1Le manuel scolaire, outil pédagogique à part entière définissant les savoirs déclinés par les programmes officiels est, selon le rapport des inspecteurs de l’Éducation nationale et de la recherche, un outil fournissant « à l’enseignant et à l’élève des supports (d’enseignement ou d’apprentissage) pour l’acquisition des connaissances ou des compétences visées par ces programmes » (Rapport n°2010-087 : 6). Cependant, il participe à élaborer des « images de la discipline » (Bishop et Denizot, 2016 : 8) et contribue à reconfigurer celle-ci en fonction des choix didactiques. C’est aussi à travers le manuel scolaire que se véhiculent des valeurs de la communauté où se construit l’identité de l’élève car les textes choisis indiquent parfois l’axe idéologique des auteurs du manuel. Outil « à multiples facettes » (Lebrun, 2006 : 22), celui-ci permet le lien entre les prescriptions ministérielles, les enseignants, les élèves et les parents, et apparaît comme un « terrain de recherches » (Denizot, 2016 : 36) privilégié pour analyser les représentations sociales (Abric,1994 ; Jodelet, 2003) que reflètent les corpus littéraires dans l’imaginaire de l’élève. Cette étude s’inscrit dans un programme de recherche doctorale plus vaste dont l’objet est d’analyser la représentation du monde franco-caribéen dans les manuels scolaires parus entre 2004 et 2019. Les premiers résultats des données de cette recherche révèlent un faible pourcentage de manuels scolaires ayant fait le choix d’intégrer des extraits d’œuvres franco-caribéennes dans leurs corpus scolaires et une absence de renouvellement des problématiques soulevées par les écrivains.
2Dans cette étude, il s’agira de s’interroger sur la place qu’occupe le corpus littéraire de l’écrivain Patrick Chamoiseau dans « l’espace contextuel et relationnel » (Denizot, 2016 : 40) du manuel scolaire.
3Après la présentation du cadre théorique et du dispositif de recherche, nous décrirons les différents espaces identifiés dans les manuels scolaires de trois périodes différentes, autour d’extraits du roman de Patrick Chamoiseau. Il s’agira alors d’analyser les différents espaces, l’espace littéraire et l’espace didactique contextuel avant de poser les bases d’une discussion qui nous amènera à mieux comprendre l’espace métaphorique, lié à l’idéologie et au pouvoir.
4Ce cadre théorique privilégie deux espaces permettant d’interpréter le cadre du manuel scolaire : l’espace de recommandations et de pouvoir, ainsi que l’espace contextuel.
5Les manuels scolaires découlant des programmes ministériels se trouvent à l’intersection des textes officiels et des pratiques enseignantes. Ils ne correspondent ni « au curriculum formel ou prescrit, ni au curriculum réel ou effectif mais au curriculum proposé » (Lebeaume, 2015 :132). Comme le souligne Nathalie Denizot, le manuel scolaire appartient à « l’espace des recommandations [car] il peut accompagner voire être à l’origine des pratiques de classe, [et entretenir] des liens étroits avec l’institution » (Denizot, 2016 : 41). Le manuel scolaire ne se présente pas comme un outil imposé à l’enseignant, mais un outil qui l’accompagne dans sa pratique de classe et lui permet de varier ses supports en y puisant des corpus selon les objectifs de ses séquences pédagogiques. À travers ses choix de corpus, l’enseignant conserve sa liberté pédagogique car il peut aussi puiser des extraits ou des œuvres intégrales dans sa « bibliothèque intérieure » (Bayard, 2007). Cependant, le manuel scolaire apparait comme un espace de pouvoir et un vecteur d’idéologie (Chopin, 1992). Comme l’affirme Eliane Itti, dans son essai sur L’image des civilisations francophones dans les manuels scolaires : des colonies à la francophonie :
le non-dit est aussi éloquent que le dit ; le choix, la place et l’importance des illustrations par rapport au texte sont révélatrices. L’appareil pédagogique (notes, questions, directions de travail) oriente la réflexion de l’élève, la préface éclaire les intentions de l’auteur […] le manuel dispense un savoir et exerce un pouvoir » (Itti, 2006 : 13-14).
6Ainsi, ce pouvoir s’exerce à travers le contexte du texte qui semble primordial pour guider l’interprétation des élèves.
