1À l’école, les questions de santé ont toujours tenu une place vive et prépondérante. Dès la fin du 19ème siècle jusqu’à l’émergence de sa forme républicaine, l’école était attentive à l’hygiène de ses élèves. Cette mission a engendré plusieurs modèles qui ont évolué : glissement d’un modèle hygiéniste à un modèle plus global dont l’aboutissement serait le bien-être de l’enfant, de la famille et de la société (Jourdan et al., 2002 ; Parayre, 2021). Les questions de santé à l’école cristallisent des tensions fortes entre les approches disciplinaires de la santé : médicales, psychologiques, sociales, politico-économiques et pédagogiques. L’éducation à la santé, comme toute « éducation à », requestionne les finalités mêmes de l’école et la forme scolaire actuelle puisqu’elle met en évidence les tensions internes liées aux frontières des approches disciplinaires (Audigier, 2012) ou aux nouveaux savoirs et méthodes (Berger et al., 2009). La négociation d’un projet commun entre sa propre expertise disciplinaire avec des partenaires extérieurs à l’école, mais aussi au sein des « cultures en contact » (Temple et Denoux, 2008), reste un challenge sociétal important. Le rapport au savoir médical, à la science biologique, aux connaissances physiques, est ancré dans une culture occidentale, communément partagée par les classes sociales supérieures (Noûs, 2020). Mais ce rapport s’affronte ou se complète avec des savoirs locaux, expérientiels, spirituels (prégnants à Mayotte), dont la culture lui confère un sens particulier.
2Dans un contexte sanitaire tendu et instable (pandémie liée au Coronavirus), on aurait pu imaginer que ces tensions réapparaissent et qu’elles laissent place à une augmentation des pratiques d’éducation à la santé. Les enseignants avaient devant eux un large panel d’expérimentations possibles pour accueillir ce contexte et appréhender les représentations des enfants, mais aussi celles des collègues et des familles, quant à la maladie et à la santé. Force est de constater que les enseignants, seuls face au retour en classe, ne sachant pas s’il fallait parler des Coronavirus et du contexte, ou s’il fallait les dissimuler, n’ont pas pu aborder ce retour en classe comme un terrain de jeu didactique (Lefer Sauvage, Genevois, Wallian et Mercier, 2020 ; Mercier et Lefer Sauvage, 2022) ni comme une reconstruction d’une dynamique de groupe multimodale (Genevois, Lefer Sauvage et Wallian, 2020 ; Mercier, 2020). Plus encore, un potentiel retour vers des pratiques hygiénistes à l’école, fortement dépendantes du protocole sanitaire, est envisagé (Mercier et Lefer Sauvage, 2022 ; Parayre, 2021).
3Cette recherche exploratoire menée en 2020, à un moment spécifique de sortie partielle de confinement et rentrée partielle en classe, souhaite alors mieux identifier et comprendre la manière dont se construisent les représentations sociales (Jodelet, 1984, 1989) de cette « notion de Coronavirus » à Mayotte. Ces représentations sociales seront présentées sous l’angle de leur inscription dans la culture mahoraise, considérant que la culture n’est pas une variable indépendante qu’on peut mesurer, mais ce qui constitue « l’ordinaire des personnes, les récits et les réseaux de significations, ce qui donne forme à l’esprit » (Bruner, 1991, cité par Sabatier, 2014 : 247). On interroge alors la manière dont les enseignants s’en saisissent ou s’en détachent pour envisager (ou pas) des pratiques d’éducation à la santé dans une perspective interculturelle. Après avoir exposé le cadre théorique des représentations sociales de la santé et de son impact dans la construction identitaire de l’enseignant stagiaire, la problématique s’articule autour de la manière dont peuvent être compris les Coronavirus à Mayotte. Cette première description permettra d’identifier les freins et les facilitateurs de la mise en place de pratiques d’éducation à la santé à Mayotte.
- 1 Mots italiques en shimaore, l’une des langues locales largement parlées à Mayotte avec le kibushi n (...)
4La population de l’île de Mayotte est à la fois africaine, par son peuplement principal venu de la côte est africaine (Mozambique, Tanzanie, Kenya), mais aussi malgache, créole, française. La religion musulmane, implantée à Mayotte depuis le VIème siècle, occupe une place majeure dans l’organisation de la société, et engendre, à partir du XVème siècle, une organisation politique du sultanat qui s’harmonise avec la matrilocalité issue des croyances et des valeurs bantous (Blanchy, 1988). Actuellement, 87,5 % des Mahorais sont d’obédience musulmane et de rite sunnite chaféite (Thille, 2020). Selon Mouhoutar (2018), directeur adjoint à l’Agence Régionale de la Santé (ARS) de Mayotte, la société mahoraise privilégie la collectivité par rapport à l’individualité. Des valeurs de solidarité partagée et de spiritualité priment sur la conception individualiste visant l’autonomie et les signes matériels. Mouhoutar (2018) précise que l’univers de la société mahoraise musulmane est dicté en trois mondes, sachant que chaque monde engendre une « maladie » (uwadé1) spécifique, signe d’une rupture d’équilibre entre l’homme et lui-même, ou l’homme et l’univers :
-
le monde social des êtres humains, créés par Dieu, soumis à lui et organisé hiérarchiquement ;
-
le monde invisible dont les puissances surnaturelles (malaika, djinns et âmes des morts) sont également soumises à Dieu ;
-
et le monde physique matériel (ordre minéral, végétal et animal).
5Pour le monde invisible, la possession devient la maladie et fait rompre une frontière entre intérieur et extérieur. Des puissances surnatures habitent dans ce monde invisible, avec une volonté « d’arrêter le mouvement du monde [de] geler la vie, et [de] s’installer à la place de Dieu » (Grima, 2006 : 66). Les puissances surnaturelles sont multiformes (humaines, animales, monstres) et prennent possession d’un corps humain dans certaines circonstances. Dans ce monde invisible, « l’ordre et le désordre sont l’expression d’une alliance ou d’une mésalliance avec les forces d’un autre monde. L’équilibre est précaire et reste soumis au respect du rituel. Seule l’activité rituelle est capable de contenir les débordements et les incursions des esprits dans le monde sensible » (Grima, 2006 : 62).
