- 1 Le master MEEF est un diplôme national de niveau bac +5 (post licence). Il est délivré par les Inst (...)
1« Qu’est-ce que le contexte pour un enseignant ? ». C’est avec cette question qu’a débuté le cours sur le métier en contexte que nous avons proposé en septembre 2021 à nos professeurs des écoles stagiaires en première année du master Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation (désormais MEEF)1, Mention 1er degré de Mayotte. La consigne précisait de donner pour réponse uniquement trois mots caractéristiques. Sur les 155 réponses obtenues, les trois mots de plus forts effectifs sont : environnement (avec 50 occurrences,) adaptation (avec 25 occurrences), puis culture (avec 17 occurrences). Sont ainsi posées d’emblée les premières pierres permettant d’appréhender ce concept très polysémique de « contexte ». Avec le mot environnement, ce n’est pas seulement une synonymie qui est proposée, c’est aussi une précision sur ce qui pour nous constitue une caractérisation majeure du contexte éducatif, son caractère proximal, local. Le quatrième mot obtenu conforte notre postulat, c’est l’adjectif local (avec 13 occurrences). Mais de quel environnement s’agit-il ? Les mots adaptation et culture nous permettent déjà d’en dresser une première image. Dans le premier mot, on peut déjà percevoir une dimension interne du contexte, une dimension liée à la classe et aux pratiques enseignantes qui est davantage révélée encore par le mot de rang 5 : situation (avec 13 occurrences). Le mot culture, quant à lui, renvoie plutôt à une dimension externe, à un espace partagé dans lequel sont immergés les enseignants et les apprenants et qui va occuper une place centrale dans le modèle que nous proposons ici. Cette première analyse lexicométrique retrouve donc le caractère binaire du concept de contexte déjà relevé par Van Wissen, Kamphorst et Van Eijk (2013). Mais si on poursuit cette analyse, la complexité du concept devient de plus en plus visible. En effet, onze mots d’effectifs supérieurs à 5 apparaissent ensuite : histoire, lieu, société, réalité, vécu, élève, cadre, proximité, enseignement, connaissance et pédagogie. Certes les caractères proximal et binaire du contexte sont retrouvés, mais sa dimension culturelle externe est étendue à la société tout entière et à son historicité, tandis que sa dimension interne se sépare en deux, la situation d’enseignement d’une part, et le vécu de l’élève d’autre part. Cette complexité conceptuelle est encore plus évidente lorsqu’on retient dans l’analyse tous les mots d’effectifs supérieurs ou égaux à 2 (cf. Figure 1).
Figure 1 : Environnement sémantique du concept de contexte éducatif selon des professeurs des écoles en formation initiale à Mayotte
2Dans la première partie de cet article, les concepts de contexte et de contextualisation didactique seront réinterprétés dans un cadre théorique systémique. La méthodologie d’analyse didactique contextuelle qui en découlera sera ensuite explicitée et illustrée. Dans la deuxième partie, les concepts de contextualité des savoirs et de degrés de contextualisation seront à leur tour réinterprétés. Ils seront en outre précisés par l’adjonction de nouveaux éléments de catégorisation.
3Dans cet article, les modélisations théoriques et méthodologiques seront par ailleurs illustrées par des documents et des résultats de recherche issus de l’analyse du dispositif des œuvres coopératives, un dispositif de formation initiale des professeurs des écoles qui est expérimenté à Mayotte depuis 2017 (Salone, 2019 a, 2019b). Le dispositif des œuvres coopératives (cf. Tableau 1) amène les professeurs des écoles stagiaires à développer leurs compétences professionnelles tout en allant à la rencontre de la société dans laquelle, tout comme leurs élèves, ils vivent, et exercent leur métier. Initialement conçu pour permettre le développement de compétences professionnelles, ce dispositif adopte le paradigme du learning by doing initié par Dewey (1993) et met en œuvre par conséquent une approche pédagogique active. En plus de son étalement sur toute la durée de la formation, le dispositif est rendu pérenne par son insertion dans les maquettes d’enseignement et par des rendus réguliers exigés par les modalités de contrôle des connaissances.
