- 1 Nous tenons à chaleureusement remercier Corinne Raynal-Astier et Benjamin Castets-Fontaine pour leu (...)
1La crise sanitaire liée à la Covid-19 a conduit à l’émergence de nombreuses études dans le champ des sciences humaines et sociales (Traber et al., 2020 ; Lambert et al., 2020 ; Brooks et al., 2020). En France, elles se sont notamment intéressées au domaine de l’éducation afin de rendre compte du vécu des professionnels, des élèves et de leurs familles au moment de la mise en œuvre de la « continuité pédagogique » à distance au printemps 2020 (Bonnéry et Douat, 2020 ; Borges et Tardif, 2020 ; Bablet et al., 2021).
2En particulier, Saint-Fuscien souligne que la fermeture des écoles par les autorités a été un phénomène inédit à l’échelle nationale (des fermetures ont certes pu exister dans l’histoire mais étaient limitées à l’échelle locale). L’école ne s’est pour autant pas arrêtée : « De l’espace public, partagé, elle est rentrée dans l’espace domestique de façon inédite. D’une certaine façon, le temps et les activités scolaires ont trouvé un prolongement dans le temps social, partiellement gelé, des familles enfermées dans leur logement, jusqu’à parfois structurer le temps du confinement » (Saint-Fuscien et Tobaty, 2021 : 16).
3Les contours du temps scolaire ont donc été bousculés dès le début du confinement : dans quelle mesure cela a-t-il affecté le rapport au temps des enseignants ? Qu’est-ce que cela a induit sur les manières de vivre leurs missions au cours de cette période ? Après avoir exposé notre démarche méthodologique, nous définirons les concepts de « rapport au temps » et de « temps » à partir d’un point de vue sociologique. Nos analyses des données s’organiseront autour de trois parties : nous rendrons compte des effets produits par les injonctions à la « continuité pédagogique » sur la définition habituelle du temps scolaire et le rapport des enseignants à ces injonctions. Puis, nous décrirons les différents rapports au temps de ces professionnels dans leur quotidien confiné, c’est-à-dire leurs différentes perceptions de ce nouveau temps scolaire imposé par la « continuité pédagogique ». Enfin, nous montrerons comment ces rapports au temps scolaire dépendent de ce que ces enseignants perçoivent des nécessités des familles de leurs élèves d’une part, de leurs propres situations individuelles et manières de se représenter leur métier d’autre part.
- 2 La question exacte était la suivante : « Vous pouvez ajouter ci-dessous les observations complément (...)
4Notre réflexion s’inscrit dans le cadre d’une enquête par questionnaire portée par une équipe pluridisciplinaire composée de chercheurs en psychologie, sociologie et sciences de l’information et de la communication. Son objectif a consisté à recueillir les « Expériences et Ressentis vis-à-vis du Confinement et de la Continuité Pédagogique » (ERCCP). Elle a été déployée durant la période de confinement entre mi-mars et mi-mai 2020, auprès de l’ensemble des enseignants des premier et second degrés, conseillers principaux d’éducation, chefs d’établissement, directeurs d’écoles et inspecteurs de l’académie de Besançon. Trois vagues de recueils de données ont été organisées. Une question ouverte était proposée à la fin de la première passation, invitant les participants à rapporter les observations qui leur paraissaient importantes de mentionner2. Cette question a fait l’objet de très nombreux commentaires (430 personnes sur plus de 1300 répondants l’ont complétée), manifestant une forte aspiration des enquêtés à s’exprimer sur les conditions d’exercice du métier vécues à ce moment-là.
5Un aperçu des réponses a permis de dégager une diversité de thématiques, dont le rapport aux outils numériques, celui des autorités de tutelle, la conciliation vie privée-vie professionnelle (Boudokhane-Lima et al., 2021). L’analyse qualitative des réponses a ensuite été répartie entre les membres de notre équipe pluridisciplinaire. Pour ce qui nous concerne, notre objectif consistait à proposer un cadre sociologique pour interpréter ces données. En particulier, nous souhaitions trouver un angle d’analyse qui était transversal aux différentes thématiques citées plus haut. La lecture approfondie de l’ensemble des commentaires a fait émerger la question temporelle qui revenait dans de nombreux verbatim sous des formes variées : lors d’évocations de « tâches invisibles » chronophages qui auraient pris de l’ampleur durant cette période, lors de remarques sur les plages horaires de travail et jours travaillés, lors de références à des difficultés à se projeter dans l’avenir, ou encore au stress que cette difficulté à se projeter pouvait engendrer, par exemple.
6Les sociologues qui ont pu travailler sur le temps notent leur « difficulté à appréhender empiriquement cet objet fuyant » (Darmon, Dulong et Favier, 2019 : 7). De quels instruments peut-on se doter pour l’objectiver de façon rigoureuse ? Cela est d’autant moins aisé que nous n’avions pas initialement élaboré de questionnaire ou de grille d’entretien pour travailler spécifiquement cette question : nous devions donc partir de cet existant et étions par conséquent très dépendante de la manière dont les enquêtés pouvaient spontanément investir (ou non) cette dimension. Néanmoins, cette contrainte a permis d’indiquer l’importance qu’a pu revêtir la dimension temporelle dans la mesure où sur 430 réponses, plus de 250 ont fait explicitement référence à celle-ci. Le corpus de verbatim sélectionnés pour cet article représente une trentaine de pages.