6Dès le plus jeune âge, l’éducation religieuse musulmane se mêle aux croyances, aux héritages culturels arabes, africains et malgaches. Le malheur, le bonheur, la maladie, la stérilité, la mort, les ennuis ne sont pas l’œuvre du hasard. Ils sont le résultat d’une fracture entre le monde des humains et celui de l’invisible. Des gens d’expérience et de savoirs, nommés les fundis, peuvent être des intermédiaires à la compréhension de ces fractures susmentionnées. Également, l’invisible (les djinns, bons ou mauvais esprits, créatures du monde invisible) est susceptible d’affecter toute personne. Il influence le plan spirituel et mental. Des guérisseurs, intermédiaires entre le monde visible et invisible, fabriquent des talismans, des breuvages ou exercent des pratiques2 pour protéger ou guérir, les personnes subissant des désagréments de l’invisible. L’articulation entre les pratiques coraniques socialement valorisées et les pratiques spirituelles (qu’on pourrait qualifier, du point de vue occidental, d’« animistes ») n’est pas évidente, l’une étant partagée par la société, l’autre étant davantage cachée et minorée.
- 3 Au sens de Kuhn (1990).
7Les représentations sociales de la santé et de la maladie invitent alors à engager un dialogue entre les connaissances issues d’une culture biomédicale et celles issues de la culture locale anthropologique, les premières devant s’intégrer dans des structures de pensée établies. La thèse de Grima (2006), menée à Mayotte, en est un « exemple exemplaire »3. Jodelet (1989) montre que les personnes au quotidien élaborent un ensemble de théories spontanées sur un objet (ici, la santé et la maladie) qui permettent de lui donner une fonction. Ces théories sont élaborées à partir d’indicateurs en tenant compte de vecteurs, et ce dans l’action. Elles peuvent être de différentes natures, et ont pour fonction d’établir des connaissances socialement partagées, de sauvegarder l’identité d’un groupe et de créer un sentiment d’appartenance à travers une justification de son comportement, mais aussi, d’orienter des pratiques pour préserver sa santé. L’approche culturelle de la santé invite ainsi à tenir compte du rapport au visible, mais aussi à l’invisible, aux conduites dites « normales » et « pathologiques » culturellement codées (Rousselon, 2012), et à diverses explications (anomalie génétique, défaillance développementale, explications religieuses ou spirituelles), qui permettront de mieux cerner les représentations sociales de la santé. Récemment, la question de la prise en compte de l’interculturalité dans la santé et dans la représentation d’une situation de handicap a été soulevée dans la culture mahoraise et demeure interrogée dans le vocabulaire employé et dans la signification qu’elle implique (Lefer Sauvage et Mercier, 2021). Des recherches menées au Congo (Ebwel et al., 2010) montrent que les épistémologies locales, issues des savoirs expérientiels des familles (esprit impur, punition divine, rivalité familiale, etc.), entrent en concurrence ou en dissonance avec les savoirs médicaux occidentaux. Les comportements étranges manifestes trouvent des interprétations dans le lignage familial et le diagnostic est social. Par exemple, les stéréotypies peuvent être interprétées comme la possession du corps par un esprit impur, ou une démonstration d’un mécontentement des ancêtres. Plus encore, Ebwel et al. (2010) expliquent que la notion de trouble n’existe pas en Afrique. Dans le champ scolaire à Mayotte, la définition de la santé et de la maladie s’inscrit dans une tension interne entre les valeurs occidentales et médicales (en tant que professionnel enseignant), personnelles, sociales et culturelles et amènent à réélaborer les représentations sociales de la santé et de la maladie.
8Au regard des témoignages et des analyses scientifiques sur la complexité de la gestion des immigrés à Mayotte qui sclérose l’identité mahoraise (59,1 % de vote pour le parti du « Front National » au second tour des élections présidentielles en 20224), on peut faire l’hypothèse que le traumatisme du confinement total en France hexagonale et à Mayotte renforce des tensions déjà patentes. Cet aspect était peu présent dans le précieux manifeste anthropologique de Blanchy (1988) qui a décrit la vie quotidienne à Mayotte dans les années 80-90, mais apparaît davantage prégnant depuis les années 2010-2020 (Blanchy, 2002). Le travail mené par Schierano (2020), souligne une souffrance chez les Mahorais habitant à La Réunion, du fait d’une histoire complexe basée sur des tensions multiculturelles avec les autres îles des Comores5, cristallisées lors du choix de la départementalisation française. Toujours selon l’auteure, le sentiment d’appartenance (famille, âge, sexe, etc.) est tiraillé entre plusieurs cultures, engendrant une quête d’équité forte. Elle évoque une hypothèse psychologique (commune à Bona, 2016) relative à la schizophrénie : un sentiment de loyauté et de proximité (culturelle, religieuse, familiale, etc.) avec l’archipel des Comores et un attachement à la France, et signale que cela se manifeste par « une mise en sécurité [de la part de la France] de la "menace comorienne" » (Shierano, 2020 : 43), comme si les Comores étaient le bon et le mauvais objet en même temps. Slama (2016) évoque une désintégration identitaire issue d’une forme de néo-colonialisme français (nommé par Bona en 2016 comme un « micro-fascisme tropical »), qui transparaît sous des comportements racistes anti-comoriens (dit « racisme hétéro-référentiel » par Licata et Heine, 2012), possible signe d’un déplacement psychique de la manière dont les Mahorais ont eux-mêmes vécu leurs invasions multiples et l’accès à la départementalisation.
9Aussi, ces représentations sociales de la santé et de la maladie pourraient s’inscrire dans la construction identitaire professionnelle enseignante, qui prend sens notamment lors de pratiques d’éducation à la santé.
10La formation des enseignants, au sein du Centre Universitaire de Recherches et de Formation (CUFR) de Mayotte, et en lien avec l’Institut national supérieur du professorat et de l’éducation (INSPE) de l’Université de La Réunion, s’est mise en place en 2017, à la suite d’une formation promulguée par un Institut de Formation des Maîtres (IFM) à Mayotte. Les rapports de Ringard (2014) et de Blot et al., (2013) mettent en valeur les spécificités institutionnelles (faibles qualifications des enseignants et nombre important de personnes contractuelles), structurelles (système de rotation matin/après-midi dans les écoles pour accueillir tous les enfants), et sociales (augmentation du nombre d’enfants à scolariser) (Audoux et al., 2020), ce qui amène la Cour des comptes, quelques années ensuite, à évoquer une mauvaise préparation des institutions (Cour des comptes, 2016) à appréhender non seulement les spécificités contextuelles de la démographie de l’île, mais aussi l’identité culturelle (Licata et Heine, 2012).
