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Dossier

Les parents et l’école en Polynésie française : représentations de parents d’archipels isolés

Parents and school in French Polynesia: representations of parents from isolated archipelagos
Sabine Dufay

Résumés

Cet article présente les résultats d’une analyse qualitative des représentations et du rapport à l’école des parents polynésiens. Cette recherche s’inscrit dans le contexte postcolonial, plurilingue et pluriculturel de la Polynésie française et s’intéresse plus spécifiquement aux parents qui résident dans les îles les plus isolées et éloignées du centre administratif et économique que constitue l’île de Tahiti. L’objectif de cette étude est de mettre à jour les systèmes de connaissances, de croyances et d’action qui sont associés à l’école par ces parents afin de mieux comprendre leur rapport à l’institution scolaire. Le cadre théorique de cette recherche s’inscrit dans l’approche psychosociale des représentations sociales introduite par Serge Moscovici. Les résultats présentés se fondent sur l’analyse détaillée selon la méthodologie de la grounded theory d’un corpus d’entretiens intensifs menés auprès de vingt-six parents dans cinq îles différentes, réparties sur trois archipels isolés de Polynésie française. Ces résultats indiquent que le rapport à l’institution scolaire de ces parents s’articule autour d’espérances liées à la scolarité et d’un engagement personnel envers l’école. Cependant, cette implication personnelle est fortement chargée d’émotions et de sentiments négatifs teintés de souffrance, d’insatisfaction et de détresse.

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Texte intégral

1. Introduction

  • 1 Trois atolls dans l’archipel des Tuamotu, une île dans l’archipel des Australes, une dans l’archipe (...)

1Dans le contexte pluriculturel et plurilingue de la Polynésie française, le système éducatif, hérité de la colonisation française, est aujourd’hui confronté à des difficultés importantes telles que le décrochage précoce et les inégalités scolaires (Alì, 2016 ; Nocus, Florin, Guimard et Salaün, 2014). Notre recherche a pour objectif général de comprendre quels systèmes de connaissances, de croyances, et d’action associés à l’école sont générés dans ce contexte socio-culturel spécifique. Plus particulièrement, nous cherchons à mettre à jour les représentations élaborées et mobilisées par les parents et les enseignants polynésiens au sujet de l’école. Dans cet article, nous présentons les résultats du premier module de cette recherche, qui se centre spécifiquement sur le rapport à l’école des parents résidant dans les archipels isolés de Polynésie française. Le cadre épistémologique et méthodologique de cette étude se fonde sur la théorie des représentations sociales, initialement développée par Serge Moscovici (1961). Cette théorie à caractère psychosocial constitue un modèle d’interprétation des dynamiques sociales qui met en lumière la manière dont les connaissances et le sens sont socialement construits et partagés. Dans notre recherche, les représentations sociales associées à l’école par les parents permettent d’éclairer le rapport des familles à l’institution scolaire (Minier, 2006 ; Pourtois et Desmet, 1997). Les résultats présentés dans cet article ont été obtenus à partir de l’analyse d’un corpus de vingt-six entretiens individuels intensifs menés auprès de parents dans cinq îles, réparties sur trois archipels isolés de la Polynésie française1. Inscrite dans la méthodologie de la Grounded theory (désormais GT), cette analyse nous a permis de dresser une première esquisse du contenu des représentations des parents au sujet de l’école sur ces îles éloignées, rarement concernées par la recherche.

2. Éléments de contexte

2Le système éducatif polynésien s’inscrit dans un contexte particulier caractérisé par l’histoire coloniale et par des disparités géographiques et linguistiques. La Polynésie française, territoire d’outre-mer d’une superficie équivalente à celle de l’Europe occidentale, présente une grande diversité culturelle et linguistique et une importante dispersion du territoire. Ces caractéristiques structurelles et culturelles conduisent à d’importantes disparités de développement au détriment des îles les plus isolées (Oddo et al., 2004). En effet, la majorité des infrastructures de la Polynésie française sont concentrées dans les îles de la Société, notamment dans les îles de Tahiti et Moorea, qui abritent 75 % de la population polynésienne. Les îles des autres archipels, appelées « îles éloignées », sont peu peuplées, souvent difficiles d’accès et concentrent peu d’infrastructures, en particulier scolaires.

  • 2 Un quatrième atoll permet la scolarité jusqu’en classe de cinquième au sein d’un Groupement d’obser (...)
  • 3 Seule une classe de seconde générale est dispensée aux Marquises. Quelques cursus professionnels so (...)
  • 4 La triglossie désigne la cohabitation sur un même territoire, y compris pour un même individu, de p (...)
  • 5 Aux côtés du tahitien, on dénombre six langues vernaculaires des îles éloignées, toutes d’origine p (...)

3Ainsi, l’archipel des Tuamotu, sur lequel a porté la première phase de notre recherche, comprend une quarantaine d’atolls habités qui s’étendent sur près de 1 200 km. La majorité de ces atolls étant très faiblement peuplés, la plupart des écoles primaires ne comptent qu’une ou deux classes. Seuls trois atolls des Tuamotu disposent d’un collège qui accueille en internat les élèves des autres atolls2. L’archipel des Australes, second archipel concerné par ce module de recherche, compte cinq îles habitées. Seules deux îles disposent d’un collège avec internat. Enfin, le dernier archipel sur lequel a porté ce module, l’archipel des Marquises, compte six îles habitées dont trois disposent d’un collège. De nombreux villages marquisiens sont faiblement peuplés et situés dans des vallées difficiles d’accès. Ces villages disposent uniquement d’école primaire, souvent de petite taille. La plupart des îles de ces trois archipels n’ont donc pas de collège et il n’y a aucun lycée d’enseignement général dans ces archipels3. Les élèves sont ainsi contraints de quitter leur village ou leur île dès l’âge de onze ou quinze ans pour poursuivre leur scolarité dans un autre village de l’île, une autre île de l’archipel, ou à Tahiti. Ces enfants sont hébergés dans des internats ou chez des membres de la famille et ne retournent dans leur village qu’au moment des vacances scolaires, le plus souvent quatre fois par an. En outre, les îles éloignées se trouvent en situation linguistique de « triglossie »4, qui tend à placer les élèves en situation d’insécurité linguistique vis-à-vis de l’école et augmente leur risque d’échec scolaire (Charpentier et François, 2015 ; Paia et Vernaudon, 2002). En effet, les langues vernaculaires des archipels éloignés5 se trouvent sous la double pression linguistique du français, langue officielle et d’enseignement, et du tahitien, langue de prestige qui tend à étendre son influence en particulier dans les archipels des Tuamotu et des Australes (Charpentier et François, 2015). Le départ précoce des enfants pour leur scolarité accentue l’acculturation des enfants des îles éloignées qui ne demeurent pas suffisamment longtemps dans leur village natal pour en maitriser la langue et la culture (Charpentier et François, 2015). Ces phénomènes de « triglossie » et d’acculturation précoce peuvent sans doute expliquer en partie le constat d’une mauvaise maitrise, chez une grande partie de la population plurilingue, à la fois du français et des langues polynésiennes (Paia et Vernaudon, 2002).

4Les premières écoles de Tahiti sont antérieures à la colonisation française et voient le jour à partir de 1803. Créées par les missionnaires protestants anglais, ces écoles à visée évangélisatrice instruisent en langue tahitienne les enfants mais aussi leurs parents (Tuheiava-Richaud, 2019). Au cours de la période coloniale, qui débute en 1842 avec l’établissement du Protectorat français à Tahiti et Moorea et se poursuit par l’annexion en 1880 du royaume de Pōmare, les écoles publiques deviennent officiellement le pilier du projet assimilationniste de la France dans les Établissements français d’Océanie (désormais ÉFO) (Gleizal, 2019). Ainsi, l’enseignement de la langue française est rendu obligatoire en 1862, au même titre que celui de la langue tahitienne (Lechat et Argentin, 2011). De même, à partir de 1887, le système d’enseignement est restructuré sur le modèle républicain des lois Ferry de 1882 (Lextreyt, 2019b). Cependant, les réalités contextuelles des ÉFO – en particulier, le manque de moyens octroyés à l’administration coloniale, la dispersion des îles de la Colonie, la difficulté à recruter des enseignants maitrisant le français – font obstacle à la pleine réalisation des ambitions assimilationniste du colonisateur (Salaün, 2015, 2019). De nombreux membres de l’administration coloniale déplorent alors l’échec de la politique de scolarisation et particulièrement le faible impact de la francisation linguistique (Lextreyt, 2019b ; Salaün, 2015, 2016). Dans les faits, le système éducatif des ÉFO est fondamentalement dual entre les écoles de Papeete, dont les programmes sont calqués sur ceux de Métropole, et les écoles des districts et des îles éloignées qui n’assurent qu’une instruction rudimentaire (Salaün, 2016, 2020). Ainsi, si les enfants des familles urbaines, majoritairement blanches et « demies », sont soumis à l’obligation scolaire et instruits en français, les enfants des districts et des îles éloignées dérogent à cette obligation et sont majoritairement scolarisés dans la langue locale (Salaün, 2019, 2020).

  • 6 Entre 1958 et 1967, les effectifs du primaire augmentent de 64 %, et, en 1962, 57 % des jeunes de 1 (...)

5D’un point de vue juridique, les ÉFO sortent de la situation coloniale en 1946, lorsqu’ils deviennent un Territoire d’Outre-Mer, qui sera rebaptisé « Polynésie française » en 1957. C’est paradoxalement au moment de la décolonisation que la France renforce sa politique éducative et que l’assimilation culturelle et linguistique de l’ensemble des Polynésiens devient une priorité (Salaün, 2019). Les principes républicains d’égalité entre les citoyens et de continuité territoriale sur lesquels reposent l’assimilation permettront de faire évoluer le système éducatif polynésien. À la dualité observée au cours de la période coloniale entre une formation élitiste pour les enfants citadins et une instruction rudimentaire pour le reste de la population se substitue un système qui ne reconnait qu’une catégorie d’élèves, en théorie tous égaux (Salaün, 2020). Ainsi, les dépenses du Territoire engagées dans l’enseignement ont plus que quintuplé entre 1958 et 1967 (Lavondès, 1972), et la généralisation de la scolarisation est alors comparable à celle de Métropole6 (Salaün, 2019). Mais la posture d’« indifférence aux différences » des pouvoirs publics aura aussi des répercussions profondes sur les caractéristiques sociolinguistiques de la société Polynésienne (Salaün, 2015 ; Vernaudon, 2015).

