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Construit ou objet construit ? Questionner la valeur épistémologique de l’entrée « interculturel » dans des supports académiques du supérieur français

Hypothetical construct or intervening variable? Questioning the epistemological value of “intercultural” in today’s French applied linguistics community
José Ignacio Aguilar Río et Cédric Brudermann

Résumés

Cet article interroge la valeur épistémologique de l’entrée « interculturel » à l’aune d’analyses portant sur des supports supposés refléter les pratiques sociales d’enseignement et de recherche mises en œuvre par les enseignants-chercheurs relevant de la septième section du Conseil National des Universités (sciences du langage : linguistique et phonétique générales) dans le contexte académique français actuel : maquettes de formation initiale en Français Langue Étrangère et Seconde pour le volet « enseignement » et publications en sciences du langage pour le côté « recherche ». Les analyses réalisées mettent en lumière un flou autour d’« interculturel », suggérant par là même une remise en question de sa valeur épistémologique. S’ensuit une discussion critique autour de la valeur épistémologique d’« interculturel » et de sa validité scientifique pour (ne pas) rendre compte des situations de contact entre langues, attitudes et représentations contextualisées, de même qu’entre locuteurs qui les incarnent et les véhiculent.

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Texte intégral

1. Introduction

  • 1 Une recherche effectuée sur la plateforme Isidore indique notamment à cet égard une croissance de 2 (...)
  • 2 Par rapport au concept, tel qu’il a par exemple pu être défini à l’origine par Abdallah-Pretceille (...)
  • 3 « Les construits représentent des comportements ou événements non-observables, inférés par une mesu (...)

1L’entrée « interculturel » (désormais IC) est régulièrement mobilisée dans la sphère académique1, tant à des fins de formation que dans le cadre de travaux scientifiques. L’IC tend cependant à y être mobilisé avec des définitions variables (Brudermann et Aguilar, 2021)2, ce qui conduit certains chercheurs à émettre des réserves vis-à-vis de sa valeur épistémologique (Dervin, 2017). En raison de ces développements, l’IC est-il à présent davantage à considérer comme un construit3 – à entendre comme une explication toute prête d’un phénomène (Demaizière et Narcy-Combes, 2007) – ou comme un objet scientifiquement construit ?

  • 4 En tant que champ disciplinaire duquel nous nous réclamons en tant qu’enseignants et chercheurs. Du (...)
  • 5 En tant que référentiels censés servir de cadre institutionnel aux pratiques d’enseignement à l’œuv (...)

2Pour nourrir la réflexion autour de cette question, cet article interroge les mobilisations de cette entrée telles qu’elles émergent dans des supports institutionnels supposés formaliser et consigner les pratiques sociales de formation et de recherche ayant cours dans la sphère académique relevant de la didactique des langues et des cultures (désormais DDLC)4 : maquettes5 de formation de formateurs de français « comme » langue étrangère et seconde (désormais FLES), pour le volet « enseignement » et publications en sciences du langage (désormais SDL) – en tant que résultats de conduites scientifiques effectivement mises en œuvre – pour le volet recherche. Cet effort, qui vise à prendre appui sur des contenus empiriques potentiellement représentatifs des pratiques professionnelles associées à la sphère académique (l’enseignement et la recherche) afin d’y observer ce qui se joue autour de l’entrée IC, s’inscrit dans les préconisations faites par Jordan (2004), dont Narcy-Combes (2005 : 69) se fait écho :

« Les théories des sciences de fondement auxquelles la didactique se réfère ne sont que des descriptions au vu de l’état actuel de la compréhension des faits par les chercheurs, et non la réalité, la réalité étant plurielle et relative. Tant qu’il y a concordance apparente entre les faits observés et les descriptions que contiennent les théories, celles-ci restent valides. Dans nos domaines, les hypothèses les plus convaincantes sont donc celles que l’observation n’infirme pas : c’est pour cela qu’elles doivent avoir un contenu empirique […] ».

3Dans cet article, après avoir interrogé la valeur épistémologique d’IC dans ces supports – qui nous ont servi de corpus – une synthèse des analyses quantitatives effectuées est proposée. S’ensuit une discussion critique autour de la valeur épistémologique d’IC et de sa validité scientifique pour (ne pas) rendre compte des situations de contact entre langues, attitudes et représentations contextualisées, de même qu’entre locuteurs qui les incarnent et les véhiculent.

