sein d’une société diversifiée.
3Nous pensons que la didactique de la lecture littéraire doit se pencher sur ces questions et sur leurs implications pour notre discipline au Québec. Les questions culturelle, sociale et politique de la diversité des sociétés contemporaines interpellent l’institution scolaire, dont l’une des responsabilités, outre celle, primordiale, de l’enseignement, est de prendre acte des enjeux de société, de faire évoluer les comportements et de « prendre en charge de façon innovante des questions sociales » (Barthes et Alpe, 2018 : 13). La question sociale de la diversité s’avère incontournable et nécessite que tous les acteurs du système d’éducation s’y penchent sans tarder (Dei, 2019 ; Garnier, Derouet et Malet, 2020 ; Toussaint, 2010), non seulement en formation initiale des maitres, mais également en contexte scolaire. À cet effet, il nous semble pertinent de nous pencher sur le modèle du triangle didactique (Chevallard, 1985/1991), qui comporte une valeur heuristique dans notre discipline, c’est-à-dire qu’il permet de modéliser le système et le champ de la didactique (Reuter et al., 2013). La démarche que nous proposons permet une articulation des concepts requis pour penser une didactique de la diversité en didactique de la lecture littéraire.
4Trois éléments forment les pôles du triangle représentant le système didactique : l’apprenant, l’enseignant et le contenu d’enseignement (Chevallard, 1985/1991). Dabène (1993) a proposé une complexification du modèle en y introduisant différents éléments susceptibles d’influer sur le système didactique, notamment le contexte social, lequel inclut les représentations sociales, et le contexte éducatif dans lesquels il prend place et qui le conditionnent nécessairement (cf. Figure 1). Cet ajout rappelle le modèle écologique du développement de Bronfenbrenner (1979). Ce dernier tire son origine de la psychologie, et sa pertinence s’avère patente en sciences de l’éducation (El Hage et Raynaud, 2014), car il décrit le développement de la personne comme le résultat de ses « interactions continuelles et réciproques » (par. 21) avec son environnement. En effet, l’école fait à la fois partie de la vie quotidienne des élèves et de la société civile, ce qui rend toute tentative de segmentation des sphères d’influence difficile à opérer. Pégourié-Khellef (2016) l’a montré dans le cas des écoles francophones confessionnelles d’Égypte, où « les domaines perçus habituellement clivés, domaines scolaire, formel, institutionnel et domaines privé, informel, personnel, se confondent, se superposent » (par. 11). Ces constats s’appliquent partout dans le monde, comme les processus d’apprentissage des jeunes ne se limitent pas au contexte scolaire (Lebrun, Lacelle et Boutin, 2012). Ainsi, le contexte socioculturel exerce une influence considérable sur chacun des pôles du triangle didactique.
- 1 Figure tirée de Dabène, 2014.
Figure 1 : La constellation didactique de Dabène (1993)1
5Selon Reuter et ses collaborateurs (2013), entre l’enseignant et l’apprenant se tisse une relation pédagogique, tandis que l’apprenant entretient une relation d’apprentissage avec le contenu, qui, lui, se rattache à son tour à l’enseignant par une relation didactique (cf. Figure 2).
Figure 2 : Les relations entre les pôles du triangle didactique
6Nous proposons de brosser un portrait des enjeux à considérer pour chacune des trois relations à l’œuvre dans le système didactique afin d’articuler la place et le rôle de la diversité en didactique du français, plus spécifiquement en didactique de la lecture littéraire. La relation didactique, qui concerne le lien entre l’enseignant et le contenu d’enseignement (ici, les textes littéraires), et qui conditionne de ce fait la transposition didactique (Germain, 2010), retiendra le plus notre attention dans cet article.
7Bien distincte de la relation didactique, qui relève de l’appropriation des contenus et de la mise en place de séquences d’enseignement et d’apprentissage propres à une discipline donnée, la relation pédagogique, nous l’avons vu, se tisse entre l’enseignant et l’apprenant et relève du champ élargi de la pédagogie (Germain, 2010). La diversité ethnoculturelle des élèves, inhérente au pôle « apprenant », s’avère une réalité incontournable (Dei, 2019 ; Toussaint, 2010) que les enseignants de français langue d’enseignement doivent prendre en compte dans la relation pédagogique. Cette dimension s’accorde avec les balises du PFEQ (2009), tel que nous l’avons montré précédemment.
