1L’école a toujours fonctionné, en tant que secteur à part entière de l’activité sociale, comme contexte authentique d’usage et de circulation de pratiques langagières. Le cours magistral, le cours dialogué, le résumé, l’exposé, la dissertation, le journal de classe, par exemple, sont autant de genres discursifs qui circulent naturellement dans les multiples situations de communication scolaires. Freinet était, sans doute, le premier à être allé très loin dans ce sens, en considérant l’école comme un lieu authentique de réception et de production de textes (Schneuwly et Dolz, 1997 : 31).
2Le spectaculaire accroissement de la mobilité internationale et des échanges entre les peuples a suscité une demande sociale de maîtrise pratique des langues étrangères. Pour y répondre, l’école s’est vu amener à adapter ses offres de formation en langues aux nouveaux besoins communicatifs émergeants et ce en faisant sienne la fonction d’apprendre aux élèves des usages se référant à des modèles effectifs de pratiques langagières. On pensera ici aux usages ayant cours dans les différentes circonstances de l’échange social. La nécessité d’importer à l’école ce type d’objets langagiers pose le problème de leur didactisation d’autant plus que ceux-ci ne peuvent pas entrer dans l’école tels qu’ils fonctionnent dans les secteurs sociaux de référence :
« La contextualisation didactique poursuit et complète en la transformant une dynamique ouverte par la “révolution communicative” des années 70-80. La question du contexte en didactique des langues se révèle à cette époque en posant comme objectif et comme moyen d’enseignement-apprentissage des usages effectifs dans des situations de communication (contextes “authentiques”) produites ou imitées en situations de classe (contextes pédagogiques) de façon réaliste (contexte social) » (Blanchet, 2009 : 68).
3La réflexion sur la problématique de la contextualisation didactique acquiert, dans les perspectives qu’ouvrent les approches communicatives, davantage d’épaisseur : il s’agit de faire fonctionner à l’école les nouveaux objets langagiers de manière à prendre en compte non seulement la composante linguistique de ceux-ci mais aussi les éléments liés à la situation de production dans laquelle ils prennent place. Cette conception élargie de la contextualisation didactique nous conduit à faire référence au « virage actionnel » développé par certains courants, innovants, en linguistique pour « élaborer une pragmatique, conçue non seulement comme étude des usages effectifs du langage, mais définie comme véritable théorie générale de l’action, dans ses dimensions langagières et non langagières » (Vernant, 1997 : 20). La prise en compte de la dimension non verbale de l’action langagière, dans les curricula de langue, constitue un pilier fondamental de la perspective actionnelle en ce sens que la maîtrise des formes de la langue n’est pas une fin en soi mais un outil au service de l’action sociale.
4La réflexion, que suscite la perspective actionnelle, sur la contextualisation des usages sociaux de la langue s’appuie sur l’apport que fournissent la linguistique pragmatique, les théories de l’action et les recherches en sciences de l’éducation. L’évolution de la recherche dans ces domaines ressources a permis d’approcher différemment la problématique de la contextualisation didactique en l’envisageant comme un processus complexe imbriquant langage et action.
5Nous tenterons de montrer que la voie empruntée actuellement pour aborder la contextualisation des compétences langagières peut être décrite comme un processus d’ingénierie curriculaire visant à élaborer des modèles didactiques de pratiques langagières. Ces modèles sont à concevoir de manière qu’il y ait prise en compte du nouvel objectif associé à l’enseignement des langues : la capacité à réaliser des tâches qui ne sont pas seulement langagières (Conseil de l’Europe, 2001). Nous illustrerons notre réflexion sur l’apport de la linguistique du discours et celui des théories de l’action à la contextualisation didactique par un exemple de scénario pédagogique, conçu dans le cadre d’un cours sur les genres professionnels au profit des étudiants des licences « Sciences et Technologies » à l’Institut Supérieur des Études Technologiques de Nabeul en Tunisie (désormais ISET de Nabeul).
6Les inventaires de pratiques langagières, circulant dans les curriculums d’inspiration communicative et actionnelle, font explicitement référence à des usages effectifs de la langue-cible. L’extrait suivant illustre parfaitement nos propos :
-
« interactions familières (entre locuteurs natifs) de la sphère personnelle et sociale ;
-
discussions, débats ;
-
discours suivi de la sphère familière et sociale, par ex. récits personnels : anecdoctes, mésaventures, récits de vie » (Conseil de l’Europe, 2004 : 48).
7Pour comprendre le concept de contextualisation didactique au sens où l’entendent Blanchet (2009) et Lenoir et Tupin (2011) – le premier abordant la question du point de vue de la didactique des langues, les seconds dans une perspective transdisciplinaire –, il nous semble pertinent de nous interroger, dans un premier temps, sur le type de rapport qui unit les pratiques prescrites dans les dispositifs d’enseignement à celles ayant cours dans les contextes d’usage authentiques. Nous nous appuierons, à cet effet, sur des éléments de réflexion issus de trois domaines de recherche : celui de l’analyse de l’activité, celui de l’analyse du discours et celui de la didactique des langues.
8L’ouverture de la recherche en analyse du discours à l’apport des théories de l’action fournit aujourd’hui des outils d’analyse visant à décrire aussi précisément que possible les rapports existants entre les activités sociales et les unités linguistiques qui les sémiotisent :
« les modèles du discours sont appelés à préciser en quoi le recours aux théories de l’action peut déboucher sur des instruments d’analyse permettant de rendre compte de la composante praxéologique des productions langagières […] les productions langagières ne peuvent être conçues que comme le produit sémiotisé d’une situation d’action intériorisée » (Fillietaz, 2004 : 33).