7La méthode que nous avons appliquée sur ce corpus s’inspire des principes de l’analyse structurale et typologique des récits (Barthes, 1966 ; Demazière et Dubar, 1997). Sont extraits les séquences-types des propos, les actants qui sont cités par les enquêtés, ainsi que les classes d’arguments (telles que l’intensification générale du travail et ses variations sociales, la dimension chronophage du suivi individualisé des élèves, la gestion plus délicate des frontières entre vie privée et vie professionnelle). N’ont été retenus que les propos qui indiquaient explicitement une dimension temporelle. Par exemple, lorsque les enquêtés évoquaient leur usage des outils numériques, n’étaient retenues que les citations qui rendaient compte entre autres choses du temps passé à se former à cet outil ou encore du temps passé à patienter devant son ordinateur du fait d’un mauvais débit de la connexion Internet, etc. Notre démarche fut alors inductive, construisant les catégorisations au fil de la lecture des verbatim. Seules les réponses des enseignants ont été retenues pour cet article.
8Pour nommer et regrouper les différents items identifiés en lien avec la question temporelle, nous avons retenu le concept de « rapport au temps », que nous empruntons à Darmon, dans la mesure où il renvoie tout à la fois à des perceptions (telles des sensations de panique temporelle, de débordement ou encore d’urgence) et des principes pratiques de gestion du temps (telle la gestion de l’urgence, l’organisation de son quotidien) (Darmon, 2018). Par ailleurs, cette approche met au cœur de l’interprétation l’idée que ce rapport au temps est socialement construit : il est le fruit de la fréquentation durable par les individus de cadres socialisateurs passés et d’un contexte d’action présent (Lahire, 2012).
9Notre cadre interprétatif s’inscrit donc dans le sillage de travaux en sciences humaines et sociales qui consistent à dénaturaliser le temps en le « socialisant ». En particulier, les travaux de Durkheim (1912), Sue (1994) ou encore Élias (1996) montrent que le temps ne préexiste pas aux individus mais qu’il est construit par les instruments mêmes qui servent à le mesurer (tels que l’horloge ou encore le calendrier). Dans le domaine scolaire, en France, Granger montre comment la définition des contours d’un temps de la vie collective comme celui des vacances « contient en réalité tout un processus historique de synchronisation des existences sociales » (Granger, 2019 : 87). Entre les années 1880 et 1914, la délimitation des rythmes scolaires fut l’objet de luttes à la fois politiques et sociales ayant conduit à la mise en place du calendrier des grandes vacances. Elle a fait intervenir tout un ensemble d’acteurs sociaux : élus locaux, administration centrale, amicales d’instituteurs mais aussi médecins, journalistes, parents d’élèves.
10Quid de la définition du temps scolaire en régime de « continuité pédagogique » ? Les travaux publiés sur ce sujet depuis 2020 ont été essentiellement axés sur les ressentis des professionnels de l’éducation ou encore sur les modifications dans les représentations que les membres de la communauté éducative entretiennent les uns vis-à-vis des autres et vis-à-vis des outils numériques. Notre perspective interprétative principale envisage, quant à elle, les nouveaux contours du temps scolaire qui règlent le quotidien des enseignants et des élèves confinés du point de vue d’un rapport objectif de luttes de classement temporel. Ces luttes font intervenir dans les commentaires trois acteurs principaux qui entretiennent entre eux des rapports de concurrence pour la définition légitime du temps scolaire (ses objectifs, son contenu, ses lieux et dispositifs mobilisés, ses frontières) : les enseignants, leurs autorités de tutelle et les familles des élèves.
11Le rapport au temps des enquêtés peut être appréhendé comme le résultat d’une socialisation secondaire (professionnelle) au sein de l’institution scolaire (Vincent, 1994). Dans le contexte spécifique de la « continuité pédagogique », celle-ci les conduit à définir voire revendiquer une certaine vision de leur travail et des conditions dans lesquelles il doit s’exercer. En quelque sorte, les enseignants sont « temporellement » organisés par leur profession au sein de l’institution scolaire, qui leur fait apprendre à intégrer un rapport au temps particulier. Il ne s’agira pas ici d’explorer les déclinaisons particulières de ce rapport au temps à l’échelle des individus et les logiques sociales spécifiques de leur genèse, faute de données empiriques suffisamment détaillées. Nous montrerons néanmoins que les rapports identifiés peuvent prendre des formes variées en fonction de certaines données sociales et contextuelles des enquêtés.
12La mise en place du confinement s’est accompagnée immédiatement d’injonctions institutionnelles qui ont bousculé l’organisation temporelle du travail des enseignants interrogés. En principe, le travail scolaire prend sens dans le cadre d’une forme scolaire de transmission des savoirs caractérisée par une temporalité proprement scolaire et inscrite dans un lieu spécifiquement conçu pour l’apprentissage (Vincent, 1994). Le temps scolaire peut donc être entendu comme renvoyant à une forme particulière caractérisée par une « discipline temporelle […] (ponctualité, régularité, habitude de faire les choses au moment et dans un délai fixés par la règle) », un « rapport planificateur au temps […] (capacité à programmer les étapes de son travail, aptitude à anticiper sur le long terme, propension à rationaliser l’usage de son temps) », ainsi qu’une « autocontrainte », c’est-à-dire une soumission à une règle impersonnelle (Henri-Panabière et al., 2019 : 17-18). Du point de vue des savoirs, le temps scolaire renvoie à un cadre spécifique avec un programme scolaire, des contraintes temporelles pour des exercices précis, un emploi du temps et un calendrier scolaire particulier. Les apprentissages se font selon une progression particulière. L’école demande une attention sur la durée et sur des tâches particulières : « Apprendre et travailler à l’école suppose d’isoler le temps scolaire des autres temps, de se tenir à sa tâche de manière durable, d’organiser son travail en séquences successives et ordonnées, d’effectuer les tâches dans l’ordre et de respecter les étapes scolairement définies pour atteindre un objectif, de faire une chose à la fois et une chose après l’autre (dans ce temps chronométrique qu’est aussi le temps scolaire » (Millet et Thin, 2012 : 179-180). Il y a donc un mode de découpage et d’organisation du temps proprement scolaire qui est tout à la fois matériel, spatial et cognitif. Il est précisément délimité, pensé sur le temps long, caractérisé par sa régularité (et par conséquent sa prévisibilité), ainsi que s’inscrivant dans une spatialité, à l’abri des regards non pédagogiques (Vincent, 1994). À l’intérieur de ce cadre, les tâches des enseignants relèvent d’un « artisanat intellectuel » (Barrère, 2017) dans la mesure où ils bénéficient d’une marge de manœuvre dans la préparation et la réalisation de leurs cours. En particulier, les enseignants ne peuvent prendre appui sur « des réponses expertes, appuyées sur des procédures testées, comme dans le monde industriel » (Barrère, 2017 : 23) : cela implique qu’ils doivent être capables de gérer l’incertitude des interactions didactiques et pédagogiques en s’adaptant aux « caractéristiques concrètes et singulières des contextes d’apprentissage et d’éducation » (Barrère, 2017 : 23).