8Les élèves issus de cultures étrangères à celle du groupe majoritaire peuvent, dans le cours de français, éprouver de la dissonance culturelle (Lahire, 2004) entre leur culture d’appartenance et la culture légitimée par l’école, c’est-à-dire celle du groupe majoritaire québécois de descendance française et des classes sociales qui jouissent du plus grand capital culturel et économique (Bourdieu, 1964). Une situation analogue peut toucher les élèves québécois francophones issus de milieux culturellement défavorisés, pour qui le clivage entre la norme linguistique valorisée dans la classe de français et la langue acquise dans le milieu familial est propice à développer une insécurité linguistique (Chiss, 2010). L’enseignant a le pouvoir de valoriser la diversité des appartenances culturelles des élèves, de veiller à leur sentiment d’appartenance dans le cadre de la classe et de s’assurer que leurs savoirs soient valorisés, par exemple, lors de discussions en classe. Dans le cas des élèves allophones, cette démarche peut notamment s’effectuer par le truchement d’approches plurilingues (Maynard et Armand, 2016 ; Perregaux, 2004). Entre autres, l’approche par projets et les méthodes didactiques ancrées dans la pluralité des perspectives, les approches relationnelles et socioconstructivistes figurent également parmi celles qui valorisent la diversité raciale et des genres (Lemieux, 2021).
9En ce qui concerne spécifiquement la lecture de textes littéraires dans le cadre du cours de français, le bagage culturel propre aux élèves façonne leurs représentations du monde. Cette dimension doit être considérée dans les situations d’enseignement et d’apprentissage, car elle module les apprentissages des élèves (Abric, 1994). Ces dispositions conditionnent la lecture de textes littéraires et, chez les élèves issus d’une culture étrangère à celle de l’école, peuvent susciter des interprétations riches et inattendues lors d’interactions en classe. En effet, ces interprétations découlent des images mentales et des connaissances du monde de ces élèves, différentes de celles partagées par leurs pairs issus du groupe culturel majoritaire (Jouve, 2004 ; Sauvaire, 2011a). La tradition scolaire de l’enseignement de la littérature tend à considérer comme des déficits ou des digressions les lectures subjectives qui s’écartent de la réponse attendue par l’enseignant (Bleich, 1978 ; Langlade, 2004). Néanmoins, comme l’explique Jouve (2011), différentes interprétations d’un texte peuvent être admises si elles se fondent sur les données textuelles, conformément aux attentes liées aux critères d’évaluation de la lecture au secondaire au Québec, soit la compréhension, l’interprétation, la réaction et l’appréciation critique. Il est de la responsabilité de l’enseignant d’accueillir ces réponses inattendues et diversifiées comme valides et formatrices (Langlade, 2004) lorsqu’elles sont ancrées textuellement. Ce changement de paradigme dans la classe de français permet d’alimenter la confiance des élèves non francophones ou issus d’une culture minoritaire au moment de valider leurs hypothèses interprétatives en classe (Miquelon, 2022). Cette démarche inclusive influencera positivement leurs apprentissages, puisque la lecture littéraire doit être socialisée pour susciter des apprentissages (Falardeau, 2003 ; Sauvaire, 2011b).
10La relation d’apprentissage se tisse entre l’apprenant et le contenu d’enseignement. Il nous apparait dès lors utile de convoquer la notion de rapport au savoir (Charlot, 1997) et, plus spécifiquement dans le cas qui nous occupe, de rapport à la lecture littéraire (Émery-Bruneau, 2010, 2011), qui se définit comme la disposition de l’apprenant face à la lecture littéraire. Il comporte plusieurs éléments, dont :
« la mémoire intertextuelle du lecteur, ses connaissances et ses représentations de la langue, du langage, des textes et de la littérature, son engagement dans ses pratiques de lecture, ses référents culturels, son histoire personnelle et son histoire scolaire, ses conceptions du monde, ses réseaux de socialisation, etc. » (Émery-Bruneau, 2011 : 35).