11Charpentier (2021) a mené une enquête auprès de 115 professeurs des écoles stagiaires (PES) à Mayotte et montre que le concours de recrutement de professeurs des écoles (CRPE) a une vertu de sortie d’une situation de précarité pour une majorité des PES. L’auteur évoque une « quête » aux standards nationaux en termes de compétences et de formation, conséquence du choix des Mahorais lorsqu’ils se sont prononcés en faveur du rattachement en tant que Département d’Outre-Mer (DOM), et des écarts conséquents par rapport aux pratiques déclarées et aux compétences visées. Ceci témoigne non seulement des écarts entre un idéal de métier et la réalité du terrain, mais aussi entre les articulations complexes des identités professionnelles et culturelles (Lefer Sauvage et al., 2020). En période de confinement, une autre enquête a été menée auprès d’étudiants mahorais en formation d’enseignant et montre que les tensions observées ont laissé place à des ruptures identitaires professionnelles, pouvant entraîner une altération de la professionnalisation, voire une forme de « co-errance identitaire » (Lefer Sauvage et al., 2020). Cette enquête par questionnaire, menée auprès de 321 PES, met en valeur les tensions entre les attentes professionnelles et les temporalités professionnelles des institutions de rattachement (INSPE / Rectorat de Mayotte). La situation de crise pandémique met les étudiants dans des conflits de loyauté et les amène à faire des « faux choix » ou « choix fermés », au risque de détériorer leur identité professionnelle en construction.
12En matière de pratiques d’éducation à la santé, la formation universitaire à Mayotte intègre à la marge un cursus d’éducation à la santé (2 heures d’enseignement) sur l’ensemble de la formation. Un récent travail effectué par une étudiante en master (Rebelle et Lefer Sauvage, 2021), sur la base d’un questionnaire construit par Jourdan et al. (2002), montre que les enseignants enquêtés travaillant à Mayotte considèrent que l’éducation à la santé est importante à traiter dans les enseignements, mais qu’un ensemble de facteurs internes (valeur professionnelle, sentiment de compétences, obstacles perçus à l’éducation à la santé) et externes (formation continue et initiale, manque d’associations et de ressources humaines pour aborder l’éducation à la santé) encouragent ou freinent l’engagement des professionnels dans la mise en pratique d’activités autour de l’éducation à la santé. Un élément intéressant ressort aussi de ce travail de recherche, selon lequel le rapport au monde religieux et spirituel apparaît dans ce qui doit être tu par rapport à d’éventuelles pratiques d’éducation à la santé. Ce rapport pourrait donc s’inscrire dans des pratiques cachées, non conscientisées, qui seraient spécifiques à Mayotte, et participerait à des mouvements contradictoires dans la mise en place de pratiques d’éducation à la santé à Mayotte.
13Ainsi, dans un contexte de fragilité identitaire professionnelle pour tout étudiant en formation, et notamment des étudiants qui cumulent les identités professionnelles (étudiant, professeur des écoles stagiaires, en situation de diplôme universitaire), il semble important de comprendre la manière dont s’articulent les identités culturelles et professionnelles pour ce sujet en construction, dans un contexte spécifique de pandémie mondiale liée aux Coronavirus. Cette articulation sera exposée ci-après dans la problématique.
14Loin des approches biologiques ou médicales sur les connaissances actuelles autour du Coronavirus SARS-CoV-2, nous recherchons ici les discours sur les pratiques locales ainsi que les connaissances culturelles et contextuelles liées aux Coronavirus qui permettent de s’articuler ou non avec le discours médical, formant ainsi une « culture de contact » (Temple et Denoux, 2008). Nous souhaitons comprendre « la réappropriation profane des représentations savantes, et notamment biomédicales (Moscovici, 1961) [et la manière dont elle] sert une lecture “décalée” du phénomène de la maladie en montrant les limites de la compréhension et de l’accès au discours médical » (Pruneau et al., 2009 : 3). L’objectif est alors de déterminer les ancrages (rendre familier ce qui est inconnu et l’intégrer dans une catégorie préexistante) et les objectivations (matérialiser des croyances, rendre compréhensible pour tous la notion de Coronavirus en réduisant sa complexité et légitimer des pratiques) présentes dans le discours (Jodelet, 1984, 1989) pour mieux comprendre la manière dont se construisent les connaissances autour de la notion de Coronavirus (Paez et Pérez, 2020).
15Les choix du territoire de Mayotte, mais aussi de la population spécifique que sont les PES, permettent de solliciter ce va-et-vient dans la construction des connaissances des PES, issues de leur histoire personnelle et professionnelle, mais aussi de leur culture et de leur environnement de vie personnelle et professionnelle (notamment la connaissance du protocole sanitaire, France info du 17/06/20206)). Ainsi, nous sollicitons des méthodes de travail empruntées à la psychologie interculturelle (Dasen, 2019 ; Grima, 2006 ; Licata et Heine, 2012 ; Temple et Denoux, 2008). L’approche Emic, essentiellement empruntée par les ethnologues, qui permet de contextualiser la pensée sociale ancrée dans une culture avec leurs propres termes (Dasen, 2019), sera priorisée. Cette seconde approche n’a pas de visée comparative et tente de « pénétrer la complexité des comportements en adoptant le point de vue des membres du groupe social étudié » (Licata et Heine, 2012 : 66).
16Au regard de la complexité et la dynamique identitaires de la population mahoraise (Bona, 2016 ; Schierano, 2020 ; Slama, 2016), quelles traces la notion de « Coronavirus » peut-elle laisser dans la culture et comment est-elle lue sur le plan culturel ? Comment se maintiennent l’équilibre et la cohérence individuelle et collective, la cohérence personnelle et professionnelle, dans des contextes insulaires et multiculturels ? Le contenu scientifique autour des Coronavirus étant tellement mouvant en juin 2020, comment les professeurs des écoles stagiaires (PES) peuvent-ils se construire et/ou se reconstruire, au regard du contexte local, et partager un savoir avec les élèves, en vue d’élaborer ultérieurement une forme d’éducation interculturelle à la santé ? Des hypothèses autour d’une cristallisation sociale liée à l’immigration, ainsi qu’une explication autour des pratiques spirituelles et une puissance divine qui protège les humains permettant de faire face au stress du contexte sont envisagées.