7Nathalie Denizot souligne dans ses recherches l’importance de l’étude des corpus scolaires, entrée importante pour mieux comprendre l’enseignement de la littérature à travers « ses enjeux, ses finalités et son histoire » (Denizot, 2015 : 42). Suite à Alain Viala définissant le corpus scolaire comme « l’ensemble des textes enseignables » (Viala, 2011 :2), Nathalie Denizot le définit comme « l’ensemble des textes littéraires qui sont à la fois outils et objets d’enseignement et d’apprentissage dans la classe de français, qu’ils soient prescrits ou non par les textes officiels » (Denizot, 2015 : 33). Ainsi, le corpus scolaire prend une place privilégiée dans les pratiques enseignantes, de même que les découpages effectués dans le cadre des manuels scolaires. Selon Nathalie Denizot et Marie France Bishop, les choix de découpage proposés par les concepteurs de manuels scolaires des œuvres influent sur la configuration de la discipline elle-même :
Ces découpages contribuent à fonder une identité de la discipline et la reconfigurent selon les niveaux scolaires ou les filières, créant des tensions selon que ces regroupements en soulignent le caractère cloisonné ou décloisonné (Denizot et Bishop, 2016 : 8).
8Ces découpages vont influer sur le choix des enseignants en montrant une image spécifique du corpus littéraire proposé. Le plus souvent, les corpus proposés dans ces manuels obéissent à des finalités pédagogiques en fonction de la discipline et des objectifs de celle-ci. C’est ce que Nathalie Denizot nomme la «"variante" scolaire du texte » (Denizot, 2010 : 212).
9De plus, le manuel scolaire utilise un contexte qui participe à la compréhension et à l’interprétation du lecteur. Antoine Delcroix, Thomas Forissier et Frédéric Anciaux, en étudiant « les interactions entre une situation d’enseignement, d’apprentissage ou de formation et le contexte dans lequel elles se déroulent », définissent le contexte comme « l’ensemble des paramètres qui forment l’environnement dans lequel se déroule cette situation » (Delcroix, Forissier, Anciaux, 2013 : 144). Le contexte peut être vu plus précisément comme « l’entour d’un élément considéré par rapport à son environnement […] [et] serait l’ensemble des éléments tournant autour d’un autre qui permettent de l’appréhender » (Govain, 2013 : 25). Dans le cadre de cette étude, ce contexte met en lumière des éléments paratextuels et amphitextuels qui guident et accompagnent l’élève tout au long de la lecture du corpus littéraire. Gérard Genette démontre que le texte :
se présente rarement à l’état nu, sans le renfort et l’accompagnement d’un certain nombre de production, elles-mêmes verbales ou non, comme un nom d’auteur, un titre, une préface, des illustrations… qui l’entourent et le prolongent, précisément pour le présenter, au sens habituel de ce verbe, mais aussi en son sens le plus fort : pour le rendre présent, pour assurer sa présence au monde, sa « réception » et sa consommation, sous la forme, aujourd’hui du moins, d’un livre (Genette, 1987 : 7).
10Le paratexte (Genette, 1987) est ainsi vu comme un espace dédié par rapport au texte donnant l’orientation de la lecture à travers le titre, l’introduction, le résumé de l’œuvre, la biographie, le lexique, les encadrés et le questionnaire de compréhension. Tous ces éléments donnent voix au texte et guident l’interprétation du lecteur. Un autre espace permet, lui aussi, de guider l’interprétation du lecteur vers des lieux qui reconfigurent les corpus choisis par les concepteurs de ces manuels, il s’agit des amphitextes, c’est-à-dire :
les solidarités textuelles […] dans lesquelles sont pris les textes (chapitres, double page, contexte et co-texte) […] et qui sont susceptibles de modifier le mode de présence d’un texte (Denizot, 2015 : 43).
11Ces deux éléments du contexte, donnant voix à l’interprétation, vont permettre à l’élève lecteur de construire celle-ci en fonction des données proposées par le manuel scolaire. Ainsi l’interprétation sera guidée en fonction des indications idéologiques ou pédagogiques des concepteurs du manuel scolaire.
12La recherche en cours sur les corpus caribéens dans les manuels scolaires datés de 2004 à 2019 a permis d’identifier un corpus de neuf extraits issus des œuvres de l’écrivain Patrick Chamoiseau, écrivain martiniquais, chef de file du mouvement de la créolité aux côtés de Raphaël Confiant et de Jean Bernabé. Cette période a été choisie pour avoir une continuité avec les travaux antérieurs sur les corpus francophones ou/et postcoloniaux notamment ceux d’Eliane Itti se déroulant entre 1955 et 1987, de Gabriel Burac étudiant des manuels scolaires édités en 1997 et 2000 et les travaux de thèse de Morgane Le Meur prenant appui sur des manuels scolaires parus entre 1993 à 2011.