13Cette forme temporelle structure les représentations et les pratiques des professionnels de l’éducation qui travaillent au sein de l’école. Au quotidien, leur travail repose sur des prescriptions formalisées et planifiées (à la fois réglementaires – textes de loi, bulletins officiels, rapports – et curriculaires – programmes scolaires –) qui font l’objet d’adaptations permanentes aux contextes réels de travail. Par ailleurs, en lien avec les exigences de la forme scolaire, ils doivent investir le rôle d’agents socialisateurs chargés d’inculquer aux élèves un rapport au temps conforme aux normes de la vie scolaire : leur rapport professionnel au temps scolaire suppose alors une mise à distance des urgences du monde, un découpage des tâches et une organisation du travail particuliers, ainsi qu’un engagement dans une activité sur le long cours. En somme, le travail enseignant repose sur une double configuration temporelle : l’imprévisibilité de l’interaction didactique et pédagogique d’une part, la prévisibilité de la forme scolaire d’autre part. Cette configuration implique notamment que si des situations d’urgence ou d’incertitude peuvent émerger en situation d’enseignement, elles sont anticipées car les enseignants les reconnaissent comme inscrites dans leur travail didactique de planification d’un cours. Cette dimension propre au métier est définie par Tochon comme relevant de l’« improvisation planifiée » de l’enseignant « expert » (Tochon, 1993).
14Une telle définition du temps scolaire a été perturbée par les injonctions institutionnelles qui ont enjoint les professionnels à ne pas « s’arrêter » malgré la fermeture des établissements et à continuer, par d’autres moyens, leurs missions didactique et pédagogique. D’après les données recueillies, le cadre temporel dans lequel ils ont dû désormais exercer s’est accéléré.
15L’écoulement du temps s’est manifesté par « à coups » et des aller et retour, au gré des décisions prises par leurs autorités de tutelle :
« Il est très stressant de recevoir en permanence des injonctions contradictoires sur comment aborder le télétravail, la continuité pédagogique, de devoir faire et défaire tout le temps » (femme, 1D).
« Rien n’a été anticipé (…) Tout est mensonges éhontés (Oui, l’Éducation Nationale est prête au confinement, tout est paré). Communication de merde avec ordre et contre-ordre, que des peintres dont on ne voudrait pas dans le bâtiment » (homme, 2D).
« Le plus stressant est le travail de direction de l’école avec des informations et demandes de la hiérarchie (entre autres) qui tombent sans cesse : par exemple recevoir un mail à 15h informant qu’une enquête est à remplir pour le rectorat avant 14h le lendemain (…) Travail en arrière-plan qui prend du temps et nécessite un apprentissage dans l’urgence » (femme, 1D et directrice d’école).
16Le stress et la colère sont manifestes dans de nombreux commentaires. Les injonctions institutionnelles les auraient, selon eux, contraints à improviser : il ne s’agit pas ici d’une « improvisation » au sens de Tochon (1993) mais d’une nécessité externe au processus didactique. Celle-ci est identifiée par les enseignants comme les contraignant à (ré)agir dans un contexte soumis à des considérations extra-scolaires, qui est générateur de prescriptions professionnelles formulées dans l’urgence, insuffisamment planifiées (notamment dans les moyens mis en œuvre) et formalisées, voire contradictoires. En particulier, est relevée l’absence de formation au numérique :
« Nous n’avons pas été préparés à cette utilisation exclusive » (femme, 2D).
« Ce que j’ai trouvé le plus dur, c’est d’avoir dû nous adapter aussi rapidement à des outils que je n’utilisais pas auparavant. J’ai reçu 1h30 de formation le 16 mars pour apprendre mon nouveau métier de télé-enseignant » (femme, 1D).
17Le malaise des enseignants serait d’autant plus fort que le temps qu’ils ont investi pour accompagner les élèves ne leur semble pas reconnu par les autorités de tutelle. Dans leurs propos, les enquêtés ont pu distinguer les membres du gouvernement des personnes de leur hiérarchie directe :
« Très grosse colère quand le porte-parole du gouvernement se permet de dire que les professeurs ne font rien pendant ce confinement » (femme, 1D).
« Je me sens très bien soutenue par ma hiérarchie (mais pas par le gouvernement représenté par la voix de Sibeth Ndiaye), par mes collègues » (femme, 2D).
18On retrouve ici plusieurs caractéristiques d’une gestion du travail par l’urgence que d’Argenson définit comme « l’urgence systématique des tâches à effectuer, la simultanéité des objectifs à réaliser, l’absence de hiérarchisation dans les commandes à traiter et le sentiment d’une insatisfaction chronique (ou absence de gratification) de la part de l’encadrement » (d’Argenson, 2010 : 108). Lorsqu’elle dure, cette organisation du travail est susceptible de produire un fort état de stress et une difficulté à donner du sens à ses pratiques professionnelles.