2. Exploration de la valeur épistémologique d’IC dans les maquettes de formation en FLES

4En vue d’appréhender la valeur épistémologique d’IC, nous avons tout d’abord compilé des maquettes de formation en FLES, que nous avons utilisées comme un premier corpus (CP1). Pour ce faire, nous avons pris appui sur un relevé6 élaboré par l’opérateur du ministère de l’éducation nationale « France Education International », qui recense 46 établissements offrant actuellement des formations en FLES en France métropolitaine. À partir de ce relevé, nous avons retenu les seules maquettes de Master 1 et 2 permettant d’en télécharger le contenu en ligne (n = 36 maquettes) et les avons compilées pour former CP17.

5Nos analyses visent, d’une part, à mieux appréhender la représentativité d’IC au sein de CP1, au moyen d’une fouille lexicométrique, en vue de préjuger de l’importance concédée à cette entrée dans les maquettes de formation en FLES. Elles se donnent d’autre part pour objectif d’identifier les items avec lesquels l’IC entre le plus régulièrement en résonance au plan sémantique dans CP1, par le biais d’une analyse collocationnelle. L’idée sous-jacente à cette fouille textuelle double était que la triangulation des résultats issus de ces analyses conduirait à mieux appréhender la valeur épistémologique attachée à l’IC dans CP1.

2.1. Analyse lexicométrique de CP1

  • 8 Et dont la portée est formalisée dans les maquettes de formations institutionnelles.
  • 9 Lequel promeut la fertilisation croisée de l’enseignement et de la recherche dans le supérieur fran (...)
  • 10 Date de la première maquette nationale de maîtrise de Français Langue Étrangère (FLE) proposée en F (...)
  • 11 À savoir l’anthropologie culturelle de la France, la didactique du FLE et les théories linguistique (...)
  • 12 À savoir : « didactique FLE/S », « méthodologie », « évaluation », « description français », « théo (...)

6Pour les besoins de l’analyse lexicométrique, nous sommes partis du positionnement selon lequel la formation initiale – notamment des enseignants de FLES – a une visée de professionnalisation (Brudermann et Aguilar, 2022) et, de ce fait, qu’une forme de complémentarité peut être projetée dans ces parcours entre les apports issus de la recherche qui y sont mobilisés (Narcy-Combes et al., 2019) et les contenus qui y sont dispensés8, en conformité avec l’article L123-5 du code de l’éducation9. À propos desdits contenus, Castellotti et Huver (2014) – à partir de l’analyse des contenus de formation de FLES proposés en France depuis 198310 – notent que ces derniers reposent principalement sur trois piliers11 et huit contenus communs de formation12 et qu’à cela s’ajoutent des spécialisations, au gré des directions de recherche suivies par les laboratoires auxquels ces formations se rattachent. Il a ainsi par exemple pu être question de sensibilisation à l’intégration du multimédia et du numérique (Guichon, 2012), à l’hybridité (Tardieu et Horgues, 2020), à la réflexivité et aux approches plurielles et plurilingues (Causa, Galligani et Vlad, 2014), à la corporéité et la gestualité, de soi et d’autrui (Tellier et Cadet, 2014) ou encore à des approches esthétiques (Muller et Borgé, 2020). Parmi les contenus apparus plus tardivement dans les maquettes de formation figure également la sensibilisation à l’IC (Byram, 2021).

  • 13 Cf. https://s.42l.fr/LQN7Hr5I (dernière consultation le 19/09/2022). Ce corpus, composé de 87 docum (...)

7Pour appréhender la valeur épistémologique d’IC dans CP1, nous avons ainsi pris appui sur les intitulés des huit contenus de formation répertoriés par Castellotti et Huver (2014), auxquels nous avons ajouté IC, et les avons utilisés comme des requêtes pour interroger CP1 avec l’outil d’analyse textuelle en ligne Voyant Tools13. Comme le suggère l’histogramme ci-dessous (cf. Figure 1), cette fouille a mis en évidence une présence inégale de ces neuf contenus formatifs au sein de CP1 :