9Sans entrer dans le débat théorique concernant le type de rapport existant entre l’action située et les formes d’organisation du produit de celle-ci – rapport descendant, ascendant, dialectique (Lenoir et Tupin, 2011 : 5) –, on peut s’en tenir, vu les objectifs de cet article, à constater la présence d’un lien significatif entre une situation externe (le contexte de production du discours) et une organisation textuelle (le dispositif d’énonciation mis en œuvre dans le processus de textualisation) (Fillettaz : 2004). Il est clair que, pour modéliser une pratique langagière à des fins pédagogiques, on ne peut négliger les propriétés situationnelles du discours comme donnée fondamentale à prendre en compte dans le processus de contextualisation didactique. L’action langagière s’appuie non seulement sur les connaissances linguistiques du sujet parlant mais aussi sur la compétence fonctionnelle de celui-ci, définie comme l’ensemble des scripts et des plans préconstruits (intériorisés) qui sous-tendent le comportement de l’individu et l’orientent dans les situations d’action qui lui sont familières. Les situations d’échange mettent en œuvre « une structure interne composée de séquences de macro-fonctions qui, dans de nombreux cas, s’ordonnent selon les modèles formels ou informels de l’interaction sociale (schèmes) » (Conseil de l’Europe, 2001 : 98). L’intériorisation préalable de ces plans d’action représente une condition nécessaire à tout usage authentique de la langue.
10Les curricula de langues, centrés sur la maîtrise des usages (Beacco, 2013 : 193), font référence à des catégories empruntées à la pragmatique afin de caractériser, pour chaque classe de situations, le schéma d’action en termes de macro/micro fonctions pragmatiques. Nous reviendrons ultérieurement sur la notion de classe/famille de situations pour rendre compte de ses fondements théoriques : nous tenterons d’illustrer la réflexion que suscite cette notion par un exemple de scénario pédagogique :
« La perspective privilégiée ici est, très généralement aussi, de type actionnel en ce qu’elle considère avant tout l’usager et l’apprenant d’une langue comme des acteurs sociaux ayant à accomplir des tâches (qui ne sont pas seulement langagières) dans des circonstances et un environnement donnés, à l’intérieur d’un domaine d’action particulier » (Conseil de l’Europe, 2001 : 15).
11Nous procéderons dans ce qui suit à une analyse distincte (pour des nécessités méthodologiques) de ces deux dimensions (indissociables) entrant dans la composition de la capacité à agir par le langage. Notre objectif consistera à montrer que la contextualisation didactique des pratiques langagières pose un double problème, le premier ayant trait à la modélisation de la facette linguistique de ces pratiques, le second à celle de la dimension non langagière qu’elles présentent.
12L’approche socio-discursive du discours, développée par Bronckart (1997), pose l’hypothèse que les situations d’action entretiennent un rapport évident avec les productions langagières auxquelles elles donnent lieu : « C’est cette situation d’action intériorisée qui influe réellement sur la production d’un texte empirique » (Bronckart, 1997 : 95). C’est ce qui explique l’importance de recourir aux outils de description fournis par les théories de l’action pour comprendre le lien entre la situation d’action (intériorisée) et les formes d’organisation du texte comme produit empirique de l’activité langagière.
13L’objectif de l’analyse de l’activité consiste à comprendre comment les sujets organisent leur action à travers le repérage des dimensions caractéristiques d’une classe de situations : « l’action efficace est souplement organisée, autour d’un noyau invariant, car il ne peut pas y avoir d’organisation sans invariance, mais avec une grande capacité à s’adapter jusqu’à un certain point aux variations de la situation » (Pastré, 2002 : 11). L’intérêt qui oriente l’analyste de l’activité consiste à repérer le socle de comportements invariants dans une classe de situations représentatives de la compétence-cible. L’organisation de l’activité, sous-tendue par un noyau d’invariants opératoires, présente l’avantage de faciliter à l’apprenant la compréhension de l’action sous sa forme pragmatique. Les notions de « schème », d’« invariant opératoire » (Vergnaud : 1985), de « structure conceptuelle », d’« organisateur de l’action » (Pastré : 2002), de « structure cognitive de la tâche » (Leplat : 2000) sont mobilisées par les théoriciens de l’action pour appuyer les deux postulats suivants :
-
l’activité, envisagée dans son déroulement global, est organisée autour d’un socle de comportements invariants ;
-
ce noyau de comportements constitue, en situation d’apprentissage, un pilier incontournable pour la maîtrise du modèle pragmatique de l’action visée. Par modèle pragmatique l’on désigne une variante simplifiée (largement automatisée parce qu’organisée autour d’invariants opératoires) de l’action de référence (Vergnaud, 1990 : 136).
14Les notions évoquées ci-dessus fonctionnent, d’un côté, comme instruments d’analyse pour la description de l’organisation de l’activité du point de vue de l’analyste (l’organisation présuppose l’invariance) et, d’un autre côté, comme repères aidant l’apprenant à acquérir un modèle pragmatique correspondant à l’activité de référence (l’acquisition d’un modèle pragmatique présuppose une certaine organisation de l’activité). Il est vraisemblablement inutile de chercher à faire coïncider l’action sociale effective et le modèle pragmatique qui la représente :
« Toujours un écart se creuse, qui est peut-être en définitive une des grandes chances de la pensée. Car ce qu’on n’a pas réussi à faire en cours d’action, on peut toujours espérer le réussir plus tard, quand on aura fini par comprendre le sens de ce qu’on a fait, et de tous les errements par lesquels on est passé » (Pastré, 2002 : 16).
15Dans son détail, l’activité de chaque sujet est singulière. Pour peu que l’on soit attentif au détail, chaque action se révèle authentique, chaque situation originale. Toute analyse centrée sur les détails d’une pratique éloigne l’observateur de l’idée de famille de situations. En revanche, moins l’analyste est attentif aux détails, plus il est amené à remarquer les similitudes entre les comportements que manifestent des sujets ayant à agir dans des situations similaires. « Toute analyse du travail réalisée à l’échelle “moléculaire” permet de constituer des familles qui sont différentes de celles qu’on obtient avec des analyses plus globales » (Lévy-Leboyer, 2000 : 36). Les novices ont besoin, tout au moins au départ, d’appuyer leur activité sur les régularités de l’action visée : ce n’est qu’après avoir intériorisé le modèle pragmatique correspondant à cette action que ceux-ci se mettent à parfaire progressivement leur activité. La capacité à agir des novices, ne pouvant être calquée sur le modèle d’expertise pris comme référence, mobilise uniquement les éléments organisateurs sous-tendant l’action réelle. La modélisation didactique est, au fond, une question d’analyse et de sélection visant la distinction entre les éléments enseignables (pouvant faire contexte en situation d’apprentissage, c’est-à-dire pouvant faire l’objet des programmes d’études) et ceux qui ne le sont pas et qui, de ce fait, sont amenés à rester hors contexte, parce qu’échappant aux traitements didactiques (Blanchet : 2009).