13Le corpus de Patrick Chamoiseau recensé dans les cent cinq manuels étudiés est composé de neuf extraits, mais cette étude ne portera que sur les trois extraits du roman l’Esclave vieil homme et le molosse paru en 1997 chez Gallimard. Ce choix est guidé par l’objectif de cette étude qui est d’effectuer une étude comparative sur la manière dont le manuel scolaire fait évoluer la représentation de l’esclave marron.
14Cette recherche s’appuie sur des corpus scolaires récoltés dans trois manuels scolaires parus à des époques différentes. Le premier extrait, recensé dans le manuel, Français 2nde littérature, paru en 2004, fait le choix de présenter un extrait de trente lignes de la cinquième cadence du roman intitulé « Solaire ». Le deuxième extrait répertorié dans le manuel, L’écume des lettres, Français 1ère, paru en 2011, demeure dans la même cadence avec un extrait de quatorze lignes. Enfin, le troisième extrait de vingt lignes, choisi dans la dernière cadence du roman « Les os », est recensé dans le manuel, Français 2nde, Itinéraires littéraires, paru en 2019. Les critères ci-dessous ont été retenus afin d’identifier et d’analyser le corpus scolaire à travers les problématiques littéraires de Patrick Chamoiseau :
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les particularités du corpus choisi à travers les objets d’étude imposés par les programmes de seconde et de première (thématique et lien avec les programmes) ;
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le rôle de l’amphitextualité (contexte et co-texte : place à l’intérieur du chapitre, double page) ;
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Le rôle de la paratextualité (titre, introduction, résumé de l’œuvre, biographie, notes lexicales, encadrés, illustrations et questionnaire de compréhension).
15Il s’agira alors de montrer la cohérence entre les éléments du manuel scolaire et la particularité du corpus, légitimée par le regard littéraire de l’écrivain Patrick Chamoiseau.
16Les interrogations de cette recherche portent sur le discours littéraire de Patrick Chamoiseau dans le roman L’Esclave vieil homme et le molosse, sur l’image véhiculée par les manuels scolaires de ce discours à travers leur choix de corpus et sur les orientations qui découlent de ces choix. De quelle manière cet « espace contextuel et relationnel » (Denizot, 2016 : 7) à travers ses choix, peut-il figer ou faire évoluer l’image de l’esclave marron véhiculée par l’œuvre de Patrick Chamoiseau ?
17Il est certain que les choix effectués pour le découpage du corpus dans le manuel scolaire orientent la lecture de l’élève en dévoilant une représentation spécifique de l’esclave marron. Cette représentation que renvoient les manuels scolaires semble être orientée par des enjeux idéologiques et didactiques, éloignés des problématiques littéraires qu’éclairent véritablement les œuvres de Patrick Chamoiseau.
18La présentation des données récoltées lors de cette recherche met en exergue deux espaces qui se confrontent, l’espace littéraire du roman de Patrick Chamoiseau et l’espace didactique du manuel scolaire.
19L’espace littéraire du roman de Patrick Chamoiseau, L’Esclave vieil homme et le molosse, est décomposé en plusieurs lieux correspondant à plusieurs instants vécus par les personnages. Cet espace littéraire, délimité par sept chapitres, allie plusieurs cadences : la matière, le vivant, les eaux, le lunaire, le solaire, la pierre et les os, correspondant aux différentes vibrations musicales du roman. Selon Jean-Georges Chali, le narrateur procède :
à une redistribution spatio-temporelle et à une réinvention de la Genèse. Il s’agit de recréer son monde selon les sept étapes que le Dieu judéo-chrétien respecta pour donner naissance au monde et à l’univers (Chali, 2021 : 136).
20En choisissant les sept cadences équivalentes aux sept jours de la semaine, l’écrivain semble combattre l’aspect religieux et la philosophie judéo-chrétienne inscrits dans la Bible pour la réécrire à sa manière. Le narrateur se pose ainsi en « démiurge qui recompose le monde à sa façon tout en respectant les canons de la création » (Chali, 2021 : 137). Il se positionne ainsi afin de déconstruire le monde néo-colonial pour une reconstruction identitaire. Le paratexte du roman s’inscrit dans la tonalité du discours littéraire de Patrick Chamoiseau. Au début de chaque cadence, apparaît un « entre-dire » d’Édouard Glissant. Celui-ci, ainsi que les feuillets qui annoncent les cadences, indiquent la voie d’une résistance particulière. Les problématiques littéraires véhiculées dans les œuvres de Patrick Chamoiseau transparaissent dans ce roman : la métamorphose identitaire, la résistance, le devoir de mémoire et la diversalité. Cette dernière notion résume ce qui fait l’essence de l’œuvre de l’écrivain franco-caribéen, c’est-à-dire l’importance de s’ouvrir aux autres, aux cultures diverses tout en restant unique et en gardant ses propres valeurs.