Figure 1 : Distribution des neuf contenus de formation dans CP1

8Il ressort de cette fouille textuelle que la présence de l’entrée « intercultur* » est relative à l’échelle de CP1, puisqu’elle y est estimée à 0,06 % (soit 167 occurrences sur les 246 308 entrées qu’il compte). Ce pourcentage suggère donc que, dans les maquettes analysées, les objectifs de formation visant explicitement des aspects liés à l’IC sont nettement moins fréquents que ceux qui concernent, par exemple, des aspects didactiques (requête « didactique* »), méthodologiques (requête « méthodologi* ») ou théoriques (requête « théorie* ») et que, par conséquent, il s’agirait d’une préoccupation qui y occuperait davantage un second (voire un troisième) plan. Cette présence marginale confirme également qu’IC ne fait pas partie des contenus constituant le fondement des formations en FLES, en conformité avec les apports de Castellotti et Huver (2014). Pour aller plus loin dans ces premières analyses, nous avons conduit une analyse collocationnelle au sein de CP1, afin de mieux cerner les contours sémantiques d’IC et, par voie de fait, mieux apprécier sa valeur épistémologique en tant que contenu formatif.

2.2. Analyse collocationnelle de CP1

  • 14 « approche » (x2), « compétence », « composante » (x2), « communication », « contextes », « démarch (...)

9L’analyse collocationnelle conduite dans CP1 a tout d’abord abouti à l’identification de 30 occurrences d’IC dans des intitulés de modules relevant de 19 formations, elles-mêmes rattachées à 16 universités. Parmi ces 30 occurrences, 15 concernent des adjectifs qualifiant 12 substantifs14 ; les 15 occurrences restantes s’apparentent à des substantifs, soit 6 entrées pour « interculturalité » et 9 pour « interculturel ».

  • 15 « apports », « approche » (x2), « approches » (x2), « communication » (x2), « compétence », « compé (...)

10Parallèlement à cela, l’analyse suggère 44 occurrences d’IC dans les descriptifs de 29 modules provenant de 14 formations proposées par 12 établissements. L’on compte 28 adjectifs qui qualifient 23 substantifs15.

  • 16 Alors que l’analyse lexicométrique de CP1 a révélé 167 occurrences d’IC (cf. Figure 1), l’analyse c (...)

11L’analyse montre que, des 74 occurrences d’IC recensées dans des intitulés et/ou des descriptifs de modules16, 43 sont des adjectifs qualifiant 25 substantifs ; les 31 occurrences restantes correspondent quant à elles aux items « interculturel », « interculturalité » et « interculturelle ». Les 25 substantifs qualifiés par les 43 occurrences adjectivales d’IC peuvent à leur tour être classés en trois catégories sémantiques en lien avec :

  1. des actions et des pratiques à visée formative (« communication », « compétence », « compétences », « éducation », « enseignement », « intervention », « médiation », « plan », « perspectives », « pragmatique », « relations », « traduction ») ;

  2. des éléments dénotant une appartenance au système institutionnel de la formation académique, tel qu’il est envisagé dans le supérieur français (« apports », « composante », « dimension », « problématiques ») ;

  3. des repères spatio-temporels liés à la sphère institutionnelle (« contextes », « mobilité », « perception », « rencontre », « rencontres », « situations »).

12À l’aune de ces analyses collocationnelles se dessine un réseau sémantique révélant qu’une certaine polysémie – s’articulant autour de trois catégories sémantiques – plane autour d’IC. Il en découle une certaine latitude quant au sens attribué à IC dans les maquettes de formation en FLES retenues. Les items sémantiquement autoréférencés identifiés (« interculturel », « interculturalité » et « interculturelle ») ne permettent en outre pas d’explorer plus avant l’entrée IC, en raison – précisément – de leur imprécision, ces derniers ayant été employés dans une optique générique dans les maquettes de formation retenues. On peut donc déduire de ces analyses que, dans les formations en FLES dispensées dans le supérieur français, l’IC tend à être rattaché à des objectifs divers, n’ayant pas nécessairement de liens entre eux et que l’appareil scientifique mobilisé pour caractériser ce qui se joue autour de cette entrée – et irriguer des enseignements y afférent – ne semble guère plus homogène. Ceci interroge donc la valeur épistémologique d’IC en tant qu’objet de recherche mobilisable par et pour la recherche en DDLC et, plus largement, en SDL, voire en sciences humaines et sociales (Brudermann et Aguilar, 2021). Ce constat rejoint de ce fait le point de vue de Demorgon (2003 : 18), pour qui l’IC est « une notion floue, à la rigueur et à la fécondité mal assurée ».