17Au début des annonces de déconfinement du territoire de l’archipel, tous les PES de Mayotte (près de 400 personnes) ont été contactés pour travailler sur leur retour en classe, partager des expériences et des connaissances autour de la notion de « Coronavirus » et identifier des problématiques de terrain communes dans les classes. Au total, près de 10 étudiants ont répondu à cet appel et quatre ont accepté un entretien. Les entretiens ont été réalisés en binôme (chercheur formateur/PES) ou en trinôme (chercheur formateur/PES enquêté/PES enquêteur), ce dernier schéma étant effectué dans une visée formative et collaborative. La trame de l’entretien était identique à tous les sujets et co-construite avec les PES, à partir de leurs observations quotidiennes. Dans ce sens, une méthodologie croisant les expertises, les regards et la connaissance du territoire de Mayotte relève d’une approche interculturelle Emic, où l’objectif est d’adopter le point de vue du groupe culturel étudié (Dasen, 2019 ; Licata et Heine, 2012).
18Un entretien comprenant quatre questions ouvertes a été proposé :
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pouvez-vous raconter en quelques minutes, ce que vous avez vécu pendant ce confinement ? ;
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si je vous dis « Coronavirus », ça évoque quoi ? ;
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que pensent les autres autour de vous du Coronavirus ? ;
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avez-vous des éléments à ajouter ?
19Pour chaque question ouverte, des relances ont été formalisées. Les entretiens durent entre 30 et 72 minutes. À la fin de l’entretien, une verbalisation de la démarche méthodologique et des réponses données par les sujets était proposée. Aussi certains éléments quant à la description fine du profil des enquêtés ne sont pas questionnés explicitement, mais plutôt reconstruits dans l’après-coup de l’entretien.
20Les quatre PES sont issus de Master 1 (1 étudiant) et de Master 2 (3 étudiants) Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation (MEEF). Un homme et trois femmes sont interrogés. Tous et toutes sont âgés entre 30 et 40 ans avec une situation personnelle hétérogène. Les éléments recueillis pour décrire leur situation familiale et professionnelle sont reconstruits au fur et à mesure des échanges (non formalisés sous forme de question directe pour éviter les conflits d’intérêts du fait du protocole d’enquête, où chercheurs formateurs et/ou étudiants interrogent). Ainsi, les éléments socio-démographiques sont plus ou moins explicités.
- 7 Une anonymisation des étudiants est priorisée à un pseudonymat pour respecter au mieux le Règlement (...)
21Une première PES (PES1) en Master 2 au cours de l’étude7 est arrivée à Mayotte il y a 7 ans (elle vivait sur le continent), pour suivre son mari mahorais. Elle a trois enfants, âgés entre 13 mois et 6 ans. Elle est en instance de divorce, entamé quelques mois avant le confinement, et maintient des contacts fréquents avec sa belle-famille vivant sur le territoire.
22Une deuxième PES (PES2) a deux enfants âgés de 2 ans et 6 ans. Elle vit avec son mari. Ils vivent à Mayotte depuis 2 ans et viennent de France continentale. Elle est en Master 1 lors de l’étude.
23Une troisième PES (PES3) n’a pas d’enfant et vit au moins depuis 3 ans sur Mayotte (en Master 2 au cours de l’étude).
24Un quatrième PES (PES4) a deux filles, âgés entre 2 et 5 ans. Il a suivi une formation d’instituteur de Mayotte, et reprend une formation pour avoir le niveau Master (en Master 2 lors de l’enquête) et une équivalence d’exercice sur le continent. Il a suivi des études sur le continent français (BTS et Licence 3) depuis qu’il est très jeune et est revenu à Mayotte il y a 7 ans.
25L’ensemble des entretiens a été retranscrit dans leur intégralité et une analyse croisée a été effectuée par deux chercheuses, l’une vivant à Mayotte, l’autre vivant dans l’hexagone français, toute deux de nationalités françaises, pour décontextualiser le sujet étudié et le recontextualiser dans la culture mahoraise. L’objectif final de cette analyse conforte le besoin méthodologique de réaliser deux étapes d’analyse à partir des entretiens. La première consiste à effectuer une analyse verticale portant sur le discours de chaque personne interrogée, pour un traitement intra-texte (Rispal, 2002). La seconde est une analyse thématique horizontale qui « défait en quelque sorte la singularité du discours et découpe transversalement ce qui, d’un entretien à l’autre, se réfère au même thème » (Blanchet, 2007 : 98).
26L’analyse réalisée sur les données issues des entretiens s’effectue de façon thématique. Cette dernière, portée sur le discours des enseignants stagiaires, favorise la compréhension de la situation au regard de la problématique en lien avec l’éducation à la santé associée à la notion de Coronavirus.
- 8 La version 8.1 est utilisée. Son manuel de référence est exposé ici : http://www.tropes.fr.
- 9 Les univers de référence renvoient au contexte de l’énoncé : ce sont des thèmes dégagés de mots du (...)
27L’ensemble des données traitées pour l’analyse thématique est effectué à partir du logiciel Antidote 9 et Tropes®8qui appuient l’analyse inter-juge au niveau des indices lexicométriques (occurrences) et sémantiques (indices énonciatifs, métaphores, repérages d’actants et d’actés et des univers de référence9, Seignour, 2011).
28Après avoir présenté la structure et le style du corpus total, les résultats des analyses sont alors présentés en quatre axes :
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les représentations sociales de la notion de Coronavirus : des éléments centraux médicaux aux interprétations culturelles qui déstructurent l’élément central ;
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le culte et l’invisible à l’épreuve du Coronavirus dans la culture mahoraise ;
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les représentations sociales du virus et de sa transmission : une réactivation des rapports sociaux négatifs envers les étrangers et des colonisations passées ;
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nouveauté ou continuité des pratiques professionnelles liées à l’éducation à la santé ?