16Le critère central selon lequel on retient les éléments pouvant faire contexte est la pertinence de ceux-ci comme noyau stable d’invariants opératoires sur lesquels s’appuie l’organisation de l’action de référence. En revanche, resteront hors contexte d’apprentissage les éléments variant d’une situation à une autre et dont l’irrégularité fait la singularité de chaque situation particulière :
« Le noyau central d’un schème (organisation de l’action) est constitué d’invariants opératoires. Mais les concepts ont aussi une fonction de généralisation : dès qu’il y a conceptualisation, on échappe pour une part à la singularité de la situation. Il n’y a pas autant de schèmes qu’il y a de situations. Un schème couvre une classe de situations, plus ou moins étendue » (Pastré, 2002 : 16).
17Pour contextualiser une action donnée, il s’agit de commencer par repérer les éléments organisateurs orientant le déroulement de cette action. Les régularités structurant l’action réelle, en plus de leur pertinence comme composantes significatives du contexte d’apprentissage, favorisent le rapprochement entre les situations d’apprentissage d’un côté et les situations de mobilisation externes à la classe de l’autre. Ce type de rapprochement constitue, selon les tenants de l’apprentissage situé et du modèle Apprentissage Enseignement Contextualisé Authentique (désormais AECA), un préalable à la contextualisation didactique : pour postuler à une présence significative dans les curricula, l’objet à enseigner devrait être rattaché à un référent extérieur. Contextualiser c’est établir un rapprochement entre des situations d’apprentissage et des situations d’usage authentiques (Sauvage Luntadi, et Tupin, 2012 : 7).
18L’activité verbale est soumise non seulement à des règles de grammaire mais aussi à des normes non moins prescriptives liées à la forme de l’énonciation : « une recette », « un bulletin météo », « un exposé », par exemple. Chaque pratique langagière, s’appuyant sur un noyau de régularités linguistiques et situationnelles, présente un intérêt pragmatique majeur : celui d’orienter et de guider l’activité langagière du sujet :
« Nous apprenons à mouler notre parole dans les formes du genre et, entendant la parole d’autrui, nous savons d’emblée, aux tout premiers mots, en pressentir le genre, en deviner le volume (la longueur approximative d’un tout discursif), la structure compositionnelle donnée, en prévoir la fin, autrement dit, dès le début, nous sommes sensibles au tout discursif qui, ensuite, dans le processus de la parole dévidera ses différenciations. Si les genres du discours n’existaient pas et si nous n’en avions pas la maîtrise, et qu’il nous faille les créer pour la première fois dans le processus de la parole, qu’il nous faille construire chacun de nos énoncés, l’échange verbal serait quasiment impossible » (Bakhtine, 1984 : 285).
19Les genres du discours, considérés comme la forme que prend la communication dans une situation d’échange donnée, fondent les possibilités de la communication entre les gens. L’on s’appuie sur les régularités des genres discursifs pour pouvoir interpréter et produire de la parole. Par ailleurs, la part de créativité, s’exprimant au fur et à mesure de l’énonciation, vient différencier les textes (du même genre) les uns des autres. Autant les régularités sont nécessaires pour la construction de modèles pragmatiques de pratiques langagières, autant les variances sont nécessaires pour la singularité des textes issus de la même classe de situations.
20Les textes, appartenant à un même genre, du fait qu’ils comportent suffisamment d’éléments spécifiques, sont aisément reconnus comme des textes singuliers. « Même s’il relève d’un type déterminé, le texte qui sera effectivement produit comportera des caractéristiques singulières. Cette singularité tient au fait que le locuteur devra choisir entre différents procédés de textualisation (connexion, cohésion modalisation) » (Dolz, Pasquier et Bonckart, 1992 : 5). Parallèlement, ces mêmes textes, du fait qu’ils partagent assez de caractéristiques communes sont facilement reconnus comme appartenant au même genre discursif et à la même famille de situations (une lettre, un fait divers, un plaidoyer, un récit de vie, par exemple). Comme le pense Rastier (1989), « un genre est ce qui rattache un texte à un discours ». L’analyste du discours ne part d’un échantillon de textes que pour les rattacher à un genre (une situation de communication) particulier et ne délimite un genre que pour considérer quels textes lui sont associés (Maingueneau, 1995 : 8).
21Les analystes du discours, dans la mesure où ils ont affaire à une activité sociale à dimension langagière, s’intéressent prioritairement aux caractéristiques linguistiques communes à la famille de situations concernée par la description. Ainsi, chaque consultation médicale particulière tout en inscrivant au niveau de ses composantes les données communes au genre du discours dont elle relève, apporte les spécifications qui lui sont propres. L’analyste de l’activité verbale néglige les éléments spécifiques à chaque situation particulière au profit des caractéristiques communes à toutes les situations.
22Les modèles de genres discursifs inventoriés dans les programmes d’enseignement ne retiennent, dans cette perspective, que les régularités des genres retenus, négligeant (pour des nécessités de contextualisation) les variances qui sont, ipso facto, rebelles à la description.
23Pour mieux comprendre, enfin, le rapport entre la pratique langagière travaillée en classe de langue et celle qu’elle imite, il faudrait prendre en compte le fait que l’objet langagier candidatant à l’enseignement, conçu dans une perspective didactique, n’est qu’une variante standardisée de la pratique de référence :
« […] il faut donc, à notre avis, partir du fait que le genre travaillé à l’école est toujours une variante du genre de référence, construite dans une dynamique d’enseignement-apprentissage, pour fonctionner dans une institution dont le but premier est précisément ceci. Comment décrire cette variante ? Il nous semble que la voie empruntée actuellement en didactique pour aborder ce problème peut être décrite par ce que nous proposons d’appeler l’élaboration de modèles didactiques de genres » (Schneuwly et Dolz, 1997 : 10).