3. Exploration de la valeur épistémologique d’IC à la lumière d’un corpus de publications en SDL

13Pour compléter ces analyses, la valeur épistémologique d’IC a été explorée dans des supports de formalisation de l’activité de recherche en SDL, à savoir des publications scientifiques. À cet égard, nous postulons, à partir de Castellotti et Huver (2014), que les problématiques de recherche repérées dans des publications relevant de disciplines en lien avec les SDL – notamment la DDLC – peuvent potentiellement être articulées à des contenus de formation en FLES. C’est la raison pour laquelle un deuxième corpus de références scientifiques – CP2 – a été constitué, puis interrogé, en vue d’y questionner la valeur épistémologique d’IC.

3.1. Constitution d’un corpus de références scientifiques : aspects méthodologiques

14Afin de déterminer la valeur épistémologique d’IC dans des travaux de recherche en SDL, un corpus de revues scientifiques17 (CP2) éditées en France, référencées par l’HCERES18 et répertoriées par cette autorité comme relevant du domaine de la « linguistique »19 a tout d’abord été constitué. Les choix effectués pour former CP2 entraînent des effets de bord mais nous les justifions au nom du principe de cohérence que nous avons essayé de maintenir avec le volet formation de l’étude, qui s’ancre dans le contexte formatif spécifique de l’enseignement supérieur français. Par souci d’homogénéité, nous avons de ce fait choisi de prendre appui dans CP1 et CP2 sur des ensembles de données témoignant d’une certaine convergence. Dans CP2, la logique institutionnelle, envisagée au plan de la recherche, transparaît au travers du découpage disciplinaire qui lui est propre et de la langue de rédaction – le français – des travaux de recherche analysés.

  • 20 Par souci d’homogénéité et de cohérence avec CP1.

15Ainsi, sur les 598 revues retenues par l’HCERES dans la discipline « linguistique », 39 sont éditées en France. Parmi ces dernières, 22 sont consultables en ligne, disposent d’une base de données et intègrent un moteur de recherche permettant de formuler des requêtes. Pour la constitution de CP2, nous avons donc retenu ces 22 revues, leur moteur de recherche permettant de faciliter la recherche d’information et d’y accéder en temps réel. Par ailleurs, en tenant compte des possibilités de consultation permises par ces 22 revues en ligne, la période s’échelonnant de 1990 à 2020 (ces deux dates incluses) a été retenue pour la constitution de CP220. Leurs bases ont, enfin, été interrogées à partir des huit contenus formatifs en FLES identifiés par Castellotti et Huver (2014), que nous avons, ici encore, utilisés comme des requêtes. Nous y avons de nouveau adjoint la requête « IC ». En définitive, en retenant ces critères arbitraires, un corpus (CP2) comptabilisant 30 045 occurrences (réparties entre les neuf contenus formatifs à l’étude) partageant des caractéristiques communes avec CP1 a été bâti.

3.2. Analyse des résultats

16La figure 2 ci-dessous propose une indexation de ces 30 045 occurrences aux requêtes effectuées ; chaque unité de valeur y correspond à une étude parue dans l’un des 22 supports de publication retenus pour former CP2.

Figure 2 : Occurrences des neuf contenus de formation dans CP2

17Ainsi que la figure 2 le montre, l’élément de requête « théorie* », associé aux contenus formatifs en lien avec les « théories linguistiques », produit le plus grand nombre de résultats (n = 5 222) dans CP2, tandis qu’« intercultur* » donne lieu au nombre de résultats le plus bas (n = 614).

18L’analyse des valeurs quantitatives de CP2 indique en outre une hausse constante des références bibliographiques au cours de la période retenue (cf. Figure 3).

Figure 3 : Distribution chronologique des occurrences des neuf contenus formatifs dans CP2

19Cette tendance peut s’expliquer, d’une part, par le développement du numérique, en tant que pratique sociale répandue, notamment en France (Cousteaux, 2019) et qui a inéluctablement abouti à un accroissement du nombre de références publiées par les revues – précisément en ligne – retenues. D’autre part, par des politiques scientifiques et éditoriales soutenues au niveau étatique, notamment dans les « sociétés occidentales » (Chartron et Schöpfel, 2017 : §2), qui ont encouragé les chercheurs et les éditeurs à adopter des pratiques numériques de diffusion en phase avec la mouvance open science. Cependant, contrairement aux huit contenus de formation signalés par Castellotti et Huver (2014), cette croissance ne se confirme pas aussi nettement pour « interculturel », dont on constate deux occurrences pour l’année 1990, onze pour 2020 et un maximum d’occurrences situé à 47 entrées autour de l’année 2008. Des 9 requêtes retenues, l’IC émerge donc – comme cela était déjà le cas dans CP1 – comme celle qui compte le moins d’occurrences dans CP2 sur la période considérée.