11Ainsi, le rapport à la lecture littéraire de chaque élève comprend de nombreux facteurs individuels et, qui plus est, se reconfigure sans cesse, comme il s’ancre dans la culture individuelle, laquelle revêt un caractère résolument pluriel, dynamique et complexe (Lahire, 2004). De manière analogue, les sujets lecteurs sont eux-mêmes « pluriels, mobiles, changeants et possiblement contradictoires » (Sauvaire, 2013 : 80), ce qui fait en sorte que leur subjectivité, leurs gouts et leurs modes de lecture privilégiés varient à travers le temps et d’une œuvre à l’autre, notamment selon les contextes de lecture. Ainsi, la relation d’apprentissage entre l’apprenant (ici, le sujet lecteur) et le contenu d’apprentissage (soit le texte littéraire) s’annonce riche d’une diversité qui tire son origine des deux pôles en présence. Le sujet lecteur est divers (Sauvaire, 2013) et le texte littéraire, par sa structure marquée par les multiples blancs que le lecteur doit remplir (Eco, 1985/1979), convoque la diversité des lectures, particulièrement dans le cas des textes proliférants (Tauveron, 2001), c’est-à-dire les textes structurellement conçus pour générer des interprétations multiples. Sauvaire (2011b) souligne que la lecture littéraire reflète cette diversité à volet double, et soutient que c’est précisément ce qui fait d’elle un lieu privilégié de compréhension des diversités culturelles. En effet, les lectures subjectives des élèves s’ancrent dans le bagage culturel qui leur est propre (Miquelon, 2022). La lecture singulière de chaque élève (son « texte du lecteur », selon Mazauric, Fourtanier et Langlade, 2011) nous informe donc à la fois sur lui-même et sur de nouvelles interprétations possibles du texte (Jouve, 2004).
12Afin de favoriser la relation d’apprentissage dans ce contexte de diversité, l’enseignant doit voir à ce que l’élève se sente libre, même encouragé, d’accueillir sa propre diversité au moment d’entrer en relation avec les textes littéraires. Les élèves ont appris au cours de leur scolarisation à conformer leurs réponses à un cadre prescrit, qui souhaite tendre à l’objectivité, ce qui les éloigne de la conception selon laquelle ils participent réellement à la création et à l’interprétation du sens d’une œuvre en le recouvrant à leur manière (Bleich, 1978). Ceci a pour résultat qu’un bon nombre d’élèves censurent leur investissement subjectif dans le cadre de leurs lectures scolaires (Miquelon, 2017). Pour pallier cette difficulté, Sauvaire (2011b) propose plusieurs dispositifs didactiques alliant lecture et écriture et dont l’objectif vise la réconciliation du sujet lecteur avec sa propre subjectivité afin qu’il puisse prendre appui sur elle pour construire des apprentissages plus significatifs :
« [Les récits de lecture écrits par les élèves] peuvent prendre la forme guidée d’un journal dialogué (Lebrun, 1996) ou plus libre d’un cahier de lecture (Lebrun et Coulet, 2003), ou plus élaborée de l’autobiographie de lecteur (De Croix, Dufays, 2004 ; Rouxel, 2004). Le commentaire justificatif (Tauveron, 2005) apparaît comme un écrit complémentaire dans lequel la mise à distance est explicitement sollicitée. […] [Ces écrits] constituent aussi une ressource pour guider les débats interprétatifs, que ceux-ci se déroulent entre pairs, comme dans les comités de lecture (Lebrun et Coulet, 2003) et les cercles littéraires (Hébert, 2003) ou avec l’enseignant » (Sauvaire, 2011b : 139).
13D’autres dispositifs didactiques comme l’esthétigramme (Lemieux, 2020) proposent d’accueillir la diversité des réceptions des élèves grâce à la documentation cartographique, laquelle permet une prise de conscience personnelle et sociale par rapport à la lecture d’œuvres littéraires dites sensibles. Ce type de dispositifs nous amène à nous pencher sur les enjeux entourant la relation didactique.