Semestres
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S1
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S2
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S3
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S4
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Œuvres coopératives
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Enquête thématique pluridisciplinaire
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Œuvres didactiques
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Vers un Projet pluridisciplinaire
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Projet pluridisciplinaire
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Rendus
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Recueil numérique des données et Pistes pédagogiques
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Œuvre avec Mémento pédagogique
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Dossier pédagogique
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Dossier réflexif
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Approches pédagogiques
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Pédagogie de l’enquête
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Pédagogie du chef-d’œuvre
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Genèse documentaire
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Pédagogie par projet
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Tableau 1 : Synoptique du dispositif des œuvres coopératives
4En début de première année, les étudiants constituent librement des groupes coopératifs qui préfigurent les équipes pédagogiques qu’ils devront intégrer à l’issue de leur formation. Ces groupes coopératifs choisissent alors un sujet d’étude patrimonial ou parmi les enjeux qui animent la société mahoraise. Au premier semestre, ils se lancent dans une enquête thématique et pluridisciplinaire à la fois sur le terrain et dans les médias dont ils disposent. Des collaborations naissent alors entre les professeurs stagiaires et divers acteurs locaux pour exhumer des documents authentiques, recueillir des témoignages, réaliser des sondages… Ce travail collaboratif aboutit ensuite à un recueil numérique partagé et diffusé des ressources collectées ou produites ainsi qu’à un bref document proposant quelques pistes d’utilisation dans les classes. Au deuxième semestre, les professeurs stagiaires produisent un chef-d’œuvre (Meirieu, 2015), une œuvre didactique à même de montrer leurs compétences professionnelles tout en sensibilisant les publics visés aux aspects patrimoniaux ou aux enjeux sociétaux retenus pour thème d’enquête. L’œuvre didactique est accompagnée d’un mémento pédagogique qui reprend et anticipe des pistes d’utilisation en classe. Au cours de la deuxième année de formation, il s’agit alors pour les étudiants, d’une part, de s’approprier et de mettre en œuvre dans leurs classes des approches pédagogiques actives dont ils ont fait l’expérience la première année et, d’autre part, d’exploiter à des fins pédagogiques les ressources qu’ils ont collectées et les documents qu’ils ont produits. Au troisième semestre, dans le cadre du module « vers un projet pluridisciplinaire », les binômes qui partagent une même classe entrent ainsi dans un processus de genèse documentaire (Gueudet et Trouche, 2008 ; Trouche, Gueudet et Pepin, 2019). Ils produisent et testent dans leurs classes des documents à la fois contextualisés à partir de leurs thématiques antérieures, adaptés aux niveaux scolaires de leurs élèves et conformes aux attendus disciplinaires. Au quatrième semestre, ils réinvestissent ces documents dans des séquences d’enseignement articulées autour d’un projet pluridisciplinaire. Deux dossiers à rendre rythment cette deuxième année, l’un anticipant la mise en œuvre du projet et présentant les ressources pédagogiques produites, l’autre prenant un peu plus de recul réflexif sur la mise en œuvre effective dans les classes.
5Comment donc modéliser le concept de contexte afin qu’il soit à la fois un outil opérant pour faire évoluer les pratiques enseignantes vers des « didactiques contextualisées » (Delcroix, Forissier et Anciaux, 2013) prenant en compte a minima les « effets de contexte » (Forissier, 2019), et un objet cohérent permettant l’« analyse didactique contextuelle » (Delcroix, Forissier, et Anciaux, 2013) des situations d’enseignement/apprentissage ?