29Le logiciel Tropes met en valeur un style des discours relativement argumentatifs, avec une prise en charge à l’aide du « je ». Parmi les univers de références les plus importants numériquement, on retrouve l’enseignement (N =150 références), le temps (N =101 références), dans une moindre mesure, les enfants (N =75 références) et les gens (N =73 références). Parmi les références utilisées, le pronom démonstratif « ça » est évoqué 208 fois. Dans une moindre mesure, « Corona » est cité 50 fois au sein du corpus total, 34 fois pour « virus », après les terminologies « gens » (73 occurrences), « choses » (N =71 occurrences), ou encore « classe » (N =61 occurrences) et « enfant » (N =55 occurrences). Sans étonnement, la référence « virus » est dépendante de celle de « Corona » à hauteur de 6 % (dans le terme du logiciel, on pourrait dire que « virus » subit l’action de « Corona »), ce qui reste peu élevé. L’analyse des relations de co-occurrences entre les univers de références ou entre les références présente peu de valeur statistique, car les pourcentages d’actions d’un élément sur l’autre sont très faibles (inférieurs à 10 %, là où le taux considéré comme fort est à hauteur de 60 %). Parmi les catégories de mots classés par le logiciel, les verbes considérés comme « statifs », qui expriment des possessions ou des états, sont les plus nombreux (N =40,8 %, dont 478 occurrences au verbe « être » et 314 occurrences au verbe « avoir ») suivis par les verbes de type déclaratif (21,6 %). Les connecteurs de cause sont également souvent relevés (28,7 % occurrences), plus rarement les oppositions (16,7 %) ou les conditions (7 %). En complément, le logiciel Anditode montre que les adjectifs les plus fortement employés sont « vrais » (29 occurrences), puis « autre » (19 occurrences) et « bon » (19 occurrences) ; la temporalité « présente » est principalement utilisée (1354 occurrences), puis le passé (477 occurrences), enfin le futur (88 occurrences). Si on étudie les entretiens individuellement, les premiers indicateurs sémantiques et lexicométriques diffèrent peu de l’ensemble du corpus. La structure des réponses (typologie de réponses et ordre des réponses) est relativement similaire.
30Ces premiers éléments amènent à reconsidérer les éléments centraux du discours des enquêtés : la thématique ciblée du Coronavirus est relativement floue, peu explicite au premier abord. Il est aussi intéressant de noter que les enquêtés sont engagés dans leurs discours, ancrés dans le présent, tentant de justifier leur propos (connecteurs de causes), mais que les discours ne présentent pas une structure sémantique forte, ni de relations fortes entre les références. L’analyse qualitative inter-juges sera complémentaire à cette première description.
31À la question commune proposée, qui permet d’activer une représentation à partir d’un mot inducteur, les réponses des sujets enquêtés relatent des éléments identiques quant à leur structure et organisation : la notion est définie (« un virus »), située géographiquement (« dans l’air »), expliquée à partir de ses caractéristiques (« transmission par contact physique »), qui légitiment les comportements adaptatifs (« gestes barrières »). Le Coronavirus est explicité par les symptômes observables (fatigue, problèmes respiratoires). Mais un ensemble d’éléments complémentaires participent dans une moindre mesure à leur définition, et relèvent de rapports aux autres et de rapports aux contextes géographiques, qui donnent un sens aux tensions sociétales du territoire. Aussi, dans les réponses des enquêtés, les premiers éléments de réponse peuvent être distincts selon les sujets enquêtés (deux sujets ne répondent pas d’emblée à la notion de virus), ainsi que les thématiques complémentaires abordées pour définir la notion de Coronavirus.
32Pour PES1, les premiers éléments de réponses renvoient à « ce » qui est connu par le monde l’environnant et qu’elle puise à travers des expériences de ses proches : « Je sais ce que un peu tout le monde sait. J’ai eu des proches qui l’ont eu. C’est un virus dans l’air... ».
33Pour PES2, le coronavirus implique avant toute chose une inhibition de l’information connue, avec une ambivalence entre le « blocage » et « l’ouverture » à l’information, et une connaissance qui passe par l’entourage proche. Finalement, c’est le rapport scientifique et sa connaissance biologique qui l’emporte pour revenir à une explication médicale susmentionnée :
« alors je vous avoue que je ne suis pas mal fermée, en même temps je vous avoue que j’ai un mari qui a l’ouverture sur les informations, moi-même personnellement je suis pas mal fermée là-dessus, alors j’ai une formation par contre en biologie universitaire, et c’est vrai que j’ai été enseignante dans le secondaire en SVT, donc ça fait partie du programme de 3ème, donc les virus, bactéries différents types de virus, j’ai quand même des connaissances là-dessus, voilà, pour ça voilà » (PES2).
34Pour ces enquêtés, la notion de Coronavirus active un rapport expérientiel avec son environnement proche et un rapport à la connaissance et à l’information qui reste discutable. Lorsqu’il s’agit de compléter la définition première de ce qu’est le Coronavirus, PES4 invoque un ensemble d’éléments rattachés considérés comme secondaires, mais qui participent à la tentative de compréhension du phénomène à partir d’indicateurs flous :
« Après, moi je pense que la chaleur, ça aide aussi à diminuer l’évolution du virus. Je me dis qu’à Mayotte, il fait tellement chaud, le virus il reste moins longtemps sur la surface, après les endroits où il y a la clim par exemple, ça dure plus longtemps. Dans les magasins, ou dans les trucs comme ça, moi je sais que si jamais il y a le corona virus, ça restera plus longtemps. Mais dehors, ça va pas beaucoup baisser quoi. Voilà » (PES4).
35Des comparaisons avec des maladies présentent sur l’île, relativement actuelles, sont fréquemment mentionnées à travers les champs lexicaux de la santé. Pour les enquêtés, « le Coronavirus » se compare facilement à la dengue, que l’on retrouve dans les zones tropicales et subtropicales et qui sévit de façon importante pendant le confinement à Mayotte, au point, pour certains sujets, de confondre les deux. Coronavirus et dengue ont pour points communs quelques symptômes : la toux, la fièvre, courbatures, douleurs (PES1), la fatigue et une perte de force (PES4). Leur différence réside dans la voie de transmission. La dengue est un virus qui se transmet à l’homme par le moustique, comme l’indique PES1 : « la dengue, ça se transmet par le moustique, donc il faut être piqué par un moustique ». Mais cette distinction peut aussi être plus subtile et renvoyer à des rapports sociaux et à une forme de responsabilité individuelle et sociale dans le fait d’être contaminé :
« Ben la dengue, c’est elle qui vient à nous, le corona, c’est nous qu’on va le chercher. La dengue, peu importe là où tu es, c’est elle qui vient à toi. Pour moi, il n’y a pas beaucoup de protection contre la dengue, c’est elle qui vient à toi, si tu te fais piquer par le mauvais moustique, ben voilà. Le corona, ba, si tu respectes pas le confinement, et que tu vas… Par exemple, moi j’ai une copine, elle a respecté le confinement, elle habite à [village au centre de Mayotte], la seule fois où elle est partie faire un reportage en petite terre, quelques jours après, elle est revenue avec le corona. Du coup, forcément, c’est cette fois-là où elle l’a attrapé » (PES4).