14Dans la relation qu’il entretient avec les contenus d’enseignement, l’enseignant peut choisir quels dispositifs mettre en place dans sa classe afin de favoriser la relation d’apprentissage de l’élève avec les contenus, comme nous venons de le voir. Il détient aussi le pouvoir et la responsabilité d’effectuer des choix sensibles et éclairés par rapport aux contenus à enseigner dans son cours, de les didactiser convenablement et de vérifier que ces contenus ont effectivement été appris tout en suivant la démarche de la transposition didactique (Germain, 2013 ; Thouin, 2020). Au Québec, les enseignants jouissent de beaucoup de latitude quant aux choix de corpus littéraires à aborder dans leurs classes (Dezutter, 2004). Or, aucun choix didactique n’est neutre sur le plan idéologique : toute didactique, particulièrement celle des langues et plus encore celle du français, comporte des enjeux sociologiques, éthiques et, surtout, politiques (Séoud, 2001). L’histoire de cette langue et de sa diffusion se rapporte à un espace qu’on appelle aujourd’hui politiquement la francophonie, lequel est marqué par le colonialisme et, subséquemment, la décolonisation. Cette langue se retrouve aujourd’hui, au Québec, « au cœur des enjeux d’intégration des immigrants » (Kanouté et al., 2016 : 18). Nous proposons donc quelques pistes pour explorer la relation didactique au regard d’une perspective valorisant la diversité.
15D’après Nguimbi (2009), au Gabon, les programmes éducatifs officiels prévoient des corpus littéraires qui donneraient une place égale aux auteurs français, africains et étrangers, mais les auteurs français sont en réalité « hégémoniques » (Nguimbi, 2009 : 75). De plus, le programme de l’enseignement littéraire gabonais ne considère pas la littérature française comme de la littérature étrangère (Nguimbi, 2009). Cette posture témoigne d’un choix curriculaire et politique reflétant les vestiges coloniaux du pays. Plusieurs enseignants gabonais sondés par Nguimbi relèvent que, même si la littérature gabonaise reste « marginalisée au sein de sa propre institution scolaire » (Nguimbi, 2009 : 143), les élèves s’y identifient davantage et s’approprient ses textes aisément. Il souligne que les enseignants sont de plus en plus nombreux à faire le choix conscient de proposer davantage d’œuvres gabonaises et, plus largement, africaines dans leur corpus, dans une démarche qui relève de la désaliénation. Cette constatation illustre bien ce que Jouve (2004) entend lorsqu’il affirme que les élèves s’intéressent davantage aux objets d’enseignement qui leur parlent d’eux-mêmes.
16Ainsi, cet exemple d’enjeu auquel font face les enseignants de l’école francophone gabonaise est tout à fait en adéquation avec les questionnements qui préoccupent les enseignants québécois (Goulet et al., 2013). Au Québec, comme au Gabon, la prégnance de la littérature française dans les cours de littérature dépeint une histoire politique et coloniale. Comme l’affirme Mazauric (2010), il existe une violence symbolique certaine dans le fait d’imposer à des élèves aux origines diversifiées des œuvres littéraires présentant uniquement le groupe culturel dominant, dans lesquelles les élèves ne se voient pas nécessairement représentés, tout en insistant sur le fait qu’il s’agit là de leur patrimoine culturel. Ainsi, un corpus littéraire diversifié, qui inclut des littératures diversifiées, qu’elles soient locales ou étrangères, s’avère bénéfique aux élèves d’appartenances culturelles diverses, qui pourraient se reconnaitre dans les œuvres proposées par l’école. En effet, d’après Smith (2021), les élèves afroaméricains éprouvent des difficultés en littératie qui découlent directement de leur racialisation, notamment par le biais de la dévalorisation de leur anglais vernaculaire. La chercheuse élabore une approche transraciolinguistique, qui place explicitement la question raciale au cœur des cours de langue et de littérature, ce qui permet d’éveiller chez les élèves une conscience métaraciale, métaculturelle et métalinguistique. En effet, le processus d’acculturation représente un passage obligé lors de la scolarisation dans la société d’accueil, tant pour les élèves immigrants de première que de deuxième, voire de troisième génération (Kanouté et al., 2016). L’approche transraciolinguistique sert à éviter aux élèves racisés de perdre leur identité propre dans ce processus d’acculturation (Smith, 2021).
- 2 Nous choisissons de mettre une majuscule au début de ce mot, suivant les conventions par rapport à (...)