6Dans Sauvage-Luntadi et Tupin (2012), la modélisation proposée organise le contexte en sphères concentriques avec un « micro-contexte situationnel » au centre, celui de la classe et de ses acteurs, puis un « micro-contexte périphérique » où se situent des composantes relatives à l’établissement scolaire, aux familles et leurs cadres de vie, puis un contexte « médian » correspondant aux spécificités disciplinaires ou curriculaires des matières enseignées et aux contraintes ou conditions institutionnelles du métier d’enseignant, et enfin un « macro-contexte » qui englobe la société tout entière avec des éléments d’ordre social, politique, culturel ou linguistique. Trois niveaux de contextualisation didactique en découlent : un niveau « ontologique […] s’appuyant exclusivement sur le vécu individuel de chaque enfant », un niveau « situationnel […] s’appuyant sur le vécu en classe », et un niveau « authentique […] s’appuyant sur le vécu extérieur à la classe » (Sauvage-Luntadi et Tupin, 2012 : 109). Quelle est la portée de ce modèle ? Robo (2021) l’exploite parmi d’autres modèles pour comparer les pratiques de professeurs des écoles de Polynésie française et de Guyane française relativement à la contextualisation de leurs enseignements en géométrie. Ses « constats » sont sans appel : « le type de contextualisation le plus proposé sur les deux territoires est la contextualisation micro-périphérique » (Robo, 2021 : 466). Robo précise que, quand ce n’est pas le cas, la contextualisation demeure sur un niveau micro-situationnel ou, plus rarement et spécifiquement en Polynésie, sur un niveau authentique qu’elle qualifie de « méso/régional ». Ainsi le seul niveau vraiment employé dans le modèle est celui du micro-contexte, éventuellement augmenté d’une sphère régionale. De plus, la séparabilité conceptuelle entre les sous-niveaux micro-contextuels interroge : de quoi s’agit-il lorsque on prend en compte, dans la contextualisation, le vécu des élèves, celui de la classe ou celui des familles ? Sommes-nous vraiment dans des spécificités individuelles ? La langue des élèves ou des parents, par exemple, n’est-elle pas juste un fait culturel ? Notre point de vue est que ces éléments issus des micro-contextes ne sont en réalité que des aspects génériques partagés et ancrés dans les cultures locales et nous considérons donc le concept même de contexte comme étant suspect. Comment donc le dépasser ? Raynaud (2005), après avoir exposé quatre arguments en défaveur de la légitimité de ce concept en sociologie, nous propose une voie : « plutôt que de faire dépendre causalement ou de référer l’action au “contexte” ou au “milieu”, on peut considérer que l’individu accède à des informations par les arcs de son réseau social » (Raynaud, 2005 : 17). C’est cette orientation que nous développons dans la suite de cette partie en entrant dans une approche systémique des concepts de contexte et de contextualisation.
7Rappelons d’abord ce qu’est l’approche systémique. Von Bertalanffy (1968/1993), dans son traité sur la « théorie générale des systèmes » en précise les fondements épistémiques : le monde est envisagé comme un système d’objets en relations les uns avec les autres et tout « système peut être défini comme un complexe d’éléments en interaction » (Von Bertalanffy, 1968/1993 : 53). L’approche systémique s’apparente donc à une approche relationnelle telle que la conçoit Bitbol (2010), une approche visant « à résorber les apories de la relativité de la connaissance dans une version de relativisme si bien assumée qu’elle en devient une manière d’être et de chercher, plutôt qu’une thèse » (Bitbol, 2010 : 23). « Elle induit une méthode d’analyse qui intègre la complexité et la dynamique et qui fait porter le regard du chercheur sur les relations qu’entretiennent les objets » (Salone, 2015 : 48).
8Dans la modélisation systémique proposée ici, le concept de société est premier et demeurera d’une acception assez générale. Néanmoins, nous considérerons a priori que toute société est fondée sur des institutions au sens de Douglas (1986/1999) : une institution est un groupe de personnes qui est socialement légitimité et dont l’action est largement conditionnée par le contexte culturel dans lequel il est plongé. Par exemple, dans le cadre du dispositif des œuvres coopératives, deux types d’institutions constitueront les objets de base des systèmes étudiés : les groupes coopératifs et les classes en responsabilité. Nous définissons dès lors le concept de réseau de proximité d’une institution comme étant l’ensemble des institutions avec lesquelles elle est en relation. Ce concept se substitue dans notre modèle à celui de contexte. Pour entrer dans la dynamique, nous introduisons un autre concept, celui de flux mésogénétique : dans un réseau social de proximité, des ressources circulent d’institution en institution ou au sein des institutions elles-mêmes. C’est un flot de ressources au sens proposé par Adler (2000) de choses qui ressourcent et qui nourrissent : des documents, des sites internet, mais aussi des personnes, des objets naturels ou fabriqués, ou encore des discours et des informations issus d’observations. Chaque institution constitue ainsi un système de ressources (Trouche, Gueudet et Pepin, 2019) qui, avec les savoirs et savoir-faire dont elle dispose, lui permet de produire des documents et d’agir sur et dans son environnement.
9L’analyse systémique contextuelle conduit ainsi, pour une institution donnée, à dresser la liste des institutions impliquées dans son action, avec des focus sur les thématiques abordées, sur la nature des ressources ou des documents, et sur l’orientation des flux mésogénétiques. Deux exemples permettront d’illustrer cette méthodologie.