  • 7 Il faut attendre 1981 pour que la loi Deixonne de 1951 organisant l’enseignement des langues région (...)

6Au-delà des justifications idéologiques, l’école est appréhendée par les autorités françaises comme l’instrument qui permettra d’« arrimer à la France » une jeunesse supposée en proie, d’une part au péril autonomiste, et d’autre part à l’américanisation (Salaün, 2019). Alors que les langues régionales métropolitaines commencent à être valorisées dans le cadre scolaire par la loi Deixonne de 19517, les langues polynésiennes, considérées comme un frein à la francisation en raison de leur dynamisme linguistique, sont alors bannies de l’école (Vernaudon, 2015). Contrairement à la période coloniale, la francisation linguistique de l’école est désormais efficace : tous les enseignements se font en français, les langues polynésiennes ne sont pas enseignées et sont interdites d’utilisation par les maîtres et les élèves même lors des récréations (Lavondès, 1972 ; Vernaudon, 2015). Le phénomène d’acculturation culturelle et linguistique de la société n’est pas le fruit exclusif de la politique de scolarisation mais se trouve largement amplifié dans les années 1960 par la mise en place du Centre d’expérimentation du Pacifique (désormais CEP) et par l’essor de l’industrie touristique qui bouleversent le marché du travail et conduisent à des migrations vers Tahiti et à l’expansion des besoins de main-d’œuvre francophone (Lextreyt, 2019a ; Salaün, 2019 ; Vernaudon, 2015). La maîtrise de la langue française étant alors considérée comme indispensable à l’insertion professionnelle, les familles adhèrent désormais majoritairement au projet d’enseignement monolingue et y apportent leur contribution en faisant massivement le choix de parler français aux enfants (Lavondès, 1972 ; Vernaudon, 2015).

  • 8 Le conseil des ministres de la Polynésie française est habilité à créer des écoles et à fixer les r (...)
  • 9 Ces spécificités concernent principalement l’enseignement des langues et cultures polynésiennes, l’ (...)
  • 10 Ces derniers chiffres sont issus des résultats aux tests passés lors de la journée Défense et Citoy (...)

7Dans le cadre du statut d’autonomie interne accordé à la Polynésie française en 1984 et des évolutions statutaires successives, l’État français délègue au Territoire des compétences accrues en matière d’éducation (Lextreyt, 2019a)8. Cependant, malgré l’autonomie du gouvernement polynésien pour fixer les règles et les contenus d’enseignement, le système éducatif actuel partage les mêmes caractéristiques que le système métropolitain, à l’exception de quelques spécificités9. En dépit des moyens engagés, les performances du système éducatif demeurent très faibles. Le décrochage précoce est quatre fois plus important qu’en Métropole et concerne les élèves dès la classe de cinquième, les résultats aux évaluations nationales de CE1 peinent à dépasser les 40 % en français et en mathématiques, et 40 % des jeunes sont en situation d’illettrisme relatif ou absolu10 (Chambre territoriale des comptes de la Polynésie française, 2014). Enfin, les inégalités scolaires sont persistantes en fonction de l’archipel de résidence et de l’origine ethnique et socio-économique et sont le principal déterminant des inégalités économiques (Herrera et Merceron, 2010 ; Perini, 1985 ; Salaün, 2020).

3. Cadre théorique et revue de littérature

8Dans ce contexte postcolonial, pluriculturel et plurilingue, au sein duquel les politiques éducatives peuvent ne pas être en adéquation avec les réalités contextuelles, il semble essentiel d’étudier le discours et les représentations des parents de Polynésie française au sujet de l’école afin d’examiner le type de relation qu’ils entretiennent avec cette institution (Salaün, 2012). Pour répondre à cet objectif, nous nous appuyons sur la théorie des représentations sociales, qui offre un cadre épistémologique et méthodologique pertinent pour notre recherche.

9Située à la croisée de la psychologie et de la sociologie, la théorie des représentations sociales, initialement développée par Serge Moscovici (1961), est un modèle qui permet de rendre compte de la manière dont la connaissance et l’espace de sens sont socialement créés et partagés par les individus d’un même groupe social. Les représentations sociales sont un ensemble de connaissances, de croyances ou d’attitudes collectivement créées et partagées au sein d’un groupe, qui permettent aux individus de comprendre et d’évaluer leur environnement et les aident à orienter ou à justifier leurs pratiques (Jodelet, 1989). Ce cadre de référence commun est une image de la réalité qui intègre les normes et valeurs du groupe et les expériences passées des sujets, et qui constitue pour les membres de ce groupe la réalité même (Abric, 1994c). Les représentations sociales sont étudiées selon trois perspectives théoriques et méthodologiques principales que nous avons combinées dans notre recherche.

10Lors de l’élaboration de la théorie, Moscovici (1961) s’est particulièrement attaché à expliquer la genèse des représentations, notamment à travers deux processus sociocognitifs interdépendants : l’objectivation et l’ancrage. Selon cet auteur, l’objectivation est le processus par lequel un phénomène nouveau, abstrait ou inconnu est transformé et structuré en un objet concret et plus significatif. L’ancrage est un double processus qui permet à la fois d’attribuer une signification au phénomène nouveau en l’intégrant dans un concept familier, mais aussi d’instrumentaliser le nouveau savoir intégré pour qu’il devienne un cadre de référence pour le groupe. Plus tard, la dimension structurale de cette approche a été développée dans la théorie du « noyau central » par Abric (1976, 1993, 1994 b). Selon cette théorie, une représentation sociale déjà formée est structurée autour d’un noyau central et d’un système périphérique. Le noyau central, base commune et consensuelle de la représentation, est composé de croyances inconditionnellement liées à l’objet de la représentation. Le système périphérique, plus souple et flexible que le noyau central, est quant à lui composé d’éléments individuels issus des expériences des individus (Abric, 1994a, 2001 ; Flament, 1994). En référence au processus d’ancrage, la perspective socio-dynamique s’intéresse aux variations observées dans les prises de positions des individus sur un sujet donné et considère que celles-ci dépendent de leur appartenance sociale et des conditions dans lesquelles ces prises de positions sont produites (Doise, Clémence et Lorenzi-Cioldi, 1992).

  • 11 Voir Alì (2016) ; Nocus, Florin et al. (2014) ; Nocus, Paia, Vernaudon, Guimard et Florin (2014) ; (...)
  • 12 Voir Guy et Ailincai (2019) ; Lombardini (1997) ; Marchal (2019) ; Le Plain et Salaün (2018) ; Sala (...)

11La notion de représentation sociale permet d’apporter un éclairage nouveau sur l’influence des mécanismes sociaux sur les processus et les résultats scolaires (Deschamps, Lorenzi-Cioldi et Meyer, 1982 ; Gilly, 2003). En particulier, l’étude des représentations des parents au sujet de l’école permet de fournir des clés de compréhension pour aborder les questions relatives aux relations entre les famille et l’école (Montandon, 1996 ; Pourtois et Desmet, 1989, 1991, 1997). Dans d’autres contextes, plusieurs études ont en effet mis en évidence l’impact des représentations des parents sur leur comportement vis-à-vis de l’école et sur les représentations, le comportement et la réussite scolaire de leurs enfants (Anadon et Minier, 1996 ; Clerc, 1970 ; Minier, 1995, 2006). À notre connaissance, peu d’études ont porté sur l’école dans le contexte de la Polynésie française11, et moins encore sur les représentations que les parents ont de l’école et de leur rôle dans l’accompagnement de la scolarité12. Les études sur l’école menées dans le contexte de la Polynésie française ont principalement examiné les liens entre les langues patrimoniales opprimées, la langue de scolarisation et la réussite scolaire (par exemple, Nocus, Paia, Vernaudon, Guimard et Florin, 2014 ; Nocus, Vernaudon et Paia, 2014 ; Paia, Cummins, Nocus, Salaün et Vernaudon, 2015). Quelques autres études se sont intéressées à l’échec scolaire et au rôle des parents. Elles ont observé que les familles polynésiennes semblent en rupture avec le système scolaire (Lombardini, 1997) et que les parents ont des représentations contradictoires vis-à-vis de l’école (Le Plain et Salaün, 2018 ; Salaün, 2012). Salaün (2012) explique cette apparente contradiction par le fait que l’école est considérée par les parents comme un bien hautement souhaitable pour assurer l’insertion sociale mais qui demeure inaccessible. Émeline Le Plain et Marie Salaün (2018) ont mené sur l’île de Tahiti des entretiens auprès de neuf parents de collégiens et collégiennes en situation de « déviance scolaire ». Les auteures mettent en évidence le rapport ambigu à l’école de ces parents, qui, s’ils ne témoignent jamais d’indifférence face à l’école, développent parfois des stratégies d’évitement pour tenter de se protéger du stigmate de l’institution ou par résignation face à un système scolaire pour lequel ils ne disposent pas pleinement des clés de compréhension. À notre connaissance, aucune étude sur les représentations des parents n’a été menée dans les îles isolées de la Polynésie française, où vit une partie de la population la plus touchée par les problématiques de scolarisation, tels que l’insuffisance des infrastructures scolaires ou le décrochage précoce (Voir Dufay et Gabillon, sous press).

4. Méthodologie

12Le premier module de notre recherche, présenté dans cet article, a consisté à analyser vingt-six entretiens individuels approfondis (de 40 à 216 minutes – une moyenne de 90 minutes chacun). Ces entretiens ont utilisé des questions ouvertes et ont été menés avec des parents vivant dans cinq îles éloignées et sept villages différents. Le corpus d’entretiens a été analysé selon la méthodologie de la grounded theory (désormais GT), qui repose sur l’examen itératif des données compilées en continu (Glaser et Strauss, 1967 ; Guillemette et Luckerhoff, 2015). Cette méthode d’analyse est combinée aux méthodologies de recherche issues de la théorie des représentations sociales afin d’attribuer du sens au contenu du corpus d’entretiens. Pour ce premier module de notre recherche, nous nous sommes spécifiquement attachés à identifier le contenu de la représentation de l’école et à émettre des hypothèses sur les relations entre les différents éléments de cette représentation.