24Même s’il est légitime que l’école puisse préconiser une homologie maximale entre la situation d’usage et la situation d’apprentissage, cette institution ne peut avoir, néanmoins, comme objectif celui d’amener l’élève à la maîtrise des pratiques langagières telles qu’elles circulent réellement dans les situations d’usage authentiques. Le fait qu’une pratique linguistique soit amenée à circuler dans un contexte fondamentalement différent de celui qui est à son origine, lui fait subir inévitablement des transformations. L’école ne peut faire comme si les pratiques langagières ayant cours dans les circonstances de l’échange effectif pouvaient entrer telles quelles dans les classes de langues.
25Pour élaborer des modèles didactiques de pratiques langagières, il faudrait faire la distinction entre l’activité verbale circulant dans les usages authentiques et la tâche prescrite dans les référentiels. La tâche, conçue à des fins didactiques, ne retient que les dimensions invariables, autour desquelles s’organise l’activité verbale telle qu’elle fonctionne dans une famille de situations :
« L’idée sous-jacente est que l’activité déborde toujours la tâche : le travail ne se réduit jamais à l’application pure et simple d’une prescription. Il y a en lui une dimension créative. Pour faire une analyse de l’activité, il faut forcément commencer par faire une analyse de la tâche » (Pastré, 2007 : 3).
26Les référentiels de formation s’en tiennent, alors, à prescrire les régularités, saillantes, distinctives de la pratique langagière-cible : celle-ci présente, par définition, autant d’invariance que de variabilité. En effet, ce que les acteurs sociaux peuvent faire avec la langue dans une situation de communication donnée (une consultation médicale, une interview, une anecdote, par exemple), déborde largement ce que prescrivent les curriculums en termes de contenus, d’objectifs et de compétences. « Le prescrit est donc bien pauvre vis-à-vis du réel. Et il doit aussi faire vœu d’une certaine pauvreté » (Le Boterf, 2008 : 139). Toutes les ressources de la langue sont potentiellement convoquées lors du moindre acte langagier. Il y a, naturellement, une part irréductible d’imprévu et de créativité dans l’activité linguistique, qui échappe à la description des analystes et qui, par conséquent, ne peut être prescrite dans les référentiels.
27Toute pratique langagière destinée à être mise en œuvre dans une classe de langue nécessite un immense travail d’analyse pré-pédagogique visant la description du fonctionnement de cette pratique dans la situation d’action où elle est produite. Il s’agit de procéder à la spécification, par catégories opératoires, des compétences guidant l’action langagière efficace : spécifications par catégories discursives, pragmatiques, culturelles et linguistiques (Conseil de l’Europe, 2004 : 26). Nous poserons dans cette partie la question relative à l’enseignabilité des compétences en vue de montrer que la contextualisation didactique des pratiques langagières implique deux types de traitements :
-
l’analyse des compétences, nécessaires à la maîtrise de ces pratiques, en termes de situations, d’objectifs et de contenus exploitables dans les contextes de face à face pédagogique ;
-
la mise en place de dispositifs d’enseignements fondés sur la prise en compte du fonctionnement complexe des pratiques langagières importés à l’école : atténuation de la fonction communicative au profit de la fonction métalinguistique.
28La contextualisation didactique devrait, pour le dire autrement, prendre en compte, d’une part, la dimension psycholinguistique et cognitive : les compétences ne peuvent être enseignées directement mais elles sont abordées de façon indirecte à travers les ressources qu’elles mobilisent. D’autre part, il s’agit de prendre en considération le fonctionnement complexe des pratiques langagières introduites dans les classes de langues : elles y sont, en effet, amenées à fonctionner moins comme outil de communication que comme objet d’apprentissage, suscitant de larges activités métalinguistiques.
29Deux caractéristiques essentielles marquent la communication en classe de langue : elle se distingue, d’une part, par les genres du discours, spécifiques, que ce milieu d’activité sociale produit et développe en tant que domaine de pratique du langage. « Chaque sphère d’usage du langage élabore ses types relativement stables d’énoncés [énonciations], et c’est ce que nous appelons les genres discursifs [du langage] » (Bakhtine, 1984 : 265). La forme que prennent les genres en contexte scolaire est générée quasi automatiquement par les situations de communication à l’œuvre dans ce contexte : les genres circulant à l’école (le résumé, le compte rendu, la dissertation, le commentaire composé, par exemple) naissent naturellement de la situation et s’apprennent par l’usage ordinaire de la langue en contexte scolaire selon une logique dépendant de l’exposition des élèves à ces genres et des processus naturels liés au développement du langage chez eux.
30D’autre part, en plus de ces produits langagiers résultant du fonctionnement même de la communication scolaire, les curricula à visée communicative (Blanchet : 2009) se fixent comme projet principal d’introduire dans l’école d’autres pratiques langagières référées aux usages effectifs circulant en société. La mise en œuvre de ce type d’usage dans les programmes scolaires est soumise à la contrainte suivante : en important une pratique langagière dans une classe de langue, l’école en fait non seulement une variante de la pratique d’origine mais aussi un prétexte à des activités de réflexion métalinguistique :
« Par le fait que c’est dans une classe de langue que le texte est lu ou entendu, il acquiert une nouvelle dimension communicative. Devenant objet d’étude, il suscite une importante activité métalinguistique-discours explicatif, questionnement sur le sens, commentaire divers » (Cicurel, 1985 : 12).
31La communication dans une classe de langue, présentant des formes spécifiques, transforme l’objet langagier authentique en objet métalinguistique. Les documents authentiques du moment qu’ils entrent dans une classe de langue, ne peuvent fonctionner autrement que de façon scolaire : ils sont inévitablement, à un moment donné du cours, exploités comme supports à des activités métalinguistiques. L’authenticité de la communication scolaire réside dans la présence même du métalangage, entendu comme « un langage qui se prend lui-même pour objet d’étude » (Cicurel, 1985 : 15).