17Cela dit, un corpus littéraire diversifié s’avère aussi bénéfique au développement de l’empathie pour les élèves dont l’appartenance culturelle concorde avec celle du groupe majoritaire. D’après Sauvaire, « l’éducation à la diversité culturelle est un impératif de formation pour tous les élèves qui sont ou seront confrontés aux mutations de nos sociétés contemporaines » (Sauvaire, 2011b : 136). En effet, en plus de permettre la découverte de soi (Bleich, 1978 ; Jouve, 2004 ; Rouxel, 1996), la littérature offre une myriade d’univers narratifs permettant la découverte de l’Autre2 et du monde. De ce fait, elle présente des occasions propices au développement de l’empathie lorsque les élèves mobilisent leurs ressources subjectives et des facettes de leur imagination narrative (Lemieux et Lacelle, 2016 ; Nussbaum, 1998). En effet, l’œuvre littéraire met en scène des personnages que les lecteurs découvrent « de l’intérieur » grâce à des processus comme l’illusion référentielle et l’identification (Dufays, Gemenne et Ledur, 2005). L’expérience de lecture se veut ainsi une « double expérience d’incorporation de l’autre et de refiguration de soi » (Sauvaire, 2011b : 135). Ce mécanisme permet au sujet lecteur de se rapprocher de l’expérience que serait de vivre une autre vie que la sienne et, de ce fait, de concevoir la figure de l’Autre (une femme, pour un lecteur masculin ou un homme racisé, pour un lecteur blanc, par exemple) comme une entité complexe, riche, et pleinement humaine (Nussbaum, 1998).
18En prenant connaissance des aspirations, expériences et difficultés qui jalonnent le parcours de personnages vivant des expériences radicalement différentes des leurs, les élèves peuvent prendre connaissance, parfois pour la première fois, de l’impact du racisme, de l’homophobie, de la pauvreté ou de toute autre forme de marginalisation sur les individus. Cette prise de conscience peut entrainer pour certains élèves un choc entre les valeurs de l’école – inclusive et démocratique – et les valeurs familiales, par exemple, dans un cas hypothétique où un élève proviendrait d’une famille dans laquelle les discours racistes ou homophobes sont normalisés. De ce fait, un enseignement de la littérature qui présente des personnages diversifiés aux élèves participe non seulement à la formation de lecteurs, mais également à la formation de citoyens du monde (Nussbaum, 1998). Cela dit, aussi important que puisse l’être le développement de l’empathie chez les élèves, leur découverte du monde et des Autres ne doit pas se résumer à la découverte et à la contemplation de leurs difficultés perçues. Selon Jiménez (2021), il est important que les livres choisis par les enseignants mettent en scène des personnages qui vivent de la marginalisation, mais dont la trame narrative dépeint leur identité complexe et participe à déconstruire des stéréotypes au sujet de leur communauté. Sans oublier la discrimination systémique et les inégalités dont sont victimes les membres de la communauté noire en Amérique du Nord, Love (2019) insiste sur le fait qu’il est temps pour les enseignants blancs de mettre davantage de l’avant la solidarité, la résilience, la liberté, les succès et la joie des jeunes Noirs, plutôt que d’insister en classe sur leurs oppressions historiques et actuelles, puisqu’un tel discours perpétue les cycles de victimisation et cristallise cette posture dans l’imaginaire collectif. Il importe ainsi de mettre de l’avant, dans le cours de littérature, des récits qui célèbrent des évènements de vie et qui offrent des représentations positives de personnages historiquement marginalisés, au lieu de faire état de leur stigmatisation systématique et de perpétuer des stéréotypes (Lemieux, 2021 ; Love, 2019).
- 3 Notre traduction.
- 4 Nous remercions Vanessa Destiné, journaliste et chroniqueuse spécialisée des questions interculture (...)