36Mais des comparaisons avec d’autres pathologies ou pandémies sont également faites par PES1, qui indique que le Coronavirus « c’est comme la peste ou la grippe ». La peste est une maladie infectieuse due à une bactérie qui se transmet par les rongeurs et donc, qui ne relève pas du même processus de contamination, mais dont le rapport anthropologique à la mort « force les esprits » (Costedoat et al., 2020) et permet les comparaisons. Concernant la grippe, si la transmission par l’homme ne fait aucun doute pour les sujets, la contamination dans l’air ne semble pas pertinente pour PES3 qui indique que « le Coronavirus n’est pas un virus qui se propage par la voie aérienne par rapport à la grippe qui elle est dans ce mode de transmission ». Les effets d’une médicalisation insécure (« Moi je pense qu’on peut attraper le Corona à l’hôpital », PES4), mais aussi les spécificités du contexte tropical (chaleur humide) sont aussi pris comme hypothèses de transmission.
37Ainsi, nous avons vu auparavant que les connaissances sur le virus sont en lien avec les connaissances populaires véhiculées par les médias, « à la télé » (PES1 et PES4), par des expériences de voisinage ou de l’entourage (« j’ai une copine à qui il est arrivé », PES4) ou les personnes (les « on-dit », PES1), et qui permettent de construire un ensemble d’hypothèses sur la transmission du virus pour construire du sens dans le vécu, et déconstruire la structure initiale de la notion de Coronavirus. Finalement, le Coronavirus se transmet dans l’air, mais des rapports aux surfaces, à l’humidité et à la chaleur ambiante apparaissent également, ainsi que le rapport à la médicalisation et à une forme de responsabilité individuelle dans le fait d’attraper le virus. De plus, le fait de comparer le Coronavirus à travers des pandémies anciennes (« la peste »), non vécues sur l’île, interroge les tentatives des sujets à s’en distancier temporellement et spatialement, au point de rendre irréelle la situation actuelle. Dans le même registre, la comparaison avec la grippe, vécue sur l’île et plus actuelle, pourrait être une manière de rendre concrète la notion de Coronavirus, et amoindrir la spécificité de la pandémie de COVID-19, au risque de la rendre irréelle.
38La place du culte dans la compréhension de la situation sanitaire est présente dans le discours de certains PES, avec une implication personnelle ou avec une lecture des faits au prisme de la religion musulmane. La situation sanitaire peut être porteuse de sens au travers de la religion pour certaines personnes. PES1 indique qu’il est possible de comprendre cette crise au regard de la « colère de Dieu » (PES1) et se demande quelles vont être les « croyances autour du Coran » (PES1). Elle est elle-même croyante, mais n’accorde aucun crédit à la théorie d’une possible punition divine : « ce n’est pas forcément Dieu pour nous punir » (PES1). Pour sa part, PES4 qui précise être également croyant, explique que « ça n’a rien à voir avec la religion », mais évoque un châtiment pour tous les êtres humains (« qui tombe sur tout le monde ») et qu’il est nécessaire de « se protéger pour que Dieu nous protège » (PES4), dans le sens d’adopter les gestes barrières.
39Par contre, l’ensemble des entretiens semble unanime sur la non-participation des djinns (esprits) dans l’explicitation de la notion de Coronavirus. Le djinn, cet être invisible qui vit avec les hommes, en harmonie avec Dieu, souvent inquiétant (« monstrueux, dévoreur », Blanchy, 1988 : 281) parfois aidant (Grima, 2006), peut être considéré comme un médiateur de la maladie et de la pathologie, sans pour autant qu’il ne soit particulièrement à l’œuvre dans la notion de Coronavirus. Le phénomène mondial invalide cette hypothèse de départ pour la plupart des PES qui vivent avec les djinns dans leur quotidien. Ainsi, le rapport au culte est renforcé dans cette épreuve du confinement (ce qui peut aussi être expliqué par le fait que le Ramadan avait lieu pendant la période d’enquête). Dieu n’est pas une explication du phénomène, mais les réactions comportementales autour des protections sont analysées au prisme du religieux.
40PES1 revient sur l’origine du mouvement de ce virus sur le globe terrestre : « l’épidémie a commencé en Chine, ensuite en Europe, forcément, il y a des gens qui sont venus » (PES1). De façon assez linéaire, la notion de transmission du virus interroge les causes internes (l’humain est fautif) ou externes (l’humain n’est pas fautif) qui interrogent les stéréotypes. C’est ce « mouvement terrestre » (de la métropole vers l’île de Mayotte) qui a favorisé la propagation de la maladie sur le département et qui déplace les causes de la maladie : « Il y a déjà des problèmes entre les Mahorais, les Anjouanais et les Comoriens » (PES4). PES3 explique qu’en tant que métropolitaine, elle a vécu le non-accès à l’école comme une stratégie de la part du directeur d’école, pour lui rappeler qu’elle est étrangère à Mayotte :
« au tout début j’avais vraiment même pas accès à l’école en fait. [parce que le directeur de l’école] avait peur parce que, en tant que métropolitaine, je pensais qu’il croyait que comme les premiers cas étaient métropolitains (…) que j’irai le contaminer en fait. Donc je lui ai quand même bien fait comprendre que non, je suis restée à Mayotte, en plus toutes les vacances, donc il n’y avait pas de raisons. Bon voilà, mais il a fallu attendre la réunion pour pouvoir accéder à l’école » (PES3).
41Les stéréotypes habituels au sujet des étrangers, basés sur la considération qu’ils ne sont pas des « autruis » dans lesquels on peut introjecter une partie de soi, mais des Autres dont les appartenances sont distinctes (Licata et Heine, 2012), sont donc alimentés par de nouveaux imaginaires autour du Coronavirus. Autrement dit, la contamination par le Coronavirus rappellerait la contamination de l’histoire de Mayotte par les Français, Madagascar et les Comoriens et encouragerait des postures dichotomiques (moi / les autres) adoptées par l’enquêté PES4. Ce dernier, au plus proche de la culture mahoraise, puisque né à Mayotte, donne plus aisément l’impression d’une identité morcelée au sujet de la COVID.