19Si les enquêtés ne remettent pas en question la pertinence de la « continuité pédagogique » (le traitement statistique des réponses aux autres questions du questionnaire exprime que 90 % des enquêtés considèrent que cela était nécessaire), l’interrogation porte sur le sens de cette continuité. Le cadre temporel imposé dans l’urgence a été discuté par plusieurs enquêtés, qui contestent la manière dont le calendrier scolaire et la hiérarchie des urgences ont été définis, à l’image de cette enseignante :
« Ce qui aurait été appréciable : deux semaines de continuité puis une semaine off puis deux semaines de continuité et vacances. Les deux premières semaines étaient très fatigantes et il a fallu s’adapter et prendre beaucoup de temps pour tout mettre en place (que ce soit professionnellement ou pour les enfants de la maison) une pause aurait fait du bien » (femme, 2D).
20Cette situation peut se manifester sous la forme d’une dissonance cognitive (Festinger, 1957) entre les manières de se représenter son métier et les contraintes portées par le contexte d’action présent :
« Tout doit se passer "comme si de rien n’était" (dates d’échéance, poursuite des apprentissages...) et en fait tout change. Les familles les plus éloignées de l’école font tous les efforts possibles. Mais j’ai l’impression de creuser les écarts entre mes élèves. Je vais à l’encontre de ce pour quoi je fais ce métier ! Pendant ce temps, j’entends mon ministre dans les médias qui dit que tout est sous contrôle et fonctionne... Bref, je suis très fâchée qu’on leurre tout le monde avec cette prétendue continuité pédagogique. Non, elle n’est pas possible. Et de mon point de vue, là n’est pas l’urgence. L’urgence est sanitaire, et non pédagogique ! » (femme, 1D).
21Ce qui est mis en question relève du « sens du métier » enseignant, c’est-à-dire le « sens que son exercice revêt pour l’enseignant, au désir et aux rêves qui le portent, aux attentes et aux aspirations professionnelles, ainsi qu’à l’évaluation de leur réalisation, aux émotions engendrées par le travail (plaisir, frustration, etc.) et au bilan que l’enseignant fait de son investissement dans cette activité » (Lessard et al., 2013 : 160-161). Les enquêtés expriment ici un rapport au métier qui déborde sa définition institutionnelle pour se concentrer sur son expérience subjective. Une enseignante souligne ne pas reconnaître les différentes tâches administratives imposées dans l’urgence comme relevant de son cœur de métier :
- 3 Inspecteur de l’Éducation Nationale.
- 4 Directeur Académique des Services de l’Éducation Nationale.
« Stress, grosse pression exercée par les mails de notre IEN3 ou DASEN4, (...) qui nous demandent de remplir des enquêtes (sous 48h) sur les besoins des familles au niveau matériel informatique, de la réception de nos mails par les familles, des besoins en travaux sur papier via la poste des familles. Je suis professeur pas policier ! » (femme, 1D).
22Plusieurs enquêtés se demandent si enseigner dans un tel cadre, où les principes de la forme scolaire sont bousculés, c’est encore continuer à enseigner à proprement parler :
« Le fait de ne pas être suffisamment formée aux outils numériques révèle ici des lacunes et une forme d’impuissance pour faire autre chose que des révisions. Dans le premier degré, on nous fait de la présentation d’outils numériques, ce qui est très insuffisant. Impossible d’improviser avec 25 élèves dans une classe si on n’est pas au point ! Les quelques connaissances que j’ai, je les ai apprises seule ! Inadmissible... » (femme, 1D).
23Les propos des enquêtés rendent compte de l’imposition institutionnelle d’un nouveau type de temps scolaire, dont l’efficacité pédagogique est mise en doute. La partie suivante va consister à décrire les formes que prend le rapport au temps des enseignants dans ce contexte.
24Les travaux sur les enseignants et les conseillers principaux d’éducation étudiés en situation de confinement (Ria et Rayou, 2020 ; Douat et Michoux, 2021) convergent avec les nôtres. Les enquêtés, ici, rendent compte de gestes improvisés (de « bricolages ») qui rompent avec leurs pratiques habituelles du métier. À nouveau, le malaise ne porte pas tant sur le principe de l’adaptation de gestes professionnels aux situations concrètes d’enseignement (qui est, on l’a dit, constitutive de ces métiers de service) que sur leurs objectifs. En effets, ceux-ci sont vécus comme très éloignés des principes pédagogiques et didactiques qui définissent leur identité professionnelle :
« Il n’y a aucun outil existant dédié véritablement à la continuité pédagogique. Tout est bricolage » (homme, 2D).
« Travailler en télétravail lorsque l’on est enseignant est totalement déroutant mais nécessaire pour garder un lien avec les élèves. Cependant c’est du bricolage fait dans l’urgence, il s’agit uniquement d’ancrage et de révision de notions. Aucune nouvelle notion ne peut être abordée, les outils manquent, les familles inégalement pourvues de matériel, l’idéal serait les classes virtuelles mais le débit ? L’investissement des familles ? Comment faire quand on a 3 enfants et un seul PC à la maison ? Il faut comprendre que l’intérêt est juste de garder le lien, garder les enfants dans la dynamique scolaire avec des matières variées mais on ne remplacera jamais la maitresse ou le maitre ! » (femme, 1D).
25Tout se passe donc comme si le contexte qui s’impose à eux nécessitait de leur part des « micro-arrangements » (Saint-Fuscien et Tobaty, 2021) qui ont pu les conduire à redéfinir temporairement leur mission comme relevant moins de la transmission de savoirs et de la socialisation scolaire de tous les élèves que de la nécessité de « garder le lien ».