13La méthodologie de la GT est une approche méthodologique générale qui consiste en l’élaboration inductive d’une théorie à partir des données et qui se fonde sur une simultanéité et une interrelation entre les étapes de collecte des données, d’analyse de ces données et de théorisation progressive (Glaser et Strauss, 1967 ; Guillemette et Luckerhoff, 2015). Les principes généraux d’analyse définis par les fondateurs de la GT ont donné lieu à plusieurs modalités d’application (Glaser et Strauss, 1967). Dans notre étude, nous avons appliqué les procédures méthodologiques suivantes :

  1. le codage initial des données qui a consisté à étiqueter chaque ligne du discours préalablement transcrit ;

  2. la catégorisation, qui a consisté en la création de catégories conceptuelles, notamment par regroupement de codes initiaux connexes ;

  3. la mise en relation, ou codage axial, qui a consisté à trouver des relations cohérentes entre les catégories ;

  4. l’intégration, ou codage sélectif, qui a consisté à trouver le thème unificateur du cadre catégoriel établi empiriquement ;

  5. et la modélisation, qui a consisté à interroger le phénomène central pour identifier et reproduire, aussi fidèlement que possible, l’organisation des liens structurels et fonctionnels qui le caractérisent.

14Ces différentes étapes ne sont pas linéaires mais s’inscrivent dans une démarche itérative qui implique de nombreuses rétroactions entre ces différentes procédures afin de confronter systématiquement les résultats provisoires de l’analyse entre eux et avec les données (Paillé, 1994) (cf. Figure 1).

Figure 1 : Représentation schématique des processus de recueil, d’analyse et de théorisation des données selon la méthodologie de la Grounded theory (modèle proposé par l’auteure)

  • 13 Il est généralement recommandé d’analyser les données après un recueil d’une série de deux ou trois (...)
  • 14 L’induction analytique est une stratégie de validation théorique basée sur la recherche des « cas n (...)

15La théorisation selon la GT est un processus continu et progressif qui vise à reconstruire le plus fidèlement possible et de manière dynamique le phénomène étudié. Ainsi, la théorisation de la représentation sociale de l’école en Polynésie française prendra sa forme définitive dans les dernières étapes de notre recherche, lorsque nous aurons compilé et analysé des données issues des entretiens auprès de parents et d’enseignants des différents archipels. Cependant, conformément aux principes de la GT, nous cherchons progressivement à développer et à consolider la théorie en émergence. En particulier, nous mobilisons tout au long de notre analyse trois types d’opérations qui visent à renforcer progressivement le processus de théorisation (Corbin et Strauss, 1990 ; Glaser et Strauss, 1967 ; Paillé, 1994). D’une part, nous appliquons le principe d’échantillonnage théorique qui consiste à collecter, coder et analyser les données de manière simultanée et itérative et à sélectionner les données futures à collecter en fonction des propositions théoriques émergentes13 (Glaser et Strauss, 2006). De plus, nous appliquons le principe d’examen itératif qui consiste à vérifier le plus systématiquement possible dans les données les implications des propositions théoriques qui émergent. Enfin, conformément au principe d’induction analytique14, nous confrontons les explications que nous avançons aux données qui les contredisent ou s’en éloignent afin de les préciser et les renforcer (Corbin et Strauss, 1990 ; Glaser et Strauss, 1967 ; Paillé, 1994).

16La posture méthodologique générale de notre recherche s’inscrit dans une approche de triangulation dont l’objectif est d’obtenir la vision la plus générale et la plus précise possible du phénomène étudié en multipliant les points de vue (Caillaud et Flick, 2016). En conformité avec les principes de la GT, nous tentons de construire progressivement la compréhension des représentations de l’école par différentes opérations de croisement méthodologique et conceptuel, avec un aller-retour constant entre terrain et analyse. En particulier, nous combinons plusieurs approches relatives à la théorie des représentations sociales afin de déterminer le contenu, la structure et l’ancrage de la représentation de l’école (cf. Figure 2).

Figure 2 : Modèle de triangulation conceptuelle (proposé par l’auteure)

17Dans ce modèle de triangulation, nous nous référons à l’approche sociogénétique des représentations sociales afin de définir le contenu de la représentation sociale, c’est-à-dire les connaissances, opinions, et attitudes que les parents associent à l’école. Les opérations de codage et de catégorisation selon la GT nous ont permis de dégager les opinions exprimées et leurs éventuelles connotations évaluatives, positives ou négatives. D’autre part, nous mobilisons l’approche structurale du noyau central (Abric, 1976, 1993, 1994b) afin d’analyser la structure de la représentation sociale, c’est à dire la manière dont ces différents éléments du contenu de la représentation sont organisés et hiérarchisés. Cette analyse correspond aux étapes de mise en relation et d’intégration de la GT. À ce stade de notre recherche, l’étude de cette structure nous a permis d’émettre des hypothèses sur les éléments susceptibles d’être centraux, c’est-à-dire les éléments les plus saillants, consensuels et structurants. En particulier, nous avons appliqué une analyse de fréquence et de cooccurrence afin de mettre en évidence les catégories les plus fréquentes dans le discours, les plus partagées par les participants et qui entretiennent le plus de relations avec les autres catégories. La troisième approche, l’approche socio-dynamique (Doise et al., 1992), est mobilisée pour examiner l’ancrage de la représentation dans la société polynésienne, c’est-à-dire la manière dont les individus adhèrent aux éléments communs de la représentation. Tandis que la perspective structurale se centre sur la mise en évidence des éléments consensuels, nous nous intéressons dans la perspective socio-dynamique aux divergences dans les prises de positions face à l’école des différents participants et tentons d’identifier les variables à l’origine de ces variations. Cette analyse est intégrée à l’étape de modélisation selon la GT. À ce stade de notre recherche, nous avons émis des hypothèses sur les variables qui pouvaient être à l’origine des divergences observées dans les opinions exprimées. En particulier, nous avons comparé pour chaque thématique abordée la répartition des différentes catégories en fonction de l’île ou de l’archipel de résidence. La structure de la représentation (liens entre les éléments et éléments centraux) et son ancrage (variation de prises de positions et variables explicatives) ne pourront être affinés qu’après l’analyse de l’ensemble des données obtenues dans les différents archipels de Polynésie française.

5. Terrain et participants

  • 15 Le coprah est l’albumen séché de la noix de coco dont on extrait l’huile de coco.
  • 16 Un Centre d’éducation aux technologies appropriées au Développement (CETAD) qui prépare au Certific (...)

18Les résultats présentés dans cet article sont basés sur un corpus d’entretiens menés auprès de vingt-six parents ayant au moins un enfant scolarisé à l’école élémentaire. Ces entretiens ont été menés entre mai 2020 et janvier 2021 dans cinq îles isolées de Polynésie française : trois atolls de l’archipel des Tuamotu, une île des Australes (plusieurs districts de l’île), et une île des Marquises (village principal et petit village d’une vallée isolée). Le premier atoll des Tuamotu (n = 4) est un petit atoll très isolé qui compte une quarantaine d’habitants, une école à classe unique et pas d’aéroport. Le second atoll (n = 3) compte 150 habitants, un aéroport avec un vol hebdomadaire vers Tahiti et une école de deux classes. Les habitants de ces deux atolls vivent presque exclusivement de la récolte du coprah15 et de la pêche, principalement destinée à la consommation familiale. Le troisième atoll (n = 3) compte 600 habitants, une école de cinq classes, dont trois élémentaires, et un aéroport qui assure des liaisons quotidiennes avec Tahiti. Sur cet atoll, les principales activités économiques des habitants sont la production de coprah, l’artisanat et le tourisme. L’île de l’archipel des Australes (n = 8) compte environ 2 000 habitants, une école maternelle, une école primaire et un collège. Les principales activités économiques de l’île sont le maraîchage, l’artisanat et le tourisme. Par ailleurs, l’île dispose de liaisons aériennes quasi quotidiennes avec Tahiti (6 vols par semaine). L’île de l’archipel des Marquises compte environ 3 000 habitants et des vols quotidiens vers Tahiti. Le village principal de l’île (n = 4) concentre environ 2 000 habitants et abrite plusieurs établissements scolaires : deux écoles primaires (l’une publique, l’autre privée), un collège public (qui propose une classe de Seconde générale), et deux établissements professionnels16. Le village isolé (n = 4) compte environ 200 habitants et une école primaire à deux classes. Les ressources économiques de l’île proviennent essentiellement du coprah, du maraichage, de la pêche, de l’artisanat et des postes administratifs dans le village principal.

  • 17 L’échantillonnage par variation maximale ou maximum variation sampling consiste à constituer un éve (...)

19Les participants à cette recherche ont été sélectionnés selon deux critères. Ces parents devaient être nés et avoir grandi en Polynésie et avoir un enfant au moins scolarisé à l’école élémentaire. Nous avons combiné le principe d’échantillonnage théorique de la GT à celui de l’échantillonnage par variation maximale17, afin d’obtenir la plus grande hétérogénéité de caractéristiques à l’intérieur de notre population (Seidman, 2006). Cependant, nous n’avons pu obtenir un éventail équivalent d’homme et de femmes en raison d’un accès plus difficile aux participants masculins (disponibilité moindre en raison d’une activité professionnelle, refus de participer à l’entretien par sentiment d’incompétence sur les questions d’éducation, réticences des épouses). Le tableau 1 présente les caractéristiques des participants issues des notes de terrain.

Genre

Femmes (n = 22), hommes (n = 4)

Âge

26 à 66 ans (âge moyen = 36,7 ans)

Niveau de scolarisation

Élémentaire (n = 1), collège (n = 11), lycée (n = 10), Baccalauréat (n = 3), Études supérieures (n = 1)

Résidence

Tuamotu (n = 10) : Atoll 1 (n = 4) ; Atoll 2 (n = 3) ; Atoll 3 (n = 3)

Australes (n = 8) : Village principal de l’île (n = 3) ; différents « districts » (n = 5)

Marquises (n = 8) : Village principal de l’île (n = 4) ; Petit village d’une vallée isolée (n = 4)

Profession

Îles Tuamotu : producteur de coprah (n = 5), femme de ménage (n = 1), artisan (n = 1), sans profession (n = 3).

Îles Australes : agricultrice (n = 1), caissière (n = 1), propriétaire, gérant et cuisinier d’un petit restaurant (n = 1), aide dans le petit restaurant de son mari (n = 1), enseignant à la retraite (n = 1), nourrice occasionnelle (n = 1), sans profession (n = 2).