« c’est aussi un test que quelque part, même avec un grand pays comme la France ou comme les États-Unis qui disent qu’ils ne craignent rien par rapport au monde, ils peuvent être mis à pied. On l’a vu en quelque sorte. C’est aussi pour nous montrer que, finalement, personne n’est en sécurité nulle part (…) Après, moi je suis quelqu’un, je me dis que même si je sors dehors, j’essaye de prendre aussi mes précautions par rapport au danger, par exemple tu sais, je fais partie des gens qui croient que le gouvernement français, il protège beaucoup les petits délinquants. Moi je crois ça aussi. Quand je sors dehors, j’ai toujours mon coupe-coupe dans la voiture ou mon couteau dans mon sac, parce que voilà j’ai mes petits-enfants, si je dois me défendre » (PES4).
42Le moi renvoie à une identité mahoraise qui n’intègre pas les immigrés clandestins (Bona, 2016), mais aussi à un mahorais français, dont le discours laisse entrevoir autant de protection que de destruction liée au gouvernement français. Les amis de PES4 ne sont pas nécessairement source de protection (« tu [ne] sais pas si ton ami il reste chez lui ou pas » PES4). Seule la famille avec le contrôle exercé sur les entrées et sorties dans la sphère privée représente un espace de sécurité. Ainsi, la transmission du virus deviendrait un miroir des rapports humains néfastes et du danger que représente Autrui dans la définition de soi.
43Le protocole sanitaire à l’école entre en dissonance avec la réalité des aspects matériels et culturels, et freine probablement des séances d’éducation à la santé (Mercier et Lefer Sauvage, 2022). Dans son discours, PES1 rappelle que les écoles bénéficient de conditions sommaires au niveau de l’hygiène (« il n’y a pas de savon pour se laver les mains », PES1) et que tous les élèves n’ont pas tous accès à l’eau chez eux (Urlacher, 2019). PES2 parle d’un « parcours du combattant » à l’école pour obtenir du savon auprès de la mairie, ce qui n’empêche pas pour autant des rituels hygiéniques en classe depuis le début de l’année, pour permettre à tous les élèves d’être égaux dans « la propreté » (au sens du protocole sanitaire). Plusieurs profils pédagogiques se dégagent des discours.
44Dans ses échanges avec les élèves, PES3 a été très étonnée d’identifier leurs connaissances préalables. Ils étaient en mesure d’indiquer que c’était une maladie en lien avec un virus en précisant : « c’est quelque chose qu’on ne voit pas […] c’est petit, c’est tellement petit qu’il faut un microscope » (PES3). Son groupe classe semble conscient de la situation sanitaire. Les élèves connaissent les gestes barrières leur signification, selon elle. Il est à noter une hypothèse selon laquelle, en tant que Française de l’hexagone, elle retient les « bonnes réponses » des élèves qui correspondent à son mode de fonctionnement de pensée proche du système médical. D’un point de vue didactique, PES3 partage son questionnement aux élèves et affirme qu’elle n’a pas osé aller plus loin dans la réflexion autour du virus, car elle ne savait pas « du tout » si cela faisait partie du programme de l’école élémentaire. PES3 souhaite faire connaître le sens donné au geste d’éternuer dans son coude pour engager une réflexion sur le fait que le virus n’est pas seulement extérieur et entrant via la bouche, mais il existe aussi à l’intérieur même du corps, et rentre potentiellement par d’autres orifices (sans qu’elle ne précise lesquels).
45PES1 et PES2 signalent avoir déjà enseigné des activités autour de l’hygiène des mains avant le confinement et considèrent que ces séances d’éducation à la santé seront des bases au post-confinement. PES2 signale que le travail pédagogique engagé en début d’année (septembre 2019 pré-confinement), au travers d’une séance sur le lavage des mains en lien avec la nutrition, médiatisée par une vidéo (dessin animé), permet d’étudier la notion de « microbe ». Ce dernier se fixe sur la peau (les mains notamment) et entre dans le corps par la bouche. Pour PES2, aucune séance pédagogique n’est envisagée au moment de l’entretien, bien que des règles nouvelles, par rapport aux pratiques antérieures d’éducation à la santé, apparaissent (se laver les mains après avoir éternué) et pourraient être explicitées auprès des élèves. Pour PES1 en revanche, aucune activité spécifique n’est envisagée en classe (les connaissances acquises ne sont pas revisitées). Pour PES4, aucune séance antérieure n’est signalée. Il prend en compte toutefois les changements de contexte et imagine les liens entre les changements de fonctionnement de l’école et ceux à la maison pour permettre aux élèves de mieux comprendre l’importance des gestes de protection. Sa focale sur l’organisation de la classe demeure centrale au point que le cœur du savoir sur la notion de virus, de maladie, entre autres, est en arrière-plan.
46Ainsi, trois approches pédagogiques se distingueraient : l’une inscrite dans une prise en compte du contexte et de son inscription dans une discipline académique (la biologie), l’autre prenant en compte le contexte, mais de façon sélective et/ou implicite, la dernière dans le déni du contexte.
47Cet article souhaite identifier les représentations sociales des PES quant à la notion de Coronavirus dans une perspective psychologique interculturelle et d’envisager la place accordée à ces représentations sociales dans des situations pédagogiques possibles, notamment en matière d’éducation à la santé. Quatre stagiaires en formation d’enseignant ont été interviewés dans un moment de potentielle reprise scolaire. Les entretiens présentent d’emblée un état d’esprit spécifique chez ces personnes : pour trois d’entre elles, la posture de PES (les outils institutionnels, le mémoire de fin de cycle, les références théoriques, l’analyse de sa pratique enseignante, par exemple) passe au second plan dans leur discours. C’est avant tout le citoyen enquêté qui répond à l’enquête, moins le futur professionnel de l’éducation. C’est-à-dire que cet entretien aura remis la personne au centre, et que le professionnel (en construction, car en formation) est difficile à mobiliser dans l’analyse, au risque de s’engager dans une rupture sur le plan de la professionnalisation (Lefer Sauvage et al., 2020).