4. Discussion : bilan d’étape, biais et limites

20Des analyses ont été conduites dans deux corpus. La valeur sémantique d’IC a d’abord été interrogée à partir des occurrences identifiées dans CP1. Puis un recueil et une quantification de données ont été réalisés afin d’estimer la portée d’IC au sein de CP2. Cette approche en deux étapes visait à mieux apprécier la valeur épistémologique d’IC à l’aune d’analyses quantitatives diverses : évaluation de la représentativité et caractérisation du champ lexical qui gravite autour d’IC dans CP1 et identification des problématiques de recherche abordées dans des publications relevant des SDL dans CP2.

  • 21 Et, au-delà, entre locuteurs et locutrices qui les véhiculent et les incarnent.

21Les analyses lexicométrique et collocationnelle conduites (CP1) suggèrent qu’une « nébuleuse » sémantique plane autour d’IC, notamment en DDLC, où l’IC est utilisé pour venir en appui à de nombreux objectifs formatifs n’ayant pas toujours de liens évidents entre eux. En ce qui concerne CP2, les résultats obtenus ont montré une mobilisation marginale d’IC dans la littérature scientifique relevant des SDL par rapport aux neuf éléments de requête retenus. Ce constat suggère que les chercheurs du domaine ne mobilisent pas de façon prioritaire IC pour rendre compte des situations de contact entre langues et cultures21 et, de ce fait, que ce sont des concepts autres qui lui sont préférés pour ce faire. Ces constats rejoignent des conclusions que nous avons rendues par ailleurs et qui ont pour leur part été établies sur la base d’analyses qualitatives portant sur l’IC (Brudermann et Aguilar, 2021).

22Dans la présente étude, nous avons en outre dû procéder à des choix méthodologiques pour mener nos analyses, une orientation qui induit nécessairement des biais et des limites. En la matière, notre démarche analytique est tout d’abord essentiellement quantitative, ce qui, en soi, constitue une limite par rapport à une approche qui triangulerait les résultats avec des apports issus d’études qualitatives par exemple.

23Par ailleurs, nous avons essayé d’appréhender les pratiques académiques des enseignants-chercheurs au travers de supports censés refléter leurs pratiques professionnelles : maquettes institutionnelles de formation pour le pan « enseignement » de leur profession (CP1) et publications scientifiques pour le volet « recherche » (CP2). Les pratiques professionnelles supposées des enseignants-chercheurs ne peuvent cependant ainsi être réduites aux seuls contenus retenus dans notre double corpus.

24Enfin, le recours à des données qualitatives, de nature ethnographique notamment, se serait avéré utile ici selon nous pour interroger plus avant la valeur épistémologique d’« IC », ces données étant en effet plus propices à rendre compte de la nature dynamique des contextes comme des individus qui y évoluent (Eskildsen et Majlesi, 2018). Nous justifions ici notre choix quantitatif en raison de notre volonté de couvrir un contexte géographique et institutionnel plus large : le supérieur français.

5. Conclusion

25Les analyses proposées ici ont montré qu’au sein des deux corpus considérés l’IC n’occupe qu’une place relative. Les contours d’IC n’apparaissent pas non plus comme homogènes dans nos analyses, un indicateur qui va a priori à l’encontre du principe de responsabilité épistémologique (Kelly, 1955), qui rappelle qu’il est de la responsabilité du chercheur d’inscrire son questionnement dans un cadre théorique de référence, dans le respect de conventions scientifiques, en particulier pour « passer d’une explication “toute prête” d’un phénomène, suscitée par divers conditionnements ou habitudes, à une compréhension qui s’appuie sur une théorie ou une approche scientifiques » (Demaizière et Narcy-Combes, 2007).