Îles Marquises : agent d’accueil dans une administration (n = 1), brancardier (n = 1), aide dans la pension de famille de ses parents (n = 1), policier (n = 1), couturière (n = 1), sans profession (n = 3)

Enfants

Nombre d’enfants

1 à 8 enfants (moyenne = 3 enfants ; médiane = 2,5 enfants)

Âge des enfants scolarisés

De 2 à 18 ans

Conjoint

Éducation

De l’école primaire au diplôme d’études supérieures

Profession

Îles Tuamotu : producteur de coprah (n = 7), bagagiste (n = 1), grossiste en coprah (n = 1) [note. sans conjoint (n = 1)].

Îles Australes : cadre dans une administration (n = 1), agriculteur (n = 2), auxiliaire de santé (n = 1), aide dans le petit restaurant de son mari (n = 1), propriétaire, gérant et cuisinier d’un petit restaurant (n = 1), sans profession (n = 2).

Îles Marquises : manœuvre occasionnel (n = 1), employée de station-service (n = 1), surveillant d’internat (n = 1), agent communal (n = 1), pêcheur et producteur de coprah (n = 3), sans profession (n = 1),

Tableau 1 : Informations sur les participants (N = 26)

6. Analyse et résultats

  • 18 Atlas.ti est un logiciel pour l’analyse qualitative de données textuelles, graphiques, audio et vid (...)

20Nous avons utilisé le logiciel Atlas.ti18 pour effectuer l’analyse selon les procédures de la GT (cf. 4. Méthodologie). Nous avons soumis les catégories issues du codage et de la catégorisation à une analyse de fréquence et de cooccurrence afin de déterminer les catégories les plus saillantes. Celles-ci ont alors été regroupées sous des catégories englobantes que nous avons appelées thèmes.

21Nous présentons dans ce document les catégories regroupées sous trois grands thèmes : (i) les finalités de l’enseignement scolaire, (ii) les problèmes spécifiques aux îles éloignées, et (iii) les relations avec l’école. L’analyse globale a révélé que les représentations de ces parents tournaient autour de leurs attentes et espoirs vis-à-vis de l’institution scolaire et que leur discours exprimait principalement de la détresse et de l’insatisfaction (cf. Tableau 2).

Thèmes unificateurs

Groupes de codes résultant du codage axial

Finalités de l’enseignement scolaire

Finalités pragmatiques 

Finalités intellectuelles 

Alternatives à l’école

Problèmes spécifiques aux îles éloignées

Conditions structurelles et institutionnelles de scolarisation

Qualité de l’enseignement scolaire

Relations entre les familles et l’école

Suivi scolaire des parents à la maison

Informations de la part de l’école et implication des parents à l’école

Climat relationnel entre les parents et l’école

Expériences scolaires des parents en tant qu’élèves

Relations des enfants avec l’école

Espoirs de réussite

Espoirs de réussite scolaire

Espoirs de réussite professionnelle

Espoir d’un avenir meilleur que celui des parents

Espoirs de bonheur et d’épanouissement dans la vie

Tableau 2 : Thèmes unificateurs les plus saillants et catégories sous-jacentes ayant émergé des entretiens avec les parents (N = 26)

6.1. Finalités de l’enseignement scolaire

22Pour la quasi-totalité des parents interrogés, la réussite scolaire de leur enfant est une priorité (n = 24). Cependant, peu de parents ont été en mesure de définir précisément ce que signifiait pour eux cette réussite scolaire. Les représentations regroupées sous le thème « finalités de l’éducation scolaire » ont révélé que pour la quasi-totalité de ces parents (n = 24), l’école sert des « objectifs pragmatiques » et a le potentiel d’assurer à leurs enfants une vie meilleure que la leur, notamment par l’accès à un « vrai travail », avec un salaire fixe. Bien qu’ayant un poids plus léger, de nombreux parents (n = 16) ont également mentionné les bénéfices intellectuels de l’école et le fait que l’éducation a le pouvoir de transformer leurs enfants en individus plus compétents (cf. Figure 3).

Figure 3 : Présentation hiérarchique des catégories relatives aux « finalités de l’éducation scolaire »

23La quasi-totalité des parents interrogés (n = 24) espèrent la réussite scolaire de leur enfant et considèrent que l’école est le meilleur moyen d’assurer aux enfants un bel avenir et une vie plus confortable que la leur (cf. Extrait 1).

Extrait 1 : L’espoir des parents d’un avenir meilleur pour leurs enfants grâce à l’école

Parent

              

Extrait

P23

Je lui dis : « Je veux moi que tu vois autre chose Je veux pas que tu aies une vie comme moi et ton papa. Tu vois ? Alors, c’est pour ça, grâce aux études, hein, tu pourras aller loin, hein ».

P24

C’est ça ce que je voulais, mea, à mon fils. Continuer son, son école… pour le bac, à l’université. C’est ça. Pas aller au coprah. Ah non !

  • 19 Le Régiment du Service Militaire Adapté de Polynésie française (RSMA-Pf) est un organisme dépendant (...)

24L’analyse détaillée de la catégorie « espoirs de réussite scolaire » a montré que pour la quasi-totalité de ces parents (n = 25), la réussite scolaire de leur enfant consiste surtout à ne pas abandonner l’école et à poursuivre leur scolarité plus loin que leur propre scolarité ou que celle des enfants de l’île. Pour la majorité de ces parents, l’obtention d’un diplôme, en particulier du baccalauréat, constitue l’aboutissement de la scolarité. Seuls quatre parents ont formulé le souhait que leurs enfants poursuivent des études supérieures ou partent en France pour leurs études. La plupart des parents interrogés considèrent également l’armée et le RSMA19 comme une alternative à l’école qui permet de se former, d’obtenir des diplômes et d’accéder plus facilement à un emploi (cf. Extrait 2).

Extrait 2 : La signification de la « réussite scolaire » pour les parents

Parent

              

Extrait

P10

Ben, je voudrais que, qu’elle aille plus loin, parce que ici, ben, en restant ici, ben, les jeunes, tu vois que les jeunes ici ils ont quitté tôt l’école, genre treize ans, quatorze ans, ils se lassent de l’école.

P19

Donc du coup, je veux au moins qu’il ait le bac, et qu’il voie un peu ce qu’il veut faire après. Tu vois ? Je… oui, je veux au moins qu’il ait au moins le… le bac, le diplôme, qu’il passe des diplômes

P4

Je veux pas qu’ils grandissent comme nous, aller au coprah, quoi, hein.… je préfère mieux les pousser dans l’armée. En fait, moi je veux que eux vont dedans, euh, ils vont plus encore apprendre plus de trucs, hein. De ce que moi j’ai vécu. Parce que le RSMA c’est à peu près aussi comme l’école, hein.

25De nombreux parents (n = 16) ont également souligné les bénéfices intellectuels de l’école. Pour la majorité de ces parents (n = 10), l’école a surtout comme finalité intellectuelle de transmettre les connaissances qui permettront à l’enfant d’être plus intelligent, plus autonome dans la vie, et d’avoir plus de liberté de choix. Quelques parents (n = 7) ont aussi relevé des aptitudes plus générales développées par l’école, comme la confiance en soi, la curiosité et l’ouverture d’esprit. Pour une minorité de parents (n = 3), ces aptitudes développées par l’école peuvent contribuer au bonheur futur de l’enfant et un unique parent considère que les études elles-mêmes peuvent être une source d’épanouissement (cf. Extrait 3).

Extrait 3 : Discours des parents sur les bénéfices intellectuels de l’école

Parent

              

Extrait

P20

L’école, ça va leur permettre d’apprendre à lire et d’apprendre c’est quoi la vie, euh… D’être autonome pour faire des papiers.

P16

Quand tu vas à l’école, tu découvres des choses, tu apprends des choses. Après, c’est par là, par la suite que tu verras ce que tu veux faire. Si, heu, par exemple, là, les enfants ne vont pas à l’école, qu’est-ce que tu veux qu’ils veuillent faire plus tard ? Ben, ils vont rien apprendre si ils restent à la maison ! Ah, oui, c’est sûr, l’école a un rôle à jouer aussi dedans, hein. Ouais, pour moi, c’est important d’aller à l’école.

P07

Je veux qu’il aille plus loin aussi dans ses études, tu vois. Je veux qu’il, comment dirais-je, je veux qu’il trouve le bonheur, le meilleur de lui aussi. Qu’il trouve quelque chose de bien, de ce que lui il a envie de faire plus tard.

6.2. Problèmes spécifiques aux îles éloignées

26La majorité des parents interrogés (n = 14) ont relevé des points positifs dans les caractéristiques du système éducatif et considèrent que les conditions générales de scolarisation se sont améliorées par rapport à leur enfance, en particulier en ce qui concerne la violence à l’école et la prise en charge institutionnelle de la difficulté scolaire. Cependant, l’ensemble du discours des parents est largement marqué par l’insatisfaction et la détresse face aux nombreux problèmes de scolarisation qui persistent sur leur île. Notre analyse a permis d’identifier deux grands domaines que les parents considèrent comme préoccupants et explicatifs de l’échec scolaire de leurs enfants. Le premier domaine concerne les conditions structurelles et institutionnelles de scolarisation qui sont très majoritairement jugées insatisfaisantes et inaptes à assurer la réussite de leurs enfants. En particulier, le départ précoce de leurs enfants en raison de l’absence de collège ou de lycée sur leur île est une préoccupation primordiale pour les parents interrogés. Le deuxième domaine concerne la qualité de l’enseignement assuré sur l’île qui est considérée comme insuffisante par la majorité des parents (cf. Figure 4).

Figure 4 : Présentation hiérarchique des déclarations des parents sur les problématiques de scolarisation des îles éloignées

6.2.1. Conditions de scolarisation précaires

27Les déclarations des parents suggèrent que l’absence de collège ou de lycée sur leur île et la nécessité pour les enfants de quitter le foyer pour poursuivre leur scolarité sont des préoccupations centrales pour ces familles. Les propos relatifs à cette obligation de départ précoce et à ses conséquences sur l’ensemble de la famille ont été abordés par la quasi-totalité des parents (n = 24) et représentent près de 10 % de l’ensemble du discours tenu par les participants. Pour les parents, ce départ précoce a des répercussions à la fois sur la stabilité familiale et sur le développement affectif et scolaire de leur enfant. De nombreux parents cherchent à atténuer l’impact de ce départ précoce, notamment en choisissant de s’installer à Tahiti pour suivre la scolarité de leur enfant (cf. Figure 5). Cette situation difficile est vécue comme une fatalité par les parents des deux plus petits atolls, tandis que ceux des trois plus grandes îles réclament de meilleures infrastructures : création d’un collège sur leur île, mise en place d’un foyer pour les enfants à Tahiti (cf. Extrait 6).