21La progression de ces cadences est perceptible à travers l’évolution psychologique, physique, sensoriel et physiologique de l’esclave et aussi de l’écrivain. L’esclave est présenté dans l’incipit du roman par le narrateur comme :
- 1 L’abréviation EVHM sera utilisée dorénavant dans l’article pour désigner le roman de Patrick Chamoi (...)
un vieux-nègre sans histoires ni gros-saut ni manières à spectacle, goûteur de solitude […] un minéral de patiences immobiles. Un inépuisable bambou (EVHM, 17)1.
22Un vieux-nègre qui « ne danse pas, ne parle pas, ne réagit pas aux sonnailles du tambour » (EVHM, 42). Puis, au fil des cadences, ce « vieux nègre sans histoires » décide « de s’en aller, non pas de marronner, mais d’aller » (EVHM, 49) et se métamorphose au fil de ses pas dans les bois en « guerrier » (EVHM, 74), puis en « chasseur » (EVHM, 103) traquant sa proie et redécouvrant peu à peu la parole :
La Pierre rêve. Elle m’engoue de ses rêves. Je me serre contre elle, la main avide. Mon esprit abandonne ses marques. Il est possible que je lui parle, que moi je parle à une pierre. Ou rêve avec elle. Oui, nos rêves s’entremêlent, une nouée de mars, de savanes, de Grandes-terres et d’îles et de dieux… (EVHM, 117).
23Le roman met en exergue la vision de Patrick Chamoiseau sur la résistance littéraire. Pour celui-ci, il faut cesser d’être un rebelle pour devenir un « Guerrier de l’imaginaire » car :
Le rebelle résiste, recherche le pouvoir en renversant les termes de la domination. Le Guerrier, lui, décide de son champ de bataille, et tente d’imaginer un autre monde. Imaginer, c’est créer. Résister vraiment ce n’est pas s’opposer, ni créer contre, c’est créer tout simplement (Chamoiseau, 2014 : 103).
24L’impact de la créativité de l’écrivain engagé est mis en lumière ainsi que son rôle et son influence dans la société post-esclavagiste. L’espace du roman passe par plusieurs lieux, du lieu clos de l’habitation à la Pierre-monde en passant par le lieu du marronnage, le morne, le sous-bois où le vieil homme va se métamorphoser tout au long de sa marche, de l’état liquide en minéral et se confondre ainsi avec la Pierre-monde, pierre que Patrick Chamoiseau compare à « la pierre philosophale des alchimistes, qu’on ne peut atteindre mais qui active toutes les énergies de la connaissance, les plus prosaïques comme les mieux poétiques » (Chamoiseau, 2014 : 103). Les problématiques de la résistance et de la métamorphose identitaire, qui jalonnent le roman de Patrick Chamoiseau, se retrouveront-elles dans les choix de découpage des concepteurs des manuels scolaires ?
25Le manuel scolaire propose un territoire délimité avec des espaces spécifiques qui ne varient guère d’un manuel à un autre. Le corpus, suite au découpage, ne se présente pas solitaire au lecteur mais plutôt solidaire à d’autres textes, car il se trouve encadré par des espaces qui le contextualisent. Ainsi dans les corpus scolaires de Patrick Chamoiseau relevés dans les manuels, la description et l’analyse des éléments amphitextextuels et paratextuels apparaissent primordiales pour analyser les échos entre les textes et ce qui les encadrent.
26Selon la définition de Nathalie Denizot, l’amphitextualité serait la relation :
qui relie un texte à un ou plusieurs textes à côté desquels il est posé, relation qui n’est pas purement paratextuelle (puisque chacun des textes peut aussi être accompagné d’un paratexte), mais qui est d’ordre contextuel (Denizot, 2010 : 222).
27Le tableau 1 met en lumière les éléments amphitextuels du corpus scolaire de Patrick Chamoiseau dans les manuels analysés.
Tableau 1 : Éléments amphitextuels dans les corpus scolaires de L’Esclave vieil homme et le molosse
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Extrait 1
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Extrait 2
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Extrait 3
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Manuels scolaires
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Français 2nde littérature, Magnard, 2004
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L’écume des lettres, Français 1ère , Hachette Education, 2011
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Français 2nde, Itinéraires littéraires, Hatier, 2019
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Objets d’étude
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Démontrer, convaincre et persuader
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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation du XVIe siècle à nos jours.