48Les résultats montrent que la construction du savoir autour de la notion de « Coronavirus » semble, au premier abord, relativement structurée, avec des informations simples et précises. Mais cette première représentation se construit au fil du discours et passe par des informations complémentaires qui prennent un sens culturel et qui amènent à déstructurer cette représentation initiale. Les connaissances biomédicales mal maîtrisées/méconnues et le socio-symbolique culturel en lien avec le vécu en communauté se mélangent, et ne permettent pas, en l’état actuel de la recherche, de faire émerger une structure globale de représentation sociale du Coronavirus stabilisée et partagée. Le système de protection vis-à-vis du virus peut être en partie entendu sous le prisme du religieux, plus que du spirituel. La maladie et le Coronavirus existent puisqu’ils ne sont pas surnaturels, mais leur cause, leur gestion, leur transmission et l’imaginaire qu’ils génèrent participent au fait que les Coronavirus ne sont pas de simples virus analysés médicalement, mais interrogent la société mahoraise dans ses fondements identitaires. Les connaissances en lien avec le virus sont floues, en construction, et nourries par le bouche-à-oreille ou par les informations relayées par les médias au sens large. Leurs compréhensions prennent appui sur des phénomènes connus (peste, dengue), ce qui participe à des phénomènes d’ancrage qui cristallisent les représentations sociales (Jodelet, 1989). Ces connaissances sont soit maîtrisables, car largement répandues à Mayotte (dengue), soit incontrôlables et éloignées de la réalité de Mayotte (peste). L’arrivée de virus sur Mayotte pourrait rappeler la capacité des habitants à incorporer l’extérieur, telle l’absorption des migrants (Blanchy, 2002), mais amènerait à une renonciation d’une partie de soi, et une non-reconnaissance de la spécificité de l’Autre (« le Coronavirus n’est pas spécifique, c’est comme une grippe »). La spécificité des symptômes différentiels du Coronavirus n’est pas mise en avant dans le discours des enquêtés (ex. : perte de l’odorat, difficultés à respirer), ce qui est un signe pertinent pour comprendre la manière de traiter les informations à partir de ce qui est connu et de ce qui rassemble. Par contre, l’objectivation personnifiante du Coronavirus, venant des Comores et du continent, cristallise des stéréotypes dont les stratégies de rejet par les membres de ces communautés (minorée ou majorée, Licata et Heine, 2012) auraient probablement des conséquences fortes socialement sur le territoire. Le virus pourrait ainsi devenir une nouvelle raison de mettre à l’extérieur de soi ces Autres, en faisant augmenter le sentiment d’insécurité déjà élevé sur le département avant le confinement.
49L’incorporation des données biomédicales dans une structure de pensée pré-établie issues de représentations culturelles de la santé et de la maladie reste un champ d’études nécessaire dans le domaine de l’éducation interculturelle de la santé à Mayotte, qui émerge (Rebelle et Lefer Sauvage, 2021). Mais dans la mesure où elles peuvent entrer en conflit (Pruneau et al., 2009), il s’agira, dans les prochaines études, d’étudier finement les négociations et ajustements des représentations des enseignants, des élèves, voire des parents, mais aussi les représentations par rapport aux pratiques réelles. À défaut de connaissances stabilisées et homogènes, celles issues de cette période post premier confinement permettent aux individus d’élaborer des hypothèses sur l’origine, la provenance, la propagation (dans l’air, sur les surfaces, par la chaleur tropicale), les preuves, les sources d’informations et la transmission du virus. Dans certains entretiens, il a été noté une évolution du discours et des réponses qui tend vers une exclusion de l’Autre, une mise en cause d’un phénomène, d’un système ou d’une population, principal terreau à la théorie du complot. Malgré la faible représentativité de l’échantillon, la diversité de réponses met en valeur l’extrême énergie des acteurs pour trouver une structure cohérente à cette « période de folie ». Une enquête ultérieure, post pandémie, sera nécessaire pour étudier à quel point cette période a activé des croyances aux différentes théories du complot (en termes de croyance unitaire ou croyances plurielles).
50Ce premier travail de description exploratoire des représentations sociales de la notion de Coronavirus pourra s’enrichir de recherches complémentaires à travers la notion de « déjà-là » (Carnus, 2001) qui permettraient d’identifier les décalages entre les différents contextes temporels dans lesquelles les représentations sociales s’élaborent. La notion de « déjà-là » est empruntée à la didactique, elle-même s’inspirant de concepts freudiens. Elle fait référence à un déterminant du processus décisionnel de l’enseignant (Carnus, 2001), et renvoie à une approche psychologique et clinique de la manière dont l’histoire personnelle de l’enseignant (expérience, conception, intentions éducatives) influence et donne une logique à sa pratique. Considérant que nos résultats participent à une compréhension des représentations sociales de la notion de Coronavirus qui pourraient orienter la subjectivité des enseignants dans leur activité, les résultats de cette recherche pourraient être un préalable à la genèse des pratiques d’éducation à la santé (Léal et Carnus, 2012) dans une perspective interculturelle.
51Dans les pratiques traditionnelles liées à la santé et à la maladie, la connaissance du savoir lié à l’éducation et celui lié à la santé passe par un référent, un personnage central nommé « fundi » (celui qui sait). Certaines personnes dans le village, connaisseuses des plantes sont des expertes des phytothérapies, les fundis des djinns sont des experts des soins mentaux et les fundis coraniques éveillent la conscience et participent à l’accompagnement du développement social, spirituel et sociétal de l’enfant (Blanchy, 1988). Ainsi, envisager des activités d’éducation interculturelle à la santé (Abdallah-Pretceille, 2017) intégrées quotidiennement dans les pratiques enseignantes pourrait passer par une contextualisation des pratiques locales de santé et d’un autre système de pensée, ce qui dépasse les tensions internes quant aux finalités mêmes de l’école (Audigier, 2012) et les frontières disciplinaires (Berger et al., 2009). Berger et al. (2009) ont analysé les traces manifestes d’activités autour de l’éducation à la santé, chez les enseignants et les élèves (affichages d’élèves, cahier journal, dispositifs pédagogiques) et montrent que les contenus didactiques, les approches pédagogiques et la définition même de l’éducation à la santé sont diversifiés, hétérogènes, et qu’ils présentent le risque de devenir comportementalistes, voire moralisateurs et prescriptifs, avec une faible prise en considération de l’expérience acquise par les enfants en matière de santé.
52À travers cette recherche exploratoire, plusieurs profils pédagogiques d’éducation à la santé pourraient être identifiés et enrichir les recherches en cours sur cette thématique (Rebelle et Lefer Sauvage, 2021), sur de nouvelles dimensions qui apparaissent dans ces entretiens (à savoir l’inscription des pratiques dans un ancrage culturel mahorais religieux, la conscientisation des pratiques implicites d’éducation à la santé et leur rattachement disciplinaire). Faire du Coronavirus un objet de savoir en éducation à la santé reste un enjeu essentiel en sciences de l’éducation, pour mieux intérioriser des gestes de prévention conscientisés ancrés dans une réalité et une diversité culturelle, et tendre vers une éducation interculturelle à la santé nécessaire à Mayotte et ailleurs.