Figure 5 : Présentation hiérarchique des déclarations des parents sur les conséquences du départ précoce des enfants pour la scolarité

28La quasi-totalité des parents interrogés (n = 24) redoutent le départ de leurs enfants qui implique principalement pour les enfants un mal-être au sein des familles d’accueil ou des internats et des problèmes émotionnels liées à la séparation, à l’autonomisation précoce et à la perte de repères. Pour la majorité des parents, le malaise résultant de ces différentes dimensions du départ précoce est l’une des principales raisons des problèmes comportementaux et du décrochage scolaire au collège et au lycée des enfants de leur île (cf. Extrait 4).

Extrait 4 : Déclarations des parents associant le départ précoce des enfants au décrochage scolaire et aux difficultés comportementales

Parent

              

Extrait

P10

… des fois là-bas les enfants ils sont,… nos enfants ils sont maltraités… les enfants ils sont souvent menacés ou rackettés. Ça fait qu’après l’enfant n’a plus envie d’aller à l’école.

P14

… beaucoup vont décrocher de l’école, parce que, voilà, ils n’ont pas un endroit où ils sont bien. […] Je connais une maman qui a dû payer le billet de son fils pour le ramener, parce qu’il a appelé : « On m’a mis à la rue ! ». Et, c’est sa propre tante, hein. Il a dû quitter l’école à cause de ça, hein. (Silence)

P11

Il y a cette coupure hein de… de ce cordon ombilical très tôt. Et ça a un gros impact, hein,… émotionnellement, hein, sur l’enfant. Et t’as… on a des enfants plus fragiles que d’autres, hein, et ils mettent du temps pour pouvoir se mettre au travail, pour pouvoir…

P10

… quand je vois les enfants aller à [nom de l’île où se trouve le collège] et revenir, ils se droguent, ils boivent de l’alcool… Oui, ils fument, oui.

29De nombreux parents (n = 12) considèrent pourtant que le départ des enfants peut être bénéfique pour leur avenir et permettre leur réussite scolaire et professionnelle et leur ouverture sur le monde. Pour contourner les impacts négatifs de ce départ, beaucoup (n = 15) envisagent de s’installer à Tahiti pour être auprès de leurs enfants pendant leur scolarité. Cependant, cela implique d’autres contraintes émotionnelles, matérielles et financières – notamment trouver et payer un logement ou laisser le conjoint et les autres enfants plus jeunes sur leurs îles. Quelques parents (n = 5) envisagent aussi de garder leurs enfants auprès d’eux et de les instruire à la maison (cf. Extrait 5).

Extrait 5 : Déclarations des parents sur les stratégies familiales pour contrer les difficultés liées au départ précoce

Parent

              

Extrait

P1

Ben… Le seul moyen qu’on a eu c’était ça : quitter nos îles pour aller sur Papeete. Faire ce qu’on doit faire pour nos enfants.

P13

Mais, voilà, j’ai vraiment… enfin, c’est une décision que j’avais prise, d’aller, de suivre mes enfants, tous mes enfants. […] Il faut déjà que je trouve un bon travail maintenant. Il faut que, quand elle ira à l’école à Tahiti, on ait au moins un chez nous à Tahiti, que j’aie un travail là-bas, mais un vrai… (Petit rire)

P14

En fait, quand j’ai découvert le CNED (Centre National d’Enseignement à Distance), je me suis dit, j’aurais dû faire pour les plus grands. On a cherché par tous les moyens à l’inscrire. Et, j’ai expliqué dans ma lettre, j’ai dit que je voulais pas que ma fille vive la même chose [que ses ainés]. Et, ils ont accepté. Ben, là, elle a déjà commencé, elle est au CNED.

30Outre la problématique du départ précoce des enfants, le discours des parents au sujet des conditions de scolarisation fait une large place à la mauvaise gestion par l’institution des brimades, de la délinquance et de la violence entre élèves, en particulier dans les internats où les enfants n’ont aucune supervision parentale. D’une manière générale, la majorité des parents considèrent que les autorités restent indifférentes aux problématiques de scolarisation (cf. Extrait 6).

Extrait 6 : Déclarations des parents sur les mauvaises conditions de scolarisation et l’incapacité des autorités scolaires à y faire face

Parent

              

Extrait

P11

Parce que je trouve qu’au collège, il y a… il y a cette rupture… et les enfants, ils perdent leur repère aussi, du coup. Dans le sens où, ben, ils pensent qu’on les a lâchés dans la jungle quoi, alors ils font tout et n’importe quoi. Et le collège ne maîtrise pas ça, il ne maîtrise pas ça. La preuve : ils font intervenir les gendarmes.

P14

J’ai même vu deux personnes qui étaient de (Nom de l’île) qui étaient entrés à l’Assemblée. Je leur ai carrément parlé, pourquoi est-ce que vous ne cherchez pas un moyen pour que nos enfants des Australes, aient une maison là-bas, un logement ? Du moins j’ai parlé, j’ai donné mon avis. Mais, voilà, jusqu’à aujourd’hui y a rien encore, hein.

6.2.2. Mauvaise qualité de l’enseignement scolaire

31Malgré une certaine réticence à formuler ouvertement leur mécontentement à l’égard des enseignants, la majorité des parents (n = 17) ont exprimé le sentiment que la qualité de l’enseignement sur leur île était insuffisante. Presque tous les parents (n = 21) ont déclaré que leurs enfants et plus généralement les enfants de l’île ne maîtrisent pas suffisamment certaines compétences de base, en particulier la lecture. Pour la majorité des parents cette difficulté scolaire est due à l’insuffisance de l’enseignement en classe (n = 15) ou au manque de motivation des enseignants (n = 7). Une minorité de parents (n = 6) a formulé expressément le souhait d’avoir des enseignants plus compétents et plusieurs parents (n = 9) ont critiqué la gestion et le suivi professionnel des enseignants par l’administration : manque de contrôle du travail et des absences des enseignants, mauvaise gestion des remplacements (cf. Extrait 7).

Extrait 7 : Déclarations des parents sur les mauvaises qualités professionnelles des enseignants et le suivi inefficace par les autorités

Parent

              

Extrait

P9

Y a plein de trucs qui faut changer. Déjà, seulement, c’est le niveau des professeurs. Il faut des professeurs sérieux. […] Parce que c’est pas au CM1 tu vas savoir lire et écrire. Tu vois, c’est ça nous, chez nous. […] Voilà, parce que normalement, quand tu arrives au CP, ça y est, tu sais lire, tu sais écrire, tu sais compter. Ça, non.

P20

Moi, quand je vois, on dirait les profs ils viennent juste ici pour se promener. Ils viennent en vacances, hein. Ils font pas beaucoup d’efforts, hein.

P8

Là, elle est en CE1, et ben, il a fallu qu’il y ait le confinement pour que je sache que ma fille ne sait pas lire. Mais pas du tout lire ! Y a même pas une notion, ou un petit mot ! Et le fait de savoir qu’elle n’a rien fait en CP… Excusez-moi, mais les instits, retournez à l’école, quoi ! Parce que… Je sais pas, faites des formations, ou changez carrément de travail ! Parce que là, ça devient du n’importe quoi !

P8

Mais le fait de se faire venir inspecter, ok, c’est bien ! Mais, pas dans le sens voulu ! […] Tu vois, ce sont des choses auxquelles les enseignants sont préparés. Si l’inspecteur arrivait comme ça, en surprise, sans que aucune personne de l’éducation ne soit au courant, là, il va voir qu’est-ce qui se passe ici. Qu’est-ce que ces enseignants-là sont en train de faire avec nos enfants.

32Bien que minoritaires, certains parents (n = 7) ont abondamment exprimé leur désapprobation quant aux programmes et aux pédagogies utilisées par les enseignants. Ces parents ont particulièrement critiqué l’abandon du redoublement, l’utilisation du numérique à l’école et l’enseignement de l’anglais, et une minorité a regretté que les pratiques éducatives ne soient pas plus bienveillantes (cf. Extrait 8). D’une manière générale, les opinions des parents au sujet des formes d’enseignement sont ambivalentes. La majorité d’entre eux (n = 13) expriment un attrait pour un enseignement bienveillant et les pédagogies actives, tandis que beaucoup (n = 11) regrettent les méthodes d’enseignement de leur enfance et les approches strictes et sévères, certains (n = 7) se situant dans les deux registres à la fois.

Extrait 8 : Désapprobation par les parents de certaines pédagogies utilisées par les enseignants et/ou recommandées par l’institution

Parent

              

Extrait

P7

Tu vois, moi, j’aurais préféré qu’on garde les enseignements des anciens temps. Parce que les enseignements de l’ancien temps c’était sévère hein, c’était dur, hein. Parce que l’école c’est pas un endroit de loisir, hein. C’est pas un endroit pour aller jouer. C’est un endroit où tu vas apprendre.

P15

L’éducation aujourd’hui, je suis pas fan, moi. Déjà, là, en maternelle, on leur apprend l’anglais ! Quand j’ai vu ça ! Non, mais franchement, euh, c’est ridicule ! L’anglais ! Pour des petits ! J’ai dit, on les apprend le tahitien, on les apprend le français et l’anglais. J’ai dit, les tous petits ils vont s’embrouiller, eux ! Aujourd’hui, euh… C’est bizarre l’éducation. C’est parti en sucette. Enfin, pour moi.

P11

On devrait, voilà, apprendre à un enfant que voilà, si tu n’as pas réussi là, c’est parce que tu n’as pas fait correctement et que ben la prochaine fois, tu feras mieux. Si tu leur offres ce petit coin, ce petit cocon, ils auront envie de revenir, parce qu’ils se disent : « Oh ! Finalement, je vais quitter mes parents, mais je retrouverai quand même ça, cette petite sécurité-là à l’école ». Mais l’école, le système scolaire, non, n’offre pas ça, hein.