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Le roman et le récit du XVIIe siècle au XXIe siècle
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Parcours littéraire
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Parcours de colonisés
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Valeur de l’homme
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Critique des puissants
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Écrivains en solidarité textuelle
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Céline, Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et Tahar Ben Jelloun
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Jean Paul Sartre, Albert Camus, Aimé Césaire, Sylvie Germain et en texte écho avec Condorcet
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Annie Ernaux, Florence Aubenas et en double page avec Edouard Glissant
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28Le premier extrait, recensé dans le manuel Français 2nde littérature (cf. Annexe 1) fait partie du septième extrait du groupement de texte n°2, autour de l’objet d’étude prescrit pour la classe de seconde dans les programmes de 2001. Cet objet d’étude intitulé : « Démontrer, convaincre et persuader » met en avant l’étude de « l’argumentation et les effets sur les destinataires » (BOEN, n°28 du 12 juillet 2001). Cet objet d’étude dans lequel est intégré cet extrait met en exergue l’argumentation sur le thème du colonialisme. La particularité de l’extrait choisi par ce manuel est le face-à-face du vieil homme et du molosse. Celui-ci vient tout juste de s’embourber dans la vase et l’esclave marron profite de cet instant de faiblesse pour le frapper et tenter de l’assommer. Face à cette situation, des sentiments de peur et de panique subsistent :
J’étais épouvanté. Je le savais englué dans la vase. Je voyais son corps s’y enfoncer doucement. Bien qu’il fût pris au piège, j’étais épouvanté. Sans doute à cause de son regard dépourvu de toute peur. Il me fixait : curiosité terrible. Son problème n’était pas le piège marécageux, c’était moi. Et cela m’effrayait (cf. Annexe 1).
29Cet extrait, intégré dans un parcours littéraire intitulé « Parcours de colonisés » côtoie des textes des poètes de la négritude, Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire. Le romancier qui précède cet extrait dans ce groupement de texte est Tahar Ben Jelloun avec un extrait de Poésies complètes dans lequel il s’insurge contre la situation des immigrés africains à Paris. L’intégration de l’œuvre de Patrick Chamoiseau dans ce parcours donne à celle-ci une dimension revendicatrice importante.
30Le deuxième extrait de L’Esclave vieil homme et le molosse, recensé dans le manuel L’écume des lettres, Français 1ère (cf. Annexe 2) est intégré dans un chapitre intitulé « la question de l’Homme dans les genres de l’argumentation du XVIe siècle à nos jours ». Ce manuel fait le choix de présenter un extrait de quatorze lignes, situé comme l’extrait précédent, dans la cinquième cadence. Dans ce passage, le vieil homme tente de se fondre dans le végétal pour semer le molosse et ses émotions sont décrites tout au long de sa course éperdue dans la forêt :
Je pleurais le malheur de ce chien qui allait me détruire, mais je pleurais aussi sur cette vie retrouvée […]. J’étais en appétit et j’étais déjà mort. Et je pleurais tout cela, sans tristesse ni souffrance, avec d’autant moins de réserve – je l’apprenais ainsi – que pleurer c’était vivre et mourir en même temps (cf. Annexe 2).
31Ce deuxième extrait fait partie d’un corpus intitulé « La valeur de l’homme » et se trouve aux côtés d’extraits d’auteurs tels que Jean-Paul Sartre, Albert Camus et Aimé Césaire. Dans le manuel scolaire, l’extrait est présenté sur une double page en tant que « texte écho » à un texte de Condorcet. Ce dernier défend la liberté des hommes en prenant comme illustration l’esclavage des nègres et en s’adressant directement à ces derniers dans une lettre argumentative. L’intégration de l’œuvre de Patrick Chamoiseau dans cet objet d’étude appuie la situation des esclaves considérée comme inhumaine.
32Le troisième extrait tiré du manuel Français 2nde, Itinéraires littéraires (cf. Annexe 3) fait partie d’un groupement de textes autour de l’objet d’étude « Le roman et le récit du XVIIe siècle au XXIe siècle » prescrit pour la classe de seconde dans les programmes de 2019. Cette intégration à cet objet d’étude montre l’évolution des programmes ministériels qui fait le choix de répartir les objets d’étude en fonction des grands genres littéraires. L’inscription du texte de Patrick Chamoiseau dans le genre romanesque participe à éclairer des problématiques nouvelles. Cet extrait, situé dans les dernières lignes du roman et qui fait partie de la septième cadence du roman est narré par un narrateur extérieur à l’histoire. Celle-ci n’est plus axée sur le vieil homme mais sur les conséquences de sa course. Le narrateur invite le lecteur à une aventure mémorielle mais aussi à dépasser les préjugés de toutes sortes qui empêchent l’homme d’atteindre sa liberté :
Nous sommes tous, comme mon vieux-bougre en fuite, poursuivis par un monstre. Échapper à nos vieilles certitudes. Nos si soigneux ancrages. Nos chers réflexes horlogés en systèmes. Nos somptueuses Vérités… Affronter ce chaos, aller ce difficile, comprendre cette intention et la suivre jusqu’au bout (cf. Annexe 3).