26Des enseignants expriment par ailleurs une forme de soumission par rapport au temps. Ils ont eu la sensation que le rythme leur échappait. Une grande majorité témoigne d’une intensification du travail qui a pu prendre des formes extrêmes à l’instar de ce professeur des écoles : « Je travaille à l’heure d’aujourd’hui 19h/24 et 7j/7 » (homme, 1D). Dans le contexte d’une forme scolaire marquée par le poids de la « culture de la classe » (Veyrunes, 2017), il ressort habituellement que « les formats pédagogiques (…) s’adressent majoritairement au collectif-classe sous forme de cours dialogués, complétés (ou non) par des régulations individuelles » (Ria et Rayou, 2020 : 5). La période de confinement a marqué un changement par l’intensification de communications individuelles. Celles-ci ont été perçues comme nécessaires mais chronophages. Une enseignante du second degré souligne « le volume monstrueux de travail à réaliser car nous sommes dans une relation individuelle avec les étudiants/élèves au lieu d’une relation de groupe, qui se matérialise par des tâches de correction sans fin », quand un autre observe que :
« Le travail grâce aux outils numériques est intéressant, et je me servirai sûrement à l’avenir de séances créées pendant ce confinement. (…) Cela nous oblige aussi à un suivi extrêmement personnalisé, qui est chronophage, et qui se fait au détriment de l’approfondissement des travaux proposés » (homme, 2D).
27Cet accroissement peut être mis en rapport avec l’enquête par questionnaire menée auprès d’enseignants du premier et du second degré par une équipe d’historiens et de chercheurs en sciences de l’éducation (Félix et al., 2021). Celle-ci note que 60.5 % des enseignants interrogés « déclarent une augmentation de leur temps de travail contre 13 % pour un temps de travail moindre qu’en présentiel » (Félix et al., 2021 : 103).
28Cette surcharge de travail est également à mettre en lien avec l’émergence de tâches invisibles en termes d’adaptation des cours en ligne, de formation des élèves au numérique, de dialogue avec les familles, comme le montrent les extraits suivants :
« Travailler avec les nouvelles technologies est une excellente chose mais demande beaucoup, beaucoup de temps. Élaborer un tutoriel, préparer des tests, des exercices et des leçons dans Moodle par exemple » (homme, 2D).
« L’adaptation des documents (mis sur l’ENT) vers le papier est chronophage ! » (femme, 2D).
« Votre questionnaire oublie également le comportement des élèves : certains ne comprennent pas comment marche l’outil numérique à leur disposition, cela demande de répéter la même chose une fois, dix fois, ce qui est exaspérant : au début je passais plus de temps à leur expliquer comment m’envoyer leurs travaux qu’à préparer mes cours et faire un suivi pédagogique dans le sens traditionnel du terme » (femme, 2D).
« Garder le contact avec les élèves en tant que professeure principale sous-entend d’appeler chaque famille chaque semaine (demandé par le collège, à qui on l’a demandé...). Cela prend un temps fou et c’est épuisant. Le fait de savoir qu’on doit réitérer chaque semaine est une source de stress supplémentaire... » (femme, 2D).
29Les différentes responsabilités comme celles de professeur principal, de direction d’école ou encore de « référent ENT » ont imposé une charge de travail accrue. Il faut noter que le niveau d’enseignement ou encore la discipline dispensée n’ont pas déterminé les mêmes contraintes temporelles :
« Aucune des ressources mises en ligne par l’Éducation nationale n’est adaptée à la petite section, encore moins aux parents défavorisés ou maîtrisant mal le français. Tout est à inventer pour ce niveau. Le matériel utilisé est mon matériel perso : ordi, téléphone, connexion, imprimante, jeux de mes enfants... Cela représente beaucoup de temps de travail, de recherche, d’auto-formation, de mise en page » (femme, 1D).
« En tant que professeur d’EPS, je me sens privilégié car je n’ai pas une surcharge de travail qu’ont mes collègues des autres matières et n’ayant plus d’enfant à m’occuper (59 ans) j’ai beaucoup de disponibilité » (femme, 2D).
30Si l’expérience du quotidien a été marquée par une amplification des activités (un temps "plein"), elle a aussi été ralentie, freinée par des considérations techniques (un temps "vide") :
« ZONE BLANCHE = à 20 km de Besançon... c’est inadmissible... Toute la famille (directrice pôle éducatif en télétravail + collégien + lycéenne) scrute les GO qui fondent sur les forfaits téléphoniques qui nous servent de modem... sans compter la lenteur de connexion très variable (alors les classes VIA... je fais l’impasse !) C’est un vrai handicap pour la continuité pédagogique » (femme, 1D).
« Nous avons un seul souci, c’est le réseau internet qui est très lent. Mais bon on patiente ! » (femme, 2D, chef établissement).
« Serveurs EcoleDirecte surchargés ce qui allonge les journées et les alourdit » (homme, 2D).
- 5 Bourdieu décrit le présent dominé par l’insécurité et l’aléa des prolétaires kabyles rendant imposs (...)
31Bourdieu souligne que l’aptitude à régler ses pratiques en fonction de l’avenir dépend étroitement des chances effectives de le maîtriser, lesquelles sont inscrites dans les conditions présentes5. Notre enquête présente un cas particulièrement inédit où, malgré des conditions sociales propices à une projection dans le futur (la grande majorité des enquêtés possède un emploi stable leur permettant d’occuper une position sociale conduisant à un avenir assuré), ces enseignants décrivent des conditions présentes tellement incertaines qu’elles rendent très difficile toute tentative de projection dans l’avenir pour organiser leur travail. Parce qu’en contradiction avec une planification habituelle du travail sur un temps long, ils manifestent leur impression de ne pas remplir convenablement les différentes missions s’y référant (respecter les programmes scolaires, penser la progression des apprentissages, orienter les élèves) :
« Le grand problème est de savoir quoi donner à faire, et les instructions ont changé entre le début de la continuité et maintenant. Ne sachant pas combien de temps va durer la fermeture des établissements, et l’annulation ou non des épreuves de BAC (E3C + bac terminale), je ne peux pas choisir en conscience entre poursuivre le programme (comme je l’ai fait jusqu’ici) ou proposer des révisions (comme figurant dans les instructions du vademecum reçu le week-end dernier) - car si je propose des révisions, les élèves n’auront pas la préparation suffisante pour les E3C prévus le 25 mai » (femme, 2D).