26Les présents résultats suggèrent ainsi qu’IC se situerait au niveau de la perception et de la démarche et ne correspondrait pas à une réalité aussi objectivable que celle que semblent représenter d’autres entrées de nos corpus, telles que « théories (linguistiques ou de l’apprentissage) » ou « pratiques de communication ». Ceci est également révélateur du fait que la valeur épistémologique d’IC serait davantage celle d’un construit, un constat qui justifierait en retour que la littérature scientifique en SDL et la formation académique ne le mobilisent que de manière ponctuelle, au profit de notions plus robustes au plan scientifique et qu’il s’agirait alors de caractériser (Blanchet et Coste, 2010).

  • 22 Éventuellement observable au travers d’approches analytiques émiques (Cahour et al., 2018).

27L’apparente fragilité d’IC dont nous rendons compte ici rejoint en outre les constats d’autres auteurs, qui ont déjà pu signaler son « manque de lisibilité » (Boulay, 2008 : 61), son caractère « équivoque » (Dervin et Tournebise, 2012) ou dénoncé sa légitimité, en tant qu’« imposture » (Dervin, 2011). À l’instar de ces auteurs, nous sommes de fait d’avis que l’identification d’une dimension « interculturelle » vis-à-vis d’une communication, d’une interaction ou d’une situation supposerait d’avoir recours à des formes de subjectivité (Mouchet et Cattaruzza, 2015 ; Wentzel, 2015) – voire de mobiliser une certaine logique phénoménologique22 – et que, pour rendre compte de cette dimension subjective quant à la manière d’envisager celles et ceux qui m’apparaissent comme « autrui », deux dimensions, fonctionnant comme les deux faces d’une même pièce, soient distinguées :

  • la rencontre d’autrui constitue tout d’abord un « capital psychique », un « produit immatériel » cristallisant l’ensemble des expériences vécues par un individu en situation d’altérité, c’est-à-dire auprès d’individus qui proviennent de réalités perçues comme différentes de la sienne. Ce capital inclut également tout ce qui a pu être projeté, déduit ou intériorisé lors de ou suite à la participation de l’individu à de telles expériences. D’après cette conception des choses, les expériences de l’altérité sont nécessairement situées, c’est-à-dire qu’elles ont lieu dans des contextes sociaux précis et qu’elles coïncident avec des temporalités économico-idéologico-historico-politiques données (Zembylas, 2005). Elles ont donc une certaine réalité matérielle qui n’est pas incompatible avec une dimension phénoménologique – comme celle observée avec l’IC dans l’analyse collocationnelle que nous avons réalisée – mais qui dépasse cette dernière. En ce sens, la mobilisation par l’individu d’un mode de fonctionnement social adapté à une situation d’expérience de l’altérité peut être occasionnée par le contact, éventuellement en contexte institutionnel, avec des individus perçus comme « autrui » : apprenants, camarades, enseignants ou même vision (rétro/pro)spective – voire souhaitée (Dörnyei et Chan, 2013) – de soi ;

    • 23 En tant qu’orientation qui risquerait au contraire selon nous d’enfermer autrui dans une vision ess (...)

    ces expériences subjectives de l’altérité recèlent dans le même temps une dimension structurante forte, en ce sens que ce qu’un individu peut intégrer à son capital psychique au cours de ou suite à une rencontre avec autrui est dans le même temps propice à le façonner et à contribuer à l’évolution de sa construction personnelle, psychologique et psychique. En ce sens, les rencontres dites « interculturelles » sont par exemple susceptibles d’influer sur mon sentiment d’appartenance à une ou des communautés données, ma vision de la réalité ou encore mes représentations des uns et des autres, selon une approche ne se revendiquant en rien du « culturalisme » (Olivier de Sardan, 2004 : 49)23. Ce positionnement revient ainsi à envisager la rencontre avec autrui sous un angle dynamique et évolutif, du fait que les représentations des individus peuvent changer au fil du temps – y compris sous certaines contraintes institutionnelles (Swinkels, 2020) – et que ces évolutions peuvent avoir des conséquences sur mon rapport avec la ou les représentation(s) que je projette sur autrui. Cette vision de la rencontre avec autrui est donc hautement expérientielle, ce qui amène à l’envisager sous un jour complémentaire au premier.