33La majorité des parents (n = 15) ont relaté des faits de maltraitance de la part des enseignants : châtiments corporels, humiliations physiques et morales. La moitié des parents (n = 13) ont témoigné de la sévérité et de la fréquence des châtiments corporels à l’époque de leur propre scolarité et un recul de cette violence aujourd’hui (cf. Section 6.3.4). Cependant, plusieurs parents (n = 7) ont rapporté que certains enseignants continuent aujourd’hui à recourir aux châtiments corporels et à l’humiliation physique et verbale envers les enfants. Bien que la moitié des parents (n = 13) aient exprimé une vision positive de l’interdiction des châtiments corporels à l’école, les représentations à ce sujet semblent ambivalentes. En effet, quelques parents (n = 6) ont critiqué catégoriquement le recours aux châtiments corporels à l’école, certains (n = 2) dénonçant même un tabou sur le sujet et une minimisation de son ampleur par les enseignants et les parents. Mais d’autres parents (n = 7), tout en critiquant le recours aux châtiments corporels, minimisent leur gravité ou justifient leur utilisation pour permettre à l’enseignant d’assurer la discipline (cf. Extrait 9). Cette ambivalence fait écho à la contradiction observée dans l’usage des châtiments corporels à la maison : la majorité des parents estiment que ceux-ci sont nécessaires à une bonne éducation parentale, tout en exprimant leurs réticences à taper et à faire mal à leur enfant.

Extrait 9 : Déclarations des parents concernant les châtiments corporels à l’école

Parent

              

Extrait

P12

… donc son maitre, il… il a tapé, machin, un copain sur le mur de la… de l’école… […] J’entends parler que lui,… les enfants ont peur de lui, parce que quand il corrige, les enfants ont peur de lui, voilà.

P12

[Au sujet des humiliations de la part des adultes de l’école envers les élèves] Et ça, personne ne le dise. Là, c’est la première fois que je dis. Enfin, j’en ai déjà parlé, mais personne ne veut qu’on en parle.

P19

Mon fils ne voulait plus aller à l’école à cause de l’instit. Parce que soi-disant, l’instit le… le tapait. Moi, je n’ai pas été voir l’instit à ce moment-là. Du coup, j’avais entendu que dans sa classe, il y a eu deux parents qui ont retiré leur enfant, justement à cause de ça… à cause de ça. Et moi, j’ai pas voulu retirer, pourquoi ? Parce que moi, j’ai grandi dans cette école-là. Et je voulais que mon fils grandisse dans cette école.

P25

Il y a des règlements comme quoi, on ne peut plus taper les enfants, et j’ai dit : c’est super ça. Mais je sais pas si c’est une bonne chose ou une mauvaise chose, je sais pas. Je sais pas, je sais pas, peut-être en tapant ils vont écouter.

34Globalement, les déclarations des parents indiquent qu’ils associent l’échec scolaire de leurs enfants à leur départ précoce du domicile et aux mauvaises conditions structurelles, institutionnelles et pédagogiques de scolarisation. Ces parents ont exprimé leur désarroi face à l’incapacité des autorités éducatives à répondre à leurs demandes et à trouver des solutions à l’échec scolaire persistant de leurs enfants. Les expressions de souffrance et de détresse prédominent dans leur discours.

6.3. Relations entre les familles et l’école

35L’analyse du discours des parents met en évidence un fort engagement de leur part dans la scolarité de leur enfant. La totalité des parents estiment qu’il est de leur responsabilité de suivre la scolarité de leur enfant à la maison (encouragement à la scolarité, surveillance et aide aux devoirs), et la plupart manifestent une grande attente souvent insatisfaite en matière d’information émanant de l’école au sujet de la scolarité de leur enfant. La représentation du climat relationnel entre les parents et l’école semble se fonder sur des sentiments positifs teintés en particulier de respect envers les enseignants. Cependant, cette représentation semble fortement influencée par les expériences relationnelles vécues et l’attitude des différents enseignants rencontrés. Lorsqu’ils évoquent leurs souvenirs scolaires ou la relation de leur propre enfant avec l’école, les parents expriment des sentiments ambivalents. D’une part, ils considèrent que leur enfant, comme eux-mêmes avant lui, apprécie l’école, en particulier à l’école primaire. Cependant, leur discours relatif à la relation des enfants avec l’école est largement dominé par des sentiments négatifs liés aux violences scolaires, à la difficulté scolaire et à l’incidence des facteurs familiaux sur la scolarité (cf. Figure 6).

Figure 6 : Présentation hiérarchique des déclarations des parents concernant les relations entre la famille et l’école

6.3.1. Suivi scolaire des parents à la maison

36Tous les parents sans exception ont déclaré que le rôle de la famille est de soutenir la scolarité des enfants, notamment en les encourageant à bien travailler en classe et à poursuivre leur scolarité, mais aussi en témoignant à l’enfant un intérêt pour l’école. Dans leur grande majorité (n = 23), les parents ont déclaré contrôler et aider leurs enfants pour les devoirs, même si beaucoup (n = 15) soulignent des difficultés dans cette tâche, comme leur manque de connaissances scolaires ou de patience. De nombreux parents (n = 12) ont déclaré enseigner à la maison ce qu’ils considèrent comme insuffisamment fait en classe, en particulier la lecture et l’écriture. Certains parents (n = 5) considèrent que la transmission des apprentissages scolaires relève de leur responsabilité autant que de celle de l’enseignant. Les parents qui partagent cette opinion sont particulièrement représentés dans l’archipel des Marquises, où la moitié des parents interrogés (n = 4) considèrent devoir tenir ce rôle d’enseignement (cf. Extrait 10).

Extrait 10 : Déclarations des parents concernant leur suivi scolaire

Parent

              

Extrait

P3

Oui, parfois je lui parle, je lui dis il faut pas être comme moi, il faut qu’ils aillent en avant. Pas laisser tomber l’école…

P22

Quand on rentre à la maison, tout de suite devoirs. Là en ce moment, comme je t’ai dit, c’est les lectures. « Mais comment on fait ce son ? Comment on fait ça ? » Il me le dit, il fait… par exemple « p » et « ou », il fait, ah, ben, c’est « pou ». Moi ce que j’aime c’est… voilà, je vois qu’il évolue. Tous les jours.

P2

Mais là en ce moment on est en pleine lecture, hein. Ben là je l’apprends à lire. […] Moi, ici, à la maison, ce qu’ils ne font pas à l’école, j’essaie de faire à la maison.

P24

Faut pas que nous les parents on les laisse aussi [les instits]. Ah, c’est, comment dire… Pour eux c’est difficile pour eux deux [les instits] de les apprendre. Il faut qu’on fasse euh, aussi, de nous-même à la maison. C’est pour ça nos enfants, là, […] ils ont avancé. C’est pour ça je fais aussi [travailler] mon fils.

P13

Et il y a des jours où c’est comme ça. Moi, je parle par expérience, il y a des jours où, OK, je prends le temps d’être avec eux et de faire les devoirs. Il y a des jours où j’ai vraiment pas envie, mais eux veulent, mais, ça va pas aller parce que je vais m’énerver s’ils font pas bien. Je vais me fâcher, je vais crier et après, ben, les claques ils vont partir.

6.3.2. Information de la part de l’école et implication des parents à l’école

  • 20 52 % des propos relatifs à la catégorie « Informations relatives au comportement » ont été tenus pa (...)
  • 21 59 % des propos relatifs à la catégorie « Manque d’information » ont été tenus par des parents des (...)

37L’analyse du discours des parents des archipels éloignés met en évidence une grande attente en matière d’information émanant de l’école au sujet de la scolarité de leur enfant. La quasi-totalité des parents interrogés (n = 25) ont spontanément évoqué ce sujet et ont exprimé leur intérêt pour tout ce qui touche à la scolarité de leur enfant. Les opinions au sujet de la qualité de l’information reçue sont très contrastées selon les archipels. La très grande majorité des parents (n = 19) ont témoigné recevoir de l’école des informations et des convocations relatives au comportement en classe de leur enfant. La catégorie « Informations relatives au comportement » est particulièrement représentée dans le discours tenu par les parents des Marquises20. Parallèlement, une majorité de parents (n = 15) se plaignent d’un manque d’informations de la part de l’école, voire d’informations erronées sur les progrès ou le niveau de leur enfant. Les catégories « Manque d’information » et « Fausses informations » sont particulièrement représentées dans le discours des parents des Tuamotu21. De nombreux parents (n = 11) se plaignent que les informations émanant de l’école soient uniquement axées sur les difficultés de comportement au détriment du travail scolaire. Lorsque les informations reçues concernent le travail scolaire, la majorité des parents (n = 18) ont témoigné de leur fierté et leur satisfaction face aux progrès de leur enfant. Cependant, quelques parents (n = 8) ont manifesté un sentiment d’étonnement ou d’incompréhension face aux activités scolaires ou aux systèmes de notation actuels (cf. Extrait 11).

Extrait 11 : Déclarations des parents sur le flux et la qualité des informations émanant de l’école

Parent

              

Extrait

P8

Pour moi, en croyant que tout allait bien, parce que c’est ce que l’instit me disait. […] « Ne t’inquiète pas maman, tout va bien ! Ah, tu sais, ta fille elle commence à lire  ! » Et puis, que au final tu te retrouves avec zéro pointé !

P20

L’école, c’est pire, quoi, hein. Parce que des fois on nous convoque pour aller à des réunions pour les enfants : c’est pour les bêtises ! Que pour les bêtises. Ils disent pas pour le travail, euh, hein. C’est que pour les bêtises ! Y a que ça !

P4

Elle parlait un peu pour ma fille, hein. Après je disais, ah, non, je suis fière aussi d’elle, parce que quand elle revient avec ses cahiers, elle me montre. Ah, c’est bien écrit sur les lignes, quoi, hein. Elle fait pas de ratures, quoi, hein.

P9

Ben, y en a « non acquis », « aquis ». Moi, j’aime pas ces trucs. Moi, je préfère avoir les notes. Tu vois, si il a la moyenne, ou il a pas la moyenne. Et le non acquis, acquis. Je connais pas. (rire) Y a pas à cette, à notre époque, quoi. Moi, j’arrive pas, j’arrivais pas au début pour le non acquis, acquis.