« Le fait d’être dans l’incertitude quant à la poursuite des événements est également source de stress. En effet, si d’emblée on nous avait dit qu’il n’y aurait pas de reprise de l’école avant début juin, voire avant septembre, cela nous aurait permis une réflexion plus pratique sur la mise en œuvre de cette continuité pédagogique à plus long terme » (femme, 1D).
« L’orientation des élèves (actuellement en classe de 3ème) est fortement "compromise" ainsi que la passation des épreuves du DNB, nous en sommes réduits à des supputations…. D’autant plus difficiles que nous avons des élèves qui habitent dans le haut Rhin (et j’enseigne dans un établissement du Territoire de Belfort) ou que certains envisagent d’aller en Alsace pour leurs études l’an prochain. De plus les calendriers d’orientation pour ces deux départements sont différents… Bref beaucoup de questions se posent et nous n’avons pas d’information en l’état actuel » (femme, 2D).
32Enfin, les commentaires ont exprimé une peur dans l’avenir. Cette thématique est revenue de manière répétée. Elle renvoie au champ scolaire (l’avenir des élèves les plus fragiles et la peur de leur décrochage ainsi que l’avenir scolaire de leurs propres enfants) et professionnel (les enseignants stagiaires y font plus particulièrement référence) mais pas uniquement. L’inquiétude a été également existentielle. Elle a concerné leur santé et celle de leurs proches, comme l’illustrent les extraits suivants :
« La période des vacances de Pâques me fait peur. Je crains que beaucoup décrochent » (femme, 1D).
« Situation particulière pour les professeurs des écoles stagiaires où en plus du manque d’information sur notre métier, nous avons également peu d’information sur notre titularisation et sur notre avenir (validation master, stage, déroulement du mouvement etc.) » (femme, 1D).
« Nous sommes enseignants mais aussi parents et pouvons nous inquiéter de la poursuite des études et des examens de nos enfants » (femme, 2D).
« Ma fille doit accoucher seule ces prochains jours : je suis inquiète pour elle et son bébé » (femme, 1D).
« J’ai peur de mourir... J’ai peur pour ma famille… J’ai peur pour mes collègues… J’ai peur pour mes élèves… Rien n’a été anticipé » (homme, 2D).
33Si ces attitudes et perceptions à l’égard du temps sont travaillées, modelées par le « haut » (c’est-à-dire les injonctions des autorités de tutelle), elles le sont aussi par les « côtés », c’est-à-dire par ce que les enquêtés perçoivent des nécessités des familles de leurs élèves ainsi que par leurs propres situations individuelles et manières de se représenter leur métier.
34L’usage accru des technologies de l’information et de la communication (TIC) pendant le confinement a contribué à redéfinir les frontières entre différentes temporalités. Plusieurs commentaires décrivent une forme d’« envahissement » du professionnel dans le privé, à l’image de ces deux enseignants exerçant dans le premier degré :
« Le plus difficile à gérer est l’impression d’être au travail 24h sur 24, envahissement du travail dans la vie privée (réponse aux mails des parents, aux appels téléphoniques...) » (femme, 1D).
« Je fais classe virtuelle tous les jours y compris mercredis, samedis et dimanches depuis le 18 mars à raison d’une heure par jour avec de 4 à 8 élèves chaque jour » (homme, 1D).
35Cette porosité des frontières entre vie professionnelle et vie privée ne doit néanmoins pas être appréhendée comme un fait inédit, en particulier pour un groupe tel que celui des enseignants qui ont l’habitude de travailler chez eux, pour préparer des cours ou encore corriger des copies. Dans son étude des usages personnels des TIC au bureau, le Douarin explique que de façon générale les passages entre les différentes sphères de l’existence sont nombreux, les incursions, leur degré et leur signification pouvant dépendre des types d’emplois :
« La façon de diviser et de régler son temps n’obéit pas seulement à une discipline sociale. Elle répond aussi à une superposition d’engagements multiples et diversifiés de groupes concrets. Ainsi le temps n’est-il jamais homogène et connaît-il un ensemble de rythmes fractionnés et fragmentés (Mercure, 1989) » (Le Douarin, 2007 : 103).
36En outre, il ne faudrait pas a priori considérer que cet empiétement du temps scolaire sur la sphère privée ait automatiquement été perçu par les enquêtés comme prenant le pas sur tout le reste. En effet, « il ne suffit pas qu’un temps social soit le plus long pour être un temps dominant » (Sue, 1994 : 198), tout dépend des arbitrages réalisés par les enquêtés.
37Si ces situations d’incursions ponctuelles voire de recouvrement entre temporalités professionnelles et privées ne sont donc pas inédites et si elles peuvent même caractériser de très nombreuses situations professionnelles, la « continuité pédagogique » a contribué à renforcer leur mise en concurrence par l’immixtion des pratiques de travail dans le temps domestique. Et ce, en ajoutant une contrainte, celle de devoir utiliser brusquement des outils numériques et de ne pas disposer d’espace pour « s’aérer la tête » du fait du confinement généralisé :
« Dans le métier d’enseignant, concilier vie professionnelle et vie personnelle n’est déjà pas toujours simple, du fait de devoir faire une partie de son travail à domicile. Cela devient quasi impossible avec cette nouvelle forme de travail » (femme, 1D).