32La maîtrise des pratiques langagières en circulation dans les situations de communication authentiques ne peut se faire implicitement à l’école comme en milieu naturel : cela présuppose leur description et la compréhension de leur fonctionnement. En effet, faute de pouvoir exposer significativement les élèves à ces formes langagières pour en favoriser une acquisition aussi naturelle que possible, l’école ne peut faire autrement que de miser sur les apprentissages explicites. On parle de ces genres à l’école et de la manière dont ils fonctionnent afin d’appuyer leur apprentissage comme instrument de communication, plus tard en société.
33Les pratiques langagières ne sont pas des objets immédiatement lisibles. Leur repérage se heurte, au moins, à deux vraies difficultés :
-
leur consistance comme pratiques langagières empiriquement identifiables : elles sont souvent désignées par des étiquettes et des emblèmes qui n’explicitent pas exactement comment elles sont construites : « conversations et échanges familiers, bavardages, conversation de bon socialisation, de bon voisinage, conversations de services à finalité pratique, etc. » (Conseil de l’Europe, 2004 : 52) ;
-
leur identification comme objets langagiers en adéquation avec des besoins d’apprentissage précis : La sélection d’une pratique langagière pour l’enseignement est le résultat d’une décision didactique liée non seulement à la consistance linguistique de cette pratique mais aussi à sa pertinence par rapport aux objectifs d’apprentissage prévus.
34Deux types de débats se posent actuellement concernant l’apprentissage des usages linguistiques (authentiques) à l’école : le premier, de nature sociolinguistique, consiste à prouver empiriquement la consistance des pratiques linguistiques concernées par l’enseignement ; le second, de nature didactique, consiste à définir la pertinence de ces pratiques comme objet d’apprentissage, susceptible d’être spécifié en termes de catégories enseignables.
35Dans les situations de classe, les élèves ne peuvent apprendre les pratiques langagières importées à l’école telles qu’elles fonctionnent dans les situations d’usage réelles. Ce qu’ils sont capables d’apprendre, par ailleurs, ce sont les ressources (linguistiques, lexicales, textuelles, culturelles, par exemple) jugées comme requises pour le développement de ces pratiques :
« On en parle d’ailleurs souvent comme des savoirs pratiques, ceux dont les détenteurs n’ont pas ou n’ont plus entièrement conscience, tant ils sont contextualisés, liés à une expérience et à des formes d’action dont on ne les détache que pour les besoins de l’analyse » (Perrenoud, 1998 : 492).
36Les locuteurs natifs, pris comme modèles, détiennent des savoirs qu’ils utilisent inconsciemment dans les situations d’échange ordinaires. L’enjeu principal de la contextualisation didactique consiste, en effet, à identifier et objectiver ces connaissances implicites, que les natifs experts investissent intuitivement dans leurs échanges langagiers quotidiens.
37Les options méthodologiques préconisées actuellement par les approches communicatives consistent à identifier les traits spécifiques des pratiques langagières-cibles du point de vue de la visée communicative globale qui les oriente, des actes de langage qu’elles mobilisent, des faits de langue qu’elles contiennent, des séquences textuelles (description, narration, dialogue, etc.) et des opérations discursives (modalisation, énonciation, implicite, présupposition, etc.) dont elles sont constituées (Claudel et Laurens, 2016). Nous illustrerons cette démarche par un exemple concret dans la dernière partie de cet article.
38L’usage des langues se fait en situation, son apprentissage également. Langage et situation sont indissociables tant en usage qu’en apprentissage. Ce qui est visé, dans une classe de langue, est la maîtrise par les élèves (à travers les situations construites à cet effet) des ressources nécessaires au développement des compétences visées : la nécessité d’apprendre et de mobiliser ces ressources pour agir dans des situations données se trouve au centre de la conception des dispositifs d’enseignement.
39Par ailleurs, si les situations représentatives d’une pratique langagière ne reçoivent pas de fonctions particulières (apprentissage, entraînement, évaluation) dans les situations d’usage externes à l’école, elles sont définies en contexte d’apprentissage (comme le montre le tableau 1 ci-dessous) selon les objectifs que leur assignent les concepteurs des dispositifs d’enseignement (Roegiers, 2007 : 37).
Tableau 1 : Relation entre situation didactique et situation cible
40En somme, pour les concepteurs des formations en langues, le développement de chaque compétence implique la conception d’un ensemble de situations, que l’on peut caractériser comme suit :
-
une situation didactique dont la fonction consiste à mettre en place de nouveaux apprentissages. « Les situations didactiques sont les situations que l’enseignant organise pour l’ensemble d’un groupe-classe dans le contexte d’un nouvel apprentissage : nouveau(x) savoir(s), nouveau (x) savoir-faire, etc. elles constituent l’essentiel des situations d’apprentissage des ressources » (Roegiers, 2007 : 37) ;
-
des situations-cibles consistant en une famille de situations équivalentes dont la fonction varie selon qu’elles sont utilisées pour apprendre à l’élève à intégrer ses acquis au terme d’un certain nombre d’apprentissages ou pour évaluer ses acquis au bout d’une séquence d’enseignement. « À chaque compétence est associée une famille de situations-problèmes. C’est un ensemble de situations “cibles” dont chacune est une occasion d’exercer la compétence : une occasion d’un niveau de complexité suffisant (en conditions réelles), mais d’un niveau qui ne dépasse pas ce qui est attendu. Toutes ces situations sont dites équivalentes, c’est-à-dire interchangeables en termes de niveau de difficulté et de complexité » (Roegiers, 2007 : 37).
41Par exemple, la famille de situations correspondant à la compétence « rédiger un message amical » constitue l’ensemble des messages que l’élève serait capable de rédiger (l’un à un ami qui l’invite à passer des vacances, l’autre à un proche qui lui demande de ses nouvelles, etc.). L’étendue de la famille de situations à l’intérieur de laquelle cette compétence peut se mobiliser devrait être soigneusement délimitée : s’il est vrai que la capacité à rédiger un mail amical n’est pas spécifique à une situation précise, elle ne peut toutefois être appliquée à un éventail large de situations. Les nouvelles dont on pourrait parler à un ami dans un message amical, sont susceptibles de s’étendre à des domaines de références dépassant de loin les compétences linguistiques et discursives de l’élève. La notion de « famille de situations » oblige à circonscrire l’étendue des situations dans lesquelles une compétence est amenée à être mobilisée. Le texte du curriculum (référentiels, manuels, guides, etc.) devrait délimiter les compétences à développer, les situations didactiques destinées à la mise en place des nouveaux apprentissages, les ressources jugées comme représentatives de chaque compétence et les familles de situations dans lesquelles les compétences retenues sont susceptibles d’être mises en œuvre (Miled : 2005).