10Sur la Figure 2, l’objet analysé est un groupe coopératif de 2017/2018 pendant sa période d’enquête thématique pluridisciplinaire du semestre 1. Le thème retenu est le lac Dizani Dzaha, un lac de cratère protégé de Petite Terre. Tous les flux mésogénétiques sont entrants, avec des ressources nombreuses et variées : documents, artefacts, vidéos, interviews… Les institutions du réseau social de proximité ainsi développé sont tout aussi diverses, avec des institutions officielles, des associations, des professionnels et des personnes reconnues localement pour leurs savoirs, les fundis.
11Sur la Figure 3, le système est une classe en responsabilité de CE2 en 2019/2020 ayant pour projet pluridisciplinaire la réalisation d’un potager. L’école est bien évidemment impliquée pour fournir un soutien logistique, l’espace du potager en particulier, et on retrouve là encore des associations et des fundis. D’autres institutions apparaissent, comme des parents d’élèves impliqués pour accompagner la classe dans le potager ainsi que des groupes coopératifs qui ont fourni des ressources pédagogiques. Des flux mésogénétiques sortants existent aussi lorsque la classe donne des denrées alimentaires à la cantine scolaire et lorsque les élèves de maternelle sont invités à une dégustation dans le potager.
Figure 2 : Réseau social de proximité d’un groupe coopératif lors de l’enquête thématique
Figure 3 : Réseau social de proximité d’une classe autour d’un projet pédagogique de potager
12L’analyse systémique contextuelle peut également aboutir à des analyses statistiques sur un ensemble plus vaste d’institutions semblables, comme l’analyse des thématiques contextuelles envisagées par les groupes coopératifs.
13Sur la Figure 4 par exemple, l’analyse sur 3 années repose sur la classification du patrimoine proposée par l’UNESCO en patrimoine naturel, patrimoine culturel matériel et patrimoine immatériel, augmentée d’une catégorie spécifique pour les enjeux sociétaux non patrimoniaux.
14Sur la Figure 5, un zoom est effectué sur les enjeux liés aux patrimoines culturels immatériels avec une classification affinée à partir de l’analyse directe des thématiques.
Figure 4 : Diagramme de distribution des thématiques envisagées par les groupes coopératifs de 2018 à 2020
Figure 5 : Diagramme de distribution des thématiques relatives au patrimoine culturel immatériel envisagées par les groupes coopératifs de 2018 à 2020
15Le concept de contexte étant ainsi remplacé par celui de réseau social de proximité, la question se pose de l’insertion de celui de « contextualisation didactique » (Anciaux, Forissier et Prudent, 2013). Notre postulat de départ est que la contextualisation relève exclusivement de la pratique enseignante, c’est la « capacité à intégrer différentes sphères contextuelles et qui conditionnerait, pour partie, la nature des processus à l’œuvre dans la gestion de cette situation professionnelle particulière qu’est celle d’enseigner » (Sauvage-Luntadi et Tupin, 2012 : 106). Dès lors deux lieux sont discernables pour la contextualisation didactique : hors la classe, lors du « travail documentaire » (Gueudet et Trouche, 2008) que réalise l’enseignant a priori et a posteriori pour élaborer et ajuster son cours, et in vivo, lorsque l’enseignant en classe gère pour et avec ses élèves des situations d’enseignement/apprentissage (Blanchet, 2016). L’analyse systémique contextuelle est là encore opérante pour décrire les flux mésogénétiques qui sous-tendent les pratiques enseignantes.
16Sur la Figure 6 par exemple, l’enseignant de CP, observé dans le cadre d’une visite de stage en deuxième année de master MEEF en 2020, lors d’une séance de mathématiques, réinvestit des ressources pédagogiques autour d’un jeu de semailles traditionnel, le mraha wa tso. La séance débute par une résolution de problèmes de dénombrement (cf. Figure 7) et se termine par des activités différenciées en fonction du niveau des élèves : reprise du problème en tutorat et atelier jeu en autonomie. Le jeu proposé est une adaptation pour le cycle 1 qui a été élaborée par un groupe coopératif l’année précédente. Au cours de la séance, l’enseignant fait également référence à des albums de littérature de jeunesse contextualisés prêtés par l’Agence régionale du livre et de la lecture de Mayotte et utilisés au préalable dans le cadre de l’enseignement du français. Autre fait lié à la contextualisation didactique, des échanges discursifs entre élèves ou avec l’enseignant sont observés autour du vocabulaire en shimaore relatif au jeu. Ces mots de vocabulaire spécifiques conduiront par la suite à l’élaboration d’un lexique partagé.