28Dans les deux cas, l’expérientialité apparaît comme un vecteur de potentialité – celle des actions et des comportements qu’un individu peut mettre en œuvre lorsqu’il participe à un épisode de socialisation –, une potentialité par ailleurs conditionnée par le vécu, le sentiment d’appartenance ou encore les représentations liées aux normes que l’individu s’est construites au fil de ses expériences. D’après cette manière d’envisager la rencontre avec autrui, chaque nouvel épisode de socialisation en contexte dit « interculturel » se caractérise dans le même temps par une propension à alimenter et à faire évoluer ce même « capital expérientiel » personnel du sujet. L’expérientialité constitue donc, elle aussi, une variable fortement dynamique, individuelle et indexée à une temporalité. Dans cette optique, tout individu est ainsi nécessairement porteur d’une dimension interculturelle unique et potentiellement évolutive, si bien que nous ne croyons pas à la possibilité d’une définition unique du concept d’IC, mais davantage à une vision plurielle, faisant la part belle à des déclinaisons infinies et subtiles de possibilités, que nous envisageons par ailleurs toutes comme légitimes pour le caractériser.

29En définitive, plutôt que d’IC, dont la portée paraît, au mieux, floue et imprécise pour rendre compte du rapport à autrui, nous rejoignons des auteurs tels que Goï et al. (2014) et Djouder (2020) pour affirmer notre préférence épistémologique pour le concept d’« altérité », car il nous semble plus à même de : a) permettre l’expression de rapports interpersonnels, tout en limitant le risque de projection de catégories a priori sur autrui (Brudermann et Aguilar, 2021) ; et b) de rendre opérationnel le double travail de découverte/éventuelle acceptation d’autrui et d’introspection sur soi face à cet autrui (Marc, 2005) que peut engendrer toute situation de contact entre individus, éventuellement porteurs de langues, d’expériences, de perceptions et de représentations différentes, particulièrement dans le cadre d’une démarche de sensibilisation à la dimension interpersonnelle à l’œuvre dans les situations de médiation langagière. C’est une piste de recherche qui mérite selon nous d’être explorée plus avant à l’avenir. La conduite de recherches-actions sur des terrains visant l’émergence et la déconstruction de représentations d’acteurs en milieu éducatif nous semblent à cet égard une perspective de travail à suivre pour, d’une part, continuer à documenter la valeur épistémologique d’IC telle qu’elle peut se matérialiser dans le hic et nunc d’interactions didactiques et, d’autre part, interroger la validité épistémologique de l’entrée « altérité » en tant que possible construit opérationnel pour rendre compte des rapports interpersonnels, mais dans le cadre d’une approche épistémologique susceptible, d’après nous, de limiter le risque de projection de catégories a priori, notamment en contexte de formation.

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Bibliographie

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Notes

1 Une recherche effectuée sur la plateforme Isidore indique notamment à cet égard une croissance de 2901% des documents de toute sorte qui mobilisent le terme IC entre 1990 et 2019 : https://isidore.science/s?q=interculturel, recherche effectuée le 25-03-2021. Aucun des six filtres proposés par Isidore (« type de document », « auteur », « date », « collection », « discipline », « nouveauté ») n’a été appliqué. Ces résultats incluent 20 types de documents examinés par Isidore, notamment : articles ; textes imprimés ; livres et chapitres d’ouvrages ; billets de blog ; mémoires, thèses et HDR ; colloques et conférences ; recensions ; autres ; documents audiovisuels ; prépublication ; rapports ; séminaires ; photos et images ; matériels pédagogiques ; périodiques ; page Web ; présentations ; bibliographies ; fonds d’archives ; données d’enquêtes.

2 Par rapport au concept, tel qu’il a par exemple pu être défini à l’origine par Abdallah-Pretceille ou Porcher. Pour Abdallah-Pretceille (1992 : 36), « l’interculturel est une construction susceptible de favoriser la compréhension des problèmes sociaux et éducatifs, en liaison avec la diversité culturelle ». Pour Porcher (1996 : VIII), l’IC est un « espace d’échanges entre des sujets, ‘en chair et en os’ […], ‘ici et maintenant’ ».

3 « Les construits représentent des comportements ou événements non-observables, inférés par une mesure de comportements logiques, appropriés ou corrélés qui sont observables. Un construit s’appuie sur des concepts ou peut se concevoir comme un modèle conceptuel qui a des aspects mesurables […] Le terme “construit” n’est pas sans ambiguïté : Kelly (1955) avance que les individus formulent des construits ou des hypothèses sur les régularités apparentes de leur vie, avec l’objectif de les rendre plus compréhensibles, et, dans une certaine mesure, prévisibles. De tels construits ne relèvent pas de la construction scientifique et ne peuvent être abordés dans les mêmes termes, mais rien n’empêche qu’un construit personnel ne corresponde en apparence à un construit scientifique, créant ainsi une confusion. On peut ainsi penser qu’il existe des construits personnels, c’est d’ailleurs le nom de la théorie de Kelly (1955), mais certains affirment même que la réalité est un construit social » (Narcy-Combes, 2010 : 117).