42Les approches didactiques d’inspiration actionnelle visent à dépasser une vision exclusivement codique des productions langagières et ce en approchant celles-ci comme processus complexe imbriquant langage et action. Ainsi, le recours au concept de genre du discours, entendu comme un macro-acte de langage, favorise « l’établissement d’une équivalence tâche = genres de discours. La notion de genre discursif, prise dans un sens élargi, permet de penser la combinaison langage et action physique » (Richer, 2018 : 1). En effet, les notions d’acte de langage et celle de genre de discours, en permettant la prise en compte des informations issues du contexte de l’échange linguistique, contribuent à orienter les recherches en analyse du discours vers l’analyse des actions : les données relatives à l’action langagière (buts, rôles, participants, etc.) sont perçues comme des éléments, essentiels, déterminant les formes d’organisation du discours.
43Les configurations actuelles de l’approche communicative mobilisent des catégories empruntées à la linguistique pragmatique pour aborder la dimension praxéologique des productions langagières :
« En effet, si l’on considère que la pragmatique des actes de langage (Austin, 1970 ; Searle, 1969) partage avec des courants disciplinaires comme la sociolinguistique (Labov, 1976, 1978), l’analyse conversationnelle (Sacks, 1992) ou l’ethnographie de la communication (Hymes, 1984) une volonté de rupture avec une vision exclusivement codique des processus langagiers, on doit bien admettre que le concept d’action se retrouve au cœur des profonds bouleversements qu’a connus la linguistique occidentale depuis les années 1950 » (Filliettaz, 2004 : 31).
44Le concept d’acte de langage et celui de genre discursif sont utilisés en didactique des langues comme outils conceptuels afin de pouvoir penser les productions langagières dans leur rapport avec les conditions de leur production :
-
le concept d’acte de langage : les auteurs des Niveaux Seuils (1976) et ceux du Cadre Européen Commun pour les Langues (désormais CECR ou le Cadre) utilisent la terminologie de « fonction langagière » (pour éviter les significations contraignantes du concept d’acte de langage en pragmatique), comme désignant ce que le locuteur fait avec la langue : remercier, saluer, inviter, exprimer son refus, etc. Limitée dans le temps et dans l’espace, la catégorie de « fonction langagière » ne permet pas de rendre compte de la complexité de l’action langagière. Le produit empirique issu de l’activité verbale est, en effet, une unité discursive complexe dont l’étendue dépasse largement les limites de l’acte de parole ;
-
le concept de macro-acte de langage ou de genre discursif : quand l’activité langagière mobilise non des énoncés courts isolés mais des textes ou des séquences textuelles, il devient difficile de l’approcher en l’analysant en termes d’actes de parole élémentaires ; le texte peut avoir, à des niveaux de composition supérieurs, une valeur illocutoire globale, celle d’un macro-acte de langage constituant un genre de discours particulier. « La pragmatique textuelle est confrontée à des séquences plus ou moins longues d’actes de langage qui permettent d’établir à un niveau supérieur, une valeur illocutoire globale, celle de macro-actes de langage » (Maingueneau, 1991 : 174).
- 1 « Acte de langage d’un niveau de complexité supérieure, un genre de discours est soumis lui aussi à (...)
- 2 Selon Richer (2011), Adam fait sienne cette conception de Viehweger : « “Les analyses concrètes mon (...)
- 3 « Communicative purpose has been nominated as the privileged property of a genre » (Swales, 1990 : (...)
45Les macro-actes correspondent à des unités pragmatiques de niveau de composition dépassant les limites de la phrase (ou l’énoncé). Dans une approche fondée sur les actes de langage, il paraît possible d’envisager le macro acte de langage comme unité pragmatique étendue s’appuyant sur une suite cohérente de micro-actes de langage. Maingueneau (1998 : 51)1, Adam (1999 : 60)2, Swales (1990 : 52)3 s’accordent pour affirmer qu’un genre se caractérise par un acte de parole global orientant l’organisation de l’action langagière.
46Ainsi, dans le schéma général concernant la réalisation de la tâche associée au genre « mail professionnel », les différents actes illocutoires produits par l’expéditeur (saluer, accuser réception, demander, informer/s’informer, promettre, prendre congé de son destinataire, etc.) sont tous subsumés par une intention perlocutoire globale, organisée de manière à reproduire les différentes phases de l’action engagée par le scripteur. Les actes de langage, dans leurs différents niveaux de composition, permettent un certain isomorphisme entre la structure de l’activité langagière d’un côté et celle de l’action sociale qui la suscite de l’autre.
47Les concepts de compétence, de tâche, de genre textuel et d’acte de parole, présentant l’intérêt de pouvoir prendre en compte la dimension praxéologique du langage, sont utilisés dans le CECR pour caractériser les différents niveaux de spécification de la matière verbale à enseigner.
48Le concept de tâche, au centre de la réflexion méthodologique impulsée par la perspective actionnelle, favorise l’identification des besoins langagiers en termes de compétences. En effet, les objets langagiers circulant dans les référentiels sont explicitement rattachés, grâce à ce concept, à des modèles de pratiques langagières ayant cours dans les usages réels de la langue (bulletins météo, bulletins routiers, entretien d’embauche, interview, etc.).
49La distinction reconduite en didactique des langues par Puren (2009) entre « tâche » (activité de l’élève) et « action » (activité de l’acteur social de référence) nous semble opératoire pour, au moins, deux raisons. Premièrement, elle permet de rendre compte de deux ordres différents : le prescrit et le réel. Ce que prescrivent les référentiels n’équivaut pas aux pratiques réelles dont s’inspirent les auteurs de ces ouvrages :
« Les référentiels ne décrivent que des références. Ce sont des points de repère, des balises, des orientations […] Les référentiels mentionnent ce que les ergonomes appellent les tâches prescrites […] Ils ne décrivent en rien les pratiques réelles et singulières mises en œuvre par chacun. Ils sont ce par rapport à quoi celles-ci se construisent » (Le Boterf, 2008 : 27).