« Ce qui me manque c’est de ne pas pouvoir aller faire un tour de vélo pour m’aérer la tête et l’esprit après avoir travaillé sur ordinateur pendant un long moment de la journée... Notre métier est exigeant et il l’est encore plus lorsqu’on travaille à distance : on y pense tout le temps... » (femme, 1D).
38Cette cohabitation des temporalités a pu se réaliser de façon plus ou moins harmonieuse. Certains enquêtés considèrent que les TIC leur ont permis une plus grande souplesse dans leur organisation personnelle et moins de fatigue au quotidien alors que d’autres signalent des moments de forte tension et des sensations de débordement. Leurs perceptions de ces arbitrages semblent dépendre de trois dimensions, qui font l’objet des points suivants.
39Ce qui revient dans plusieurs commentaires est l’expression de « conscience professionnelle » qui assujettit la perception des contours temporels de son activité professionnelle à l’image de ce que l’enquêté se fait de sa mission :
« Le stress lié à la situation vient pour moi du conflit "conscience pro" avec une dose de travail acceptable, détresse des parents qui ne peuvent pas tout gérer. De plus, je ne peux pas suivre mes élèves correctement et j’angoisse d’avance des lacunes des élèves en difficulté. Je me sens impuissante... » (femme, 1D).
« Pas de mercredi pas de week-end car je me rends disponible pour les familles lorsque nécessaire. J’imagine que je pourrais en faire moins mais ma conscience professionnelle me pousse à proposer des activités variées et amusantes pour les enfants (grande section) car je n’ose imaginer le quotidien des familles REP confinées à plusieurs dans de petits appartements » (femme, 1D).
40La référence à une « conscience professionnelle » pourrait ici être entendue comme la manifestation d’une tension entre, d’un côté, la volonté de bénéficier d’un temps pour soi et/ou sa famille, et de l’autre, un « sens du métier » que l’on souhaite préserver (que l’on voit exprimé ici dans l’importance donnée par exemple au suivi pédagogique des élèves, à leur bien-être et leur réussite scolaire). Le pendant de cette « conscience professionnelle » réside dans la culpabilité que certains d’entre eux ont pu ressentir à ce moment-là, à l’image de cette enseignante du second degré : « Je rêve du droit à la déconnexion mais culpabilise lorsque je fais attendre un élève et ne lui répond pas instantanément ».
41Les principes pratiques de planification du travail scolaire sont définis par les enquêtés au prisme de ce qu’ils perçoivent du temps disponible au sein des familles pour la scolarité de leurs enfants. Les moments d’échange avec les parents, le format et les modalités des exercices et devoirs ont été aménagés en fonction de ces représentations :
« Journée de grande amplitude car les parents n’accompagnent pas leur enfant tous aux mêmes horaires : certains les lèvent dès 6h30 le matin et communiquent dès 8h avec l’enseignante, d’autres jusqu’à 22h selon leur travail » (femme, 1D).
« Ne pas ajouter une surcharge de choses à faire aux familles qui ont souvent plusieurs enfants scolarisés (fratries de 3, 4, 5, 6 ou plus !!!) » (femme, 1D ).
« Par ailleurs, les parents ont demandé à ce que l’on donne le moins de travail possible sur ordinateur afin d’éviter les écrans. Il y a aussi les familles avec des grands frères/sœurs qui ont besoin de l’ordinateur ou le télétravail. Nous avons donc adapté en fonction des familles… » (femme, 1D).
- 6 Si certaines enquêtées évoquent une « aide » de la part de leur conjoint, une telle formulation man (...)
42Sans surprise, au regard de ce que l’on sait de la persistance d’inégalités dans la répartition des tâches domestiques et du rapport sexuellement différencié au temps de la pratique enseignante (Jarty, 2009 ; Tourneville, 2021), les femmes interrogées sont très nombreuses à exprimer de fortes tensions qui ont émergé dans leurs façons d’arbitrer entre les temporalités professionnelles et privées6 :
« Ce qui est difficile c’est de s’occuper de la maison : ménage, repas, vie courante, conflits entre les enfants, travail scolaire des enfants ET de rester connecté au travail et au suivi des élèves. Mon mari télé-travaille, il est présent physiquement mais enfermé dans une pièce. (...) Il n’y a aucun temps de répit, j’alterne inexorablement vie privée et vie professionnelle avec des journées qui commencent tôt et se finissent très tard » (femme, 2D).
« Le papa passe sa journée en télé-travail de 7h30 à midi et de 13h à 17 ou 18h. Il ne lève pas la tête de son ordi, juste pour demander le calme car réunion. Le repas doit être prêt à midi car réunion quotidienne à 13h ! C’est chaud » (femme, 1D).
« Heureusement que mon mari m’aide beaucoup tant sur le plan de la prise en main des outils numériques qu’au niveau familial (devoirs des enfants, repas, courses assurés par ses soins pour le moment). Je mets beaucoup de temps pour préparer la classe (doubles niveaux CP/CE1). Je ne fais que ça !!!! » (femme 1 D).
43Des enquêtés soulignent des engagements associatifs ou l’existence de proches dont ils ont dû s’occuper régulièrement et qu’ils ont dû faire coexister dans leur quotidien avec le temps consacré à l’exercice de leur métier. Cela a été source de fatigue :
« Besoin d’aider les personnes les plus démunies (aides alimentaires, aides aux SDF, suivis de migrants dont les mineurs non accompagnés qui ne sont pas pris en charge...) puisque ni l’État, ni la ville, ni le département, ne le font. Tout ça en plus de mon travail et de ma famille. Fatiguant » (femme, 1D).
« Je dois aller deux fois par jour m’occuper de mes parents âgés en défaillance cognitive (père diagnostiqué Alzheimer, mère ayant problèmes cognitifs + bras cassé). (...) Organisation qui sabre journée de travail et moments de détente en famille, puisque je dois me rendre chez eux aux alentours des horaires de repas » (femme, 2D).