38L’intérêt des parents à savoir ce qui se passe exactement à l’école, se traduit par un attrait pour les journées où ils sont invités à l’école (observations en classe, journées festives, etc.). En outre, l’analyse du discours des parents laisse apparaitre que ceux-ci préfèrent être informés du travail scolaire de leur enfant au cours d’échanges intimes et informels avec l’enseignant – par exemple lors de rencontres impromptues dans le village ou de réunions individuelles – plutôt que lors de réunions collectives. Les opinions relatives à la qualité des informations reçues de la part de l’école sont étroitement corrélées aux représentations du climat relationnel entre les familles et l’école (cf. 6.3.3). Une évaluation positive de la qualité des informations reçues est corrélée à des sentiments positifs envers l’enseignant, tandis que le sentiment de désinformation conduit à une perte de confiance envers l’école. Ce sentiment de défiance est la principale raison invoquée par les parents pour expliquer leur réticence à assister aux réunions scolaires.

6.3.3. Climat relationnel entre les parents et l’école

  • 22 Ces villages sont situés dans trois atolls des Tuamotu et dans une vallée isolée des Marquises.
  • 23 Ces deux villages sont situés dans une île de l’archipel des Australes et dans un grand village des (...)

39D’une manière générale, le discours des parents au sujet du climat relationnel entre les parents et l’école est assez ambivalent et légèrement dominé par des sentiments positifs. En particulier, la majorité des parents (n = 17), ont largement témoigné dans leur discours de respect et de reconnaissance envers les enseignants, et cette catégorie représente à elle seule près du quart des propos relatifs au climat relationnel parents-école. De même, la grande majorité des parents (n = 18) témoignent d’une bonne entente et d’une communication aisée avec l’enseignant de leur enfant. Cependant, les opinions et sentiments négatifs demeurent très présents dans le discours et on observe une grande disparité de prises de positions selon les îles. Malgré un fondement représentationnel positif, la représentation du climat relationnel entre les parents et l’école semble fortement influencée par les expériences relationnelles vécues et l’attitude des différents enseignants rencontrés. En effet, dans les quatre villages qui disposent d’une école de petite taille (une à trois classes élémentaires)22, les opinions exprimées par les parents d’un même village sont très consensuelles, et semblent donc dépendre de l’attitude et de la personnalité des quelques enseignants de l’école. Dans l’un de ces villages, tous les parents (n = 4) ont une représentation positive du climat relationnel parents-école. Ces parents considèrent que les relations entre les familles et l’école sont positives, déclarent avoir une bonne entente avec l’enseignant et témoignent dans leur discours d’un respect réciproque entre les parents et l’enseignant. Dans un second village, tous les parents (n = 3) ont une représentation négative des relations entre les parents et l’école. En particulier, ces parents témoignent d’une perte de confiance envers les enseignants et d’un sentiment d’être jugés et dévalorisés dans leur rôle de parent par l’école. Dans les deux autres villages, les parents (n = 7) ont une vision ambivalente de la relation parents-école. Ces parents considèrent pour la plupart que le climat relationnel général entre les familles et l’école est plutôt difficile, mais déclarent avoir personnellement une bonne relation avec l’enseignant et témoignent de respect à son égard. En revanche, chez les parents résidents au sein des deux plus grands villages (n = 4 et n = 8)23, on observe une part équivalente des différentes représentations : un tiers des parents de ces villages a une représentation positive de la relation entre les parents et l’école (n = 2 et n = 2), un tiers des parents a une représentation négative (n = 1 et n = 3), un dernier tiers des parents a une représentation ambivalente (n = 1 et n = 3). Il semble que dans ces villages qui disposent de plusieurs établissements scolaires, la diversité des expériences relationnelles avec les enseignants soit à l’origine de la variété des représentations observées (cf. Extrait 12).

Extrait 12 : Déclarations des parents sur leurs relations avec les enseignants et l’administration scolaire

Parent

              

Extrait

P6

Parce que c’est elle l’instit maintenant ici à (nom de l’atoll). Et on espère bien qu’elle sera toujours ici, hein. Ben, si jamais un jour, ben, elle se déplace, ben, maintenant, pour nous ce sera encore difficile.

P11

Parce qu’au collège, on a complètement mis les parents à part. Les parents, ils sont là que dans l’APE. Aujourd’hui, [lors des manifestations organisées au collège] les parents apportent leur contribution au portail et après, ils rentrent. Voilà, c’est cette coupure…

P9

C’est pour ça, après, je dis à la Madame [l’enseignante] : « Et nos mots ? » « Ah, j’ai donné le mot ». Y en a pas ! J’ai dit à mon fils : « où est le mot ? » « Mais maman on n’a pas donné ». Bon, ok. Et après, ils amènent la faute dessus les enfants.

P8

Tu vois, on ne dénigre pas le travail de l’instit, parce qu’on sait que c’est important. […] En fait, on se met aussi quelque fois à la place de l’instit. Comment lui, il fait pour gérer. Parce que y a quand même une vingtaine d’élèves, qui chacun a son niveau, euh, comment il fait pour travailler avec ? Je me mets quelque fois à la place de l’instit.

6.3.4. L’expérience scolaire des parents en tant qu’élèves

  • 24 La catégorie « Goût et motivation pour l’école » représente près du quart du discours des parents r (...)

40Les souvenirs scolaires évoqués par les parents sont empreints de sentiments contradictoires. La quasi-totalité des parents (n = 23) ont largement évoqué leur goût pour l’école lorsqu’ils étaient enfants, surtout à l’école primaire et dans les filières professionnelles24. Les souvenirs positifs sont principalement associés aux relations avec les camarades (n = 10) – jeux et amitié – et à des expériences positives vécues avec certains enseignants (n = 13). Cependant, l’ensemble du discours des parents relatif à leurs souvenirs scolaires demeure dominé par des sentiments négatifs. Ceux-ci sont principalement associés à des souvenirs de souffrance scolaire (n = 14) causée principalement par la violence et les humiliations des enseignants. La grande majorité des parents (n = 17) ont témoigné d’une perte progressive de motivation pour l’école qui a conduit la plupart d’entre eux à arrêter leur scolarité avant la fin du secondaire. Dans le discours des parents, cette perte de motivation pour l’école et le décrochage scolaire qu’elle induit est principalement due à des facteurs familiaux, en particulier les impacts de leur départ précoce du foyer et les mauvais traitements qui leur étaient infligés au sein de leur propre famille ou de leur famille d’accueil (cf. Extrait 13).

Extrait 13 : Déclarations des parents sur leurs propres expériences scolaires en tant qu’élèves

Parent

              

Extrait

P12

Ah oui. J’adorais l’école ! J’aimais cette ambiance d’être entre jeunes et d’aller travailler sur chaque bureau. Tu vois, travailler en cours… d’être en cours. Ensuite, le plaisir de se retrouver pour les pauses entre amis, reprendre les cours. Qu’est-ce que ça me manque ! Ouais.

P5

La directrice, elle tirait les oreilles… Les autres [enseignants]… l’autre, quand j’étais petite je faisais les dessins elle m’a tiré les cheveux.

P7

Ah oui, tu sais, recevoir des coups de batons, des coups de balai niau [feuille de cocotier], là, tout ça. …. Tu vois en grandissant, ça chamboule, tu vois. Comment veux tu apprendre, et arriver à ce niveau là, si tu as pas une vie stable dans ton foyer ? Je me suis effondrée, effondrée, hein. J’avais plus du tout envie de travailler à l’école. J’avais plus du tout envie de faire quoi que ce soit. J’ai quitté mes études. Juste pour ça. Parce que je ne voulais plus vivre ça. À dix-sept ans j’étais revenu ici.

6.3.5. Relations des enfants avec l’école

  • 25 Dans leurs souvenirs scolaires, les sentiments négatifs occupent une place en moyenne 1,5 fois plus (...)

41De la même manière que cela transparait dans leurs souvenirs scolaires, les parents associent à la relation de leurs propres enfants avec l’école des sentiments ambivalents. Le goût pour l’école de leurs enfants a été relevé par la majorité des parents (n = 22) et cette catégorie a la part la plus importante dans leur discours relatif à la relation de leur enfant avec l’école. De la même manière que dans leurs souvenirs, les parents considèrent que leurs enfants apprécient à l’école les relations avec leurs camarades (n = 9) – jeux et amitié – et leurs relations avec les enseignants (n = 9). Cependant, l’ensemble du discours des parents est encore plus largement dominé par des sentiments négatifs que lorsqu’ils évoquent leurs souvenirs scolaires25. Ces sentiments négatifs sont principalement associés à la violence entre élèves (n = 16) et aux problèmes comportementaux (n = 15), et dans une moindre mesure à la violence de la part des enseignants (n = 6) et à la difficulté scolaire (n = 5). La grande majorité des parents (n = 17) relèvent une perte de motivation pour l’école de la part de leurs enfants et de ceux de leur île. Cette démotivation, qui survient et s’amplifie au collège, est associée dans le discours des parents à trois facteurs principaux : i) la souffrance engendrée par le départ précoce (maltraitance à l’internat ou dans les familles d’accueil, sentiment d’abandon, perte de repères), ii) les lacunes du système d’enseignement, qui entraînent des difficultés scolaires importantes devenant insurmontables au collège, iii) le manque d’encouragement à la scolarité de la part de certains parents, en partie dû à la distance (cf. Extrait 14).

Extrait 14 : Déclarations des parents sur les relations de leurs enfants avec l’école

Parent

              

Extrait

P17

Il adore l’école. Alors quand il se réveille le matin, il faut qu’il prenne son petit déjeuner et puis : « Il est quelle heure ? » Et même des fois à 7 h, il veut aller au bord de la route…

P26

Elle écoute pas les surveillantes ! Euh, quand les surveillantes lui parlent, euh, elle se retourne euh, elle fait comme si, euh : « Oui, parle toujours ! ». Ouais, c’est ça le cas de ma cadette…

P12

Vu qu’ils font pas d’efforts pour l’école, qu’est-ce que tu peux faire de plus ? Ils disent qu’ils arrivent pas, c’est trop dur l’école. Je sais pas si c’est le même cas que mon fils, les difficultés à l’école, les absentéismes, les instits. Vu le résultat aujourd’hui de (Prénom de sa fille), je sais pas si c’est dû à tout ça aussi. Tu vois ?

7. Conclusion et discussion

  • 26 Par implication émotionnelle, nous entendons une implication personnelle chargée d’émotions. Le mod (...)