50Au fond, « action » et « tâche » se distinguent par la finalité que poursuit chacune d’elles : la première, ayant une finalité sociale, renvoie à l’activité mise en œuvre par le sujet dans le cadre de son action sociale ; la seconde, présentant une finalité didactique, renvoie à l’activité de l’élève dans le cadre d’une situation d’apprentissage. La tâche est à l’apprenant ce que l’action est à l’usager.
51Deuxièmement, la catégorie de « tâche », ayant une présence empirique, favorise le traitement didactique du concept de « compétence » : « tâche » et « compétence » peuvent, en effet, fonctionner comme un couple en ce sens que la première permet la réalisation de la seconde. En effet, les compétences en langue sont mises en œuvre à travers la réalisation de tâches. Comme le pense Richer (2018), la dichotomie « compétence » / « performance » est utilisée dans le CECR sous la forme du couplage « compétence » et « tâche » : « Les activités langagières impliquent l’exercice de la compétence à communiquer langagièrement, dans un domaine déterminé, pour traiter (recevoir et/ou produire) un ou des textes en vue de réaliser une tâche » (Conseil de l’Europe, 2001 : 15). La catégorie de « tâche », en désignant ce qui est accompli concrètement dans des situations d’action, permet de remédier au flou conceptuel lié à la notion de compétence : le sujet compétent est celui qui agit avec efficacité en réalisant une activité, en faisant face à un événement, en résolvant un problème, etc. (Le Boterf, 2008). L’action présuppose la présence de tâches à accomplir : les compétences ne peuvent s’actualiser qu’à travers les tâches qui amènent leur mobilisation.
52L’objet langagier issu de l’activité verbale dépasse largement les limites qui sont celles de la phrase et encore plus celles du mot (Bakhtine, 1984 : 285). Enseigner des langues à des fins d’action sociale, c’est enseigner à interpréter et à produire des textes. « Les actes de parole se réalisent dans des actions langagières, celles-ci s’inscrivent elles-mêmes à l’intérieur d’actions en contexte social qui seules leur donnent leur pleine signification » (Conseil de l’Europe, 2001 : 15). Les ressources complexes que mobilise l’activité verbale prennent la forme de textes dont les caractéristiques linguistiques dépendent de la situation de communication dans laquelle se réalise la production langagière. Chaque situation de communication nécessite la maîtrise d’un certain usage de la langue.
53Les auteurs du Cadre, à travers le concept de « compétence pragmatique » et celui de « texte », font référence aux régularités des discours et à la notion de genre (Beacco, 2010 : 192). Les référentiels pour le français issus de cet instrument utilisent la catégorie de genre pour décrire les usages de la langue par domaines de pratiques sociales. Chaque domaine est structuré par des situations de communication qu’on peut caractériser en termes de genres discursifs (Conseil de l’Europe, 2011 : 37).
54Les Niveaux-Seuils (1976), document de référence de l’approche communicative, emprunte à la pragmatique le concept d’acte de parole. La composante pragmatique de la compétence de communication s’appuie, dans la Cadre (2001), sur la compétence fonctionnelle du locuteur, c’est-à-dire sur la capacité de celui-ci à réaliser des actes de parole. Tout en retenant la catégorie de fonction langagière (inspirée du concept d’acte de parole) comme unité minimale de description de la communication, le CECR s’ouvre sur l’apport des approches, à orientation maximaliste, de la communication :
« Ce courant didactique, que l’on peut qualifier de maximaliste par rapport au précédent, a la volonté d’intégrer non seulement le concept d’acte de parole emprunté à la pragmatique, mais également les différents niveaux de structuration qui rendent compte de la façon dont fonctionne un échange et de la manière dont les actes se succèdent et s’organisent » (Bérard, 1991 : 25).
55Les approches par genres du discours posent l’hypothèse selon laquelle toute pratique langagière, disposant d’un auditoire stable, mobilise un noyau d’actes de parole et d’opérations linguistiques plus ou moins prévisibles (Claudel et Laurens, 2016).
56Nous emprunterons aux Référentiels de Niveaux (B1, B2) pour le français (Conseil de l’Europe, 2004, 2011) la démarche méthodologique que proposent les auteurs de ces ouvrages pour définir les différents niveaux de spécification de la matière verbale dans les programmes d’enseignement. Ces référentiels, privilégiant des approches par tâches, proposent des démarches méthodologiques consistant à spécifier les tâches candidatant à l’enseignement en genres, les genres en actes de parole et opérations linguistiques et enfin les actes langagiers en formes linguistiques :
« On attend des apprenants qu’ils produisent des textes. Les textes relèvent de genres discursifs. Ils sont eux-mêmes constitués d’éléments dits fonctions ou opération cognitive/linguistique comme décrire, expliquer, argumenter… qui peuvent se trouver employés isolément dans le cadre de l’École » (Beacco, 2010 : 3).
57Le développement de la compétence liée à la maîtrise du genre « mail professionnel », nous l’envisagerons comme nécessitant une suite d’apprentissages systématiques visant la maîtrise de fonctions et d’opérations langagières telles que « saluer », « modaliser », « justifier » « demander », « informer », « accuser réception », « prendre congé », etc.
58Ce socle non exhaustif de fonctions/opérations langagières, reproduisant les scripts pouvant orienter l’action associée au genre « mail professionnel », est à décliner par notions linguistiques, textuelles, énonciatives, grammaticales et lexicales spécifiques. La catégorie de « notion » renvoie à l’ensemble des ressources dont la maîtrise serait nécessaire pour l’acquisition progressive et implicite des compétences visées. Catégorie rebelle à un enseignement explicite directe, la notion de compétence en langue ne peut être abordée que de façon indirecte à travers les catégories opératoires (catégories grammaticales, lexicales, textuelles, etc.) résultant de l’analyse fine des genres discursifs concernés par l’enseignement. « On ne peut enseigner directement des compétences, mais seulement créer les conditions de leur développement, au gré de dispositifs d’entraînement » (Perrenoud, 1998 : 507).