Figure 6 : Contextualisation didactique dans une classe de CP
Figure 7 : Contextualité des savoirs dans un énoncé
17Si l’on regarde maintenant de plus près les énoncés des problèmes, le concept de « contextualité des savoirs » (Kerneis et Santini, 2015) trouve son intérêt. En effet, les savoirs enseignés n’apparaissent pas comme étant décontextualisés, au contraire, ils sont tous reliés à l’artefact traditionnel. Ainsi, la première activité développe la compétence de dénombrement sur des quantités conformes aux attendus officiels en CP à partir des caractéristiques du tablier de jeu et des graines qu’il y a dans les trous. La deuxième activité permet quant à elle d’entrer dans la résolution d’un problème multiplicatif simple toujours à partir d’une description du tablier. Le « potentiel de contextualisation » (Kerneis, Priolet et Salone, 2018) du document va en outre au-delà du seul jeu de mraha wa tso, avec par exemple des prolongements didactiques possibles en sciences de la vie autour des lianes qui donnent les graines, ou en technologie et en géométrie autour des matériaux et des instruments utilisés par les artisans sculpteurs.
18La compétence de contextualisation didactique ne transparait donc pas uniquement dans les gestes professionnels de l’enseignant, en classe ou hors classe, elle est également visible dans les discours et les textes véhiculant les savoirs. Ainsi la contextualisation didactique revient en grande partie à transformer la contextualité des savoirs enseignés (Forissier, 2019). Au moins deux degrés de contextualisation sont alors discernables (Delcroix, Forissier et Anciaux, 2013) : une « contextualisation faible » dans laquelle des éléments contextuels sont juste ajoutés dans les discours sans pour autant modifier en quoi que ce soit les enjeux didactiques, et une « contextualisation forte » qui se situe au niveau noosphérique et qui relève davantage de la prise en compte des contextes dans les curricula, les programmes, les manuels scolaires et les formations. Si l’on se restreint aux pratiques enseignantes, la contextualisation forte, qualifiée alors d’« intermédiaire » par les auteurs, consiste en la « recherche d’habillages adaptés à l’environnement de l’élève, mais aussi de l’ordre, de la nature et de l’articulation des connaissances et des compétences scolaires et de celles des élèves » (Delcroix, Forissier et Anciaux, 2013 : 165). Ce sont ces deux degrés de contextualisation, faible et intermédiaire, que nous allons préciser dans la suite.
19Au semestre 3, dans le cadre des cours de didactique des mathématiques et de didactique des langues, en lien avec le dispositif des œuvres coopératives, nos professeurs des écoles stagiaires ont travaillé sur la contextualisation didactique d’énoncés de problèmes. Trois phases se sont succédé : un atelier d’écriture libre d’énoncés pour l’école primaire, puis un temps collectif d’analyse didactique d’énoncés produits par les formateurs, et enfin un réinvestissement dans un nouvel atelier de réécriture des énoncés initiaux. Dans la deuxième phase, trois premiers énoncés sont proposés :
Énoncé 1 : « Marie et Paul prennent le TGV à Lyon à 10h38. Ils arrivent à Montpellier à 13h02. Combien de temps a duré leur déplacement ? »
Énoncé 2 : « Ibrahim et Sofiati prennent la barge en Petite Terre à 11h30. Ils arrivent à Mamoudzou à 11h52. Combien de temps a duré leur déplacement ? »
Énoncé 3 : « Hale halele. Il était une fois Ibrahim et Sofiati, deux enfants de Poroani qui ont pris l’habitude de prendre une laka pour aller de leur village à celui de Mirereni. Hier ils sont partis à 11h40 et sont arrivés à 12h15. Combien de temps a duré leur déplacement ? »