33Ce troisième extrait est intégré dans un parcours thématique sur « la critique des puissants » et côtoie des extraits d’écrivains et de journaliste tels qu’Annie Ernaux et Florence Aubenas. L’extrait de L’Esclave vieil homme et le molosse se trouve en solidarité textuelle, sur une double page, avec un extrait de l’œuvre d’Édouard Glissant, Tout-Monde. Cette solidarité textuelle fait le lien entre les problématiques de ces deux écrivains martiniquais dont les problématiques sont étroitement liées. Les concepteurs des manuels scolaires ont fait le choix d’éléments amphitextuels comme la présence d’écrivains revendiquant les mêmes valeurs ou des objets d’étude pour contextualiser les extraits choisis en fonction des objectifs didactiques à atteindre. Les choix de paratexte aideront-ils l’élève à mieux interpréter le texte littéraire ?
34Dans le cadre pédagogique présenté pour cette étude, le paratexte est l’environnement que le lecteur rencontre autour du texte, c’est-à-dire le titre de l’œuvre ou du corpus proposé, l’introduction présentant souvent un résumé de l’œuvre, des encadrés avec la biographie de l’auteur, des notes lexicales, le questionnaire de compréhension, des illustrations, etc. Le paratexte serait alors essentiel pour guider l’interprétation du lecteur et le pousser dans ou hors des frontières du texte de l’auteur en fonction des choix effectués par les auteurs du manuel. C’est ainsi qu’Alain Chopin souligne l’importance de l’illustration qui prend, quel que soit le contexte, une signification particulière, possède une valeur de document et « a clairement pour le lecteur une fonction pédagogique » (Chopin, 1992 : 158).
35Le tableau 2 met en exergue les éléments paratextuels du corpus scolaire de Patrick Chamoiseau dans les manuels analysés.
Tableau 2 : Éléments paratextuels dans les corpus scolaires de L’Esclave vieil homme et le molosse
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Extrait 1
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Extrait 2
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Extrait 3
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Manuels scolaires
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Français 2nde littérature, Magnard, 2004
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L’écume des lettres, Français 1ère , Hachette Éducation, 2011
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Français 2nde, Itinéraires littéraires, Hatier, 2019
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Introduction
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La fuite de l’esclave
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La fuite de l’esclave
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La fuite de l’esclave
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Thématique
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Le marronnage
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La situation des esclaves noirs
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Le devoir de mémoire
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Encadré et illustration
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Richard Ansdell « Esclaves chassés »
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Photo de l’écrivain, biographie, histoire littéraire et repères historiques
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Naissance de la langue créole, biographie, lien vidéo sur la traite négrière et notes lexicales
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Questionnaire de compréhension
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Enjeux moraux et philosophiques des combats héroïques et critique du système colonialiste
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Éloquence contre l’esclavage
Monologue intérieur de l’esclave
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Symbolique de la course de l’esclave
Particularités de la langue créole et néologismes.
Contexte de l’œuvre avec le mouvement littéraire de la créolité
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36Le premier extrait fait le choix de présenter l’extrait de Patrick Chamoiseau sur une double page. Sur la première page, une introduction présente l’écrivain et la thématique de l’œuvre, celle du marronnage à travers l’image :
des « nègres marron », ces rebelles qui refusaient la domination esclavagiste en s’enfuyant dans les bois, et finissaient écartelés sur la place publique (cf. Annexe 1).
37Dans le premier extrait, le tableau de Richard Ansdell « Esclaves chassés » illustre cette première page. Ce tableau rappelle au lecteur la thématique du marronnage et de l’affrontement du vieil homme et du molosse. Sur la deuxième page, la première partie du questionnaire de compréhension porte sur le lexique et les « tournures propres à la langue orale ». À part la note proposant une définition de l’expression en créole « pièce ahan » (« provenant de l’ancien français signifiant aucun »), aucune allusion aux expressions de la langue créole présentes dans le texte n’est faite, en dépit de l’introduction présentant la langue de l’écrivain comme « une langue française mâtinée d’un créole à l’oralité savoureuse » (cf. Annexe 1). Le travail de recherche proposé par ce manuel insiste avant tout sur les enjeux moraux et philosophiques des combats héroïques. Cependant, la seconde partie porte sur les valeurs revendiquées par les écrivains critiquant le système colonialiste. Le lien est fait entre le texte, le paratexte et l’amphitexte, néanmoins les problématiques, telles la réappropriation de l’espace et la résistance à la déshumanisation basée sur la création ne sont pas mises en lumière.