42L’étude du contenu des représentations associées à l’école par les parents des archipels isolées de la Polynésie française met en lumière leur engagement et leur implication émotionnelle26 face à l’institution scolaire. Outre l’importance qu’ils accordent à l’école, ces parents témoignent du sentiment d’être personnellement concernés par l’école et partiellement aptes à agir sur la scolarité de leur enfant. Cependant, cette implication personnelle est fortement chargée d’émotions et de sentiments négatifs teintés de souffrance, d’insatisfaction et de détresse. En effet, l’analyse des données a mis en évidence l’importance primordiale que revêt l’école pour ces parents qui associent la réussite future de leur enfant à la réussite scolaire et qui témoignent d’un intérêt pour la scolarité et d’une attente souvent insatisfaite en matière d’informations émanant de l’institution scolaire. De plus, les résultats indiquent que ces parents se sentent personnellement et émotionnellement concernés par l’école qui semble avoir profondément marqué leurs parcours de vie, comme en témoigne la place occupée dans leur discours par leurs souvenirs scolaires souvent teintés de sentiments ambivalents de souffrance et d’épanouissement. La scolarité de leurs enfants concerne personnellement ces parents qui subissent d’importantes contraintes liées au départ précoce de leurs enfants pour la scolarité. En outre, bien qu’ils se montrent réticents à participer aux réunions collectives à l’école, ces parents témoignent d’une volonté de s’impliquer dans le suivi scolaire de leur enfant et d’un désir d’être mieux intégrés dans la scolarité par les enseignants. Enfin, au regard des résultats obtenus, nous pouvons considérer que ces parents ont le sentiment de pouvoir partiellement influencer la scolarité de leur enfant. Ainsi, ils considèrent que les facteurs familiaux sont déterminants dans la réussite scolaire, ils estiment qu’il relève de leur responsabilité d’encourager leur enfant à la scolarité voire d’assurer eux-mêmes les apprentissages scolaires et ils élaborent des stratégies pour contourner les difficultés liées au départ précoce (déménagement à Tahiti, instruction à domicile). Cependant, notre analyse met aussi en lumière le sentiment d’impuissance voire de détresse de ces parents face à l’institution scolaire. En effet, ces parents avouent se sentir parfois démunis dans leur suivi scolaire en raison de difficultés pour l’aide aux devoirs ou pour continuer à encourager et soutenir leur enfant lorsque celui-ci quitte le domicile familial pour poursuivre sa scolarité. De même, ils témoignent de leur impuissance face aux nombreuses difficultés de scolarisation auxquelles ils sont confrontés et devant l’incapacité des autorités à y remédier : impacts matériels, émotionnels et scolaires du départ précoce des enfants en raison de l’absence d’établissements secondaires, mauvaise qualité de l’enseignement scolaire, dysfonctionnements institutionnels, mauvaise gestion de la violence scolaire par l’institution (cf. Figure 7).

Figure 7 : Synthèse des résultats : Représentations et rapport à l’école des parents des archipels éloignés (N = 26)

43Ainsi, si les parents interrogés ont les mêmes attentes et espérances vis-à-vis de l’école que ceux de Tahiti rapportés par Salaün (2012), l’attitude de retrait contradictoire face à l’école semble plus nuancée dans les îles éloignées qu’à Tahiti (Le Plain et Salaün, 2018 ; Lombardini, 1997 ; Salaün, 2012). Au regard des résultats mis en évidence par Le Plain et Salaün (2018), les parents des archipels isolés semblent accorder plus de foi dans la capacité de l’école à assurer l’ascension sociale que ceux de Tahiti. Sans doute parce qu’ils sont moins confrontés qu’à Tahiti aux difficultés rencontrées par des diplômés pour convertir leurs diplômes en emplois rémunérateurs, les parents des îles éloignées estiment unanimement que la réussite scolaire est la principale clé d’accès à une vie réussie. De même, alors que les parents des collégiens de Tahiti considèrent les voies professionnelles comme une relégation scolaire (Le Plain et Salaün, 2018), les parents des archipels éloignées ont une image positive de l’enseignement professionnel que beaucoup ont apprécié dans leur propre scolarité et qui permet d’accéder plus rapidement à une certification et à un emploi. Nos résultats concordent en revanche avec les résultats antérieurs sur les sentiments de résignation, d’impuissance et de désarroi des parents face à une institution dont ils ne maitrisent pas toujours les clés de fonctionnement et qui ne leur accorde pas toujours la bienveillance et le respect qu’ils seraient en droit de recevoir (Le Plain et Salaün, 2018).

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Notes

1 Trois atolls dans l’archipel des Tuamotu, une île dans l’archipel des Australes, une dans l’archipel des Marquises.

2 Un quatrième atoll permet la scolarité jusqu’en classe de cinquième au sein d’un Groupement d’observation dispersé (GOD).

3 Seule une classe de seconde générale est dispensée aux Marquises. Quelques cursus professionnels sont possibles : bac professionnel aux Marquises, CAP en lycée privé aux Tuamotu, Certificat Polynésien d’Aptitude Professionnelle (CPAP) en Centre d’Éducation aux Technologies Appropriées au Développement (CETAD) dans chacun des trois archipels.

4 La triglossie désigne la cohabitation sur un même territoire, y compris pour un même individu, de plusieurs langues ayant des statuts différents (Charpentier et François, 2015).

5 Aux côtés du tahitien, on dénombre six langues vernaculaires des îles éloignées, toutes d’origine polynésienne (Charpentier et François, 2015).

6 Entre 1958 et 1967, les effectifs du primaire augmentent de 64 %, et, en 1962, 57 % des jeunes de 15 à 19 ans déclarent écrire le français, alors que ce taux n’atteint que 23 % chez les plus de 60 ans (Lavondès, 1972 ; Salaün, 2019).

7 Il faut attendre 1981 pour que la loi Deixonne de 1951 organisant l’enseignement des langues régionales soit appliquée en Polynésie française.

8 Le conseil des ministres de la Polynésie française est habilité à créer des écoles et à fixer les règles et les programmes, tandis que l’État est chargé de la mise à disposition du personnel, de l’organisation des examens et de la participation au financement du système éducatif.

9 Ces spécificités concernent principalement l’enseignement des langues et cultures polynésiennes, l’adaptation des programmes d’histoire et de géographie et le développement des filières professionnelles secondaires telles que le Centre de jeunes adolescents (CJA) et les Centres d’éducation aux technologies appropriées au Développement (CETAD).

10 Ces derniers chiffres sont issus des résultats aux tests passés lors de la journée Défense et Citoyenneté.

11 Voir Alì (2016) ; Nocus, Florin et al. (2014) ; Nocus, Paia, Vernaudon, Guimard et Florin (2014) ; Paia, Cummins, Nocus, Salaün et Vernaudon (2015 b).

12 Voir Guy et Ailincai (2019) ; Lombardini (1997) ; Marchal (2019) ; Le Plain et Salaün (2018) ; Salaün (2012).

13 Il est généralement recommandé d’analyser les données après un recueil d’une série de deux ou trois entretiens. Dans notre étude, nous avons parfois dû analyser des séries plus grandes d’entretiens (six à huit entretiens), en raison du temps nécessaire pour les transcriptions des entretiens d’une durée importante et de la courte durée de notre séjour sur certaines îles.

14 L’induction analytique est une stratégie de validation théorique basée sur la recherche des « cas négatifs ». Le procédé consiste à confronter systématiquement l’explication d’un phénomène aux cas qui s’en éloignent ou qui le défient. Si ces cas négatifs sont jugés non pertinents au regard du phénomène étudié, alors le modèle ou la théorie resteront inchangés, s’ils remettent en question l’explication, le modèle ou la théorie, ceux-ci devront être reformulés. Cette stratégie contribue à une plus grande précision, une plus grande capacité de prédiction, et une plus grande généralisabilité des propositions théoriques avancées (Corbin et Strauss, 1990 ; Paillé, 1994).

15 Le coprah est l’albumen séché de la noix de coco dont on extrait l’huile de coco.

16 Un Centre d’éducation aux technologies appropriées au Développement (CETAD) qui prépare au Certificat polynésien d’Aptitude professionnelle (CPAP) et un lycée agricole.

17 L’échantillonnage par variation maximale ou maximum variation sampling consiste à constituer un éventail de sites et de personnes qui corresponde à celui de la population étudiée.

18 Atlas.ti est un logiciel pour l’analyse qualitative de données textuelles, graphiques, audio et vidéo. Les différentes fonctionnalités qu’il propose (création de codes, vues en réseau, mémos, calcul de l’ancrage dans les données des codes créés) le rendent particulièrement adapté à l’analyse selon la Grounded theory.

19 Le Régiment du Service Militaire Adapté de Polynésie française (RSMA-Pf) est un organisme dépendant du ministère de l’Outre-mer.

20 52 % des propos relatifs à la catégorie « Informations relatives au comportement » ont été tenus par des parents marquisiens et cette catégorie concentre 48 % de l’ensemble des propos relatifs à l’information scolaire tenus par les parents des Marquises.

21 59 % des propos relatifs à la catégorie « Manque d’information » ont été tenus par des parents des Tuamotu et cette catégorie concentre 36 % de l’ensemble des propos relatifs à l’information scolaire tenus par les parents des Tuamotu. 80 % des propos relatifs à la catégorie « Fausses informations » ont été tenus aux Tuamotu.

22 Ces villages sont situés dans trois atolls des Tuamotu et dans une vallée isolée des Marquises.

23 Ces deux villages sont situés dans une île de l’archipel des Australes et dans un grand village des Marquises.

24 La catégorie « Goût et motivation pour l’école » représente près du quart du discours des parents relatif à leurs souvenirs scolaires.

25 Dans leurs souvenirs scolaires, les sentiments négatifs occupent une place en moyenne 1,5 fois plus importante que les souvenirs positifs, alors que dans leur ressenti concernant le rapport à l’école de leurs enfants, ce ratio est en moyenne de 2,4.

26 Par implication émotionnelle, nous entendons une implication personnelle chargée d’émotions. Le modèle d’implication personnelle théorisé par Michel-Louis-Rouquette et Claude Flament (2003) comprend trois dimensions : i) l’identification de l’individu à l’objet (je me sens plus ou moins concerné personnellement) ; ii) la valorisation de l’objet (l’affaire est plus ou moins importante) et iii) la possibilité d’action perçue (je peux plus ou moins faire quelque chose).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sabine Dufay, « Les parents et l’école en Polynésie française : représentations de parents d’archipels isolés »Contextes et didactiques [En ligne], 20 | 2022, mis en ligne le , consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ced/3823 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ced.3823

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Auteur

Sabine Dufay

EASTCO, Université de la Polynésie Française

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