20L’analyse de ces énoncés fait ressortir plusieurs faits didactiques. D’abord l’énoncé 1 présente des obstacles culturels. Ainsi, il n’est pas certain que tous les élèves sachent ce qu’est un TGV quand, dans leur environnement, il n’existe même pas les trains, c’est bien le cas à Mayotte. De plus, situer les villes de Lyon et de Montpellier peut aussi poser problème. Passer de l’énoncé 1 à l’énoncé 2 n’est donc pas un simple habillage, une folklorisation, c’est aussi éliminer des obstacles induits par des différences culturelles. Le passage de l’énoncé 1 à l’énoncé 2, que nous qualifierons de coloration, est donc didactiquement pertinent. Si l’on regarde les enjeux disciplinaires, mathématiques en l’occurrence, la coloration n’a rien changé. La compétence visée, ici un calcul de durée, demeure. Le changement de contextualité des savoirs n’a aucun effet sur les calculs à effectuer. Sur un plan linguistique, la coloration n’a fait que remplacer quelques mots en français par des mots en langue vernaculaire. Passons à l’énoncé 3, avec une transformation de la contextualité que nous appellerons adaptation. L’habillage dans cet énoncé apparaît d’emblée plus soutenu sur le plan linguistique, entrant dans le genre littéraire du conte mahorais avec en particulier l’amorce traditionnelle « hale halele » (que l’on pourrait traduire par « il était une fois »). L’alternance codique a également plus d’ampleur, même si elle demeure ponctuelle. En ce qui concerne les enjeux mathématiques, rien n’a à première vue changé. C’est vrai si l’on ne regarde que les techniques de calcul qui sont attendues, mais c’est faux si l’on regarde les valeurs numériques. Ces dernières ont en effet acquis un caractère authentique, conformes à la réalité. Alors que dans l’énoncé 2 les horaires de la barge ne sont pas réels, ceux de l’énoncé 3 correspondent effectivement à la période de la journée où il est possible de relier les deux villages en pirogue (laka) et au temps qu’il faut pour le faire.
21Deux autres énoncés ont ensuite été analysés (cf. Figures 8 et 9).
Figure 8 : Énoncé 4, un exemple d’inclusion
Figure 9 : Énoncé 5, un exemple d’intégration
22Ce qui apparaît immédiatement dans ces deux nouveaux énoncés, c’est la place accordée au contexte : les éléments patrimoniaux présents ne sont plus de simples habillages, ils font partie intégrante de l’enjeu didactique. Ainsi dans l’énoncé 4, qui relève de ce que nous appelons l’inclusion, les savoirs mathématiques deviennent des outils pour décrire l’artefact. Au niveau de la langue, l’inclusion va bien plus loin que la coloration et l’adaptation. Le plurilinguisme y est clairement assumé, avec l’apparition de dialogues authentiques, comme ici des expressions de la vie quotidienne employées pour initier une conversation, jeje puis djema (que l’on pourrait traduire par bonjour, comment allez-vous ? et bonjour, ça va bien et vous ?) et d’un glossaire qui, comme ici, propose des traductions des mots présents dans l’énoncé. Le mouvement de contextualisation didactique se poursuit encore plus loin avec l’intégration à l’œuvre dans l’énoncé 5. Ici ce n’est plus l’artefact qui est étudié, mais la technologie traditionnelle qui a permis sa fabrication. Avec l’intégration, la discipline permet de s’intéresser à ce que Castela (2011) appelle une ethnopraxéologie. Si l’on revient à l’énoncé 4, les étudiants ont très vite remarqué les ambiguïtés relatives aux déterminants employés devant le mot laka : faut-il écrire un ou une, le ou la, ou seulement ne rien écrire du tout ? La difficulté vient du fait qu’en shimaore les articles définis ou indéfinis n’existent pas, et que les noms communs n’ont pas vraiment de genre masculin ou féminin (il y a plus d’une dizaine de classes nominales). On entre ainsi dans une intégration linguistique qui consiste à comparer les langues.
23L’effet de ce temps de travail sur la compétence de contextualisation a été évident et fort. Alors que dans le premier corpus d’énoncés produits par les étudiants, il n’y avait majoritairement pas de contextualisation (72 % des 127 énoncés produits), ceux du deuxième corpus (98 énoncés) étaient tous contextualisés. La coloration des énoncés est restée à peu près stable en termes de proportions (26 % puis 30 %), mais l’adaptation et l’inclusion sont nettement apparues dans le deuxième corpus (44 % et 21 % respectivement). L’intégration est demeurée marginale dans les deux corpus, peut-être relève-t-elle davantage d’une pratique de recherche que d’une pratique d’enseignement.