59Dans le cadre d’un cours sur les genres de l’écrit professionnel destiné aux étudiants de L1 sciences et technologie à ISET de Nabeul durant l’année 2020/2021, nous avons procédé à la modélisation du genre « mail professionnel » (cf. Tableau 2), de manière à lui avoir réservé une séquence didactique organisée autour de trois phases :
-
exposition à des échantillons de discours ;
-
systématisation des régularités ;
-
réemploi.
Tâche =Genre
|
Fonctions langagières
|
Opérations linguistiques
|
Formes linguistiques
|
Mail professionnel
|
Saluer pour établir un contact
Demander
Informer
Remercier
Accuser réception
Promettre
Etc.
Prendre congé de son destinataire
|
Atténuer
Modaliser
Expliquer
Justifier
Etc.
|
Le conditionnel
La modalité interrogative (acte de parole indirecte)
Avoir bien reçu/accuser réception
Remercier (de qqch = en, dont)
Veuillez + infinitif
Avoir le plaisir/le regret de
Recevoir =agréer =croire à
L’expression/m’assurance de
Sentiments/Salutations/
Meilleures/respectueux/sincères/distinguées
Etc.
|
Tableau 2 : Modélisation du genre « mail professionnel »
60La phase d’exposition à des échantillons de discours, en l’occurrence des échantillons de mails, est suivie d’une phase de systématisation des régularités linguistiques et discursives. Le contact limité des apprenants avec la langue-cible rend inévitable les activités de systématisation, qui constituent (dans presque toutes les méthodologies) la phase centrale des séquences d’enseignement.
61L’objectif lié aux activités de systématisation, dans la perspective des approches communicatives, consiste à développer chez l’apprenant la capacité à associer les fonctions langagières aux formes de la langue qui permettent leur mise en œuvre. Très souvent, l’incapacité à agir dans une langue s’explique moins par la non-maîtrise des formes de la langue que par le fait que ces formes ne sont pas associées à des fonctions précises dans la tête de l’élève.
62Par exemple, les fonctions :
-
« Formuler une demande (atténuée) » a servi d’entrée fonctionnelle pour des activités de systématisation (exercices de transformation) portant sur la phrase interrogative avec inversion du sujet (pourriez-vous), les expressions de politesse (veuillez, je vous prie de + infinitif) :
-
Veuillez m’adresser tel ou tel article à telle ou telle adresse.
-
Pourriez-vous m’adresser tel ou tel article à telle ou telle adresse ?
-
Je vous prie de m’adresser tel ou tel article à telle ou telle adresse.
-
« Prendre congé de son destinataire » a été traitée à travers le recours à des exercices de substitution dont l’intérêt consiste à faire apparaître les différents substituts de chaque unité entrant dans la composition de l’énoncé destiné à mettre en œuvre cette fonction (cf. Tableau 3).
Je vous prie
|
d’agréer
|
l’expression de
|
mes salutations
|
distinguées
|
Veuillez
|
accepter
croire à
recevoir
|
l’assurance de
|
mes sentiments
mes considérations
|
respectueux (ses)
sincères
meilleur(e)s
|
Tableau 3 : Substituts de chaque unité pour « Prendre congé de son destinataire »
63Les activités de systématisation, visant des aspects linguistiques et discursifs spécifiques, n’interviennent que pour susciter des apprentissages fonctionnels, fondés sur la prise en compte des besoins des apprenants. La fonction de la systématisation consiste à créer et consolider les liens entre les aspects linguistiques et les aspects pragmatiques de la langue-cible. Les fonctions/opérations langagières à retenir serviront d’entrées communicatives pour la systématisation du contenu formel dont la maîtrise se présente comme nécessaire au développement des compétences prévues.
64Enfin, la phase de réemploi, comme l’indique son nom, est dédiée à la consolidation des acquis quand elle intervient au terme d’un certain nombre d’apprentissages et à la vérification du niveau de développement des compétences visées en fin de séquence. Quoiqu’il en soit, l’intérêt de cette phase consiste toujours à mettre les apprenants en situation d’utilisation des contenus linguistiques travaillés.
65La contextualisation didactique des compétences langagières, prenant en compte le caractère indissociable entre langage et action sociale, implique un processus d’ingénierie curriculaire complexe. Ce processus, nettement plus élaboré que celui de transposition didactique, fait appel à des savoirs experts circulant dans trois grands domaines de recherche : les sciences du langage, les théories de l’action et les sciences de l’éducation. Nous avons essayé de montrer dans le présent article l’apport de certains outils d’analyse empruntés à ces domaines de recherche tant à la description des usages linguistiques qu’à leur transposition dans les curricula.
66La modélisation d’une pratique langagière a pour objet de transposer une action sociale située. Le CECR, document largement inspiré du courant actionnel de la linguistique, prend en compte la complexité de l’action langagière en ce sens qu’il l’envisage comme activité à la fois typifiée par des plans et des schémas préconstruits et singulière sous l’effet des traits spécifiques de chaque contexte d’échange langagier.
67Le cas du mail professionnel, genre utilisé dans cet article pour illustrer l’apport de la pragmatique à l’enseignement des langues, ne devrait certainement pas faire omettre la complexité du processus de contextualisation lorsque celui-ci met en œuvre des pratiques langagières, moins standardisées, ayant cours dans les circonstances de l’échange spontané.
68Posséder des langues étrangères comme instrument de communication met en œuvre un processus d’apprentissage assez long dans lequel les acquisitions scolaires peuvent jouer un rôle important sans pour autant être suffisant. Le développement de véritables capacités communicatives relève davantage d’un apprentissage immersif (sur le tas) fondé sur un contact significatif avec la langue-cible. L’école, à défaut de pouvoir assurer ce type d’apprentissage, est amenée à transiger et ce en acceptant de réduire son rôle au développement de variantes (simplifiées) de compétences langagières, laissant ainsi la suite des apprentissages à l’environnement et à l’initiative des élèves (rencontres, lectures, motivation, curiosité, expériences, etc.). De nombreux élèves ont pu, à partir des usages standardisés développés à l’école, avoir accès à des pratiques langagières extrêmement diversifiées.