38Dans le deuxième extrait, les éléments du paratexte concernant l’extrait du roman de Patrick Chamoiseau sont rares sur la page du manuel. Un encadré avec la photo de l’écrivain renvoie le lecteur à une biographie, à une histoire littéraire et à des repères historiques situés à la fin du manuel. Cependant une traduction de certaines expressions créoles comme « Grafigné » et « Griji » est proposée au lecteur. Le questionnaire de compréhension avec son titre « L’éloquence contre l’esclavage » met en lumière le texte phare de cette double page, celui de Condorcet. Seule une consigne sur le commentaire comparé demande à l’élève de comparer « l’éloquence de la lettre de Condorcet avec celle du monologue intérieur de l’esclave en fuite chez Chamoiseau » (cf. Annexe 2). Comme l’extrait précédent, les particularités de l’extrait du roman de Patrick Chamoiseau ne sont pas mises en avant car cet extrait sert simplement d’illustration au texte de Condorcet.
39Contrairement aux deux précédents extraits, le paratexte du troisième extrait donne le ton sur le mouvement littéraire de la créolité, concept décrit par Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant et Jean Bernabé dans Éloge de la créolité (1989). Le premier encadré demande à l’élève d’effectuer des recherches sur la naissance de la langue créole ; les autres encadrés renvoient à une biographie à la fin du manuel et proposent de visionner une vidéo sur la traite négrière. Des notes lexicales proposent une traduction pour certains mots créoles. Et enfin une dernière note propose à l’élève d’écouter une lecture du texte dans le manuel numérique et d’effectuer un exercice de lecture expressive. Le questionnaire de compréhension se distingue des précédents car celui-ci réserve la part belle aux particularités de la langue créole et à la « critique des puissants » (cf. Annexe 3). Ainsi le texte semble en cohérence avec les éléments paratextuels et amphitextuels.
40L’analyse du corpus scolaire de l’écrivain Patrick Chamoiseau dévoile toute la complexité des choix de corpus dans les manuels scolaires afin de guider l’élève lecteur dans les soubassements de l’œuvre littéraire. Cependant, l’analyse de ce corpus scolaire dévoile un autre espace qui apparaît en filigrane à travers les espaces du manuel scolaire, un espace exerçant un pouvoir avec ses frontières implicites et invisibles.
41L’échantillon analysé montre clairement l’existence d’un pouvoir exercé lors des choix de découpages du corpus scolaire franco-caribéen. En effet, deux extraits sur les trois analysés pour cette étude ne permettent pas de mettre en lumière le contexte d’écriture du roman. L’un des extraits est un texte écho à celui de Condorcet, tandis que le deuxième insiste sur le combat héroïque des personnages et non sur la résistance à l’esclavage. Seul le manuel scolaire paru en 2019 propose des éléments autorisant l’élève à aller plus loin dans l’interprétation et à découvrir la pensée et l’héritage littéraire de l’écrivain. L’image véhiculée par les deux premiers manuels scolaires à travers le choix de découpage des extraits et de la thématique du marronnage montre une image différente de la résistance à l’esclavage que celle prônée par l’écrivain Patrick Chamoiseau. L’aspect combattant de l’esclave marron disparaît derrière l’image d’un vieil homme lâche et peureux. Le premier extrait, pourtant d’une longueur appréciable, s’arrête à la frayeur du personnage du vieil homme car le découpage s’effectue juste au moment où celui-ci s’apprête à combattre le molosse et à montrer son pouvoir. L’autre face du personnage, celui du combattant se retrouve pourtant juste deux lignes plus loin dans le roman :
Lui suggérer (comme à moi-même) que je ne le craignais pas, qu’il m’était possible de l’achever ou bien de l’épargner […] Tenir raide. Je m’instituais chasseur, le transformais en proie (EVHM, 102-103).
42Les concepteurs du deuxième manuel scolaire effectuent eux aussi le découpage de l’extrait cinq lignes avant la décision d’affronter le chien et ne choisissent pas l’extrait suivant :
Ne plus courir, me battre. Le combattre […] Alors je m’arrêtai, abîmé sur mon souffle. Je saisis une branche morte. Longue. Lourde. Aiguisée d’une cassure. Je l’avais bien en main. Ho, surprendre l’animal […] C’est revenais que je revenais. Je courais dans l’autre sens à sa rencontre […] La décision de me battre réintroduisait certitudes et espoirs. Elle aiguisait mon désir de survivre jusqu’au fil d’une folie (EVHM,92).