19L’autrice nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, dans sa communication « The danger of a single story » (« Le danger de l’histoire unique »), en 2009, désavouait la facilité à réduire l’Autre à une seule caractéristique, souvent négative et déshumanisante, et en appelait à la diversification des récits, particulièrement dans la littérature : « Les histoires ont été utilisées pour déposséder et pour calomnier, mais elles peuvent aussi être utilisées pour émanciper et humaniser. Les histoires peuvent briser la dignité d’un peuple, mais elles peuvent aussi réparer cette dignité brisée »3. Nous recommandons le visionnement en salle de classe de cette communication avec les élèves pour susciter des réflexions et des discussions sur l’essentialisation et la diversité prises au sens large4. L’enseignement de la langue et de la littérature constitue non seulement un des lieux possibles d’une telle éducation à l’empathie et à la citoyenneté, mais la nature même de ces objets d’enseignement en fait un véhicule privilégié pour permettre aux élèves de construire une vision du monde plus équitable, diversifiée et inclusive (Dei, 2019).
20Selon Dei (2019), le caractère central de la notion de littératie dans les cours de langue et de littérature pose lui-même problème compte tenu de la définition même du concept, soit de savoir lire et écrire dans les langues prédominantes que sont l’anglais (au Canada et aux États-Unis, mais aussi ailleurs dans le monde) et le français (notamment au Québec, où, malgré un statut de langue minoritaire au sein du Canada, le français demeure la langue majoritaire, donc assortie d’une posture privilégiée relative au contexte dans lequel elle évolue). Il insiste sur le fait que plusieurs cultures, comme celles des peuples autochtones, ne perçoivent pas la littératie comme étant centrée sur les compétences fonctionnelles individuelles. La question de la définition même de ce concept est d’ailleurs soulevée par plusieurs chercheurs de notre domaine. Par exemple, Boldt et Leander (2020) se disent préoccupés par une vision rigide et étroite de la littératie selon laquelle sont prescrits les jalons d’une littératie dite « valide » et qui produit des classes de personnes « lectrices », « non lectrices » et « en difficulté de lecture » (Boldt et Leander, 2020 : 516)5. Les auteurs soulignent que ces classes sont bien sûr profondément ancrées dans des privilèges raciaux et de classe sociale préexistants dans la société. Selon Dei (2019), dans les systèmes éducatifs canadiens actuels, l’inclusion sociale devrait occuper une place centrale dans l’éducation à la littératie et dans la façon dont nous réfléchissons le changement et l’amélioration des gestes didactiques en éducation. Toujours d’après Dei (2019), cette démarche doit commencer par une auto-analyse, de la part des enseignants, de la façon dont leurs expériences de vie et leur contexte d’enseignement transforment la façon dont ils enseignent.
21En effet, tout comme celui des élèves influence la relation d’apprentissage et la relation pédagogique, le rapport à la lecture littéraire (Émery-Bruneau, 2010, 2011) des enseignants et, plus largement, leurs rapports au savoir (Charlot, 1997) et à la culture (Falardeau et al., 2009) pétrissent la relation pédagogique et la relation didactique, notamment par la voie du choix de corpus littéraires (Beaudry et al., 2018 ; De Beaudrap et al., 2004 ; Émery-Bruneau, 2010 ; Falardeau et al., 2009 ; Ulma et Winkler, 2010). Ces rapports à la lecture littéraire, au savoir et à la culture, nous l’avons vu, revêtent un caractère tant individuel que culturel. L’enseignant – l’enseignant de littérature au premier chef – joue auprès de ses élèves le rôle de médiateur, de guide et de passeur culturel (Gouvernement du Québec, 2003 ; Zakhartchouk, 1999) et endosse la responsabilité de la « médiation culturelle » (Zakhartchouk, 1999 : 30), par laquelle la culture socialement légitimée est démocratisée et transmise aux élèves. Les élèves arrivent dans les cours de littérature avec un bagage culturel déjà existant, qui leur est propre et grâce auquel ils s’approprient les œuvres littéraires proposées (Miquelon, 2022). L’acquisition de la culture légitimée par l’école doit ainsi être ancrée dans les repères culturels de l’élève pour devenir signifiante à ses yeux (Gouvernement du Québec, 2003). Or, comment les enseignants actualisent-ils le rôle de passeur culturel en classe de littérature au regard de la diversité des sujets-lecteurs et de la diversité des corpus ? Nous croyons que cette question mérite qu’on s’y attarde. En effet, les contours de la culture transmise sont dessinés par le territoire dans lequel elle s’ancre et par celui qui la porte (Zakhartchouk, 1999). Ainsi, l’appartenance ethnique et culturelle de l’enseignant de français à tout à voir avec la relation didactique (Dei, 2019 ; Smith, 2021), celle qu’il entretient avec les textes littéraires qu’il choisit d’enseigner.