44À l’inverse, certains enquêtés ont vécu la reconfiguration spatio-temporelle générée par l’usage des TIC de façon plus harmonieuse. C’est notamment le cas d’enseignants de maternelle dont le travail à distance n’a plus engagé de temps long passé en classe avec leurs élèves :
« Ne plus avoir 30 élèves de 3 ans 6h par jour me repose énormément. Je remarque que je travaille autant qu’avant devant mon ordinateur (environ 6 h par jour : pour préparation de contenu, correction, échange avec les parents, travail de direction, préparation des commandes pour 2020/2021, etc.) mais j’ai une fatigue en moins que je ressens au quotidien » (femme, 1D).
« Bien que je travaille plus pour la classe, je suis nerveusement moins fatiguée le soir » (femme, 1D).
45Des enquêtés résidant loin de leur établissement scolaire indiquent également comment des gains de temps de transport ont été rendus possibles par l’enseignement à distance, allégeant leurs journées de travail :
« Je perds chaque jour quarante minutes fois deux pour me rendre à mon travail en roulant vite, j’apprécie de ne pas avoir ces temps de transport ! » (femme 1 D).
« Gain de temps sur le trajet (une bonne heure par jour) » (femme, 2D).
46Nous avons ainsi cherché à rendre compte de la manière dont le contexte de confinement a bouleversé les cadres de la situation d’enseignement en participant à la redéfinition des contours habituels du temps scolaire. En tant qu’agents socialisateurs des élèves, les professeurs ont dû faire un pas de côté avec la définition habituelle d’un certain rapport au temps conforme aux normes de la vie scolaire et qui organisait de façon routinière leurs manières de planifier les apprentissages, d’accompagner et d’orienter les élèves. Leur rapport au temps se trouve modelé par les directives des autorités de tutelle, par leurs perceptions des nécessités pratiques des familles de leurs élèves, ainsi que par leurs propres situations personnelles. Une telle configuration a pu conduire pour une grande partie des enquêtés à un sentiment de malaise dans la mesure où ceux-ci n’ont pas envisagé cette organisation temporelle comme propice à une véritable « continuité pédagogique ». De fait, ce travail à distance imposé ne peut pas être confondu avec les situations ordinaires de télé-enseignement dans la mesure où il s’est mis en place dans l’urgence, sans anticipation ni formation et dans un huis clos, celui de son domicile.
47Notre recherche permet de montrer, en prenant appui sur des données empiriques, que les perceptions et attitudes individuelles face au temps (sentiment d’urgence, de débordement, peur de l’avenir, principes d’organisation du travail scolaire, etc.) que nous avons identifiées sont socialement structurées. Les commentaires analysés ne constituent pas seulement des points de vue individuels ou psychologiques, mais s’inscrivent également dans un contexte de temporalités multiples et parfois concurrentes qui les rend possible. D’un part, à l’échelle des individus, on a pu identifier des conditions matérielles, sociales et symboliques à l’origine de la construction d’attitudes différenciées à l’égard du temps scolaire : des outils techniques qui fonctionnent avec difficulté ou qu’on ne peut utiliser à l’envie car on doit se les répartir au sein de sa famille, la distance entre son domicile et son travail, ses engagements auprès de proches ou d’associations, la possibilité de se faire aider par son (ou sa) conjoint(e), sa discipline et son cycle d’enseignement, sa perception des situations des contextes familiaux de ses élèves, sa « conscience professionnelle » ont été des éléments relevés dans ce travail. Celui-ci mériterait désormais d’être étayé et précisé par des données plus fines, notamment au moyen d’entretiens sociologiques approfondis. D’autre part, à une échelle macrosociologique, les pressions vécues et les sentiments de débordement, de perte de sens du métier et d’anxiété face à l’avenir peuvent être considérés comme liés à une gestion gouvernementale et ministérielle particulière du temps, par « à coups », toujours à court terme (Bonnéry, 2020). Bonnéry constate que les mesures envisagées pendant la « continuité pédagogique » ont été fréquemment dépolitisées, apparaissant alors comme le produit de considérations « techniques et imposées en urgence par la crise sanitaire » (Bonnéry, 2020 : 182). Pourtant, les propos des enquêtés indiquent qu’il y a quelque chose d’éminemment politique, qui renvoie à une lutte de classement temporel à laquelle sont associées des représentations du métier. Dans cette perspective, il ne faut pas sous-estimer l’importance de la question temporelle dans la construction de l’identité professionnelle des enseignants.
48Enfin, notons que si le confinement du printemps 2020 a contribué à modifier la structuration du temps et des espaces scolaires, ses effets sont moins à considérer comme relevant de transformations radicales que comme des accélérateurs de processus déjà existants qui pèsent sur le métier d’enseignant. Ce que nous avons pu relever du rapport au temps scolaire des enseignants confinés rejoint les constats plus généraux de Tourneville sur le sentiment de perte d’autonomie professionnelle des enseignants du premier et second degré, qui prendrait sa source dans la « fabrication du présentisme par l’institution » et dans « l’idéologie de la vitesse, du toujours nouveau, de la course à l’évolution et du manque de projet au long terme » (Tourneville, 2021 : 9 et 236). De même, les travaux de chercheurs comme Barrère (2017) ou encore Castets-Fontaine et al. (2019) manifestent que le sentiment d’un déficit de reconnaissance que nous avons identifié existait bien avant le confinement. On peut désormais s’interroger sur la manière dont le rapport au temps des enseignants se redéfinit dans le contexte actuel d’alternances rapides entre enseignement en classe ordinaire, enseignement à distance et enseignement hybridé, au gré de protocoles sanitaires toujours changeants.