43Les deux expressions ci-dessous soulignées en italique par l’écrivain, insistent sur l’idée du « Guerrier de l’imaginaire » décrit par l’écrivain Patrick Chamoiseau dans son essai Écrire en pays dominé (1997) puis développée dans Césaire, Perse, Glissant. Les liaisons magnétiques (2013) :
La vraie résistance fonde un ailleurs, elle dépasse le réflexe du Rebelle pour donner naissance au Guerrier. Le Guerrier s’oppose, non pas en renversant les termes d’une domination, ou en retournant les feux d’une oppression, mais en imaginant autre chose, un autre horizon, un autre monde. En levant l’insurrection d’un autre imaginaire. C’est pourquoi il n’y a pas de résistance véritable que dans et par la création. C’est pourquoi les guerriers les plus déterminants sont les Guerriers de l’imaginaire (Chamoiseau, 2013 : 106-107).
44Cette résistance particulière n’apparaît pas dans l’amphitexte et le paratexte des deux premiers manuels scolaires, tandis que le troisième extrait montre bien cette résistance illustrant le concept de la Pierre- monde :
C’étaient des os de guerrier, dit mon frère si génial. D’un guerrier sans souci de conquête ou de domination. Qui aurait couru vers une autre vie. Vie de partage et d’échange qui transforment. Vie d’humanisation du monde en son total (cf. Annexe 3).
45Ce passage insiste sur le concept de la Pierre-monde décrit par Patrick Chamoiseau dans ses essais où :
l’Autre ce n’est plus l’étranger, mais l’impensable de ce qui vient, l’imprévisible que nous aurons à vivre, l’inattendu de notre devenir dans un contexte encore inimaginable. L’Autre, c’est l’indéchiffrable, l’imprédictible du Tout-monde. Tout le Vivant (Chamoiseau, 2014 : 103).
46Le questionnaire de compréhension de l’extrait n°3 permet l’interprétation à travers les diverses « significations de la course de l’esclave ». La résistance par l’imaginaire suggérée dans ce troisième extrait est absente dans les deux corpus, de même que la métamorphose du vieillard esclave en homme libre, alors que celle-ci est l’essence même du roman. Le roman de Patrick Chamoiseau n’est pas seulement un roman sur le marronnage et la fuite mais aussi et surtout un roman sur la « métamorphose identitaire » (Milne, 2006 : 152) et un voyage vers la renaissance. L’esclave renaît à la vie, en se découvrant lui-même puis en découvrant une histoire et une mémoire commune à d’autres peuples en souffrance :
Ni Territoire à moi, ni langue à moi, ni Histoire à moi, ni Vérité à moi, mais à moi tout cela en même temps, à l’extrême de chaque terme irréductible, à l’extrême des mélodies de leurs concerts. Je suis un homme (EVHM, 123-124).
47Le paratexte et l’amphitexte de deux manuels scolaires parmi les trois analysés privilégient avant tout des thématiques préconçues axées sur les objets d’étude des programmes ministériels et passent sous silence certaines problématiques littéraires développées dans l’œuvre de Patrick Chamoiseau, telles la résistance à la déshumanisation, la métamorphose identitaire et la réappropriation de l’espace.
48Ainsi, pour permettre au lecteur et en l’occurrence aux élèves d’avoir des tracées « qui disent autre chose et qui témoignent d’une spirale collective que le plan colonial n’avait pas prévue » (Chamoiseau et Confiant, 1991 : 12), il serait urgent de redéfinir les espaces et les frontières des manuels scolaires afin de favoriser des corpus de la littérature francophone caribéenne reflétant les problématiques littéraires des écrivains comme le fait le troisième manuel. En attendant le renouvellement de celles-ci, les enseignants de lettres désirant transmettre le patrimoine littéraire caribéen devraient proposer des corpus à partir d’un répertoire littéraire personnel et familier afin que le contexte littéraire de l’œuvre franco-caribéenne soit davantage pris en compte dans la classe. Les enseignants pourraient aussi analyser avec leurs élèves les éléments de la paratextualité et de l’amphitextualité des manuels scolaires pour une mise en contraste réfléchie des corpus scolaires. Ce qui permettra d’ouvrir la classe à la diversité du monde francophone caribéen, monde pluriel ouvert à une infinité de mélanges et de partages.