22Il y a, au Québec, une « sous-représentation persistante du personnel enseignant de groupes racisés » (Larochelle-Audet, 2019 : i). Les personnes canadiennes issues de l’immigration qui se destinent à l’enseignement et qui pourraient contribuer à améliorer la représentativité du corps enseignant rencontrent des écueils nombreux dans le cadre de leur insertion professionnelle (Larochelle-Audet, 2018 ; Mujawamariya et Moldoveanu, 2006). Or, les élèves issus de l’immigration au Canada – nous l’avons vu, 27,6 % des élèves fréquentant le CCSDM en 2020 sont nés à l’étranger – soulignent à quel point une réelle représentativité ethnique et culturelle au sein du personnel enseignant leur manque (Dei, 2019) ; celle-ci serait en effet un facteur favorisant le succès des élèves immigrants (Niyubahwe, Mukamurera et Jutras, 2013). Cela nous ramène à l’importance pour l’enseignant issu du groupe culturel majoritaire et dominant d’en être conscient (Dei, 2019) au moment de penser la relation didactique.
- 6 La traduction du terme « settler colonialism » est d’Isabelle Côté (2019a).
23Le groupe majoritaire de descendance canadienne-française dans la société comme dans l’enseignement, au Québec, provient d’un colonialisme de peuplement6 (Tuck et Yang, 2012), dans un pays, le Canada où les oppressions coloniales ont toujours cours (Côté, 2019a) et dans lequel les francophones ont un double statut paradoxal de colonisateurs et de colonisés (Giroux, 2020). Cette situation ne peut être occultée, et les enseignants peuvent en prendre acte en s’engageant dans une démarche éducative de décolonisation (Battiste, 2019 ; Dei, 2019 ; Tuck et Yang, 2012).
24Il est d’abord important de souligner que les termes « décolonisation » et « décoloniser », de plus en plus présents dans le débat public (Dei, 2019), ne doivent pas être utilisés à la légère, au risque d’être vidés de leur sens (Tuck et Yang, 2012). D’abord, le sens premier du concept de « décolonisation » propose la reprise de possession par les peuples autochtones de leurs territoires non cédés (Tuck et Yang, 2012). Cela étant dit, les études sur la décolonisation revêtissent un caractère pluriel, et Côté (2019a) relève différentes définitions du concept ayant été proposées par des chercheurs en sciences de l’éducation. Par exemple, d’après Regan (2010), la décolonisation serait une réconciliation qui enclencherait « un véritable dialogue de déconstruction des identités et des mythes des relations entre Autochtones et Allochtones dans leur condition d’occupant » (Côté, 2019a : 32), alors que pour d’autres chercheurs, notamment Battiste (2013) ainsi que Binda et Caillou (2001), la décolonisation repose plutôt sur la déconstruction du monopole occidental quant à la définition de la notion de « savoirs valides », au profit d’une reconnaissance des savoirs ancestraux des peuples autochtones comme étant leurs égaux (Côté, 2019a). Pour Dei (2019), une éducation décoloniale à la littératie passe par la transformation des relations de pouvoir, notamment la reconnaissance des privilèges du groupe dominant et la remise en question de toute pensée issue du colonialisme, reposant sur la supériorité d’un groupe sur un autre. Pour ce faire, les corps éducatifs devraient effectuer une revalorisation des savoirs des peuples autochtones et un enseignement à la littératie centré sur l’humanisation et la valorisation authentique de l’Autre (Dei, 2019). Dans une recension des écrits sur l’intégration des perspectives autochtones en éducation en milieu francophone minoritaire au Canada, Côté (2019b) a relevé qu’une des méthodes les plus prometteuses pour la décolonisation de l’éducation et l’intégration des perspectives autochtones dans l’enseignement reposait sur l’intégration de la littérature autochtone dans les corpus littéraires scolaires. Celle-ci aurait des effets bénéfiques tant sur les élèves autochtones, qui se voient enfin représentés et de manière juste à l’école, que sur les élèves allochtones, pour qui les textes littéraires offrent une entrée privilégiée dans les perspectives autochtones (Côté, 2019b), ce qui nous ramène à ce que nous avons préalablement exposé sur le développement de l’empathie par la lecture littéraire (Nussbaum, 1998). Côté (2019b) relève que cet effet bénéfique s’observe tant au primaire qu’au secondaire (DeRoy-Ringuette, 2018). Une pratique de lecture émancipatoire (Lemieux, 2022), inspirée des travaux de bell hooks, qui vise l’ouverture à l’autre dans la bienveillance et dans une perspective de justice sociale, serait à privilégier dans le cadre de cet exercice. Une telle pratique vise notamment, par le biais de la littérature, à susciter une prise de conscience des systèmes d’oppression. Elle valorise également la voix des élèves en leur offrant la possibilité de parler librement, en contexte scolaire, des œuvres littéraires et de leur propre réaction subjective à celles-ci. Elle enjoint les élèves, sans les y contraindre, à mettre les œuvres en relation avec leur propre parcours de vie dans le cadre de la réaction aux textes. Cette démarche permet de jeter un éclairage unique sur les textes littéraires et de valoriser les savoirs d’expérience acquis par les élèves de toutes origines hors de la classe, en reconnaissant leur validité (Lemieux, 2022).