24Au semestre 4, le dispositif des œuvres coopératives amène les professeurs des écoles stagiaires à conduire dans leurs classes en responsabilité une pédagogie par projet. Ils ont alors pour tâche principale de programmer et d’animer des séquences contextualisées autour d’une thématique de leur choix. Plusieurs modalités sont alors distinguables dans leurs contextualisations intermédiaires. Majoritairement, les ressources pédagogiques produites en amont, que ce soient les énoncés du semestre 3 ou les œuvres didactiques du semestre 2, sont utilisées de façon ponctuelle dans les séquences d’enseignement. Par exemple, des albums de littérature de jeunesse servent de supports dans les séances d’enseignement du français ou des langues étrangères, tandis que des problèmes mathématiques contextualisés viennent en appoint pour permettre des entrainements différenciés et motiver les élèves. Mais la pédagogie par projet pousse à mettre au centre des situations d’apprentissage des thématiques contextualisées. Des activités sont alors généralement proposées tout au long de l’année sous la forme d’ateliers divers et variés, comme le potager évoqué plus haut, mais aussi des jeux élaborés et joués en classe, des constructions de maquettes, des écritures d’album ou de spectacles… En termes de programmation, une organisation des savoirs à enseigner à l’aide de schémas heuristiques centrés sur le thème a été une modalité adoptée par plus de la moitié des étudiants (cf. Figure 10). Toutes les disciplines scolaires ont fait l’objet d’une telle contextualisation intermédiaire avec cependant une très forte prédominance du français et des arts (cf. Figure 11).
Figure 10 : Schéma heuristique de programmation annuelle autour d’un thème
Figure 11 : Répartition des contextualisations didactiques en fonction des disciplines scolaires
25Le concept de contexte, fortement polysémique et pas forcément pertinent dans l’analyse des pratiques enseignantes, a été revisité dans cet article dans le cadre d’une approche systémique. Le concept de réseau social de proximité qui lui a été substitué aura permis d’aborder l’analyse didactique contextuelle d’une façon nouvelle, avec une méthodologie spécifique qui repose grandement sur l’analyse des relations et des flux mésogénétiques effectivement développés par les enseignants avec les institutions présentes dans leur environnement immédiat. Les concepts de contextualisation didactique et de contextualité des savoirs ont ensuite été réinterprétés avec ce cadre théorique et ont été précisés en identifiant des modalités que peuvent prendre les contextualisations de degrés faible et intermédiaire. Le dispositif des œuvres coopératives expérimenté à Mayotte depuis 2017, qui relève d’une contextualisation forte, a fourni à la fois des données empiriques pour élaborer notre modèle, des exemples génériques pour l’illustrer et des résultats pour conforter sa robustesse.
26Mais une question demeure encore que nous nous devons de soulever dans cette partie conclusive : pourquoi faudrait-il contextualiser les situations d’enseignement/apprentissage ? Au-delà des obstacles culturels qu’elle permet de lever ou du plaisir et de la motivation à apprendre ou à enseigner qu’elle induit chez les élèves et les professeurs, la contextualisation est une nécessité didactique lorsque l’on souhaite que les apprenants entrent dans des processus de conceptualisation (Vergnaud, 1990, 1996/2004) complets et efficients. En effet et en premier lieu, les langues maternelles des élèves et les pratiques traditionnelles de leur environnement véhiculent déjà des concepts (Salone et Dureysseix, 2022) dont la confrontation avec les savoirs enseignés est féconde. Ainsi, explorer puis réinvestir en classe et faire évoluer chez les apprenants des schèmes d’usage et des invariants opératoires à l’œuvre dans les situations a priori non didactiques qu’ils rencontrent hors école permet de mieux atteindre ceux attendus par les noosphères éducatives. Comment donc espérer faire croître chez nos élèves l’arbre de la connaissance si on le coupe de ses racines culturelles ?
27D’autre part, accéder via l’école aux savoirs traditionnels est un droit pour lequel militent de nombreux chercheurs, formateurs et enseignants à travers le monde. Ce sont en particulier les pédagogies de décolonisation (Parra et Trinick, 2018) dans lesquelles ils s’engagent, en Afrique, en Amérique latine ou centrale ou encore dans les territoires du Pacifique et de l’Océan indien. Ce sont aussi des mouvements éducatifs de plus en plus suivis qui se développent au travers des écoles bilingues dans nos régions de France, en Bretagne (Poisard et al., 2014) par exemple. Les savoirs traditionnels, en effet, ne sont pas vides de sens et leur revalorisation par des politiques éducatives engagées est devenue pour beaucoup un enjeu sociétal majeur, porteur de respect des cultures locales et de cohésion sociale.