4 En tant que champ disciplinaire duquel nous nous réclamons en tant qu’enseignants et chercheurs. Du reste, dans la sphère académique française, il y a un lien institutionnel et épistémologique fort entre la DDLC et la section 7 du Conseil National des Universités, qui relève des sciences du langage.

5 En tant que référentiels censés servir de cadre institutionnel aux pratiques d’enseignement à l’œuvre en milieu universitaire.

6 Cf. https://www.france-education-international.fr/article/repertoire-master-fle (dernière consultation le 19/09/2022). L’interface a été modifiée depuis notre recherche effectuée le 07/01/2021.

7 Cf. https://link.infini.fr/rodFEcEH (dernière consultation le 19/09/2022).

8 Et dont la portée est formalisée dans les maquettes de formations institutionnelles.

9 Lequel promeut la fertilisation croisée de l’enseignement et de la recherche dans le supérieur français.

10 Date de la première maquette nationale de maîtrise de Français Langue Étrangère (FLE) proposée en France.

11 À savoir l’anthropologie culturelle de la France, la didactique du FLE et les théories linguistiques.

12 À savoir : « didactique FLE/S », « méthodologie », « évaluation », « description français », « théories linguistiques », « pratiques de communication », « théorie de l’apprentissage » et « anthropologie culturelle France ».

13 Cf. https://s.42l.fr/LQN7Hr5I (dernière consultation le 19/09/2022). Ce corpus, composé de 87 documents, contient un total de 246 324 mots et 16 924 formes verbales uniques. Voyant Tools est un outil gratuit d’analyse textuelle en ligne.

14 « approche » (x2), « compétence », « composante » (x2), « communication », « contextes », « démarche », « éducation » (x2), « médiation », « mobilité », « perspectives », « relations », « traduction ».

15 « apports », « approche » (x2), « approches » (x2), « communication » (x2), « compétence », « compétences », « démarche » (x2), « dimension », « éducation », « enseignement » (x2), « intervention », « médiation » (x2), « perception », « plan », « pragmatique », « problématiques », « relations » (x2), « rencontre », « rencontres » (x2), « situations », « interculturalité » (x5), « interculturel » (x10) et « interculturelle » (x1).

16 Alors que l’analyse lexicométrique de CP1 a révélé 167 occurrences d’IC (cf. Figure 1), l’analyse collocationnelle n’a porté que sur 74 occurrences. Les 93 (167-74) occurrences d’IC non prises en compte dans cette deuxième analyse concernent en effet des occurrences qui, dans les maquettes, correspondent à des éléments descriptifs généraux. Nous ne les avons donc pas retenues dans nos analyses.

17 Cf. https://s.42l.fr/xpDzU6j3 (dernière consultation le 19/09/2022).

18 Haut Conseil de l’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (cf. https://www.hceres.fr/fr/faire-connaissance, dernière consultation le 19/09/2022).

19 Cf. https://s.42l.fr/xBwEOYBq (dernière consultation le 19/09/2022).

20 Par souci d’homogénéité et de cohérence avec CP1.

21 Et, au-delà, entre locuteurs et locutrices qui les véhiculent et les incarnent.

22 Éventuellement observable au travers d’approches analytiques émiques (Cahour et al., 2018).

23 En tant qu’orientation qui risquerait au contraire selon nous d’enfermer autrui dans une vision essentialiste et stéréotypée (Schadron, 2005).

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Pour citer cet article

Référence électronique

José Ignacio Aguilar Río et Cédric Brudermann, « Construit ou objet construit ? Questionner la valeur épistémologique de l’entrée « interculturel » dans des supports académiques du supérieur français  »Contextes et didactiques [En ligne], 20 | 2022, mis en ligne le 30 décembre 2022, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ced/4054 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ced.4054

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Auteurs

José Ignacio Aguilar Río

Université Sorbonne Nouvelle – DILTEC (EA 2288)

Cédric Brudermann

Sorbonne Université (Faculté des Sciences et Ingénierie) – CeLiSo (EA 7332)

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Droits d’auteur

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