25La recherche en didactique nécessite un arrimage constant avec les contextes sociaux (Barthes et Alpe, 2018), qui influencent les relations didactique, pédagogique et d’apprentissage. Ainsi, il est pertinent aujourd’hui de penser la didactique de la lecture littéraire sous l’angle de la diversité. Une telle approche répond aux besoins des élèves, issus de groupes culturels minoritaires ou non, mais aussi de la société diversifiée, au moyen de la formation de citoyens capables de réfléchir sur le monde pluriel dans lequel ils évoluent au Québec. Nous avons choisi le triangle didactique comme outil heuristique pour explorer les avenues possibles vers une didactique valorisant la diversité en classe de littérature.
26Dans le cadre de la relation didactique, il nous apparait judicieux d’attirer l’attention des des enseignants sur le choix des corpus littéraires scolaires, lequel requiert une réflexion approfondie sur les questions d’appartenance culturelle. Les enseignants sensibilisés à ces enjeux pourront proposer à leurs élèves, tous issus de cultures diversifiées, des œuvres diverses dans lesquelles ils pourront se reconnaitre et à travers lesquelles chaque élève de la classe pourra accéder à une meilleure compréhension du monde et de soi. À l’issue de ces réflexions, les enseignants pourront avancer dans une démarche de décolonisation de l’éducation au sens où l’entend Dei (2019). Cette démarche, qui s’inscrit dans la relation didactique liant l’enseignant aux contenus d’enseignement, pourra mener à des lectures émancipatoires (Lemieux, 2022) et permettra d’atteindre les deux objectifs formulés par Sauvaire : « faire acquérir une culture scolaire qui ne se résume pas à l’intégration d’une culture patrimoniale et développer une compréhension réflexive des diversités culturelles » (Sauvaire, 2011b : 136).
27Dans le cadre de la relation pédagogique, celle qui se tisse entre l’élève et l’enseignant, c’est la prise en compte consciente et systématique de la diversité des élèves comme de la classe que l’enseignant doit mettre en œuvre. En valorisant et en légitimant la culture des élèves lorsqu’elle diffère de celle de l’école, les enseignants diminueront la dissonance culturelle des élèves et leur insécurité linguistique, favorisant leurs apprentissages. En didactique de la lecture littéraire, cette démarche procède notamment par la légitimation d’interprétations diversifiées, nourries des repères culturels des élèves.
28Grâce à ses choix de corpus et à son ouverture à la diversité subjective et culturelle de ses élèves, l’enseignant pourra favoriser la relation d’apprentissage, c’est-à-dire celle que l’élève entretient avec les contenus d’enseignement. Une amélioration de la relation d’apprentissage entre l’élève et les textes littéraires améliorera son rapport à la lecture littéraire. Nous pouvons espérer qu’une telle réflexion, suivie d’actions concrètes, sera garante d’un grand plaisir à apprendre au contact des œuvres littéraires et à fréquenter les diverses littératures qui reflètent des enjeux authentiques, pertinents et équitables.